Augustin d’Hippone/Deuxième série/Solennités et panégyriques/Sermon CXC. Pour le jour de Noël. VII. Trois circonstances

Solennités et panégyriques
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXC. POUR LE JOUR DE NOËL. VII. TROIS CIRCONSTANCES.

ANALYSE. – 1° Jésus-Christ a choisi pour naître le jour de l’année où les jours commencent à croître ; c’est pour nous faire entendre que désormais nous devons croître dans la lumière et dans la sainteté ; 2° il pouvait naître sans le concours d’une mère comme il est né sans père ; mais il a voulu avoir une mère, afin de rendre l’espérance aux femmes comme il la rend aux hommes en se faisant homme ; 3° il a voulu naître dans une étable, être déposé dans une crèche, comme s’il devait servir de nourriture aux animaux ; c’était pour nous apprendre avec quelle docilité nous le devons servir et comment il se disposait à nous nourrir de lui-même.

1. Du sein de son Père où il était avant de naître de sa Mère, Jésus Notre-Seigneur a choisi non-seulement la Vierge qui devait le mettre au monde, mais encore le jour où il y devait entrer. Des hommes égarés préfèrent souvent un jour à l’autre soit pour planter ou pour bâtir, soit pour se mettre en route et quelquefois même pour contracter mariage ; et cela dans l’espoir d’obtenir de plus heureux résultats. Nul cependant ne fixe le jour même de sa naissance. Quant au Sauveur, il a pu le choisir comme il a pu choisir sa Mère, attendu que la création de l’une et de l’autre dépendait de lui. Or, en préférant un jour à l’autre, il n’est pas entré dans les vaines idées de ces esprits superficiels qui attachent les destinées des hommes à la disposition des astres. Est-ce le jour de sa naissance qui a fait le bonheur du Christ ? N’est-ce pas le Christ plutôt qui a béni le jour où il a daigné naître parmi nous ? Aussi le jour de sa naissance est-il l’emblème mystérieux de la lumière qu’il vient répandre. « La nuit s’achève et le jour approche, dit l’Apôtre ; rejetons par conséquent les œuvres de ténèbres et revêtons-nous des armes de lumière ; comme en plein jour vivons avec honnêteté[1] ». Distinguons le jour et soyons jour nous-mêmes, car nous étions la nuit en vivant dans l’infidélité. Or, cette infidélité, qui s’était abattue sur le monde entier comme une nuit épaisse, devant diminuer à mesure que grandirait la foi, c’est pour cette raison qu’au jour de la naissance de Jésus-Christ la nuit commence à décroître et la lumière à croître. Que ce jour, mes frères, soit donc pour nous un jour solennel ; célébrons-le, non pas comme les infidèles, en considération du soleil, mais en considération de Celui quia créé le soleil même. Car si le Verbe s’est fait chair[2], c’était afin de vivre pour l’amour de nous sous le soleil. Son corps n’était-il pas éclairé par cet astre, pendant que sa majesté l’élevait au-dessus de tout cet univers où il l’a placé ? Et ce même corps ne domine-t-il pas aujourd’hui ce soleil à qui rendent des honneurs divins les aveugle qui ne sauraient contempler le vrai Soleil à justice ?

2. Aujourd’hui donc, chrétiens, célébrons non pas la génération divine du Christ, mais la naissance humaine qu’il a voulu recevoir pour s’accommoder à notre faiblesse, en se faisant visible, d’invisible qu’il était, afin de nous élever des choses visibles aux invisibles. La foi catholique en effet ne nous permet pas d’oublier ces deux générations du Sauveur, dont l’une est divine et l’autre humaine, dont l’une est au-dessus du temps et dont l’autre s’est accomplie dans le temps, mais qui sont toutes deux merveilleuses, puisque dans l’une le Sauveur n’a pas de Mère, ni de Père dans l’autre. Si nous ne comprenons pas celle-ci, comment peindre celle-là ? Comment du reste comprendre un fait si nouveau, si singulier, unique dans le monde, un fait si incroyable lequel pourtant est devenu croyable et se trouver incroyablement accepté dans le monde entier, savoir qu’une Vierge ait conçu, qu’elle ait enfanté, et en enfantant soit demeurée Vierge. Mais ce que ne saurait expliquer la raison humaine, la foi le saisit et cette foi grandit à mesure que la raison est en défaut. En effet qui oserait avancer que le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, n’aurait pu, même sans une Mère, se former un corps comme il en a formé un au premier homme, qui n’avait ni père ni mère ? Cependant, dès qu’il a créé les deux sexes, le sexe masculin et le sexe féminin et qu’il venait les délivrer l’un et l’autre, il a voulu en naissant les honorer tous deux. Vous connaissez assurément la chute du premier homme vous savez que le serpent n’osa s’adresser à Adam, et que pour l’abattre il eut recours à l’intermédiaire de la femme. À l’aide du plus faible des deux époux il gagna le plus fort, et après s’être servi de l’un pour aller à l’autre, il triompha de tous deux. Il était à craindre que sous l’impression d’une juste douleur nous n’eussions horreur de la femme comme de la cause de notre mort, et qu’elle ne fût considérée par nous comme irrémédiablement perdue. C’est pour écarter ce sentiment qu’en venant chercher ce qui était perdu, le Seigneur voulut honorer l’homme et la femme, perdus l’un et l’autre. Gardons-nous d’outrager le Créateur à l’occasion d’un sexe quelconque ; sa naissance les invite à espérer le salut tous deux. La gloire du sexe masculin, c’est que le Christ en soit, et la gloire du sexe féminin, c’est que la Mère du Christ en fasse partie : La grâce du Christ a triomphé de l’astuce du serpent.

3. Ainsi donc que tous deux renaissent avec Celui dont nous honorons aujourd’hui la naissance et qu’ils célèbrent tous deux ce grand jour. Ce n’est pas d’aujourd’hui sans doute que date l’existence du Christ Notre-Seigneur, puisqu’éternellement il a existé dans le sein de son Père ; mais c’est aujourd’hui qu’il a pris un corps dans le sein de sa Mère et qu’il s’est montré à nos yeux, rendant sa Mère féconde sans lui ôter rien de sa virginité. Ainsi il a été conçu, il est né et il est enfant. Or, qu’est-ce que cet Enfant ? Enfant signifie . Ainsi la Parole même ne peut parler. Mais si dans son corps il garde le silence, il parle par la bouche des anges ; ceux-ci annoncent aux pasteurs le Prince et le Pasteur des pasteurs. De plus il est déposé dans la crèche comme pour servir d’aliment au bétail fidèle. Un prophète n’avait-il pas fait cette prédiction : « Le bœuf reconnaît son maître, et l’âne, l’étable de son Seigneur[3] ? » Aussi était-il monté sur un ânon lorsqu’aux acclamations des multitudes qui le précédaient et qui le suivaient, il fit son entrée à Jérusalem[4]. Nous aussi reconnaissons-le, approchons-nous de la crèche, mangeons-y, et portons le Seigneur en nous laissant guider par lui, afin de parvenir ainsi à la Jérusalem céleste. Si la naissance humaine du Christ décèle l’infirmité, quelle majesté révèle sa génération dans le sein de son Père ! Si dans le temps il compte un jour, n’est-il pas l’Éternel même engendré par le Jour éternel ?

4. Il convient donc de nous enflammer d’ardeur aux accents de ce psaume qui retentit à nos oreilles comme l’éclat d’une trompette céleste : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; que toute la terre célèbre le Seigneur. Chantez le Seigneur et bénissez son nom[5] ». Ainsi reconnaissons et publions la gloire de ce Jour issu du Jour, lequel reçoit aujourd’hui une naissance corporelle. Ce Jour issu du Jour est le Fils né du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière. Il est aussi le Sauveur dont il est dit ailleurs : « Que Dieu prenne pitié de nous et qu’il nous bénisse ; qu’il fasse rayonner sa face au-dessus de nous ; afin que sur la terre, nous puissions connaître votre voie, et votre Sauveur parmi tous les peuples[6] ». Sur la terre révèle la même idée que parmi tous les peuples ; et votre voie désigne votre Sauveur. Ne nous souvient-il pas que le Seigneur a dit : « Je suis la voie[7] ? » Tout à l’heure encore, pendant qu’on lisait l’Évangile, nous avons vu que le bienheureux vieillard Siméon avait reçu, d’un oracle divin, l’assurance de ne pas goûter la mort avant d’avoir contemplé le Christ du Seigneur. Il prit dans ses bras le divin Enfant, et reconnaissant la suprême grandeur dans ces petits membres « C’est maintenant, Seigneur, que selon votre parole vous laissez votre serviteur s’en aller en paix, puisque mes yeux ont vu votre Sauveur[8]. Nous donc aussi « proclamons ce Jour issu du Jour, ce Sauveur de Dieu ». Publions « sa gloire parmi les nations, ses merveilles parmi tous les peuples [9] ». 2 est couché dans une crèche, mais il supporte le monde ; il prend le sein, mais il nourrit les anges ; il est enveloppé de langes, mais il nous donne le vêtement de l’immortalité ; il est allaité, et en même temps adoré ; pour lui il n’y a point, place dans l’hôtellerie, mais il s’élève un temple dans le cœur des croyants. Pour fortifier la faiblesse, la force s’affaiblit. Ah ! sachons admirer cette naissance temporelle plutôt que de la dédaigner, et reconnaissons-y les abaissements profonds de la plus haute Majesté, et pour arriver à son éternité enflammons près de lui notre charité.

  1. Rom. 13, 12-1
  2. Jn. 1, 14
  3. Isa. 1, 3.
  4. Mat. 21, 1-9.
  5. Psa. 94, 1-2.
  6. Psa. 66, 2-3
  7. Jn. 14, 6
  8. Luc. 2, 26.29-30
  9. Psa. 95, 2, 2.