Alphonse Lemerre (p. 107-117).

XII

Si Allan n’avait pas aimé autant qu’il le faisait madame de Scudemor, ou si, volonté plus énergique, il avait pensé à garder immaculée la fierté de son amour blessé par elle, il l’aurait englouti dorénavant dans son cœur. On ne veut pas guérir, mais on sourit noblement par dessus sa blessure ; malheureusement Allan appartenait à une époque où l’éducation religieuse n’existait pas plus qu’aujourd’hui, et où l’on sacrifiait tout aux développements intellectuels et sensibles. À une pareille époque, un caractère doit se former bien lentement, quand l’homme ne meurt pas à la peine. De plus, ne l’oublions pas, Allan avait dix-sept ans.

Telle fut la raison pour laquelle l’impression aride que lui avait causée madame de Scudemor, en se faisant volontairement la victime de sa pitié, à elle, et de son amour, à lui, ne produisit dans le cœur ardent et faible de ce jeune homme aucun résultat fort et grand. C’était un homme à la bavette qu’Allan, comme la plupart des hommes de son temps, même plus âgés que lui.

La poétique imagination par laquelle toute la vie lui arrivait, trouva dans la conduite de madame de Scudemor quelque chose d’étonnant et d’étrange que la spontanéité de son esprit n’avait pas prévu. Si elle ne l’aimait point, comme elle le disait, pourquoi donc s’offrait-elle à lui ? Elle devenait pour lui incompréhensible comme Dieu, mais ne pas comprendre, pour qui aime, c’est encore une raison de plus pour aimer.

Et puis il faut, pour ne pas trop le mépriser, insister sur ce point qu’il traversait cet âge du cœur que l’on se rappelle bien confusément quand il n’est plus, et dont tout est resté indécis, excepté le trouble qu’il nous causa. Quel est cet âge ? On ne le saurait dire. Il n’a point de date. Les mystérieuses années de l’âme ne se comptent pas comme celles qu’un anniversaire marque d’une unité de plus. Il est entre douze et dix-huit ans peut-être. Comme il faut que la lumière soit quelque part, on la met sous le ciel. Elle y peut. C’est alors que notre vie ressemble à l’œil mi-clos sous l’éclat d’un jour soudain, que notre sein se soulève comme l’Océan quand la marée monte, car c’est la puissance de la tempête que la frêle haleine qui les gonfle tous les deux ! C’est alors que le baiser au front de nos sœurs cesse d’être frais comme la rosée des lèvres de l’enfance ; c’est alors que la bouche de nos mères n’a plus, en passant sur nos bouches, le goût qu’elle avait autrefois ; — que nous pensons à cela bien longtemps, la nuit, avant de nous endormir, nous sentant rougir dans l’obscurité comme si nous étions coupables, parce que nous aspirons la vie dans les troubles menaçants qui l’annoncent ! Cet âge, Allan en sortait, comme on en sort toujours, par un amour qui n’est plus le bonheur d’aimer en ignorance, par un amour qui n’est plus l’amour de l’amour ! La convalescence le replaça bientôt sous l’empire de sensations d’autant plus brûlantes que ses sens n’avaient jamais effleuré ces plaisirs, dont l’accoutumance enlève si vite l’enivrement et le charme. Plus sa jeune force lui revenait chaque jour, plus il oubliait tout ce qu’il savait de cette femme pour ne se préoccuper que de ce qu’il n’en savait pas… Ce n’était pas seulement la convalescence qui alanguissait sa démarche ; ce n’était pas seulement un reste de fièvre qui lui tiédissait le fond des mains. Il y avait une vie concentrée et sans rayons dans ces yeux chargés des désirs d’une volupté inquiète. Chose singulière ! aux rares instants où, en regardant madame de Scudemor, il imaginait la vie autrefois passionnée de cette femme, qui ne l’aimait pas, les tableaux qu’il se retraçait donnaient à ses désirs une nouvelle furie. Rien n’est délirant comme cette jalousie qui broyé des cantharides dans ses poisons.

Un soir, dans ce salon où madame de Scudemor avait donné à Allan, au milieu du monde, ce rendez-vous dont les suites furent si inattendues pour lui et pour elle, ils étaient tous deux seuls. Quel changement avait amené les trois semaines qui venaient de s’écouler ! même dans ce vaste salon, plein et bruyant alors, maintenant muet, et qui paraissait d’autant plus spacieux qu’Allan et madame de Scudemor en occupaient un des angles. Madame de Scudemor était assise alors sur le divan, toujours monumentale, toujours droite, toujours rectangulaire, toujours majestueuse. Elle était vêtue d’une simple robe de satin noir, attachée très bas aux épaules et sans dentelles. Ces épaules, larges et parfaites de forme, gagnaient encore à être vues dans le noir luisant du satin. Cependant, en sortant de la robe, qui aurait dû en relever la blancheur, elles avaient de ces teintes plus humaines que les mates et éblouissantes de l’albâtre, teintes jaunies comme celles d’un beau marbre lavé trop longtemps par les pluies. Dans l’ombre projetée par les persiennes entr’ouvertes, sa forte tête dont ses cheveux bruns, tordus à la Niobé, étaient le seul ornement, se moulait avec énergie sur la boiserie blanche des lambris qu’elle avait derrière elle. Allan était assis sur le divan, à ses côtés, un bandeau noir au front, sombre couronne sur le clair de ses cheveux châtains et qui donnait à sa physionomie quelque chose de froncé, de mutin et de fragile tout ensemble, dont le charme était irrésistible. Elle allait y résister cependant. Même la Beauté, madame de Scudemor ne la voyait plus ! Pour toute autre femme que pour cette grande Revenue de tout, pour ce spectre d’avant la mort, rôdant on ne savait pourquoi dans la vie, cet adolescent d’une figure enchanteresse aurait été d’une séduction infinie… C’était l’heure si perfide et si belle que Dieu créa pour le bonheur ou le malheur suprêmes. Le soleil baisait du bout de son dernier rayon les rideaux en velours incarnat de la fenêtre, et l’horizon apparaissait, à travers les barres de la persienne, inondé de cette vapeur rose qui semble le reflet, au ciel, de toutes les pudeurs voilées et des secrètes voluptés de la terre, à cette heure suave et recueillie. Des fleurs mouraient dans de longs vases au fond du salon. Le piano était ouvert, et ils causaient, et, quoique ce fût à mi-voix, souvent une vibration trahissait ce qu’ils se disaient tout bas sous le plafond sonore de ce grand appartement vide.

Que se disaient-ils ainsi tous les deux ? Pour la première fois de sa vie, Allan, inspiré par les mystères de l’heure et de l’ombre, sous les persiennes, par ces exhalaisons de fleurs mourantes et les impatiences longtemps contenues de son amour, se livrait aux entraînements de sa pensée juvénile et brûlante. — Oh ! vraiment, — disait-il avec poésie, — est-ce qu’un peu de ce qui m’émeut et m’agite ne se glissera pas en vous pour vous émouvoir d’un sentiment qui ne soit pas seulement cette fatale pitié ? Ah ! je ne demanderais cela que le temps d’un regard et d’un soupir ! Est-ce trop, ô mon Dieu ! Est-ce que celle qui eut votre âme n’a plus une seconde d’amour à donner ? Eh bien, ce serait un ressouvenir ou une méprise, ce serait tout, plutôt que ce rien de la pitié ! Mais, du moins, je vivrais toute ma vie sur ce moment-là. Oh ! m’aimer faiblement, presque pas, mais enfin m’aimer ! ou du moins me le faire croire, à moi, pauvre fou, le temps presque dévoré que le soleil va mettre à quitter ce rideau dont le reflet s’exhale déjà sur votre front, ô vous à qui tout est possible, dites, est-ce trop ?

— Allan, — répondit-elle, — demandez plutôt au volcan éteint un bouquet de roses de Bengale. Rien ne fleurit, même pour une seconde, dans mon cœur dévasté.

— Eh bien, mentez ! — reprenait l’âme en peine. — Mentez par pitié, puisque la pitié a survécu à la mort de votre cœur. Dites-moi une fois que cette cendre est la rose, qu’une seule pression de votre main d’acier c’est de l’amour, et je vous croirai. Que l’éternité me détrompe après, mais je vous aurai crue !

— Allan, — répliqua-t-elle, — l’amour est plus difficile à contrefaire que la jeunesse, et la jeunesse passée ne se recommence pas. D’ailleurs, quand on a un sentiment profond, à peine si le langage de l’amour vrai apaise les défiances de l’amour. Si la vérité ne satisfait pas l’âme éprise, croyez-vous que vous vous rassasieriez des illusions grossières d’un mensonge qui nous avilirait tous les deux ?…

— C’est vrai ! — dit-il, en penchant sa tête sous la croix de cette démonstration ; et il recommença de gravir ce Golgotha de l’impossible, que tout homme monte pour aller mourir au sommet.

Un peu plus d’ombre tomba dans l’appartement déjà obscur.

— Voyez-vous, — reprit-il, — plus de lumière là où il y en avait ! — Et, du doigt, il lui indiquait le rideau incarnat avec mélancolie : — Ce serait déjà fini si vous aviez voulu !

— À mon vouloir non plus qu’à votre parole, Allan, — dit madame de Scudemor, — il ne reviendrait pas plus de lumière là qu’ici ! — et elle posa sa main sur son cœur. Cependant le vent apportait l’odeur des fleurs nocturnes du jardin, et le ciel rose changeait de couleur à travers les jours de la persienne…

— Eh bien, — s’écria-t-il violemment, — à moi les ténèbres ! — À la fin, la passion se levait. Voilà qu’il saisit, des deux mains, le corsage. Il se jeta dessus, comme Achille sur l’épée, et l’enfant monta jusqu’à l’homme !

Un imperceptible mouvement en arrière avait échappé à madame de Scudemor, mais l’héroïque femme se rapprocha d’Allan comme si elle eût voulu châtier en elle l’instinct révolté… Allan bondit, en se rejetant à l’extrémité du divan, comme si à l’instant, sous ses pieds, eût surgi tout un incendie !

— Oh ! pardon ! pardon ! — disait-il en se tordant les mains avec angoisse, — pardon ! mais je ne peux plus résister, mais je souffre ! mais j’affole ! mais il fallait me laisser mourir ! Oh ! en grâce, dites-moi, ordonnez-moi de sortir ! peut-être que je vous obéirai encore. Il est grand temps. L’air de cet appartement m’écrase. Ces fleurs m’enivrent. En grâce, ordonnez-moi de sortir !

— Ce serait une lâcheté ! — répondit-elle, en gonflant fièrement ses narines comme si elle eût marché sur un serpent. Et elle n’ajouta rien de plus.

— Mais vous n’êtes donc pas une créature humaine ! — s’écria-t-il. Et il enfonçait ses poings fermés dans ses yeux, comme on fait quand on veut être athée en face du monde. — Vous n’êtes donc pas de la même nature que moi ! — Et, comme s’il eût cherché la solution du problème auquel l’intelligence ne suffisait plus, il ramenait ses mains frissonnantes à la taille qu’il avait quittée. Le satin criait sous ses doigts et chatoyait comme électrique… Il sentait la résistance du contour voluptueux de la hanche contre son flanc, à lui, labouré de mille aiguillons. Il était pâle, il était pourpre, puis il était pâle encore, et le bonheur respiré en faisait un enfant de la beauté sublime qu’on ne voit qu’une fois dans la vie, et qu’on ne reverra jamais plus !

Madame de Scudemor le regardait avec ces yeux profonds qui creusent et allongent dans l’âme comme une spirale infinie. Mais il l’aimait tant qu’il semblent prendre un orgueilleux plaisir à défier ses perçants regards. Au plus perdu du fond du cœur d’Allan, elle pouvait se voir encore. Un vague sourire venait à ses lèvres tandis que le souffle d’Allan effleurait, au-dessus, la trace veloutée et brune qui n’a pas de nom chez la femme et qui redouble la fureur des baisers. Ce fut là que tomba le premier de la bouche virginale du jeune homme. Ah ! ce premier baiser sur les lèvres d’une femme, qui donc n’en a pas failli mourir ?…

Les autres, les mille autres qui suivirent, ruisselèrent jusque sur les épaules comme une pluie cinglante. Il n’interrompait ses dévorements de caresses que pour la regarder avec des yeux plus doux qu’un rêve. Pourquoi donc la caresse commence-t-elle et finit-elle par un regard ? — « Ah ! je t’aime, je t’aime ! — répétait-il avec une voix qui n’avait plus de timbre, — ne m’aime pas, mais laisse-moi t’aimer ! » — Et, noué à elle à double étreinte, il la renversa sur le divan. Elle y tomba, résignée, plus noblement que la Romaine qui drapait sa tunique, à l’heure suprême, pour plus chastement mourir. En voyant cette femme sans résistance, qui aurait cru que se livrer ainsi était un dévouement ineffable qu’aucun battement de cœur ne suivrait pas ?… Une seule fois l’amoureux Allan ne tiédit cet épiderme de la contagion des jouissances dont il se repaissait alors. Au sein de cet amour dans lequel une autre femme se serait noyée et perdue, et qui ne lui renvoyait même pas une goutte rafraîchissante à son front lassé, madame de Scudemor ressemblait au plongeur sous sa cloche, dans l’Océan. Premiers et incomparables transports de la possession ! La sensation est indivisible et l’homme s’absorbe dans une formidable unité. Sans cela, qui achèverait le calice si la liqueur à moitié bue était sans parfums et glacée ?

 
 
 
 

— Oh ! tu es à moi, maintenant ! — dit-il après un long silence, comme s’il sortait d’un évanouissement. — Tu es bien à moi !… — et il la souleva. La tête de madame de Scudemor était enfoncée dans la soie des coussins du divan. Le peigne qui retenait et fixait la torsion de ses cheveux tomba, et ils ruisselèrent sur ses épaules. Le hasard a parfois de ces mensonges. Il ment comme s’il comprenait ! Cette apparition de désordre et de passion contrastait avec la physionomie introublée de cette femme aux cheveux défaits. Lac d’une limpidité profonde, sur lequel ne se reflétait pas de ciel ! Dans un moment qui plus tard devait venir, cette physionomie était une réponse d’airain au triomphant Allan. Y avait-il un être au monde qui plus que madame de Scudemor eût échappé à la passion dont elle avait la science, et qui, à cette heure même, fût plus intimement retiré dans le désert de sa malheureuse personnalité ?

Ses mains rattachaient le bandeau de soie noire qui ceignait le front d’Allan : — J’ai craint tout à l’heure, — lui dit-elle, — que votre blessure ne se rouvrît. — Mot qui la résumait toute entière, cette grande foudroyée, mais chez qui la foudre n’avait pas pu anéantir la dernière et la plus chétive des sympathies de la femme.

La nuit se closait. Le vent, entré par la fenêtre, fraîchissait. Les fleurs des vases devenaient plus mortes. Le silence plus profond autour d’eux. On ne voyait plus sur le divan, tant l’obscurité s’allongeait sous le blanc plafond. Sans qu’ils y songeassent, leurs voix avaient baissé progressivement avec le jour. Effet irrésistible de la solennité de la nuit, qui nous fait parler bas comme dans un temple.

On entendit un pas léger monter le perron de la porte-fenêtre du salon, dont les persiennes étaient seulement poussées. C’était Camille, qui revenait du jardin par là…

— Où es-tu, maman ? — disait-elle avant d’être entrée, de cette voix de rose que rien n’égalait en douceur et que Dieu devrait donner au guide de l’aveugle, pour le consoler de n’y voir plus.

Madame de Scudemor s’était levée du divan et s’appuyait sur la fenêtre dont elle avait ouvert la persienne.

— Allan et toi, vous n’auriez donc pas pu vous promener ce soir ? — dit Camille, dont les pieds, blancs de poussière, coupaient le noir de l’ombre sur le parquet. Elle s’assit sur le tabouret du piano qu’on n’avait pas fermé depuis ses exercices du matin. — Tu dis tant, maman, que tu aimes la Normandie par ses couchers de soleil ! Tu n’as pas vu comme celui de ce soir était beau.

Madame de Scudemor donna un prétexte insignifiant à sa fille pour n’être pas sortie, ce soir-là. Resté sur le divan, Allan recueillait en lui-même l’impression des heures qui venaient de s’écouler. Son âme était triste. Pourquoi ? puisqu’il avait été heureux jusqu’à l’ivresse. Ah ! c’est qu’il avait été heureux ! « Triste comme les joies qui ne sont plus, » a dit Ossian, avec son profond regard de vieillard dans le cœur de l’homme.

Comme il se taisait : — Seriez-vous plus souffrant, ce soir, Allan ? — fit Camille avec une timidité inaccoutumée, car, depuis que le jeune homme avait changé de manières avec elle, la hardie enfant semblait avoir peur de lui. Lui adressait-elle une question, elle tremblait comme la feuille en attendant sa réponse.

— Pourquoi voulez-vous que je sois plus souffrant ? — répondit-il avec brusquerie. — Est-ce parce que je ne joue pas avec vous ? — Son accent fut d’autant plus dur qu’il était contrarié de ce que cette petite fille fût venue interrompre son bonheur, et se fût interposée comme un obstacle entre lui et la femme qu’il aurait voulu retenir plus longtemps dans ses bras. Le silence recommença. Mais un gémissement résonnant et court s’entendit. Ce n’était que le piano, sur les touches duquel Camille avait appuyé ses deux coudes pour reposer ainsi sa tête dans ses mains.