Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/La Belle Madeleine

III

la belle madeleine



Il y avait, une fois, un jeune homme beau comme le jour, honnête comme l’or, fort et hardi comme Samson. C’était le fils d’une marquise veuve, le fils d’une marquise méchante comme l’enfer. Tous deux vivaient ensemble, dans un superbe château.

Un soir, le marquis dit à sa mère :

— « Mère, je suis amoureux fou de la Belle Madeleine. J’entends l’épouser dans trois jours. Consentez-vous à notre mariage ? »

La marquise ne répondit pas.

— « Mère, je devine ce que vous pensez. Vous avez peur d’une bru. Vous avez peur de ne plus commander dans ce château. Soyez sans crainte. Vous y serez toujours maîtresse. La Belle Madeleine sera votre première servante. Consentez-vous à notre mariage ? »

La marquise ne répondit pas.

— « Encore une fois, mère, consentez-vous à notre mariage ?

— Non.

— Eh bien, mère, j’ai l’âge voulu pour me passer de votre consentement. »

Trois jours après, le marquis épousait la Belle Madeleine, et l’emmenait dans son superbe château.

— « Écoute, femme. Ma mère te hait de tout son cœur. Elle a peur de ne plus commander ici. J’entends qu’elle y soit toujours maîtresse. Tu seras sa première servante.

— Marquis, vous serez obéi. »

Ce qui fut dit fut fait. La marquise demeura maîtresse au château, et la Belle Madeleine fut sa première servante. Pourtant, la marquise haïssait sa bru de tout son cœur, et préparait le bon moment pour la brouiller à mort avec son mari.

Un an plus tard, la Belle Madeleine accouchait de deux filles jumelles, jolies, jolies comme des cœurs.

Mais le bonheur ne dure pas.

Un beau matin, le marquis reçut une lettre.

— « Mère, femme, écoutez. Le roi m’appelle à la guerre. Dans une heure, je serai parti. Ne pleurez pas. Vous aurez de mes nouvelles. Soignez mes deux filles. Soignez-les bien. Mère, j’entends qu’ici vous soyez toujours maîtresse. Femme, j’entends que tu sois toujours la première servante de ma mère.

— Marquis, vous serez obéi. « 

Une heure après, le marquis était parti pour la guerre, monté sur son grand cheval noir.

La Belle Madeleine n’oublia pas sa promesse. Elle soigna bien ses deux filles. La marquise fut toujours maîtresse au château. La Belle Madeleine fut sa première servante.

Pendant sept ans, le marquis donna souvent de ses nouvelles. La guerre durait encore.

Les deux sœurs jumelles étaient toujours jolies, jolies comme des cœurs, sages comme de petites saintes. Vingt fois par jour, la marquise les faisait pleurer. Mais la Belle Madeleine les soignait. Déjà, les pauvres enfants savaient réciter par cœur leurs prières et leur catéchisme. Avec leur mère, elles apprenaient à lire, à coudre, à filer.

Dans toutes ses lettres, le marquis ne manquait jamais de marquer :

— « Soignez mes deux filles. Soignez-les bien. Mère, j’entends que vous soyez toujours maîtresse. Femme, j’entends que tu sois toujours la première servante de ma mère. »

Pourtant, la marquise haïssait sa bru de tout son cœur, et préparait le bon moment pour la brouiller à mort avec son mari.

À l’insu de la Belle Madeleine, elle écrivit un jour au marquis :

— « Ta femme est une coquine. Elle court après les galants. Elle ne soigne pas tes deux filles, et les fait pleurer vingt fois par jour. »

Le marquis répondit secrètement à sa mère :

— « Mère, patience. Soignez mes deux filles. Soignez-les bien. La guerre va finir. Comptez qu’à mon retour, ma coquine de femme et ses galants passeront un mauvais quart-d’heure. »

Mais un jour, le marquis écrivit :

— « Mère, la guerre est finie. Dans sept semaines, je serai de retour au château. »

Alors, la marquise pensa :

— « Voici le bon moment pour brouiller mon fils à mort avec sa coquine de femme. »

Cela pensé, la marquise appela la Belle Madeleine, ses deux filles, et un valet qui ne valait pas grand argent.

— « Écoute, souillon. Écoute cette lettre de ton mari ; mais tu ne la liras pas. Ton mari m’écrit : « Ma femme est une coquine. Elle court après les galants. Qui me prouve que ses deux filles sont de moi ? Mère, faites scier les deux bras à cette vaurienne. Puis, jetez-la dehors, et ses deux bâtardes avec elle. » — Valet, tu as entendu. Obéis. »

La Belle Madeleine se soumit comme une sainte. Le valet lui scia les deux bras, et ses deux filles ramassèrent chacune le leur. Cela fait, toutes trois partirent à la grâce de Dieu.

Enfin, le marquis revint de la guerre.

— « Bonjour, mère. Où est ma femme ? Où sont mes deux filles ?

— Mon fils, ta coquine de femme s’en est allée courir le monde avec un galant et ses deux bâtardes. »

Alors, le marquis devint triste, bien triste. Pourtant, le pauvre homme se méfiait. Il tenta de questionner les servantes et les valets du château. Mais nul n’osa parler, par crainte de la marquise.

Un jour de printemps, le marquis songeait à sa fenêtre. Il était triste, bien triste. Il songeait à ses deux filles. Il songeait à la Belle Madeleine.

Sur le contrevent, trois jolies hirondelles chantaient leur chanson.

— « Hirondelles, jolies hirondelles, dites-moi si ma mère m’a menti.

— Tiri tiri tiri. Marquis, ta mère t’a menti.

— Hirondelles, jolies hirondelles, dites-moi où sont mes deux filles. Dites-moi où est ma femme. Dites-moi où est la Belle Madeleine.

— Tiri tiri tiri. »

Du contrevent, les trois jolies hirondelles s’envolèrent, pour ne revenir jamais, jamais.

Alors, le marquis descendit à l’écurie, détacha son grand cheval noir, lui mit la bride et la selle, et partit au grand galop.

Pendant que tout cela se passait, la Belle Madeleine s’en allait à la grâce de Dieu. Elle s’en allait avec ses deux filles, portant les deux bras de leur pauvre mère. Par bonheur, les braves gens avaient pitié d’elles, et ne leur refusaient jamais l’aumône.

Toutes trois marchèrent ainsi longtemps, bien longtemps. Un soir, elles arrivèrent sur le bord d’une rivière.

Au bord de la rivière, trois vieux pauvres se disaient :

— « Comment ferons-nous pour passer l’eau ?

— Pauvres, dit la Belle Madeleine, je suis forte. Montez sur mon dos. Je vous passerai tour à tour. »

La Belle Madeleine prit un des trois vieux pauvres sur son dos, et le porta de l’autre côté de l’eau.

— « Merci, Belle Madeleine. M’as-tu trouvé bien lourd à porter ?

— Pauvre, je t’ai trouvé plus lourd à porter que je ne saurais le dire.

— Belle Madeleine, je suis saint Jean. Ta charité te sera payée. »

La Belle Madeleine s’en retourna chercher un autre vieux pauvre, et le porta de l’autre côté de l’eau.

— « Merci, Belle Madeleine. M’as-tu trouvé bien lourd à porter ?

— Pauvre, je t’ai trouvé moins lourd à porter que ton compagnon.

— Belle Madeleine, je suis saint Pierre. Ta charité te sera payée. »

La Belle Madeleine s’en retourna chercher le dernier des trois vieux pauvres, et le porta de l’autre côté de l’eau.

— « Merci, Belle Madeleine. M’as-tu trouvé bien lourd à porter ?

— Pauvre, je t’ai trouvé plus léger à porter que je ne saurais le dire.

— Belle Madeleine, je suis le Bon Dieu. Ta charité te sera payée. Maintenant, va chercher tes deux filles. »

La Belle Madeleine obéit.

Alors, le Bon Dieu dit aux deux filles :

— « Donnez-moi les bras de votre mère. »

En un moment, les deux bras se trouvèrent rattachés au corps.

— « Belle Madeleine, tu vas repartir aussitôt avec tes deux filles. Toute la nuit, vous marcherez, sans manger ni boire, sans vous reposer jamais. Au lever du soleil, vous arriverez dans une grande ville. Là, vous louerez une maisonnette, et vous y travaillerez pour gagner votre pauvre vie.

— Bon Dieu, vous serez obéi. »

Le Bon Dieu partit avec saint Jean et saint Pierre.

Le lendemain, au lever du soleil, la Belle Madeleine et ses deux filles arrivaient dans la grande ville. Là, elles louèrent une maisonnette, et y travaillèrent, pour gagner leur pauvre vie. De grand matin, toutes trois prenaient leur quenouille, et filaient ensemble du lin jusqu’à l’heure du coucher.

À ce métier, les deux filles finirent, un soir, par s’écorcher les doigts avec leurs fuseaux.

— « Pauvres enfants, dit la Belle Madeleine, venez que je vous soigne. — Et maintenant, allez dormir. Jusqu’à ce que le Bon Dieu vous guérisse, je filerai le lin nuit et jour, pour gagner notre pauvre vie. »

Les deux filles obéirent, et la Belle Madeleine se remit à filer du lin.

Pendant que tout cela se passait, le marquis courait le monde depuis sept ans, monté sur son grand cheval noir. Partout, il demandait des nouvelles de la Belle Madeleine et de ses deux filles. Mais nul n’était en état de lui répondre.

Un soir, à minuit passé, le pauvre homme arriva dans une grande ville. La pluie tombait à déluge.

Le marquis mit pied à terre, et vint s’abriter, avec son grand cheval noir, sous l’auvent d’une maisonnette.

C’était la maisonnette où ses deux filles dormaient, tandis que sa femme, la Belle Madeleine, filait le lin pour gagner leur pauvre vie. La lumière brillait à travers les fentes de la porte, et le marquis écoutait, tandis que la pluie tombait toujours à déluge.

Le lin disait à la Belle Madeleine :

— « Belle Madeleine, est-il un sort plus triste que le mien ? On me jette en terre. On m’arrache. On me décapite. On me noie. On me frappe à grands coups de maillet. On me met à rôtir au grand soleil. On me brise les os. On me passe au peigne de fer. On me file. On me met en toile. On me tord. On me bat. Belle Madeleine, est-il un sort plus triste que le mien ?

— Tais-toi, lin, répondait la Belle Madeleine. Mon sort est encore plus triste que le tien. Lin, il fut un temps où je vivais en marquise, dans un beau château, avec celui que j’aimais. C’était un homme beau comme le jour, honnête comme l’or, fort et hardi comme Samson. Par malheur, il m’avait épousée sans le consentement de sa mère. Le Bon Dieu nous a châtiés. Pourtant, sa mère était toujours demeurée maîtresse au château. J’étais sa première servante. Lin, mon mari partit un jour pour la guerre ; mais il n’en est pas revenu. Pendant sept ans, je l’attendis. Alors, sa mère me fit scier les deux bras, et me chassa du château. Avec mes deux pauvres filles, nous partîmes à la grâce de Dieu. Mais Dieu est bon. Il m’a rendu mes deux bras. Lin, nous te filons ici toutes trois. Mais, ce soir, mes filles se sont toutes deux blessées au doigt avec leurs fuseaux. Voilà pourquoi je les ai envoyées dormir. Voilà pourquoi je file seule, et filerai nuit et jour, pour gagner notre pauvre vie. Lin, tu le vois, mon sort est plus triste que le tien. »

D’un grand coup de pied, le marquis enfonça la porte.

— « Ma femme ! Ma pauvre femme ! Mes filles ! Mes pauvres filles ! »

Tous quatre passèrent le reste de la nuit à s’embrasser.

Sept semaines plus tard, ils étaient de retour dans leur château.

— « Mère, dit le marquis, vous m’avez menti. Par vous, ma brave femme et mes deux pauvres filles ont souffert quatorze ans mort et passion. Retirez-vous dans un couvent. Le Bon Dieu vous pardonnera votre péché. »

Alors, la Belle Madeleine et ses deux filles se mirent à crier et à pleurer.

— « Non, non. Nous ne voulons pas que votre mère se retire dans un couvent. Nous entendons qu’elle soit toujours ici maîtresse. Nous entendons être ses premières servantes. »

Alors, la marquise se repentit. Elle demanda pardon à son fils, à la Belle Madeleine, à leurs deux filles, et ils vécurent longtemps heureux[1].

  1. Dicté par mademoiselle Marie Sant, de Sarrant (Gers). Quelques autres personnes, notamment Françoise Lalanne, de Lectoure (Gers), et Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), m’ont aussi récité ce conte, mais d’une façon moins précise.