Bases de la politique positive/Chapitre 1

Bases de la politique positive, manifeste de l’école sociétaire fondée par Fourier (1847)
Texte établi par Librairie Phalanstérienne, Paul Renouard (p. 29-38).


CHAPITRE PREMIER.

le problème social.


I.

But de la Politique rationnelle.


Une politique se constitue par la connaissance d’un But, des Moyens propres à l’atteindre, et des Principes sur lesquels reposent ce But et ces Moyens.

Là, où il n’y a pas de But déterminé, il ne saurait y avoir de Politique dans le sens rationnel et positif du mot.

Le But social le plus élevé et le plus raisonnable qu’il soit possible à l’Intelligence humaine de poursuivre aujourd’hui sur la Terre, c’est la Réalisation de l’ASSOCIATION universelle des Individus et des Peuples, pour l’accomplissement des Destinées de l’Humanité.

Tel est aussi le But ultérieur de la Politique rationnelle.


II.

État des Choses, et Problème à résoudre par toute Doctrine de Réforme sociale.


Les hommes sont encore aujourd’hui divisés sur toute la terre par des intérêts d’Industrie, de Classe, de Parti, de Nationalité, etc, qui mettent entre eux, au grand détriment de tous et de chacun, des hostilités et des haines plus ou moins violentes, au lieu de la bonne harmonie qui devrait les unir pour le bonheur commun et pour l’accomplissement des Destinées communes. De telle sorte que, — malgré les progrès merveilleux réalisés pendant les trois derniers siècles par les Nations civilisées de l’Europe, surtout dans l’ordre des Sciences physiques, mathématiques et des procédés techniques de l’Industrie, — l’Humanité demeure encore universellement soumise au règne du MAL.

Nous croyons fermement qu’il est au pouvoir de l’homme et qu’il est dans sa Destinée de substituer sur la Terre — que Dieu lui a donnée à gouverner, — le Règne de la Richesse, de la Vérité, de la Justice, de la Paix, du Travail…, en un mot le règne du BIEN, au Règne de la Misère, de la Fourberie, de l’Oppression, de la Guerre, de la Dévastation…, en un mot, au règne du MAL.

Nous croyons fermement que le Mal n’a point une Cause absolue dans la nature de l’Homme, qui est le Fils de Dieu et dont les facultés natives sont données et immuables (quant à leurs conditions essentielles) ; nous croyons, au contraire, que la Cause du Mal réside dans l’imperfection des Institutions sociales, lesquelles sont essentiellement muables et par conséquent, susceptibles d’être améliorées, perfectionnées ou transformées par l’Intelligence et par la Volonté de l’Homme.

L’État social, — qui présente déjà tant d’aspects caractéristiquement différents, depuis la Forme appelée Sauvagerie jusqu’aux Formes qu’affectent aujourd’hui les Civilisations les plus avancées et qu’il serait absurde de considérer comme dernières Formes possibles ; — l’État social est comparable à un mécanisme dont les hommes, considérés sous le rapport de leurs facultés actives, sont les Forces libres, c’est-à-dire les Forces vives ou motrices et plus ou moins intelligentes.

Or, ces Forces libres, vives ou motrices, produisent évidemment, en Bien ou en Mal, des effets très-différents, suivant qu’elles déploient leur Liberté ou leur Activité dans tel ou tel Mécanisme social[1].

Il est donc généralement certain à priori, pour nous qui refusons de croire qu’aucun homme soit absolument, nécessairement et fatalement dévolu au Mal par le fait de sa Naissance ou de sa Nature, et il doit être à priori, certain, sauf quelques cas exceptionnels, pour ceux qui croient seulement à l’existence de quelques natures fatalement condamnées au Mal par leur organisation, que tous les désordres, tous les vices, tous les crimes, et par conséquent tous les Maux de l’ordre social, pourraient disparaître progressivement en proportion des améliorations que subiraient les Institutions ou généralement, le Mécanisme social.

Il résulte de ce Principe incontestable, que l’on peut concevoir l’Homme, placé dans un Mécanisme social si heureusement combiné par son intelligence et tellement favorable aux bons essors de l’Activité et des Passions humaines que l’Individu, dans ce Système social, aimât naturellement ses semblables dont il ne recevrait que des bienfaits, et travaillât librement et passionnément au Bien général, parfaitement identifié à son propre Bien.

Ainsi, dans ce régime supérieur, au sein duquel l’Humanité accomplirait ses Destinées en développant progressivement toutes ses hautes facultés, l’Individu, jouissant de la plénitude de sa Liberté, vivrait dévoué et religieux, et pratiquerait nécessairement[2] toutes les Vertus sociales, puisque, dans ce régime de Vérité et de Justice, la Vertu serait aussi profitable aux intérêts réels de l’Individu eux-mêmes, qu’attrayante pour son cœur et pour son intelligence, tandis que le Vice serait aussi défavorable à ces mêmes intérêts qu’il est, de sa nature, hideux et repoussant[3].

Manifestement, un tel système serait la Réalisation de la plus haute donnée morale, possible dans l’ordre des Réalisations sociales, puisqu’il incarnerait dans la Société humaine, la double Loi supérieure de l’Ordre universel et de la Justice divine, double Loi qui veut, en vue de la réalisation de l’Ordre et du Bien, que la Souffrance ou la Peine soit toujours attachée au Désordre ou au Mal, et que la Jouissance ou la Rémunération soit toujours attachée à l’Ordre ou au Bien. — Le Bien serait assuré dès qu’il n’y aurait plus de Jouissance ou de satisfaction possible en dehors de ses Voies.

L’État social parfait dont nous faisons l’hypothèse peut donc être conçu comme un Ordre dans lequel les individus, les familles et les classes auraient associé librement leur activité pour produire le Bien de chacun et le Bien de tous ; — par opposition à l’état actuel, très-imparfait, dans lequel les individus, les familles et les classes, retranchés dans l’étroite citadelle de leurs intérêts égoïstes, s’oppriment et se contraignent en luttant misérablement les uns contre les autres, au grand détriment de tous et de chacun, de la Société et de l’Individu.

Mais, d’après ce que nous venons d’établir sur l’influence manifeste du mécanisme des relations dans la Production du Bien ou du Mal par les hommes, il est évident que pour obtenir l’Union universelle des hommes, telle que nous venons de la définir, il ne suffit pas de vouloir cette union, et de la recommander dans des écrits, des livres ou des sermons ; — d’autant plus que l’expérience elle-même démontre que les prédications et les prescriptions de la Morale verbeuse ont été, sont et demeureraient parfaitement impuissantes pour réaliser dans la Société la Morale effective.

Il faut donc, pour réaliser socialement la plus haute donnée de la Morale, c’est-à-dire la Production régulière et universelle du Bien, renoncer à croire suffisants les Procédés de la Morale verbeuse, et rechercher les conditions pratiques de l’Union définitive des Hommes pour la production du Bien, autrement dit, il faut découvrir, parmi toutes les Formes sociales possibles, la Forme ou le Mécanisme le plus propre à mettre en parfait accord l’Intérêt individuel et l’Intérêt collectif : en d’autres termes, le plus propre à réaliser sans froissements et sans contrainte l’Association libre et volontaire de tous les membres de la grande Famille humaine.

Il est donc entendu que, les Livres, les Sermons, les Prescriptions et les Enseignements purement verbeux de la Morale étant impuissants pour réaliser l’Union des hommes et la Production générale du Bien, il est de la plus haute nécessité de subvenir enfin à la faiblesse de ces Procédés verbeux, et même fallacieux, par des Procédés réels et effectifs.

Or, manifestement et d’après ce que nous avons établi, ces procédés effectifs ne sauraient être que des Institutions sociales ; et la connaissance de ces Institutions ne saurait être fournie que par la Détermination scientifique du Mécanisme social capable de réaliser sur la terre l’Association intégrale et universelle des hommes, telle que nous l’avons définie. La connaissance de ces Procédés effectifs dépend donc de la solution du Problème de la Meilleure Forme sociale.


En résumé : l’Association intégrale des individus, des classes et des peuples en vue de l’Accomplissement des Destinées humaines et du Bonheur général qui est lié à cet accomplissement ; telle est l’expression la plus élevée du But social que l’Intelligence de l’Homme puisse aujourd’hui se proposer ; telle est aussi l’expression la plus générale du But que nous poursuivons : — Voilà ce que nous établissons formellement en premier lieu.

Et la Nécessité logique de déterminer, pour atteindre ce But, les conditions rationnelles ou le moyen pratique de cette haute Association des hommes, autrement dit, la Nécessité de déterminer le Mécanisme nouveau capable d’unir et d’accorder les intérêts humains que le Mécanisme actuel hostilise : — Voilà ce que nous établissons formellement en second lieu.

Or, nous nous présentons nettement à la Société comme étant possesseurs de ce moyen qui est propre à lui permettre d’atteindre pleinement son But social et de réaliser, même très-facilement, cette haute et libre Association de tous les Membres de la Famille humaine. C’est-à-dire que nous nous présentons à la Société comme ayant la connaissance claire et déterminée du Mécanisme social capable d’accorder et d’unir tous les Intérêts et de développer harmoniquement tous les Droits : — Voilà ce que nous établissons formellement en troisième lieu.

Une affirmation qui attaque de front les présomptions les plus universellement répandues et les plus profondément enracinées, telles que celle de la prétendue impossibilité d’une Réalisation générale du Bien et du Vrai dans la Société ; une semblable affirmation serait un signe manifeste de folie, si ceux qui la produisent n’étaient pas en mesure d’offrir immédiatement à la Société un moyen de Vérification irrécusable, c’est-à-dire un moyen de vérification pris dans les seules bases de Certitude que la Société puisse admettre aujourd’hui.

Nous sommes donc, sous peine d’un aveu de folie auquel nous souscrivons d’avance, dans l’obligation de fournir immédiatement à la Société ce moyen de Vérification irrécusable et par lequel seul elle puisse arriver à savoir : de ses Présomptions enracinées, contraires à notre Affirmation formelle, ou de cette magnifique Affirmation, contraires à ces Présomptions désolantes, qui a tort et qui a raison. Nous avons ainsi, pour sauver notre Raison, à prouver à la Société qu’elle n’a aucun droit actuel de condamnation, ni même aucune compétence pour prononcer, par elle-même et sans le secours de ce Moyen de Vérification, le moindre jugement préalable contre notre Affirmation. — Pour cela faire, nous nous trouvons contraints de prouver à la Société son ignorance absolue dans l’ordre des choses sociales, ignorance qui lui cache jusqu’aux Vérités élémentaires et de simple bon-sens qu’elle a le plus grand intérêt à connaître, et sans lesquelles elle reste dans l’incapacité d’assurer sa propre existence. — Ces Vérités élémentaires, dont elle a un besoin si urgent, nous allons donc ici les lui dévoiler.


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  1. Si l’on supposait que tous les individus qui vivent et fonctionnent dans tel Mécanisme social déterminé, celui de la Société française actuelle par exemple, eussent été transportés dès leur naissance dans tel ou tel autre milieu social, dans celui de l’Afrique centrale par exemple, celui des Gaules au temps des Druides, ou tout autre, on conçoit aussitôt que tous ces individus eussent, dans ces différents états de Société, vécu, pensé, agi et fonctionné autrement qu’ils ne vivent, ne pensent et ne fonctionnent dans l’état ou dans le Mécanisme social actuel. On conçoit même que tel scélérat qui a librement commis les crimes dont il a effrayé la terre, aurait pu, tout aussi librement, faire un homme très-vertueux, très-utile à l’Humanité, s’il fût né seulement dans une autre famille, s’il eût reçu une autre éducation, enfin s’il se fût trouvé environné de circonstances sociales favorables au développement harmonique de sa nature, c’est-à-dire des circonstances qui eussent engagé ses intérêts et dirigé son activité et ses passions dans la voie du bien, au lieu de les engager dans une voie subversive. Ainsi le simple changement de la position de l’individu, dans le Mécanisme social où il est né, suffit déjà pour changer absolument ses idées, ses croyances, ses mœurs, c’est-à-dire sa moralité et sa vie : tout cela est incontestable.
    Il y a donc pour l’Homme considéré comme être social, des conditions favorables ou défavorables au développement de la Moralité ; comme il y a pour l’Homme, considéré au physique, des conditions favorables ou défavorables au développement de la Vie, de la Force, de la Santé : il est certain, en outre, que les circonstances qui enveloppent l’immense majorité des hommes dans la Société actuelle sont très-peu favorables au développement de leur pleine Moralité.
  2. Jouissant de la plénitude de sa liberté, pratiquerait nécessairement… Oui, sans doute, quoique des esprits irréfléchis puissent voir ici une contradiction dans les termes : L’homme pourrait faire le Mal, mais il n’aimerait, et par conséquent il ne voudrait, et il ne pratiquerait que le Bien ; telle est l’idée de la haute alliance de la Liberté virtuelle de l’Homme et de la nécessité pratique du Bien à l’exclusion du Mal par l’attrait supérieur, et, en poussant à la limite, par l’attrait absolu du Bien.
  3. La Vertu (virtus, virere, vir, vis), c’est la force, la volonté humaine dirigée du côté du bien. — Le vice, c’est la force déréglée, viciée, ou l’absence de force. Il est absurde de croire qu’il faille douleur, pour qu’il y ait vertu, et qu’on ne soit pas vertueux quand on fait le Bien avec satisfaction, avec jouissance, avec plaisir, avec amour, avec bonheur. Le sacrifice vertueux lui-même n’est et ne saurait être que le triomphe dans l’âme humaine d’un Attrait supérieur sur un Attrait inférieur ; car tout sacrifice libre est un effet de Volonté, et l’Être qui veut ne saurait vouloir, en dernière analyse, que ce qu’il lui convient de vouloir, ce qui lui plaît. Observons qu’il y a le Sacrifice inverse ou vicieux comme il y a le Sacrifice direct ou vertueux.