Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 15/Géométrie élémentaire, article 1

GÉOMÉTRIE ÉLÉMENTAIRE.

Démonstration d’un théorème de M. Lhuilier,
énoncé dans la
Bibliothèque universelle (mars 1824, p. 169).

Par un Abonné.
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PROBLÈME. Déterminer l’aire du polygone dont les sommets sont les pieds des perpendiculaires abaissées sur les directions des côtés d’un polygone régulier donné, d’un point donné sur le plan de ce polygone ?

Solution. Soient le nombre des côtés du polygone régulier donné, et le rayon du cercle circonscrit. Soit pris son centre pour origine des coordonnées rectangulaires, et faisons passer l’axe des positifs par l’un quelconque de ses sommets. Les équations d’un sommet quelconque seront de la forme

représente un nombre entier positif quelconque. On en conclura les équations du sommet qui suit immédiatement celui-là en y changeant en ce qui donnera

l’équation de la droite qui passera par ces deux points sera donc l’équation de l’un quelconque des côtés du polygone. Cette équation est

et, en observant que on la réduira simplement à

ou bien

ou en transposant

ou enfin, en simplifiant,

(1)

Soit la distance du centre du polygone au point donné sur son plan, et soit l’angle que fait cette distance avec l’axe des les équations de ce point seront

et l’équation de la perpendiculaire abaissée de ce même point sur la direction du côté dont nous venons de déterminer l’équation sera

(2)

mais l’équation (1) peut être mise sous cette autre forme

(3)

En considérant les équations (2 et 3) comme les deux équations d’un même problème, et seront alors les coordonnées du pied de la perpendiculaire. On tire d’ailleurs de leur combinaison


d’où il est facile de conclure pour la longueur de cette perpendiculaire

Si l’on représente par la perpendiculaire qui précède immédiatement celle-là, on en conclura la longueur de celle de en y changeant en ce qui donnera

on pourra ensuite mettre ces deux valeurs sous cette autre forme

Il est manifeste d’ailleurs que l’angle de ces deux perpendiculaires sera égal à l’angle extérieur ou encore à l’angle au centre du polygone donné, c’est-à-dire que cet angle sera égal à d’où il suit que ces perpendiculaires formeront avec la droite qui joint leurs pieds un triangle dont l’aire sera, suivant les principes connus, En mettant donc pour et les valeurs ci-dessus, on obtiendra pour l’aire de ce triangle

Le polygone dont l’aire est demandée sera composé de triangles dont on déduira l’aire de cette expression, en y mettant tour à tour pour tous les nombres naturels, depuis jusqu’à inclusivement. On aura donc l’aire demandée en sommant l’expression ci-dessus depuis la première de ces deux limites jusqu’à la seconde.

Mais, pour faciliter cette sommation, remarquons d’abord que les deux facteurs qui suivent le coefficient peuvent être écrits ainsi


ce qui donne pour leur produit

ou en développant

mais on sait que et  ; en conséquence, ce produit pourra être mis sous cette autre forme


ce qui revient à


ou encore

ou enfin

Pour avoir l’aire du triangle, il faudra encore multiplier ce développement par ce qui donnera finalement


Il résulte de là que l’aire cherchée du polygone sera


les sommes étant prises depuis jusqu’à

Or, il est connu[1] que


Posant donc, 1.o 

il viendra

Posant, en second lieu,

nous trouverons

En conséquence, l’aire du polygone se réduit simplement à

c’est-à-dire qu’elle sera tout-à-fait indépendante de  ; d’où résulte ce théorème :

THÉORÈME. Si de l’un quelconque des points du plan d’un polygone régulier on abaisse des perpendiculaires sur les directions de ses côtés, les droites qui joindront consécutivement les pieds de ces perpendiculaires formeront un nouveau polygone non régulier, inscrit au premier, dont l’aire ne dépendra uniquement que du rayon du cercle circonscrit au polygone primitif et de la distance de son centre au point d’où partent les perpendiculaires ; de sorte que cette aire sera la même pour toutes, les situations de ce point sur une même circonférence concentrique au polygone primitif.

C’est en cela que consiste le théorème de M. Lhuilier que nous nous étions proposé de démontrer, et qu’on peut encore énoncer de la manière suivante :

THÉORÈME. Le lieu des points du plan d’un polygone régulier desquels abaissant des perpendiculaires sur les directions de ses côtés, l’aire du polygone qui a ses sommets aux pieds de ces perpendiculaires est constante et donnée, est une circonférence ayant même centre que le polygone régulier donné.

Dans le cas particulier où c’est-à-dire lorsque le polygone donné est un quarré, à cause de et de l’aire du nouveau polygone se réduit à c’est-à-dire qu’alors cette aire est constamment moitié de celle du quarré donné, quelle que soit la situation du point de départ des perpendiculaires. M. Lhuilier regarde ce cas comme une exception tout-à-fait extraordinaire sous le point de vue logique ; mais nous ne saurions partager sa surprise à cet égard. Les exceptions de ce genre sont en effet très-fréquentes dans les sciences exactes ; et, lorsqu’on dit qu’une quantité est fonction de plusieurs autres, on veut seulement dire qu’elle ne dépend au plus que de celles-là, sans prétendre qu’elle dépende de toutes dans tous les cas. Le rayon du cercle des points de la circonférence duquel peuvent partir les perpendiculaires est déterminé, en général, pour un polygone à construire d’une aire donnée ; mais, dans un cas particulier, ce rayon devient indéterminé s’il n’est pas impossible ; circonstance fort ordinaire dans les recherches mathématiques.

Que, par exemple, on demande de construire un quadrilatère dont les quatre côtés consécutifs soient le problème sera indéterminé, parce qu’en général il faut cinq conditions pour déterminer un quadrilatère ; mais si, pour en lever l’indétermination, on exige en outre que les deux diagonales du quadrilatère à construire se coupent à angles droits, on trouvera aisément qu’alors le problème n’est possible qu’autant qu’on a

et que, si les quatre côtés donnés satisfont à cette condition, le problème demeure indéterminé.

L’aire du polygone régulier donné est

mais, si l’on suppose le point de départ des perpendiculaires sera le centre même de ce polygone, et le second polygone sera le polygone régulier formé par les droites qui joignent les milieux des côtés consécutifs de celui-là. L’aire de ce second polygone se réduira alors à

comme on le trouverait d’ailleurs directement.

La distance étant quelconque, plus sera grand et plus le polygone régulier donné tendra à devenir un cercle ; donc aussi l’autre polygone tendra de plus en plus à devenir une ligne courbe ; et il le deviendra en effet lorsque sera infini ; mais, dans ce cas, on aura et en conséquence, la surface terminée par cette courbe aura pour expression

c’est-à-dire qu’elle excédera la surface du cercle donné d’une quantité égale à la moitié de la surface du cercle qui aurait à pour rayon. Cherchons l’équation de cette courbe.

Soit

l’équation du cercle donné ; l’équation de la tangente en l’un quelconque des points de sa circonférence sera

(1)

sous la condition

(2)

Si d’un point fixe nous abaissons une perpendiculaire sur cette tangente, l’équation de cette perpendiculaire sera

(3)

Si donc nous éliminons et entre ces trois équations, l’équation résultante en et sera celle du lieu des pieds de toutes les perpendiculaires, c’est-à-dire, l’équation de la courbe cherchée.

On tire des équations (1) et (3), par l’élimination alternative de et


prenant la somme des quarrés de ces dernières, en ayant égard à l’équation (2) et divisant ensuite par , on aura pour l’équation de la courbe dont il s’agit

Cette équation est celle de la courbe décrite par le sommet d’un angle droit mobile dont l’un des côtés est constamment tangent à un cercle, tandis que l’autre passe constamment par un point fixe pris sur le plan de ce cercle.

La solution que nous avons donnée du problème est sans doute fort différente de celle de M. Lhuilier, à en juger du moins par la manière dont ce géomètre a coutume de procéder dans ses divers ouvrages. Il y aura sans doute mis plus d’art et de finesse que nous, et aura par suite été plus brief. Mais nous pensons que notre solution n’en sera pas pour cela moins utile, précisément parce que c’est pour ainsi dire une solution terre-à-terre. Il importe en effet que les commençans se persuadent bien que, si beaucoup d’habitude et de sagacité peuvent être nécessaires pour traiter une question de mathématiques avec élégance et brièveté, l’analise algébrique met néanmoins aux mains des hommes les plus ordinaires toutes les ressources nécessaires pour arriver d’une manière plus ou moins rapide et pour ainsi dire mécanique, à la solution de tous les problèmes qui peuvent être proposés. Et, comme nous ne saurions nous promettre d’avoir toujours l’esprit convenablement disposé au moment même où nous avons besoin de résoudre un problème, le plus grand service que puissent nous rendre les sciences est de nous faire devenir machines par rapport à la plupart des objets dont nous avons à nous occuper ; d’autant que, comme l’a dit un écrivain philosophe, les machines ont sur l’intelligence le précieux avantage de n’éprouver ni distraction ni lassitude.

M. Lhuilier observe, avec beaucoup de raison, que ce n’est point savoir la science que de savoir simplement démontrer et résoudre les théorèmes et les problèmes qui se trouvent traités dans l’auteur qu’on a étudié, et qu’il est nécessaire que les jeunes gens s’exercent ensuite à aller d’eux-mêmes. C’est pourtant une chose tout-à-fait négligée dans la plupart des écoles publiques, et dont même on ne s’occupait nulle part il y a moins de quarante ans. Cela tient à ce que le plus souvent on confie l’enseignement à des hommes qui ont tout juste le degré d’intelligence nécessaire pour comprendre les auteurs qu’ils enseignent. Ce fâcheux état de choses ne pourra aller, au surplus, qu’en empirant, tant qu’on ne travaillera pas à former d’habiles professeurs ; et on en trouvera peu de tels à former aussi long-temps qu’on n’environnera pas les fonctions de l’enseignement d’une considération qui y attire des hommes capables et les dédommage des avantages qu’ils pourraient obtenir dans les autres carrières de la vie civile.

Lyon, le 17 mai 1824.

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  1. Euler, Introd. in analy. inf. (tom. I, chap. XIV, n.o 260).