VIII

Triste histoire d’une aune de boudin



Le lendemain tous les journaux du pays parlèrent du trait de courage de Caramel, et quelques-uns publièrent son portrait.

Toute la ville s’entretint de lui, son nom fut dans toutes les bouches.

Chacun tenait à le voir, le maire lui envoya du sucre, et Mme la préfète elle-même daigna lui offrir, de ses blanches mains, un sac de marrons glacés.

Vous supposez bien que ce galopin de Cadet ne fut pas content de la tournure qu’avaient prise les événements. Lui qui avait pensé jouer une méchante farce à Caramel, voici que Caramel retirait tout le bénéfice de l’aventure.

D’autant plus qu’ayant trouvé un pétard dans l’appartement incendié, tous les soupçons étaient retombés sur le fils de Mame Michel, laquelle avait profité de l’occasion pour administrer à Cadet une fessée mémorable.

Aussi, le désir de la vengeance remplissait-il le cœur du méchant gamin.

Seulement, cette fois, il lui fallait trouver quelque chose qui fût sans danger pour les voisins et applicable seulement à cet infortuné Caramel.


Cadet profite d’un moment où le charcutier a le dos tourné.
Cadet profite d’un moment où le charcutier a le dos tourné.


Cadet avait le génie du mal, il ne fut pas long à méditer sa vengeance : quelques chapelets de boudin à la montre de la charcuterie voisine furent pour lui une révélation.

Sans perdre de temps, et profitant du moment où M. Latripe, le charcutier, avait le dos tourné, Cadet coupa une bonne aune de boudin qu’il emporta sournoisement chez lui.


Cadet coupe une aune de boudin.
Cadet coupe une aune de boudin.


Ah ! ce n’était pas la gourmandise qui le poussait à ce vol ! Cadet avait des vues très ingénieuses sur l’usage de son larcin.

Ah ! le satané garnement !

Il y a vraiment des galopins qui ont le diable au corps.

D’ailleurs, que voulez-vous attendre d’un garnement qui était toujours à polissonner dans la rue ?

Au lieu de festoyer dans sa loge et de médire de tous ses locataires et de tous ses voisins, cette excellente Mame Michel aurait bien mieux fait de surveiller un peu mieux son fils.


Cadet attache le boudin à la boucle de son pantalon.
Cadet attache le boudin à la boucle de son pantalon.


Mais baste !

Qu’est-ce qu’il ne va pas imaginer, ce méchant Cadet ?

Le voici qui attache le boudin à la boucle de son pantalon, ce qui lui vaut immédiatement de posséder une queue presque aussi magnifique que celle de Caramel.

Maintenant, il s’agit d’éveiller l’attention du singe.

Oh ! ce n’est pas long !

Caramel n’est-il pas toujours là dans quelque coin à surveiller les allées et venues des passants ?

On pense quel fut l’étonnement de Caramel en voyant son ennemi Cadet muni d’un tel ornement caudal.


Caramel imite Cadet.
Caramel imite Cadet.


Caramel eût dû se méfier, bien entendu ; mais ce bon Caramel était si naïf !


Caramel épie Cadet.
Caramel épie Cadet.


Caramel le regarde de tous ses yeux.

Et il lui semble se dire.

— Tiens ! voilà que Cadet a une belle queue comme la mienne maintenant ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne lui avais jamais vu cet appendice ! Cadet serait-il un singe aussi ?

Il y alla de toute sa confiance et, fort intrigué par les allures mystérieuses de Cadet, il se mit à le suivre pour voir ce qui allait se passer.

Cadet avait posé par terre deux couteaux bien affilés, les deux couteaux les plus coupants qu’il avait pu trouver dans la cuisine de sa mère, cette pauvre Mame Michel.

À pas de loup, en se contorsionnant, comme un singe, et laissant derrière lui traîner sa longue queue boudinée, il s’avance vers le premier couteau.

Caramel, sans aucune méfiance, le suit.

Cadet se penche.


Caramel se saisit d’un couteau, tout comme Cadet.
Caramel se saisit d’un couteau, tout comme Cadet.

Caramel en fait autant.

Cadet se saisit du couteau qui est devant lui ; Caramel l’imite ; Cadet, de sa main gauche, prend son boudin ; Caramel, de sa main gauche, prend sa queue ; puis, d’un coup sec, Cadet tranche son boudin, et, hélas ! trois fois hélas ! Caramel, d’un coup sec, tranche dix centimètres de sa belle queue dont il était si fier et qui lui rendait tant de services.

Adieu, bel appendice caudal qui le distinguait de la race humaine, de ces pauvres humains qui n’ont que quatre membres à leur service !

Caramel coupe sa queue.
Caramel coupe sa queue.

Si jamais tu retournais dans les forêts d’Afrique, ô mon pauvre Caramel, sur ces rives féeriques du Congo où tu vis le jour, tes congénères désormais, ne voudraient plus te reconnaître et, indignés, te chasseraient de la race simiesque.

Et les éléphants, les girafes, les autruches, les alligators, les hippopotames, tes sincères admirateurs, ne verraient plus en toi qu’un misérable infirme, un malheureux estropié, incapable désormais de les faire rire et de les divertir.

Ô pauvre Caramel ! voilà où t’ont conduit ta confiance et ta naïveté.

Ô polisson de Cadet !

Comme tu mériterais d’être châtié ainsi que tu le mérites.

Mais les dieux vengeurs te puniront un jour.

En attendant, quelle belle fessée t’administra ta mère pour lui avoir dérobé les deux meilleurs couteaux de sa cuisine !

Et le charcutier, quelle belle tirée d’oreilles quand il a su l’usage que tu avais fait de son aune de boudin !

Caramel réalise qu’il a coupé sa queue.
Caramel réalise qu’il a coupé sa queue.

Mais la vengeance est accomplie, et tandis que Caramel, hurlant et fou de douleur, de colère et de honte, s’enfuit cacher son désespoir chez son bon maître, M. Picrate, Cadet, ce méchant galopin de Cadet, se tordait les côtes de rire…


Fou de douleur, Caramel s’enfuit.
Fou de douleur, Caramel s’enfuit.

Ô polisson de Cadet !

En voyant revenir son pauvre Caramel dans un si piteux état, ce bon M. Picrate leva les bras au ciel et ne sut que penser.

Stéphanie accourut de sa cuisine.

— Seigneur Dieu ! s’exclama-t-elle, qui a bien pu abîmer ainsi notre ami ?

— Allons ! Allons ! fit M. Picrate, le moment n’est pas de se désoler, mais de courir au plus pressé ! Qu’on aille vite quérir un vétérinaire.

Stéphanie prit ses jambes à son cou, et bientôt l’homme de l’art apparut.

C’était un vétérinaire de campagne, beaucoup plus habitué à donner ses soins aux vaches et aux chevaux qu’aux enfants des rives féeriques du Congo.

C’était certes la première fois qu’il avait un singe parmi ses malades.

Mais il ne perdit pas la tête ; il fit ce que son art lui ordonnait de faire, assura que ce ne serait rien, et que le pauvre Caramel ne serait pas défiguré.


Caramel dépité.
Caramel dépité.