Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/La Goulue

V

la goulue



Il y avait, une fois, un homme et une femme qui avaient une fille de dix-huit ans. Cette fille était si goulue, si goulue, qu’elle n’avait jamais la tête aux danses ni aux galants, et qu’elle ne pensait qu’à manger de la viande crue. Un jour, son père et sa mère eurent besoin d’aller à Agen, au temps de la foire du Pin[1].

— « Goulue, lui dirent-ils, nous allons à la foire à Agen. Garde bien la maison. Pour ta peine, nous te rapporterons ce que tu voudras.

— Rapportez-moi de la viande crue. »

Le père et la mère partirent pour Agen. Quand ils eurent fait leurs affaires, ils coururent tous les bouchers de la ville, pour acheter de la viande. Mais force gens étaient venus à la foire, et s’étaient pourvus de bonne heure, de sorte que les bouchers n’avaient plus rien à vendre. Le soleil commençait à baisser. Les parents de la Goulue reprirent le chemin de leur village.

— « Comment ferons-nous ? disaient-ils en cheminant. Nous avons promis de la viande crue à la Goulue, et nous n’en avons trouvé chez aucun boucher de la ville d’Agen. »

Alors, la femme dit à l’homme.

— « Il fait nuit. Entrons dans ce cimetière, où on a enterré un mort ce matin. Déterrons-le, coupons-en un morceau, et portons-le à la Goulue. »

Tous deux entrèrent dans le cimetière, déterrèrent le mort, lui coupèrent la jambe gauche, et rentrèrent à la maison.

— « Tiens, Goulue. Voici la viande crue, que nous te rapportons de la foire. »

La Goulue se jeta sur la jambe, et la mangea jusqu’au dernier morceau. Cela fait, elle prit le couteau de son père, cassa l’os, et suça la moelle.

L’heure vint d’aller se coucher. Pendant toute la nuit, on entendit dans la maison une voix qui criait :

— « Rends-moi ma jambe. Rends-moi ma jambe. »

Le lendemain, le père et la mère partirent de bonne heure, avec la Goulue, pour aller travailler aux champs. Quand vint l’heure du déjeûner, il se trouva que le père avait oublié son couteau.

— « Goulue, lui dit-il, va me chercher mon couteau à la maison.

— Je n’ose pas.

— Vas-y, te dis-je, ou je vais te faire marcher. »

La Goulue partit. Quand elle entra dans la maison, elle trouva, pendu à la crémaillère de la cheminée, un mort à qui il manquait la jambe gauche.

— « Goulue, allume le feu, et fais chauffer de l’eau. »

La Goulue alluma le feu, et fit chauffer de l’eau.

— « Goulue, lave-moi ma jambe droite. »

La Goulue lava la jambe droite.

— « Goulue, lave-moi ma jambe gauche.

— Mort, tu n’as pas de jambe gauche.

— Qui donc me l’a prise ?

— Je ne sais pas.

— Moi je le sais. Ton père et ta mère m’ont déterré. Ils m’ont coupé la jambe gauche, et tu l’as mangée. »

Alors, le mort prit la Goulue, l’emporta dans sa fosse au cimetière, et la mangea[2].

  1. Les foires d’octobre, tenues à Agen, dans le quartier du Pin, jouissent d’une renommée régionale. Elles avaient lieu autrefois le 15 de ce mois. Mais depuis quelques années, chaque maire change le jour, et cela au grand détriment du commerce agenais.
  2. Dicté par Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, commune de Cauzac (Lot-et-Garonne). D’autres conteurs donnent à ce récit le nom de la Camo Cruso, en gascon « la Jambe Crue ».