Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1251

Règne de Louis IX (1226-1270)

◄   1250 1251 1252   ►



[1251]


Il arriva dans le royaume de France un événement surprenant, une chose nouvelle et inouie. Quelques chefs de brigands, pour séduire les gens simples et répandre la croisade parmi le peuple, annoncèrent, par des inventions pleines de fausseté, qu’ils avaient eu une vision d’anges, et que la sainte Vierge Marie leur était apparue et leur avait ordonné de prendre la croix, de rassembler une armée de pâtres et des hommes les plus vulgaires du peuple, que le Seigneur avait choisis pour marcher au secours de la Terre-Sainte et du roi de France, captif en ce pays. Ils représentaient, avec des images dessinées sur les bannières qu’ils faisaient porter devant eux, la teneur de cette vision. Passant d’abord par la Flandre et la Picardie, ils attiraient à eux, par leurs exhortations, les pâtres et le bas peuple des villages et des campagnes, de même que l’aimant attire le fer. Lorsqu’ils parvinrent en France, leur nombre s’était déjà tellement accru que, rangés par milliers et par centaines, ils marchaient comme une armée ; et, lorsqu’ils passaient dans les campagnes auprès des bergeries et des troupeaux de brebis, les pâtres abandonnant leurs troupeaux sans consulter leurs parens possédés de je ne sais quelle folie, s’enveloppaient avec eux dans le crime. Tandis que les pâtres et les simples y allaient dans une bonne intention, mais non selon la science, il y avait parmi eux un grand nombre de larrons et de meurtriers secrètement coupables de tous les crimes possibles, et par le conseil et la direction desquels la troupe était gouvernée. Lorsqu’ils passaient par les villages et les villes, ils levaient en l’air leurs masses, leurs haches et autres armes, et par là se rendaient si terribles au peuple, qu’il n’y avait personne de ceux à qui était confié le pouvoir judiciaire qui osât les contredire en rien. Ils étaient déjà tombés dans une telle erreur, qu’ils faisaient des mariages, donnaient des croix, et conféraient, du moins en apparence, l’absolution des péchés. Mais, ce qu’il y avait de pire, c’est qu’ils enveloppaient tellement avec eux dans leur erreur le bas peuple, qu’un grand nombre affirmaient, et que d’autres croyaient que les mets et les vins qu’on apportait devant eux ne diminuaient pas lorsqu’ils avaient mangé, mais semblaient plutôt augmenter. Le clergé apprit avec douleur que le peuple fût tombé dans une si grande erreur. Comme il voulut s’y opposer, il devint odieux aux pâtres et au peuple, qui conçurent pour les clercs une si injuste aversion, qu’ils en tuèrent plusieurs qu’ils trouvèrent dans les champs, et en firent, à ce que nous pensons, des martyrs. La reine Blanche, dont l’admirable sagesse gouvernait seule alors le royaume de France, n’aurait peut-être pas souffert que leur erreur fit de tels progrès, mais elle espérait que par eux il parviendrait du secours à son fils le roi saint Louis et à la Terre-Sainte. Lorsqu’ils eurent traversé la ville de Paris, ils crurent avoir échappé à tous les dangers, et se vantaient d’être des hommes de bien, ce qu’ils prouvaient par ce raisonnement qu’à Paris, la source de toute la science, jamais personne ne les avait contredits en rien. Alors ils commencèrent à se livrer plus violemment à leurs erreurs, et à s’adonner avec plus d’ardeur aux brigandages et aux rapines. Arrivés à Orléans, ils livrèrent combat aux clercs de l’université, et en tuèrent un grand nombre ; mais il y en eut aussi beaucoup de tués de leur côté. Leur chef, qu’ils appelaient le maître de Hongrie, étant arrivé avec eux d’Orléans à Bourges, entra dans les synagogues des Juifs, détruisit leurs livres, et les dépouilla injustement de tous leurs biens. Mais lorsqu’il eut quitté la ville avec le peuple, les habitans de Bourges les poursuivirent les armes à la main, et tuèrent le maître avec un grand nombre de gens de la troupe. Après cet échec, les autres se dispersèrent en différens lieux, et furent tués ou pendus pour leurs crimes le reste se dissipa comme une fumée.