N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 47-56).

LE CARIBOU DES BOIS

(TARANDUS HASTILIS.)


Malgré l’opinion des compilateurs du Canadian Naturalist pour l’année 1857, je ne puis me refuser d’assigner au Canada deux variétés de cariboux, d’abord le Caribou des Bois, très répandu en ce pays et dont je parlerai plus au long ; puis, son congénère du Nord, le Caribou des Champs (tarandus arcticus), bien moins commun. Nos chasseurs, toutefois, qui, chaque hiver, parcourent les terrains de chasse, en arrière de la Baie St-Paul, rapportent de temps à autre sa dépouille. Le Caribou des Champs est un diminutif animal, joli, brun en été, blanchâtre en hiver, encore plus petit que le chevreuil. Parvenu à sa grosseur et gras, il pèse tout au plus de 90 à 120 livres, tandis que son congénère, le Caribou des Bois, adulte, atteint 300 livres, en pesanteur. Le bois est palmé près de la tête ; il se renouvelle chaque année : mâle et femelle le portent. Sa patrie chérie, c’est l’extrême nord du continent, le pays glacé de la gelinotte et de l’Esquimau. Les Indiens en font des massacres incroyables ; une seule famille en détruira jusqu’à deux ou trois cents, dans l’espace de quelques semaines, au moyen de fosses creusées, de lacets tendus, de flèches ; quelquefois pour en déguster la langue seulement. Il est bien moins farouche que son grand cousin du Canada. L’Indien, recouvert d’une peau de caribou, se traînera à terre, imitant le beuglement de l’animal : le cerf indiscret approche pour examiner et reçoit comme punition de sa curiosité, une flèche acérée. Ce ruminant passe l’hiver sur les hauteurs, où il subsiste de mousse et de jeunes arbustes ; au printemps, cinglant vers le nord, les femelles arrivent en mai, sur les rives de l’océan où elles mettent-bas leurs petits ; les mâles les suivent plus tard : puis, elles se replieront vers le sud en septembre. Voilà pour l’espèce arctique.

Le caribou des bois, deux fois la grosseur de son gracieux congénère, le caribou des champs, muni de cornes plus trapues, plus fortes, habite le Labrador, le nord du Canada et atteint dans sa migration méridionale jusqu’à la Nouvelle-Écosse. Le caribou des bois émigre vers le sud, tandis que l’autre gagne le nord, à cette saison. Le parcours géographique du premier comprend Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse, la partie septentrionale de l’état du Maine, les deux rives du Saint-Laurent dans la Province de Québec ; puis, en gagnant vers l’ouest, la région habitée au nord de Québec, en arrière du Lac Supérieur. Dans les Provinces maritimes et au Labrador, on le rencontre en bandes nombreuses au fond des grandes forêts solitaires. Moins élégant de forme que le chevreuil, c’est sa taille supérieure qui le fait distinguer du caribou des champs. La robe de cet animal est d’un brun tirant par endroits sur le blanc ; adulte, il mesure quatre pieds et demi de haut et pèse au-delà de 300 livres, tandis que le chevreuil adulte atteint rarement 200 livres. Farouche et d’un accès impossible, ce caribou joint, à une merveilleuse agilité, une rapidité sans pareille dans sa course. Ses bonds sont prodigieux ; il sait également marcher, trotter, galoper avec grâce. L’hiver, il fréquente les savanes et les endroits marécageux, où abondent les mousses et les arbustes tendres, sa nourriture de chaque jour. Poursuivi, il s’élance, coursier infatigable, de préférence vers un marécage qu’il côtoie, de temps à autre prenant l’eau ; puis la terre ferme ; quelquefois, se dirigeant vers la montagne voisine, qu’il franchira en suivant la coulée creusée par un autre marécage. Veut-il éluder d’impitoyables ennemis qui le traquent depuis quatre à cinq jours ? il grimpera jusqu’à la cime des monts ; c’est alors que le chasseur haletant sent évanouir ses chances et abandonne la palme à l’agile bête. Quelquefois, cependant, surpris pendant le sommeil, il succombera à une balle tirée de loin par l’Indien, qui sait ramper sans bruit comme un serpent. Lorsqu’il ne peut plus fuir, il se rue sur son assaillant. L’automne quand on le chasse dans le voisinage d’un lac pris à la glace vive, il s’aventurera sur cette surface polie, qu’il traversera avec la rapidité d’un trait, ocior Euro : une fois lancé de la sorte, il lui est impossible de s’arrêter, même quand un objet l’effraie ; il prend alors le parti de se laisser choir sur ses hanches et de glisser, jusqu’à ce qu’il s’arrête ; puis, il repart. Le chasseur rit du singulier spectacle qu’il présente et lui dit adieu pour ce jour là. Question curieuse, savoir, si notre caribou, qui a tant de ressemblance par sa forme à la renne de Sibérie, pourrait entreprendre les trajets extraordinaires de ce docile animal[1] : mais la renne européenne est facile à apprivoiser : tandis que son congénère du Canada, est toute férocité, sauvagerie, agilité et vigueur. L’Indien par sa sagacité, son instinct forestier, peut seul lutter avec lui. Encore doit-il marcher à sa rencontre sous le vent, car à deux milles de distance en sens opposé, le flair du rusé caribou lui découvre un ennemi. Une fois relancé, autant essayer suivre les vents.

Mais le chasseur dans la neige profonde a l’avantage de ses raquettes ? La nature n’a-t-elle donc pas donné à l’agile roi des bois, des raquettes bien plus commodes, plus durables, de larges sabots, fendus et sonores ? Pour lui, c’est un jeu que d’effleurer la couche de neige épaisse où le colossal original s’enfonce péniblement à chaque pas jusqu’à l’épaule ; où le chevreuil s’épuise en vains efforts et tombe, avec le râle de la mort, implorant merci de l’inexorable chasseur qui lui plonge le couteau dans la gorge.

Le caribou des bois, c’est une légère nacelle, voguant au sein des océans glacés du Canada : rapide comme l’ouragan qui saisit à la chevelure les grands pins et courbe le front des chênes : infatigable, comme cet autre navire qui sillonne les sables du Sahara, sous l’haleine du terrible Simoon, le chameau du désert, la providence de l’Arabe.

Les pas de l’homme ne sauraient l’atteindre, le suivit-il chaque jour, chaque nuit, toute une semaine, un mois entier ! Une nouvelle tombée de neige effacera toute trace du fuyard et le chasseur, de guerre-lasse, aura réalisé un seul résultat : fatigue, épuisement, le sentiment de l’impuissance.

Malgré tout, quelles belles chasses au caribou, nos alertes nemrods ne font-ils pas chaque hiver ! quels glorieux coups de fusils ! Continuez, chasseurs, nos amis ! Que saint Hubert vous ait en sa sainte garde !







LA CHASSE AU CARIBOU



Voici un tableau fort animé de chasse, dû au pinceau de M. Dorval :

« Nous avons reçu l’automne dernier, la visite de trois orignaux ou caribous ; malheureusement, ils ne nous laissèrent juste que le temps de les voir passer. Cependant, tout fut sur le qui-vive ; on fondit postes et balles, on nettoya, on frotta, à qui mieux mieux, le fusil, excepté toute fois un chasseur, B. M., qui n’en fit rien. Cette première hospitalité, toute tacite qu’elle fût, fut prise sans doute, par nos orignaux ou caribous, pour une politesse et une invitation, puisqu’ils sont revenus, ces jours derniers, à leur viandis d’automne[2].

« Hier, l’apparition de l’un d’eux fut remarquée ; celui de nos chasseurs qui le vit le premier, s’en fût jeter le cri de guerre aux oreilles de trois amis. À la pointe du jour on se mit en quête ; on trouva l’animal sur la terre de B. Simard, le nez en l’air et éventant tout venant. Une croûte durcie, polie comme un miroir, lui donne l’avantage de la course ; il part, il trotte, il court ; on le suit ; il ruse[3], il longe le bois de Cazeneuve ; il le tourne sans y entrer, de peur sans doute d’y enfoncer dans la neige, qui y est moins compacte qu’en plaine ; il vient et revient comme l’orignal du nord dans son ravage[4] ; mais ruse pour ruse, nos quatre chasseurs sont là qui le traquent, qui lui coupent le chemin : il les flaire de loin, repart au petit trot, broutant en passant la mousse découverte par la pluie, et mène, toujours au trot, nos quatre chasseurs à cinq milles du lieu de la levée. Les chasseurs ne se lassent pas ; on le suit à la piste, ou l’approche… On le tire, mais de trop loin ; l’animal reprend son train… On le tire encore, moins B. M., dont le fusil, nettoyé juste à l’heure du départ, n’était pas sec et avait une aigrette d’étoupe dans la lumière… il rate… il ramorce… et rate encore ; à chaque coup sec du chien qui frappe l’amorce, l’animal fait un bond : on l’a manqué… il se jette la tête en arrière et repart… tout court, et à trois heures et demie P. M., chasseurs et bête couraient encore, quand, enfin, derrière la Grosse Pointe, un dernier coup de fusil arrête la bête. Trois postes lui avaient brisé l’épine dorsale.

« M. Maxime Longpré, de l’Assomption, aidé de M. Mauloin a eu l’honneur de la journée. Son coup abattit l’animal et le couteau de Mauloin l’acheva.

L’animal tué pèse 200 livres ; il mesure six pieds et demi du nez à la queue et quatre pieds et demi du garrot au sabot.

« On l’a promené hier, dans le village, sous le nom d’orignal… orignal c’était… chacun disait son mot, les femmes mêmes ont dit le leur, ce qui mena fort tard, quand enfin un curieux, après l’avoir visité, s’avisa de dire que cet orignal prétendu pourrait bien n’être qu’un caribou ; on discuta, on débattit, et le litige ne fut décidé que ce matin, par un vieux voyageur au Nepigon[5], qui, après avoir tâté le mufle[6] de l’animal, décidât que c’était un caribou : c’est donc un caribou qui, à l’heure que je vous écris, rôtit et fume à ma cuisine ; ma femme croit encore et en conscience que c’est de l’orignal… Oh ! les femmes ! Mais M. l’Éditeur, cet exploit n’est rien ; ici, à l’Assomption, on tue les caribous à coups de fusil, c’est tout vulgaire, c’est bien peuple ; mais à Repentigny, c’est bien autre chose ! On y chasse à courre[7] on chasse à l’antique ; sans bruit, ni cor, il est vrai, c’est un peu prosaïque encore ; mais enfin, que le cri de chasse soit le rustique guette… guette[8] de nos campagnes, ou bien le voi-le-ci-aller, rotte, valet, rotte[9], des barons de la vieille France, « en toute chose il faut considérer la fin » .

« Le 5 du courant donc, à Repentigny, le nommé Narcisse Laporte, voyant passer près de sa maison un de ces animaux, qui patinait en trottinant, tant bien que mal, sur la glace vive de son champ, attèle prestement son cheval et court sus à la bête, la rejoint ; son traîneau la heurte, lui casse une jambe et Martin-bâton l’achève.

« Comme je ne veux pas qu’une aussi longue histoire reste sans morale, j’infère de ce que dessus, que : 1o Mon ami B. M. (qui, je l’espère, me pardonnera cette petite leçon privée faite dans un journal), se souviendra dorénavant que le fusil du chasseur, tout comme celui du milicien, doit toujours être sans aigrette en lumière, et tout comme ceux de nos pères, qui ne rataient pas, dit-on ; 2o Que pour une aigrette en lumière, B. M. perdit son caribou, tout comme jadis, pour un point, Martin perdit son âne ; 3o Et enfin, que celui qui n’a jamais fait comme Martin, jette à B. M. la première pierre, après la mienne. »

L’Assomption, 7 mars 1860. — (La Minerve.)




  1. Le colonel Rhodes, de Sillery, grand chasseur, nous écrit :

    « Ce que je puis garantir, pour, l’avoir vu, c’est que l’orignal mâle s’accouple avec la femelle du cheval. Un des fils de feu le shérif W. Sewell, de Québec, possédait un de ces mulets : il ressemblait en tout à un cheval, excepté que le contour de la tête, son mufle et ses longues oreilles, dénotaient l’orignal : ce cheval-orignal a traîné une voiture pendant plusieurs années, dans les rues de Québec : c’était une excellente bête, un bon cheval, pour la route. Les chasseurs sont d’opinion que l’orignal mâle recherche la jument, mais jamais la vache. La monture de M. Sewell devint plut tard la propriété du « roi des chasseurs » de la côte nord, Olivier Cauchon.

    « Quant aux cariboux, nous en connaissons deux variétés autour de

    Québec : l’un le Caribou des Bois (Tarandus Hastilis) ; l’autre le Caribou des Champs (Tarandus arcticus.) Le caribou des bois, est un cerf d’une plus forte taille, d’une couleur plus foncée que l’autre. Son bois est néanmoins plus petit. Il voyage par petites bandes de cinq ou de six, tandis que le Caribou des Champs, va par troupes de vingt à trois cents individus. La grosse bande proprement dite est rarement moindre que cent. Les auteurs ont beaucoup écrit sur l’agilité du caribou qui effleure, sans enfoncer, la surface de la neige avec la rapidité du vent. Pour moi, j’en ai vu s’enfoncer dans la neige jusqu’au col, mais lorsque la neige est molle à ce point, le chasseur enfonce encore plus que le caribou, de sorte que l’animal a généralement l’avantage. Les plus grosses cornes exposées en vente, à Québec, viennent de Terre-Neuve. Le plus grand nombre de caribous que j’ai vus abattus en un jour de chasse est de cinq ; et de vingt, dans une partie de chasse qui dura trois semaines. Le chasseur d’orignal qui abat une pièce par jour se croit heureux. Le caribou ne me semble pas plus sauvage qu’aucune autre bête des bois. Il existe en plus grand nombre parce qu’on ne réussit pas à l’atteindre en le poursuivant en raquettes comme c’est le cas pour l’orignal et le chevreuil. Les paysans parviennent néanmoins à le rejoindre après une course de deux ou trois jours ; ils le prennent aussi au lacet : la carcasse se vend $5 chaque saison. La capture du caribou, est à l’amateur ce que celle du saumon l’est au pêcheur à la mouche ; une lutte d’adresse et de fatigue physique. Les Indiens, armés de fusils inférieurs, sont peu heureux dans leur chasse au caribou ; d’ailleurs

    l’animal, mort, ne leur fournit qu’un mince repas de viande maigre, et sa peau, du cuir pour une seule paire de raquettes, au plus.

    « Le Caribou des Champs, a le pelage moins foncé, que celui du Caribou des Bois : son mufle, est plus recourbé, il a plus la forme d’un nez romain. Il égale presque ce dernier par le poids. Le carcajou (Gulo), est toujours aux aguets dans les champs, où broutent des bandes de caribous, dont il est l’ennemi mortel ; néanmoins, comme il ne se montre rarement au grand jour, il doit préparer ses embûches la nuit. Près des frontières, au sud de Québec, le Daim de Virginie, connu ici sous le

    nom de chevreuil, se voit assez souvent. On en rencontre des individus isolés, au nord de Québec, mais ils appartenaient au Haut-Canada. Le carcajou n’attaque pas l’orignal, mais il se cramponnera au dos du caribou, lui ouvrira la jugulaire avec ses dents, et tiendra bon jusqu’à ce que l’animal tombe épuisé par la course et la perte du sang. Je n’ai jamais ouï-dire qu’aucun carcajou ait été vu au sud du Saint-Laurent. Je pense qu’il vient du nord, à la suite du Caribou des Champs (T. arcticus). Je ne crois pas que cette variété de caribou pénètre au sud du

    Saint-Laurent, comme il ne vient pas de belles cornes de cette localité.

    « Il se voit un bon nombre de caribous (des Bois), dans les environs de la voie ferrée de Québec à Richmond, et aussi vers Rimouski. On abat de 30 40 à caribous chaque année et 60 orignaux, dans les environs de Québec. »

    « (Signé),
    W. Rhodes.

    « Benmore, Sillery, 4 février 1872. »

  2. Viandis, pâture du cerf et des autres bêtes fauves.
  3. Ruser, en termes de chasse, se dit d’une bête qui, poursuivie, va et vient dans les mêmes voies, à dessein de se défaire des chiens.
  4. Ravage, nom donné par nos voyageurs au lieu choisi, en automne par une bande d’orignaux. Ce lieu est ordinairement un bois de sapins de pruche, ou d’épinette, dont ces animaux broutent la feuille pendant l’hiver ; leurs allées et venues autour de ce bois forment une battue durcie, dont ils ne s’éloignent point.
  5. Népigon, (poste au nord du Lac Supérieur).
  6. Mufle… le mufle de l’orignal est extrêmement prononcé et charnu, et c’en est la partie la plus délicate ; celui du caribou ressemble à celui du chevreuil.
  7. C’est-à-dire, chasse aux bêtes fauves, à cheval et avec meute, c’est la chasse des nobles et des riches.
  8. Guette, guette, cri des chasseurs Canadiens à l’affût et par lequel, ils s’avertissent de l’approche du gibier.
  9. Voi le-ci-aller, etc., cri de chasse à courre ou à bruit, par lequel le chasseur, en France, remet ses chiens sur les voies du cerf, qu’il quête.