Bradamante
Poèmes dramatiquesBordeletTome 5 (p. 547-556).
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ACTE IV



Scène I.

LÉON, ROGER.
Léon.

Quoi, pour vous obliger à cette complaisance,
Hyppalque, il a fallu vous faire violence,
Et pour fuir de ces lieux, & partir sans me voir,
Vous aviez des raisons que je ne puis savoir ?

Roger.

Goûtez, Seigneur, goûtez votre heureuse fortune,
Ma présence ne peut que vous être importune ;
Et je dois à jamais vous laisser ignorer
Les funestes chagrins, qui me vont dévorer.
Vous m’aimez ; j’évitois, en partant sans rien dire,
De vous voir inquiet des maux dont je soupire ;
Et si je n’eusse appris qu’assuré de ma foi,
Vous vouliez d’un secret vous reposer sur moi,
Je vous eusse épargné le souci que vous donne
Le fatal désespoir où mon cœur s’abandonne,
J’allois du Ciel ailleurs implorer la pitié.

Léon.

Cet injuste dessein blesse notre amitié.
S’il n’est point de remede au mal qui vous accable,
Du moins quand on est plaint, on est moins misérable ;
Et vous ne doutez pas que Léon tout à vous,
Du sort qui vous poursuit ne ressente les coups.
Mais aussi je voudrois vous voir un peu de joie
Lors que du ciel sur moi la faveur se déploie.

Charmé de Bradamante, enfin voici le jour
Qui va par son hymen couronner mon amour ;
Et puisque je vous dois cette illustre conquête,
Daignez être témoin de cette grande fête.
Quelque maux où vous livre un destin rigoureux,
Vous les sentirez moins en me voyant heureux.

Roger.

Ah ! Vous ne savez pas dans l’extrême souffrance,
Ce qu’est un malheureux qui n’a plus d’espérance.
Tout lui déplaît, le blesse, & trouble sa raison.
Du bien qu’obtient un autre il se fait un poison.
Vous méritez celui que le ciel vous envoie ;
Mais, Seigneur, si j’étois témoin de votre joie,
Je sens bien que mes maux que vous voulez flatter
Ne feroient près de vous encor que s’augmenter.
Souffrez donc qu’affranchi d’un supplice si rude,
Je les aille traîner dans quelque solitude.
Infortuné rebut & du monde & du sort,
Je n’ai pour les finir de secours qu’à la mort.

Léon.

Ne vous en croyez point ; notre premiere idée
De ce qui la saisit vivement possédée,
Par un accablement où l’esprit se confond,
Nous peint toujours nos maux plus fâcheux qu’ils ne sont.
Ainsi, mon cher Hyppalque, obtenez de vous-même
D’écouter les conseils d’un prince qui vous aime.
Dites-moi ce qui peut troubler votre bonheur.
Quand je le connoîtrai, peut-être…

Roger.

Quand je le connoîtrai, peut-être…Non, Seigneur.
Laissez-moi mon secret, tout m’oblige à le taire,
Et s’il est vrai qu’encor je vous sois nécessaire,
Voyez ce que je puis, & me dites en quoi
Vous avez résolu de vous servir de moi.

Léon.

Je devrois comme vous, bornant ma confiance,
Sur d’importans secrets me forcer au silence ;

Mais le temps vous fera connoître votre erreur.
J’acheve cependant de vous ouvrir mon cœur.
Sur deux fiers ennemis j’ai besoin pour ma gloire
Que votre heureux secours étende ma victoire.
L’un que je dois combattre aux périls affermi…

Roger.

C’en est assez, Seigneur, nommez cet ennemi.

Léon.

Son nom vous le fera paroître redoutable ;
Mais l’amour rend mon cœur de trembler incapable.
C’est Roger.

Roger.

C’est Roger.Roger ?

Léon.

C’est Roger.Roger ?Oui, ce rival orgueilleux
Croit pouvoir mettre obstacle au succès de mes feux ;
Et Marphise avec lui par les armes s’apprête
À prouver que j’ai fait une injuste conquête.
Allons, mon cher Hyppalque, allons leur faire voir
Que nous savons confondre un téméraire espoir ;
Faisons qu’un sort honteux suive leur entreprise.
Je combattrai Roger, vous combattrez Marphise.
Mais d’où vous vient ce trouble, & qu’en puis-je juger ?
Ô Ciel ! Pourriez-vous craindre ou Marphise ou Roger ?

Roger.

Les craindre ? Moi, Seigneur ? Quoi qu’on puisse entre prendre,
Vos droits me sont connus, je m’offre à les défendre ;
Ne songez qu’au bonheur que l’hymen vous promet,
Je sai par quels moyens le plus fier se soumet.
J’irai trouver Roger, & prétens, quoi qu’il fasse,
Avec tant de succès arrêter son audace,

Que loin de rien permettre à son chagrin jaloux,
Il n’osera jamais paroître devant vous.
Serez-vous satisfait ?

Léon.

Serez-vous satisfait ?Non, je lui dois ma haine ;
Et quand, courant lui-même au-devant de sa peine,
Il n’attaqueroit pas ce qui m’est le plus cher,
Le seul nom de rival me le feroit chercher.
Il faut, pour le punir de sa flamme arrogante,
Qu’un triomphe nouveau m’acquiere Bradamante.
Par vous seul jusqu’ici j’ai mérité sa foi,
Je veux en le vainquant la mériter par moi,
Et que, dans sa défaite, une pleine victoire
Contente en même-temps mon amour & ma gloire.
De si chers intérêts demandent cet éclat,
Je dois…



Scène II.

LÉON, MARPHISE, ROGER.
Léon, à Marphise.

Je dois…Et bien, le roi permet-il le combat ?

Marphise.

Oui, j’ai fait pour Roger approuver l’entreprise,
Et nous pouvons…

Roger.

Et nous pouvons…Seigneur, je sors avec Marphise ;
Quand nous aurons réglé…

Léon, arrêtant Roger.

Quand nous aurons réglé…Non, sans perdre de temps,
Je veux par ce combat voir ses désirs contens.

[à Marphise en lui montrant Roger.]
Voici qui contre vous, paroissant dans la lice,
De mes prétentions soutiendra la justice.

Marphise.

Vous voulez que Roger combatte contre moi ?

Leon.

Roger ?

Roger, à Marphise.

Roger ?Qu’avez-vous dit ?

Leon.

Roger ?Qu’avez-vous dit ?C’est Roger que je voi ?

Marphise.

Dans le vif désespoir où son amour doit être,
J’ai crû que pour Roger il s’étoit fait connoître,
Et que s’il eût voulu plus long-temps se cacher,
Il n’auroit pas pris soin de vous venir chercher.
Les sermens les plus forts, l’ardeur la plus constante
Ont acquis à ses vœux le cœur de Bradamante.
Votre fatal triomphe a troublé son bonheur.
Vous usurpez ses droits par celui de vainqueur.
Prince, voyez à quoi son honneur le convie,
Il faut pour les céder qu’il lui coûte la vie ;
Et si l’hymen vous rend possesseur de son bien,
Il doit être signé de son sang & du mien ;
J’en ai votre parole, & le roi l’autorise.
Roger n’en voudra pas désavouer Marphise.
Je le laisse avec vous ; reglez l’heure & le lieu.
Prête à souscrire à tout, j’attendrai l’ordre, adieu.



Scène III.

LÉON, ROGER.
Roger.

Hé bien, Seigneur, hé bien, vous plaindrez-vous encore
D’un secret dont l’aveu me perd, me déshonore ?
Je n’en suis plus le maître, & Marphise a parlé ;
Ce funeste secret est enfin révélé.
Réduit à confesser ce que je voulois taire,
Malgré moi je vous montre un rival téméraire,
Qui ne peut, quoi qu’il fasse, être assez généreux
Pour voir, sans en souffrir, ce qui vous rend heureux.
Le crime est grand, sans doute, ordonnez-en la peine,
Mais ne m’accablez point, Seigneur, de votre haine.
Je sacrifie assez peut-être à l’amitié
Pour mériter de vous un reste de pitié.

Léon.

Non, ne prétendez point que ce dur sacrifice
De vos déguisemens efface l’injustice.
Sur ce que vous souffrez en vain j’ouvre les yeux,
Je ne puis voir en vous qu’un rival odieux.
J’ose tout, je fais tout pour vous sauver la vie ;
Et, lors qu’à m’estimer ce bienfait vous convie,
Par un silence ingrat vous faites vanité,
D’être sans confiance & sans sincérité.

Roger.

La vie, hélas ! Pourquoi me l’avez-vous sauvée ?
Quand j’attendois la mort, par vous m’est conservée,
Il est vrai ; mais je puis vous apprendre, à mon tour,
Que ce bienfait reçû vous a sauvé le jour.

Plein d’un jaloux transport qui m’agite, me presse,
Pour vous percer le cœur, je pars, je vole en Gréce.
Après qu’en vous cherchant j’ai porté mille coups,
Que ma haine eût voulu faire tomber sur vous,
Malgré cette fureur de votre sang avide,
Je me rends tout-à-coup à moi-même perfide ;
Et contre mes sermens, forcé de les trahir,
J’ose, quand je vous voi, cesser de vous haïr.

Léon.

Ah ! Si mon sang pouvoit adoucir votre peine,
Il eût été plus beau de garder votre haine,
Que de me déguiser par quel bizarre sort
Vos vous trouviez réduit à poursuivre ma mort.
Charmé de voir en vous une vertu brillante,
J’aurois pû me contraindre à céder Bradamante.
Tout son mérite alors ne m’étoit pas connu,
Mon esprit de sa gloire étoit seul prévenu,
Et mon cœur libre encor, sans trop de violence,
Auroit quitté peut-être une douce espérance.
Mais en cachant vos feux, vous m’avez sans retour
Livré, malgré moi-même, au pouvoir de l’amour.
Contre vous, contre moi lui fournissant des armes,
Vous m’avez laissé voir tout ce qu’elle a de charmes ;
Et de ses feux flatteurs les invincibles traits
M’ont fait une blessure à n’en guérir jamais.
Du bonheur de mes jours je sens qu’elle dispose,
Je n’en vois plus qu’en elle, & vous en étes cause.
Si vous eussiez parlé, vos vœux seroient contens.
Pourquoi vous découvrir quand il n’en est plus temps ?
Pourquoi vouloir… Ingrat, rendez-moi mon estime,
Vous me l’avez surprise, & c’est-là votre crime.
Qui peut me croire lâche, injuste, sans pitié,
Ne sauroit de Léon mériter l’amitié.

Roger.

Plaignez-vous du destin quand mon amour éclate,
Mais ne m’accusez point d’avoir une ame ingrate.

Si j’ai votre amitié, je la paie assez cher.
À vos yeux pour jamais j’ai voulu me cacher,
Et cherchant loin de vous à traîner une vie
Que déja mes ennuis devroient m’avoir ravie,
J’allois vous épargner l’amertume des coups
Que souffre un malheureux qui ne l’est que par vous.
Accablé du triomphe où l’amour vous engage,
Pour vous le conserver, qu’ai-je pû davantage ?
Je partois, je fuyois, pourquoi me rappeler ?
Me reprochera-t-on d’avoir osé parler ?
Et si votre intérêt ne vous eût pas fait croire,
Que je pouvois encor soutenir votre gloire,
Malgré l’état funeste où mes jours sont réduits,
N’auriez-vous pas toujours ignoré qui je suis ?
Et qu’importe après tout que l’on m’ait fait connoître ?
D’un hymen glorieux êtes-vous moins le maître ?
Pour goûter le plaisir qu’on trouve à se venger,
Vous pouvez ne pas voir Hyppalque dans Roger.
N’y voyez qu’un rival dont la flamme insolente
Ose vous dérober le cœur de Bradamante.
De ce triste bonheur si vous étes jaloux,
Ma peine vous doit être un spectacle assez doux.
Servez-vous-en, Seigneur, pour redoubler la joie
Qu’on ressent des grands biens quand le ciel les envoie.
Ce spectacle a de quoi satisfaire vos vœux,
Puisque jamais rival ne fut si malheureux.

Léon.

Qu’il souffre ce rival, j’y consens, qu’il gémisse.
À quelque dur excès que monte son supplice,
Il n’égalera point la peine que je doi
À qui prétend avoir plus de vertu que moi.
Roger, je l’avouerai, m’a cédé ce qu’il aime ;
Il s’est pour me servir armé contre lui-même ;
Mais s’il m’eût de son cœur fait connoître l’ennui,
Ce qu’il a fait pour moi, je l’aurois fait pour lui.

C’est trop, il m’ose croire & foible & sans courage,
D’un si bas sentiment souffrons-lui l’avantage ;
Et par tout ce qui peut m’en laisser mieux vengé,
Faisons-le repentir de m’avoir outragé.

Roger.

Quel triomphe, & qu’il coûte à mon ame abattue !

Léon.

Si votre espoir détruit est un coup qui vous tue,
Qui fait contre un ami ce qui doit l’accabler,
Mérite tous les maux dont l’amour peut trembler.



Scène IV.

ROGER seul.

Acheve, sort cruel, & si ce que j’endure
N’est pas pour ton caprice une peine assez dure,
Invente des tourmens dont l’affreuse rigueur
Ait encor plus de force à déchirer mon cœur.
Pour plaire à l’amitié qui le veut, qui l’ordonne,
Je renonce à l’espoir qu’un tendre amour me donne ;
Et par le plus funeste & surprenant retour,
J’offense l’amitié quand je trahis l’amour.
Que me sert que l’honneur par une loi pressante
M’ait forcé d’immoler…



Scène V.

ROGER, TIMANTE.
Roger.

M’ait forcé d’immoler…Ah, Timante, Timante,
Quel dur revers !

Timante.

Quel dur revers !Seigneur.

Roger.

Quel dur revers !Seigneur.Quittons ces tristes lieux
Où tout ce que la terre a de plus odieux,
Les chagrins dévorans, le désespoir, la rage,
Font sous leurs durs transports succomber mon courage.

Timante.

Mais puisque Bradamante a reçu votre foi…

Roger.

Quel bruit fait son hymen, & que pense le roi ?

Timante.

Des Bulgares, dit-on, il résout l’alliance,
Leurs députés sur l’heure ont pressé l’audience,
Et voulant en secret…

Roger, sans avoir écouté Timante.

Et voulant en secret…Quoi, je pourrois souffrir…
Non, c’est trop, je n’ai plus à songer qu’à mourir.