Alphonse Lemerre (p. 118-121).

XIII

allan à madame de scudemor.

« Oh ! Yseult ! Yseult ! la soirée d’hier m’a fait oublier les souffrances qui l’ont précédée ! Cette soirée a dû nous désabuser tous les deux ! Vous m’aimez, puisque vous n’avez pas repoussé mes caresses ! Voilà ce que je me répète ! Voilà ce qui m’a consacré mon bonheur ! Vous avez été à moi, Yseult ! Mais vous n’auriez pas été à moi sans amour. C’était de l’amour que vous preniez pour de la pitié. Quand on a souffert autrefois, la peur met un masque au sentiment dont on pouvait souffrir encore, on ferme les yeux, mais il est là…

« Oui, tu m’aimes, puisque tu t’es donnée ! Femme adorable, ils n’ont pu t’arracher ta puissance d’amour ! Ils l’ont tourmentée, déchirée, mais elle est restée inépuisable en toi qui la croyais tarie. Ils ont indignement abusé de ce qu’il y avait de plus céleste dans les dons que Dieu t’avait prodigués, mais ils n’ont pu venir à bout des magnificences de ton âme. En vain, ces dissipateurs insensés et cruels s’imaginaient-ils t’avoir dépouillée de ces trésors de tendresse et de dévouement dont le cœur des femmes est rempli ; en vain, l’orgueil châtié par la souffrance, pensais-tu n’avoir plus à donner à celui qui t’aime que le denier de la veuve de tant d’affections ensevelies, que cette pitié tant de fois invoquée ! Tu ne savais pas plus qu’eux, Yseult, quelle colossale fortune il te restait… Moi, venu le dernier d’entre eux tous, je me referai une coupe où boire le bonheur et l’amour avec les débris du vase d’albâtre qu’ils ont brisé, et dans lesquels il reste imprégné un si suave parfum encore qu’on le dirait couronné de toutes les fleurs de ton printemps !

« J’ai bien souffert, — et par ta faute, et pourtant tu n’étais pas de celles qui cachent leur secrète pensée ou qui la démentent. Ton noble cœur avait refusé de retenir ce que le monde t’aurait peut-être appris si tu n’avais pas été toi. Tu m’as toujours paru trop grande pour ne pas être vraie. Toutes tes paroles respiraient la sincérité d’une amie ; mais, malgré toi, tu m’étais davantage, et un même jour devait emporter les illusions dont tu m’accablais et mes défiances, plus opiniâtres que mon espoir ! Ce jour est venu, et c’est plus que ta bouche qui a parlé, Yseult ! Ah ! je suis bien faible, ou le bonheur inattendu bien terrible, mais ce m’a été un tel envahissement de félicité dans mon âme, que n’eusses-tu pas été sincère avant ce jour d’abandon, après, tu serais pardonnée !

« Et toi, Yseult, n’es-tu pas heureuse aussi de te retrouver de la jeunesse quand tu la croyais évanouie ?… Pour une âme comme la tienne, vieillir est un mot qui n’a pas de sens. Aussi ne te réjouis-tu pas, du sein de tes désespoirs de la veille, de te reconnaître immortelle ?… Noble joie ! Orgueil digne de toi ! Quand tu disais que tu n’étais plus que l’ombre de toi-même, quand tu jurais que la pierre du sépulcre était scellée à ton cœur glacé, ne te sentais-tu pas un regret inconsolable de la vie, une horreur secrète de ton néant ? Ne pleurais-tu pas sur la torche éteinte, dans cette nuit des Catacombes où tu errais seule au hasard ? Toi, forte et vivante créature toujours relevée autrefois, plus indomptable à chaque revers, toi que souffrir n’avait pas corrigée d’offrir ton brave cœur, dans l’intrépidité de son amour, aux déceptions, aux trahisons, aux ingratitudes ; ne sentais-tu pas ton rôle d’héroïne trop tôt achevé, qu’aimer toujours, qu’aimer encore était une grande et belle destinée ? Une destinée qui t’allait mieux ? Ne sentais-tu pas que la femme dont l’amour ne s’était pas desséché à ces souffles âpres de la vie l’emportait jusque sur Dieu même ? Car, Dieu qu’il est, sauve de la souffrance l’éternité de son amour, et la femme n’en a pas été préservée.

« Laisse-les dire, ces êtres inquiets parce qu’ils sont bornés, laisse-les dire dans les agitations de leurs petites jalousies ! Moi, je comprends mieux l’infini, et tu peux te rassurer, ô Yseult ! Non, la vierge ne vaut pas la femme qui s’est purifiée dans l’ardent creuset des passions ; elle ne la vaut ni comme amour, ni comme pudeur même. C’est surtout quand elle aime pour la centième fois que la femme est le plus sublime. Voilà ce que ton amour m’a appris ! Voilà ce qui me fait t’adorer plus à genoux encore ! N’est-il pas écrit, ô ma bien-aimée, que le neuvième ciel est le plus beau ?…

« N’aie donc pas peur pour moi, Yseult ! Dans la félicité suprême d’être aimé par toi, j’oublierai tout ce que tu m’as raconté de ta vie ; ou si parfois tu me le rappelles, tu en seras plus grande à mes yeux. Ne te dois-je pas le bonheur manqué dans toutes les épreuves ? Pose donc sur ma tête, ô Yseult, ton dernier essai d’être heureuse ! Ah ! cette idée fait de moi plus qu’un homme ! Elle me divinise pour mieux t’aimer !

« Oui, tu seras aimée par moi, Yseult, comme aux jours les plus exigeants de ta jeunesse tu désirais le plus d’être aimée, et tu retrouveras dans mon amour les félicités commencées et détruites, comme les autres amours passés, évanouis ! J’ai la fierté d’un amour immense. Je crois l’emporter sur les cœurs stériles qui t’ont aimée ! Ne m’as-tu pas dit que j’étais plus vrai et plus pur ?… Ne résiste donc pas au sentiment qui t’entraîne. Avoue-le, quand tu es toute à lui. Oh ! malgré les extases trouvées dans tes bras, Yseult, mon bonheur est incomplet encore. J’ai besoin de te voir te confier à moi-même et à toi. Que je t’entende me dire : « C’est vrai, Allan, une chétive pitié ne m’aurait pas poussée à de tels sacrifices », et je ne te demanderai jamais davantage, et je m’appuierai sur ton épaule jusqu’à ce que tu t’appuies sur la mienne, reposé pour des siècles et indestructiblement heureux ! »