Bradamante
Poèmes dramatiquesBordeletTome 5 (p. 557-566).
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ACTE V



Scène I.

ROGER, DORALISE.
Roger.

Non, je ne prétens plus exposer à sa vue,
Le déplorable excès du tourment qui me tue.
Je pars, & vais traîner en d’inconnus climats
Des jours infortunés qui ne lui plaisent pas.
Mais au moins, si tu veux qu’en cette juste envie,
Avec moins de regret j’abandonne la vie,
Dis-lui cent fois pour moi que malgré sa rigueur,
Elle seule à jamais regnera dans mon cœur ;
Et que si d’un objet que d’aimer on fit gloire
Au-delà du tombeau l’on garde la mémoire,
Son image toujours flattant mon souvenir,
M’y fera cette paix qui ne doit point finir.

Doralise.

Pour un cœur bien épris la disgrace est touchante ;
Mais si votre bonheur dépend de Bradamante,
Sans combattre Léon pourrez-vous endurer…

Roger.

Non, Doralise, non, j’aurois tort d’espérer.
Je ne m’explique point ; mais le ciel en colere
Fait agir pour ma peine un astre si contraire,
Que plus sur mon malheur je tiens les yeux ouverts,
Plus a d’horreur pour moi l’abîme où je me perds.

Doralise.

Dans cet accablement on ne peut trop vous plaindre.

Roger.

Tu conçois mal, hélas ! tout ce que je dois craindre.
Falloit-il qu’un revers si prompt, si rigoureux
Dans un si pur amour m’empêchât d’être heureux ?

Doralise.

Roger fait vos malheurs, & par son hyménée
Vous dérobant la foi que l’on vous a donnée…

Roger.

Ah, quand je la reçus, que mon bonheur fut grand !
Mais n’examinons rien dans ce qui te surprend.
Bradamante m’accuse, & me croit infidéle.
Sur l’hymen de Léon à quoi se résout-elle ?
Mon malheur lui devroit coûter quelques regrets.

Doralise.

Aimon pour cet hymen ne parle que d’apprêts.
Tandis qu’il les ordonne, elle gémit, soupire ;
Et pour vous dans son cœur, s’il m’est permis de lire,
L’ennui qu’elle fait voir, ne se doit imputer…
Mais Léon qui paroît m’oblige à vous quitter.



Scène II.

LÉON, ROGER.
Léon.

Je romps votre entretien, & peut-être à ma honte,
Du cœur de Bradamante on vient vous rendre compte.
Je ne demande point quels sont ses sentimens.
Je sai ce que l’amour inspire aux vrais amans ;
Et comme vous, sans doute, elle fait son supplice
Du bonheur dont le ciel consent que je jouisse.

Roger.

Je l’avouerai, Seigneur, sans vous reprocher rien,
Son malheur seroit grand s’il approchoit du mien.
Je ne vous en fais point la funeste peinture,
Vous ne savez que trop ce qu’il faut que j’endure,
Moi qui du plus beau feu dès long-temps consumé,
M’arrache à ce que j’aime, & suis sûr d’être aimé.

Léon.

Dans les maux que vous coûte un destin si contraire,
Si mon sang peut avoir de quoi vous satisfaire,
Je vous estime assez pour vouloir accepter
Le défi que pour vous on m’est venu porter.
Mais avant que mon bras remplisse votre attente,
Je dois voir terminer l’hymen de Bradamante.
Le Duc Aimon son pere en a reçû ma foi.
L’hymen fait, j’y consens, armez-vous contre moi.
J’ouvrirai la carriere, & quoi que la victoire
Vous puisse en ce combat promettre quelque gloire,
Peut-être alors, peut-être…

Roger.

Peut-être alors, peut-être…Ah ! N’appréhendez pas
Que mon malheur me donne un cœur lâche, un cœur bas.
Malgré tout ce que peut l’ennui qui me tourmente,
J’aime & respecte trop l’illustre Bradamante,
Pour oser me permettre en de si rudes coups
Le criminel dessein d’attaquer son époux.
Mon juste désespoir a d’autres loix à suivre.
Voir son hymen, suffit pour achever de vivre.
Je saurois mal aimer, si, pour finir mes jours
Ma douleur n’étoit pas un assez prompt secours.



Scène III.

BRADAMANTE, LÉON, ROGER, DORALISE.
Bradamante.

Prince, votre valeur partout s’est fait connoître,
Par ma défaite encore elle vient de paroître ;
Et ce triomphe joint à cent exploits divers,
Du bruit de votre nom va remplir l’univers.
Mais d’une plus solide & plus grande victoire,
Après m’avoir vaincue, il vous manque la gloire.
Je vous la viens offrir, elle dépend de vous.
Je ne vous saurois plus refuser pour époux ;
Si vous voulez ma main, il faut que je la donne,
L’impérieuse loi du combat me l’ordonne.
Mais l’honneur quelquefois semble faire un devoir
De ne pas exiger tout ce qu’on peut vouloir ;
Et de ce qu’on obtient le prix ne touche guere,
Quand on sait que le don n’en est pas volontaire.
Faites un effort, Prince, & maître de ma foi,
Triomphez de vous-même, & me rendez à moi.
Je sai qu’il est fâcheux d’étouffer une flamme
Dont le sensible appas…

Léon.

Dont le sensible appas…Je le vois bien, Madame,
Sur moi, sur mon amour, Roger toujours aimé
Doit emporter le prix qui m’avoit trop charmé.

Roger.

Seigneur, n’insultez point à mon malheur extrême…
Je sais…

Bradamante.

Je sais…Non, je n’agis ici que pour moi-même,

Et reprenant ma foi, je veux bien m’engager
À n’en disposer pas en faveur de Roger.
Je n’examine point s’il peut encor prétendre
Aux douceurs d’un panchant que j’eus pour lui trop tendre.
Libre à le suivre un jour sur le choix d’un époux,
Peut-être ce panchant me parlera pour vous.
Vous devant une estime & parfaite & sincere,
Je me dirai qu’en tout vous m’aurez voulu plaire :
Et de moi-même enfin triomphant à mon tour,
Je pourrai de l’estime aller jusqu’à l’amour ;
Mais il faut que le temps m’y conduise, m’y mene.
En l’état où je suis, inquiéte, incertaine,
Voyant votre victoire avec des yeux jaloux,
Je sens bien que mon cœur n’est point digne de vous ;
Laissez-le s’affranchir d’un reste de foiblesse
Dont ma fierté si-tôt ne peut être maîtresse.
Quand les yeux mieux ouverts sur ce que je vous doi…

Léon.

Non, Madame, le temps ne feroit rien pour moi ;
Puisque toute la cour attend votre hyménée,
Remplissons les décrets de notre destinée,
Suivons sans différer ce qu’elle a resolu.

Roger.

Ah, ciel !

Bradamante.

Ah, ciel !Vous vous servez du pouvoir absolu.
Je ne le puis nier, mon malheur vous le donne.
Vous vous êtes acquis des droits sur ma personne ;
Mais peut-être il n’est pas d’un généreux vainqueur,
De vouloir une main que ne suit pas le cœur.

Léon.

Comme en ce que je fais la gloire m’autorise,
J’espere que le cœur suivra la foi promise.
Le vainqueur vous obtient, n’en prenez point d’ennui,
Ce vainqueur est Roger, & vous étes à lui.

Bradamante.

Roger ? Ciel !

Roger.

Roger ? Ciel !Ah, Seigneur !

Léon.

Roger ? Ciel !Ah, Seigneur !Madame, plus d’alarmes.
Roger a combattu sous mon nom, sous mes armes ;
Et son bras, dont les coups ont dû vous étonner,
A mérité le prix que j’ose abandonner.
Je veux faire encor plus, l’ambition d’un pere,
Quand je vous rens à vous, vous peut être contraire.
Je vais par tant de soins combattre sa rigueur,
Qu’à force de presser je toucherai son cœur.
Par ses déguisemens Roger m’a fait outrage ;
Essayons de le vaincre en grandeur de courage.
Quoi qu’un pareil triomphe ait pour moi de fatal,
C’est ainsi que Léon se venge d’un rival.



Scène IV.

BRADAMANTE, ROGER, DORALISE.
Bradamante.

Expliquez-moi, Roger, ce qu’on me fait entendre ;
Sans y voir rien d’obscur, j’ai peine à le comprendre.
Un amant tant de fois assuré de ma foi,
Aurait pour son rival combattu contre moi ?

Roger.

Madame…

Bradamante.

Madame…Il est donc vrai que vous avez fait gloire
De chercher pour Léon une injuste victoire ?
Si toujours votre cœur brûle des mêmes feux,
Pouviez-vous pour un autre ordonner de mes vœux ?

Roger.

Je parois criminel, mais malgré l’apparence,
Vous-même en m’écoutant vous prendrez ma défense.
Léon sans s’expliquer vient exiger de moi
Un service important qu’il attend de ma foi.
Pour m’acquitter du jour que par lui je respire,
J’engage ma parole, ai-je pû m’en dédire ?
Ai-je pû…

Bradamante.

Ai-je pû…Ce Roger fidele à ses amis,
Qui tient ce qu’il promet, ne m’a-t-il rien promis ?

Roger.

Oui, je vous ai promis une ardeur sans égale,
Et si vous rappellez la rencontre fatale,
Où votre bras, tout prêt à me priver du jour…

Bradamante.

Je vois dans ce combat le pouvoir de l’amour.
Il m’a fait épargner en vous, sans le connoître,
Celui que de mon cœur il avoit rendu maître,
Il vous a conservé ; mais que peuvent ces soins ?
En suis-je plus à vous, & me perdez-vous moins ?
Ma défaite assuroit mon bonheur & le vôtre.
Falloit-il que Roger me vainquît pour un autre,
Et que par ce triomphe, il m’ôtât aujourd’hui
L’heureux droit que j’avois de me donner à lui ?

Roger.

Ne désespérons point ; dans tout ce qui m’arrive
Je vois du ciel pour moi la colere excessive ;
Mais enfin tout-à-coup, elle peut s’arrêter.
Léon, le roi, le temps…

Bradamante.

Léon, le roi, le temps…Ah, pourquoi vous flatter ?

À l’amour des grandeurs mon pere trop sensible
Sera toujours pour nous un obstacle invincible.
Quand il croit que Léon dans la lice vainqueur,
M’oblige à recevoir sa couronne & son cœur,
Voudra-t-il endurer qu’aux dépens de sa gloire
Il cede à vos désirs le fruit de sa victoire,
Et ce que de la vôtre on aura publié,
Ne paroîtra-t-il pas un secours mandié ?
Au combat, dira-t-on, Léon trouve des charmes
À feindre qu’à Roger il a prêté ses armes,
Et pour le rendre heureux, sa générosité
Cede à ses vœux un prix qu’il n’a pas mérité ?
Non, non, n’attendez rien qui ne vous soit contraire.
En me donnant à vous, il me rend à mon pere ;
Et dans le triste état où mes jours sont réduits,
Demeurer à moi-même est tout ce que je puis.



Scène derniere.

ROGER, BRADAMANTE, MARPHISE, DORALISE.
Marphise.

Enfin, mon frere, enfin, après tant d’injustice,
Vos malheurs vont cesser, le ciel vous est propice.
Pour servir votre amour, Léon avec éclat
A publié partout le secret du combat.
Mais c’est peu qu’à vos vœux il cede Bradamante,
Il faut pour l’obtenir, que son pere y consente ;
Vous craignez ses refus, cet obstacle est levé.

Roger.

Ô ciel ! Pour ce bonheur je serois réservé ?

Aimon à mon amour se rendroit favorable ?

Bradamante.

D’un pareil changement mon pere est incapable.
Léon m’eût mise au trône ; il ne pourra souffrir
Qu’à moins d’une couronne on puisse m’acquérir.

Marphise.

Aussi, lorsqu’il consent qu’à Roger on vous donne,
C’est parce que Roger obtient une couronne.

Roger.

Que dites-vous, ma sœur ?

Marphise.

Que dites-vous, ma sœur ?Qu’un grand peuple par moi
Vous jure un plein hommage, & que vous étes roi.

Bradamante.

Roger auroit acquis la grandeur souveraine ?

Marphise.

Il n’est rien de si haut où la vertu ne mene.
Quand contre Constantin, par de si prompts effets,
Sa valeur rétablit les Bulgares défaits,
Un des siens arrêté leur ayant fait connoître,
Avecque son vrai nom, quels lieux l’avoient vû naître,
Ces Peuples, dont son bras avoit calmé l’effroi,
Pour réparer par lui la perte de leur roi,
Charmés du souvenir de sa guerriere audace,
Sont venus le chercher, & l’ont mis en sa place.

Bradamante.

Par ce choix glorieux il vous doit être doux,
Que d’un bonheur parfait…

Roger.

Que d’un bonheur parfait…Je n’en connois qu’en vous,
Et s’il est vrai qu’Aimon dans mes vœux me seconde,
Madame, j’aurai plus que l’empire du monde.
Mais ma sœur, vous croirai-je, & puis-je ajouter foi…

Marphise.

Non, ne m’en croyez pas, mais croyez-en le roi ;
Il vous mande, on vous cherche, & j’ai voulu moi-même…

Roger, à Bradamante.

Si vous doutez encor de mon amour extrême,
Madame, venez voir avec combien d’ardeur
Je joins une couronne à l’offre de mon cœur.


FIN.