Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 12/Philosophie mathématique, article 1

PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.

Dissertation sur la langue des sciences en général,
et en particulier sur la langue des mathématiques ;

Par un Abonné.
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Sans admettre, avec Condillac, que toute science se réduise uniquement à une langue bien faite, on ne saurait pourtant, sans fermer les yeux à l’évidence la plus manifeste, méconnaître la toute-puissante influence des signes sur les idées, des langues sur les opérations de l’intelligence ; et même, si quelque chose a lieu de surprendre, c’est que cette influence ait été si long-temps inaperçue ; c’est que l’on ait tant tardé à découvrir que le langage n’est pas moins l’instrument que le signe de la pensée ; c’est, en un mot, qu’une vérité de cet ordre, dont les preuves se manifestent sans cesse en mille façons diverses à l’esprit le moins attentif, et dont les conséquences sont si nombreuses et si importantes, ait pourtant échappé, pendant deux mille ans, à la sagacité de tant d’hommes voués par goût ou par état à l’étude des langues et de la métaphysique ; de telle sorte que ce soit là, pour ainsi dire, une découverte faite sous nos yeux.

Tant que les langues n’ont été envisagées que comme un moyen de communication ou de rappel de nos pensées et de celles d’autrui ; aussi long-temps qu’on a pu méconnaître le service le plus signalé peut-être de tous ceux que nous en retirons, on a pu croire que le choix des signes de nos idées était une chose d’elle-même assez indifférente ; mais du moment que, pour me servir de l’ingénieuse expression d’Euler, on eut reconnu que l’usage des langues facilite notre adresse à penser, on dut songer dès-lors qu’il devait en être à peu près ici comme dans les arts mécaniques, où l’excellence des outils contribue puissamment à la prompte exécution et à la perfection de l’ouvrage.

La conséquence toute naturelle de cette considération semblerait avoir dû être une refonte générale de nos systèmes de signes ; et il en aurait sans doute été ainsi, sans l’attachement que nous conservons tous pour des habitudes depuis long-temps enracinées, et cette répugnance, aussi peu fondée, peut-être qu’elle est invincible, qui nous porte à repousser tous les signes absolument nouveaux, et à ne tolérer la mise en circulation que de ceux-là seulement qui se rattachent par des analogies plus ou moins prochaines, plus ou moins étroites, à d’autres signes universellement employés ; en quoi nous ne ressemblons pas mal à un homme qui s’obstinerait à ne vouloir employer que de vieux matériaux dans des constructions nouvelles : moyen certain de n’obtenir que des résultats défectueux. Aussi, si l’on en excepte peut-être la langue de la chimie qui, depuis trente ans qu’on y travaille, est pourtant loin encore d’être à l’abri de toute critique, nos langues sont demeurées, du moins quant au matériel, à peu près ce qu’elles étaient, dans le temps où on ne les considérait simplement que comme moyen de rappeler et de communiquer la pensée ; et Condillac lui-même, bien qu’il se soit peut-être exagéré l’importance des langues, s’est presque uniquement borné à fixer et a circonscrire, autrement qu’on ne l’avait fait avant lui, la signification de certains mots, sans songer, en aucune sorte, à introduire ou même à proposer le changement le plus léger dans les élémens radicaux dont ces mots se composent ; soit qu’il ne pensât pas qu’un tel changement pût être de quelque utilité, soit plutôt qu’il sentît que des réformes de cette nature rencontreraient des adversaires trop nombreux et trop puissans.

Il y a déjà plusieurs années que la première de nos sociétés savantes a cherché à fixer plus particulièrement l’attention des philosophes sur l’influence que peuvent exercer les signes sur les idées, en faisant de l’examen de cette influence le sujet d’un concours public. Je n’ai jamais eu l’occasion de lire le mémoire couronné, qui paraît être devenu postérieurement un ouvrage fort étendu ; mais j>ai toujours été surpris qu’aucun géomètre ne soit entré en lice ; parce que je conçois difficilement que tout autre qu’un géomètre puisse traiter un semblable sujet avec toute la profondeur, toute l’étendue et toute la précision qu’il comporte. Quelle autre langue, en effet, peut mettre mieux en évidence toute l’action des signes sur la pensée que celle que l’illustre Lagrange et ceux qui l’ont suivi dans la carrière ont si singulièrement perfectionnée ? et quelle langue approche plus que celle-là des conditions que devrait réunir une langue tout-à-fait parfaite ?

Je ne pense pas toutefois que cette langue elle-même soit absolument exempte de reproches ; et chaque progrès nouveau de l’analise mathématique semble même en déceler l’imperfection. Chaque jour la voit s’enrichir de nouveaux signes et de notations nouvelles, amenées par le besoin d’exprimer de nouvelles idées ; mais le choix de ces signes et de ces notations, comme celui des signes et des notations plus anciennement connus, n’étant point subordonnés à des règles et à un système général, arrêté à l’avance ; et le plus grand nombre d’entre eux s’introduisant sans aucune sorte de contrôle, et par une pure tolérance de la part de ceux qui les reçoivent ; il peut en résulter, à la longue, beaucoup de désordre et de confusion ; et la langue mathématique peut perdre ainsi, après un temps plus ou moins long, sa supériorité sur nos langues vulgaires, peut-être originairement non moins parfaites qu’elle, mais qui se seront dégradées peu à peu par des causes à peu près semblables.

Dans un tel état de choses, il peut n’être pas sans quelque utilité et quelque intérêt de poser des maximes générales sur le choix des signes ; d’éclaircir ces maximes par des exemples simples, et d’en faire une application spéciale à la langue des sciences exactes ; et tel est le cadre que je me suis tracé pour l’essai que l’on va lire. Je sens fort bien qu’un tel cadre ne saurait être dignement rempli que par un esprit très-supérieur ; et je dois à l’avance prier le lecteur d’excuser la témérité d’une entreprise que l’exécution sera sans doute fort loin de justifier ; mais, pourvu que, dans ce qu’on l’a lire, il se trouve, ça et là, quelques vues dont on puisse tirer un utile parti, ou qui en puisse faire naître de plus saines ; je dirai plus, pourvu seulement que ceci puisse éveiller l’attention des géomètres philosophes sur un sujet que je ne saurais me refuser à croire d’une haute importance, je n’aurai pas tout-à-fait perdu mes soins ; et la critique même, quelque amère qu’elle puisse être d’ailleurs, en me prouvant qu’on n’a pas dédaigné de réfléchir sur ce sujet, ne pourra m’être que très-agréable.

Je m’empresse, au surplus, de déclarer, avant d’entrer en matière, que je suis loin de considérer comme possibles ou nécessaires, ou même seulement comme très-désirables, la plupart des innovations que je hasarderai de proposer. Je ne pense pas que beaucoup de personnes soient disposées aujourd’hui, ni même à quelque époque que ce soit, à refaire de toutes pièces la langue d’aucune science ; mais je pense en même temps qu’en toutes choses, sans se flatter de parvenir jamais à la perfection absolue, il faut néanmoins l’avoir toujours devant les yeux, comme une limite vers laquelle on doit tendre sans cesse. Je pourrais toutefois ajouter qu’à diverses époques les hommes se sont prêtés à recevoir des systèmes entiers de notations tout-à-fait nouvelles, soit pour exprimer un ensemble d’idées auxquelles, jusque-là, on n’avait encore affecté aucun signe, soit même pour remplacer d’autres systèmes de notations trouvés enfin trop défectueux. Je pourrais observer que, sans l’heureuse témérité de quelques hommes et la docile complaisance de tous les autres, nous n’aurions encore aujourd’hui ni notre écriture alphabétique, ni nos notations musicales, ni notre système arithmétique, ni notre calcul algébrique ; inventions qui toutes, à leur origine, ont dû rencontrer un très-grand nombre d’opposans et des résistances plus ou moins vives. Je pourrais observer enfin que souvent il faut montrer bien des fois aux hommes la nécessité de certaines réformes, avant de les déterminer à les adopter ; et qu’alors même c’est hâter l’époque de leur adoption que de leur mettre une fois de plus cette nécessité sous les yeux ; mais, je le répète, je n’ai pas plus la prétention que l’espoir d’opérer une révolution, ni même d’en préparer une dans l’avenir ; et je m’estimerai même fort heureux, si le peu que j’ose hasarder, sur le sujet qui m’occupe, n’indispose pas une multitude de gens contre moi.

Mais les contrariétés même que je pourrai éprouver, les répugnances qui me seront opposées, ne seront peut-être pas sans quelque utile résultat. Il n’arrive que trop souvent, en effet, que, lorsque la langue d’une science nous est devenue tout-à-fait familière, et que nous avons entièrement perdu de vue ce qui nous en a coûté de peine pour la bien connaître, nous sommes disposés à prendre de l’humeur contre ceux qui étudient cette langue, et à accuser leur intelligence, lorsqu’ils rencontrent quelques difficultés dans leurs études. Mais, en considérant combien nous aurions nous-mêmes de peine à nous familiariser avec l’usage de quelques signes nouveaux, choisis d’ailleurs de la manière la plus naturelle, nous nous sentirons portés à plus d’indulgence envers des jeunes-gens pour qui les notations qu’un long usage nous a rendues familières sont tout aussi nouvelles, sans qu’elles leur présentent un ensemble aussi méthodique ; et cette bienveillante indulgence est une disposition de l’âme qu’en particulier ceux qui se dévouent à l’enseignement ne sauraient trop s’appliquer à acquérir.

Les langues, considérées sous le point de vue le plus général, sont l’ensemble des signes dont nous faisons usage, soit pour conserver en dépôt nos propres pensées et celles d’autrui, soit pour les communiquer à nos semblables, soit enfin pour nous aider mêmes à penser.

Ces signes peuvent être permanens ou fugitifs. Les signes de la première sorte constituent la langue écrite dont les principaux usages sont de conserver invariablement la pensée pendant un temps indéfini, et de la transmettre, sans altération, à des distances illimitées. Ceux de la seconde sorte appartiennent à la langue parlée dont l’usage est pour ainsi dire instantané, et qui ne peut transmettre la pensée qu’à des distances très-bornées. À celle-ci doit se rapporter la langue d’action ainsi que le langage inarticulé. L’usage de la langue écrite paraît être exclusif à l’homme ; tandis qu’il partage avec tous les autres animaux, mais dans un degré évident de supériorité, l’usage de la langue parlée.

Les signes de l’une et de l’autre langue peuvent être ou naturels ou conventionnels ; ceux de cette dernière sorte sont aussi appelés signes d’institution. Les premiers jouissent du privilège de l’universalité, mais le nombre en est nécessairement peu étendu ; les derniers peuvent être, au contraire, indéfiniment multipliés par le jeu des combinaisons ; mais ils varient de peuple à peuple, de siècle à siècle, et sont tout-à-fait inintelligibles pour qui n’est pas au courant des conventions qui ont présidé à leur création. Ceux-ci paraissent être exclusivement à l’usage de l’homme : il partage l’usage des autres avec tous les animaux.

En considérant donc les signes de nos pensées sous ce double point de vue, nous sommes tout naturellement conduits à les ranger sous les quatre chefs principaux que voici, savoir :

1.o Les signes fugitifs et naturels : tels sont les cris, le rire, les pleurs, les gestes, etc. Ils constituent presque à eux seuls la langue des animaux.

2.o Les signes permanens et naturels : tels sont les étalages de nos marchands au-devant de leurs boutiques, le dessin, la peinture, etc. ; telle était probablement l’écriture hiéroglyphique dans sa première simplicité.

3.o Les signes fugitifs et conventionnels : tels sont les signaux en mer, les coups de canon dans une fête publique, le pas de charge à la guerre, et presque tous les mots de nos langues articulées.

4.o Enfin, les signes permanens et conventionnels : tels sont les marques distinctives des grades dans l’armée, les costumes de nos fonctionnaires, les armoiries qui décorent les équipages de nos grands seigneurs et tous les mots de nos langues alphabétiques écrites.

Mais il est d’abord essentiel d’observer qu’il en est de cette classification comme de toutes les autres qui, si elles offrent à notre esprit des points de repos qui ménagent utilement ses forces, ne lui présentent, d’un autre côté, qu’une sorte de fiction assez peu conforme à l’état réel des choses. Ainsi on conçoit qu’il peut y avoir une infinité de nuances, soit entre le signe le plus naturel et celui qui l’est moins ; soit entre le signe le plus durable et le signe le plus éphémère. Il y a donc de signes plus ou moins naturels, plus ou moins conventionnels, plus ou moins fugitifs, plus ou moins permanens ; et c’est une observation que je prie le lecteur de ne point perdre de vue dans tout ce qui va suivre.

Si dans nos langues, soit parlée, soit écrite, on avait pu se borner à l’emploi des signes tout-à-fait naturels, les hommes, sans aucune étude préalable, s’entendraient facilement d’un pôle à l’autre, nous ne nous trouverions pas dans la déplorable nécessité de consommer les plus belles années de notre vie à nous rendre familières les langues des différens peuples avec qui nous devons correspondre, et des divers écrivains que nous voulons consulter ; et nous ne serions pas obligés, à notre grand préjudice, de sacrifier, pour ainsi dire, l’étude des choses à celle des mots. C’est, par exemple, parce que les horloges parlent une langue fort naturelle, que celles de Berlin sont aussi bien comprises par un espagnol que le sont celles de Madrid par un prussien ; et c’est encore parce que le dessin et la peinture sont des écritures naturelles que nos badauds de Paris ne s’arrêtent pas avec moins de complaisance devant les caricatures de Londres que ne le font ceux de Londres devant les caricatures de Paris.

Mais les nuances de nos idées sont si nombreuses et si fugitives que, même dans l’état de civilisation le moins avancé, les signes naturels ne pourraient suffire à les exprimer toutes sans confusion ; et d’ailleurs comment exprimer autrement que par des signes artificiels tant d’idées dont l’objet ne donne aucune prise aux sens et ne peut être offert à aucun d’eux. Toutefois, il est probable que l’usage des signes naturels a précédé celui de tous les autres. On peut conjecturer, avec vraisemblance, que, soit par la négligence de ceux qui les employaient, soit par le désir de rendre la langue plus concise, ces signes se seront graduellement altérés ; qu’en voyant que les altérations qu’ils avaient subi n’empêchaient pourtant pas d’en retirer les mêmes services, on aura conçu l’idée d’employer, concurremment avec eux, d’autres signes de pure institution ; et voilà comment, sans recourir à aucune ressource surhumaine, on peut concevoir la formation et le perfectionnement progressif de toutes nos langues. Il est même quelques érudits qui pensent qu’il n’est aucun de nos signes qui soit de pure institution, et qui ont même essayé d’expliquer la génération de la plupart d’entre eux, par une suite d’altérations qu’ont subi des signes tout-à-fait naturels[1]. Quoi qu’il en soit, les signes de nos langues sont présentement, presque en totalité, des signes de pure convention.

Si les conventions qui ont donné naissance à ces sortes de signes avaient pu être à la fois universelles et durables, une seule langue nous suffirait aujourd’hui pour nous mettre en relation non seulement avec nos contemporains, mais même avec ceux qui ont écrit dans les temps les plus éloignés de nous ; mais, d’une part, l’isolement où ont vécu long-temps les uns des autres les différens peuples de la terre et la diversité de leurs mœurs, et d’une autre les altérations progressives que ces signes ont éprouvées, n’ont pas permis qu’il en fût ainsi ; et telle est la cause de la diversité presque infinie des langues tant anciennes que modernes. C’est un grand mal sans doute ; mais c’est un mal qui ne saurait être réparé que par l’institution d’une langue philosophique, très-difficile à créer, et plus difficile encore à faire universellement admettre, quelque simple et quelque parfaite qu’on voulût d’ailleurs la supposer. Laissons donc là les langues vulgaires ; mais, puisque chaque jour voit introduire de nouveaux signes dans la langue des diverses sciences, examinons quelles sont les maximes qui doivent présider à l’institution de ces signes, et jusqu’à quel point les signes déjà institués s’approchent ou s’éloignent des conditions qui, un conséquence de ces mêmes maximes ; en auraient dû régler le choix.

I. Il est d’abord évident que plus un signe d’institution approchera d’être naturel et moins aussi l’esprit aura d’effort à faire pour en découvrir et pour en retenir la signification. Ainsi, par exemple, le boulanger qui étale des pains sur le devant de sa maison, pour annoncer aux passans qu’il en fait le commerce, se fait comprendre des étrangers comme des nationaux, tandis qu’un étranger peut fort bien ne pas comprendre ce que signifie le rameau vert qui sert d’enseigne à nos cabaretiers, parce qu’ici le signe n’a plus aucune analogie avec la chose signifiée. Un pampre remplirait cette destination d’une manière moins imparfaite.

II. Lorsqu’un signe est purement conventionnel, il serait fort à désirer que la convention qui en règle l’usage fût aussi universelle qu’il se pourrait. C’est, en particulier, ce qu’on s’est proposé en France dans l’institution des mesures métriques. C’est aussi parce que les symboles algébriques ont été généralement adoptés par tous les géomètres de l’Europe, qu’il est si facile d’entendre des traités d’analise écrits dans une langue qu’on ne possède qu’imparfaitement, et dans lesquels le progrès du calcul aide si puissamment à l’intelligence du texte. La même considération ne pourrait également que rendre fort désirable l’adoption, proposée par Volney, d’un alphabet commun à toutes les langues de la terre. Il est même telles circonstances où des conventions trop circonscrites peuvent entraîner de graves accidens, et compromettre la vie même des individus. Je ne sais, par exemple, jusqu’où s’étend l’usage de la croix de funeste présage dont parle Boileau dans sa VI.e satire ; mais, comme c’est ici un signe éminemment conventionnel, il est clair que cette croix peut fort bien n’être, pour un étranger, d’aucune garantie contre le risque auquel l’exposent des couvreurs qui,

Grimpés au toit d’une maison,
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison.

Suivant cette maxime, on doit trouver fort heureux que les géomètres, sans aucune convention formelle, se soient accordés à attacher constamment certains signes aux mêmes idées, et soient dans l’usage, par exemple, de désigner toujours le rapport du diamètre à la circonférence par , la base des Logarithmes naturels par la gravité et ainsi du reste. Ce n’est point, en effet, une petite affaire que d’avoir constamment présente à la pensée, dans tout le cours d’une longue question, la signification de tous les symboles qu’on y considère, sur-tout lorsque ces symboles sont fort nombreux. Plus donc ces sortes de conventions seront multipliées et plus aussi l’esprit s’en trouvera soulagé.

III. Quoiqu’il n’y ait, au fond, aucun inconvénient grave à attacher plusieurs signes à une même idée ; cependant, comme un surcroît de signes est toujours une charge pour la mémoire, il est beaucoup plus convenable de s’abstenir de ces sortes de doubles emplois, qui ne sauraient offrir le plus léger dédommagement de la peine qu’ils procurent. Ainsi, par exemple, puisque la notation des proportions peut être remplacée par celle des équations, et que celle-ci ne peut à l’inverse être complètement suppléée par l’autre, ne serait-il pas convenable de ne plus employer que cette dernière, qu’on est toujours obligé de connaître et que l’autre ne saurait dispenser d’apprendre. On a bien, à la vérité des synonymes dans les langues vulgaires, mais ils n’y sont utiles que par cela même qu’étant des synonymes imparfaits, ils permettent d’exprimer toutes les nuances d’idées avec une exacte précision.

IV, Toutefois, il n’y a, dans l’affectation de plusieurs signes à une même idée qu’une embarrassante superfluité, mais, ce qui ne devrait jamais être toléré, et ce qui pourtant n’est malheureusement que trop ordinaire, c’est l’affectation d’un même signe à des idées différentes. Voilà, par exemple, comment nous avons, en arithmétique, des diviseurs qui divisent et des diviseurs qui ne divisent pas ; et voilà encore comment, en géométrie, les mots axe et pôle s’emploient aujourd’hui sous une multitude d’acceptions diverses[2]. Ce vice de nos langues scientifiques tient principalement à cette répugnance que nous avons tous pour l’introduction des mots nouveaux ; répugnance qu’on ne saurait raisonnablement justifier, et par suite de laquelle nous ne pouvons nous garantir des continuelles méprises qu’entraînerait inévitablement l’acception multiple des mots, que par l’attention la plus soutenue dans la construction de nos phrases.

V. Non seulement on ne doit pas affecter à une idée un signe déjà destiné à en représenter un autre ; mais il est même souvent très-bon que le signe dont on fait choix n’ait absolument aucun autre sens, soit dans la langue où on l’adopte, soit dans tout autre, que celui pour lequel on le destine. Ainsi, par exemple, Lavoisier, trompé par une fausse induction, a donné à une certaine substance le nom d’oxigène, parce qu’il a cru apercevoir en elle le générateur universel des acides ; mais, aujourd’hui qu’on sait qu’il en est autrement, il est évident que cette dénomination peut tromper ceux qui savent un peu plus de grec que de chimie.

Il est donc très-bon qu’un signe nouveau que l’on introduit dans la langue d’une science ne préjuge rien sur la nature et les propriétés de l’objet qu’il est destiné à représenter ; et on voit par là combien est grande l’erreur de ceux qui veulent que les mots soient en quelque sorte des définitions abrégées, et qui ne permettent l’introduction d’un mot nouveau qu’autant qu’on leur fait voir qu’il est dérivé de quelque autre mot connu ; ils devraient bien nous expliquer enfin quels précieux avantages peuvent résulter de cette pratique ?

VI. Une attention qui n’est pas moins utile dans le choix des signes, c’est qu’ils ne deviennent pas une sorte de barrière qui vienne s’opposer à un développement ultérieur des idées, ou du moins le rendre plus lent ou plus difficile. C’est, par exemple, l’inconvénient qu’auraient eu les notations fluxionnelles de Newton, si elles avaient prévalu sur les notations différentielles de Leibnitz. Il est clair, en effet, qu’aussi long-temps qu’on aurait écrit etc., au lieu de on n’aurait jamais songé à l’expression sur-tout dans le cas où serait supposé fractionnaire ou négatif.

VII. Mais une attention extrêmement recommandable dans le choix des signes, parce que c’est une de celles qui peuvent le plus contribuer à rendre l’étude des sciences facile et à en reculer les limites, c’est d’établir entre ces signes des relations qui soient la peinture fidèle de celles qui existent entre les objets qu’ils sont destinés à représenter ; de telle sorte que les conventions à établir sur l’acception de ces signes se trouvent, pour ainsi dire, réduites à leur plus simple expression. C’est, par exemple, un but qui a été très-heureusement atteint dans la nomenclature des mesures métriques. Dans l’ancien système, en effet, les noms des mesures de chaque série avaient des dénominations propres et indépendantes les unes des autres, qui ne laissaient pas même soupçonner leur rapport de grandeur ; de telle sorte que chaque dénomination ne s’appliquait à son objet qu’en vertu d’une convention expresse ; et, cette convention connue pour les dénominations des mesures d’une série, on n’en était pas plus avancé pour celles des mesures de toute autre série. Dans le système métrique, au contraire, dès que l’on sait quelle acception on doit attacher aux mots Mètre, Are, Stère, Litre et Gramme, et à ceux-ci, Myria, Kilo, Hecto, Déca, Déci, Centi, Milli, on est en état de nommer, sans hésitation et sans méprise, et de distinguer parfaitement les unes des autres quarante unités de mesures différentes.

Ce n’est donc pas parce que les mots Myria, Kilo, Hecto, Déca sont tirés du grec ; ce n’est pas parce que les mots Déci, Centi, Milli sont tirés du latin ; ce n’est pas enfin parce que les mots Mètre, Are, Stère, Litre, Gramme sont dérivés d’autres mots antérieurement employés, que la langue des mesures métriques est une langue bien faite ; ce choix n’offre que l’avantage très-léger de rendre l’intelligence de cette langue un peu plus facilement accessible au plus petit nombre de ceux qui sont dans le cas d’en faire usage. Ce qui rend la langue des mesures métriques une langue bien faite, c’est uniquement que le nom de chaque unité de mesure fait toujours nettement connaître et à quelle série appartient cette unité et quel rang elle occupe dans cette série ; c’est que les mots de cette langue peuvent être régulièrement distribués dans les cases d’une table à double entrée, dont il suffit de voir la première bande horizontale et la première colonne verticale, pour en connaître complètement toute l’organisation intérieure[3].

Il est pourtant permis de douter que cette langue eût été reçue par les savans, sans l’attention qu’ont eu les inventeurs d’en faire dériver les mots d’autres mots pris dans les langues anciennes ; en quoi, au surplus, ils se seraient montrés beaucoup moins raisonnables que la multitude qui a accepté ces mêmes mots sans s’informer aucunement de leur origine, et qui même a pu croire qu’ils avaient été formés de toutes pièces.

VIII. Lorsqu’on trouve ainsi un avantage évident à former des mots ou des signes composés, on peut alors en tolérer la longueur et la complication ; mais, dans le cas contraire, on ne devrait jamais souffrir dans les signes de nos idées que la complication strictement nécessaire pour en varier les formes autant que leur nombre peut l’exiger. C’est même là un des principaux avantages de la langue algébrique. Sa concision permet de saisir d’une seule vue toutes les diverses parties d’une formule, et d’y apercevoir facilement des rapports qu’une langue moins briève ne laisserait que difficilement découvrir. On peut en dire autant de la langue des nombres ; et il suffirait pour s’en convaincre de tenter le moindre calcul sur des nombres écrits dans nos langues vulgaires[4].

IX. Si la brièveté du langage et de l’écriture est d’un si grand avantage, à plus forte raison, doit-on ne point être obligé de recourir à des périphrases pour désigner des objets qui sont de nature à être fréquemment indiqués à ceux à qui l’on parle ou pour qui l’on écrit. N’a-t-on pas lieu d’être surpris que, par exemple, tandis que nous avons des mots pour exprimer, soit la double ordonnée qui passe par le foyer d’une section conique, soit la droite menée du foyer à l’un quelconque des points de la courbe, soit encore la distance de ce foyer au centre, nous n’en ayons aucun pour désigner soit la perpendiculaire sur le milieu d’une droite, soit la droite qui divise un angle en deux parties égales ? et doit-on être surpris, d’après cela, que tant de théorèmes dont l’énoncé pourrait être très-court, ne puissent être exprimés qu’en beaucoup de mots ; ce qui les rend nécessairement moins intelligibles et plus difficiles à retenir. Le mot projection peut être d’un emploi très-utile dans la langue des élémens de la géométrie ; et cependant, avant M. Francœur, personne n’avait songé à l’y introduire. Il importe d’ailleurs d’autant plus d’imposer des noms à chacun des objets sur lesquels on peut être appelé à diriger sa pensée, que souvent, à défaut de dénomination, on les perd totalement de vue, à peu près comme on oublie dans un coin de bibliothèque un livre dont le dos ne porte aucune indication. Par exemple, on a trouvé remarquable la droite qui, dans un polygone, joint deux sommets non consécutifs, et on l’a appelé diagonale ; mais le point où concourent les directions de deux côtés non consécutifs du polygone n’est-il pas également digne de remarque ; et ne mériterait-il pas, comme la diagonale, d’être désigné par un mot particulier ? qui sait combien de théorèmes ne pourraient pas résulter de la combinaison de ces sortes de points, soit entre eux, soit avec les diagonales elles-mêmes, ici encore, comme dans tant d’autres circonstances, on reconnaît un des fâcheux effets de notre obstination à repousser toute dénomination qui n’entre pas dans le cercle de nos habitudes[5].

X. Je ne pense pas toutefois que l’on doive tomber dans l’excès contraire à celui que je viens d’indiquer. On conçoit, en effet, qu’il est à peu près superflu de remplacer par un mot unique une périphrase qui ne se présente que fort rarement dans le langage ; puisqu’en agissant ainsi on finirait par surcharger et fatiguer extrêmement la mémoire, sans abréger sensiblement le discours.

Après avoir ainsi posé les préceptes généraux que la raison semble indiquer comme devant présider à la formation de la langue des diverses sciences, nous allons en faire l’application à quelques langues particulières. Nous commencerons par la langue des sons, ou la langue musicale, qui semble être une des plus éminemment susceptibles de régularité et de précision.

On peut distinguer dans un son trois choses principales, par lesquelles seulement il se distingue de tout autre son ; savoir : 1.o ce qu’on est convenu d’appeler ton ou intonation, et qui consiste dans une plus ou moins grande gravité ou acuité ; 2.o sa durée ou le temps plus ou moins long durant lequel il se fait entendre ; 3.o enfin, son intensité ou l’impression plus ou moins énergique qu’il produit sur l’organe auditif. On pourrait encore y distinguer ce qu’on appelle le timbre ou la qualité du son ; mais, quelque fondée que soit cette distinction, elle paraît si difficile à bien caractériser que personne n’a encore songé à la représenter par des signes ; et en conséquence j’en ferai abstraction dans tout ce qui va suivre.

Supposons donc, en premier lieu, que l’on ait à noter une suite de sons dont la durée et l’intensité doivent être les mêmes, et qui ne différent les uns des autres que du grave à l’aigu. C’est sans doute, une idée très-heureuse et très-ingénieuse, que celle qu’on a eu d’employer un caractère unique, placé plus haut ou plus bas, sur une suite de lignes horizontales, suivant que les sons que ces caractère désigne doivent être plus ou moins aigus. À la vérité, ce ne peut être qu’en vertu d’une convention que ce caractère désignera un son ; mais cette convention est inévitable, puisqu’aucune perception de l’œil ne saurait être le signe naturel d’une perception de l’oreille. C’est encore par l’effet d’une convention que les sons les plus graves sont placés sur les lignes les plus basses et les plus aigus sur les lignes les plus élevées de la portée ; car, à proprement parler, il ne saurait y avoir ni haut ni bas dans les sons, mais cette convention est parfaitement conforme à celle en vertu de laquelle on dit, dans la langue vulgaire, le bas et le haut de la voix, pour distinguer les sons graves, des sons aigus. Aussi ne saurait-on douter que beaucoup de gens n’aient deviné cette convention avant même qu’elle leur ait été expliquée.

Toute ingénieuse que soit cette idée, la manière dont on a coutume de la mettre en œuvre n’est pas néanmoins à l’abri de toute critique. Dès qu’on est convenu, en effet, d’indiquer le plus ou le moins d’acuité des sons par le plus ou le moins d’élévation, sur la portée, des caractères qui les désignent, il faudrait, pour être conséquent, que d’égales augmentations dans l’élévation de ces caractères répondissent constamment à d’égaux accroissemens dans l’acuité des sons qu’ils désignent ; or, quoique le fa ne soit plus aigu que le mi, et le ut plus aigu que le si, que d’environ la moitié de la quantité dont chacun des autres sons de l’échelle diatonique est plus aigu que celui qui le-précède immédiatement, les artistes ne tiennent aucun compte de cette différence, dans l’écriture musicale ; de sorte que pour que, sur ce point, l’organe de l’ouïe ne soit pas induit en erreur par celui de la vue, il faut qu’on soit prévenu que leur convention fondamentale ne doit point être prise en toute rigueur. Si donc il n’en devait pas résulter une trop grande complication, il paraîtrait convenable de faire les portées de treize lignes au moins ; et de convenir que l’intervalle d’un entreligne au suivant ne répondrait constamment qu’à un intervalle d’un semi-ton. Il arriverait ainsi que l’écriture musicale prendrait plus de netteté, et qu’en même temps on se trouverait dispensé de l’emploi des dièses et bémols.

Je n’ignore pas, au surplus, que, théoriquement parlant, les semi-tons dont se compose l’échelle chromatique ne sont pas tous rigoureusement égaux ; mais je crois aussi que l’oreille est beaucoup plus tolérante qu’on ne se le figure communément, et je pense qu’avec un bon système de tempérament, on pourrait, dans la pratique, ne tenir aucun compte de cette inégalité.

Les musiciens ont été beaucoup moins heureux dans l’art de noter la durée des sons que dans celui d’indiquer leur place dans l’échelle musicale. Ils ont imaginé d’indiquer cette durée par la figure des notes ; mais, outre que cette figure est beaucoup trop compliquée, pour quelques-unes, il arrive que les notes destinées à désigner les sons de moindre durée sont précisément les plus apparentes ; ce qui forme un véritable contre-sens. Ainsi, par exemple, tandis que, quelquefois, une ronde s’aperçoit à peine, une triple croche au contraire s’aperçoit de très-loin ; de sorte qu’il serait fort difficile, pour qui ne serait point au courant de nos conventions à cet égard, de deviner que le dernier de ces caractères exprime un son dont la durée doit être trente-deux fois moindre que celle du son exprimé par le premier.

La manière la plus naturelle de noter la durée des sons me paraîtrait être celle-ci ; d’abord toutes les barres transversales qui divisent en mesures les portées d’un morceau de musique devraient être également espacées, puisqu’elles comprennent entre elles des intervalles de temps égaux ; on pourrait faire ces barres un peu larges, afin de les rendre plus apparentes ; chaque mesure serait divisée en temps par des barres un peu moins fortes, et toujours également espacées ; ces temps seraient à leur tour subdivisés par des barres moins apparentes encore, et ainsi successivement, jusqu’à ce qu’on serait parvenu à des divisions répondant à la durée de la note la plus briève de la mesure, toutes les notes seraient des rectangles d’une même hauteur, égale à la distance entre deux lignes consécutives de la portée, que je suppose toujours avoir treize lignes au moins ; elles seraient toutes entièrement noires et formées du plein de la plume entre ces deux lignes, à peu près comme les notes du plain-chant, ne différant ainsi les unes des autres que par leur situation sur la portée, et par leur longueur dans le sens horizontal, qui serait toujours exactement proportionnelle à la durée des sons qu’elles seraient destinées à représenter.

Un des principaux agrémens du chant mesuré consiste dans un heureux mélange de sons et de silences plus ou moins prolongés ; aussi, dans l’écriture musicale, a-t-on consacré des signes à exprimer ces silences ; mais on a commis ici un contre-sens à peu près pareil à celui que j’ai relevé tout-à-l’heure relativement au choix des notes, c’est-à-dire, qu’aux silences les plus courts ont été affectés les signes les plus apparens. Il me semble que, puisque, pendant la durée d’un silence, la voix ne doit former aucun son, ce silence ne saurait mieux être représenté que par un espace vide de note, dont l’étendue, dans le sens horizontal, serait exactement proportionnelle à la durée de ce silence[6].

Mais il ne suffit pas de caractériser par des signes l’intonation et la durée des sons, il est nécessaire en outre d’en indiquer l’intensité. Nous n’avons pour cela, dans l’écriture musicale, que les caractères F, P, FF, PP, >, < écrits au-dessus de la portée ; mais, outre que ces signes rentrent en partie dans l’écriture vulgaire et encombrent d’une manière désagréable l’intervalle qui sépare les portées les unes des autres, il s’en faut qu’ils aient assez de précision, et qu’ils puissent exprimer nettement toutes les nuances d’intensité. Ce qu’il y aurait à faire de plus parfait pour atteindre ce but serait sans doute de varier la teinte des notes, de telle sorte que le noir le plus intense répondit au son le plus énergique, et qu’un son qui doit, à peine se faire entendre fût représenté par une note qu’on pût à peine distinguer du blanc du papier ; mais, comme cette pratique entraînerait trop de difficultés d’exécution, on pourrait y suppléer en variant la largeur des notes de manière que le son le plus plein serait représenté par une note qui remplirait exactement l’intervalle entre deux lignes consécutives de la portée, tandis qu’un son très-faible serait représenté par un trait aussi délié qu’on pourrait le faire sans qu’il cessât d’être visible, et qu’on tracerait au milieu de l’intervalle entre ces mêmes lignes.

Voilà par quelles attentions on pourrait amener notre écriture musicale à reposer sur le plus petit nombre de conventions possible ; à être, pour ainsi dire, devinée par tout le monde, sans le secours des gens de l’art, et à être presque exactement pour les yeux ce que serait pour l’oreille le chant qu’elle représenterait. Qui sait ce que la pratique de ce système pourrait exercer d’influence sur l’art, toujours parait-il assez probable qu’on s’accoutumerait à juger à la simple vue de la beauté d’une mélodie, et à reconnaître le même trait de chant partout où il se rencontrerait, par la seule courbe que formerait sur la portée la série des notes qui le caractériserait ; courbe qui serait partout semblable à elle-même[7].

Je n’ai encore considéré jusqu’ici que la musique écrite ; mais je vais, avant de quitter ce sujet, dire deux mots de la musique parlée. Il est d’abord clair que, pour qui ne connait point l’Hymne de St Jean-Baptiste, les noms des notes de notre échelle diatonique ne sauraient se lier aux sons qu’ils désignent qu’en vertu d’autant de conventions distinctes : j’aimerais donc beaucoup mieux, pour cette raison, qu’à l’exemple de J. J. Rousseau, on remplaçât ces dénominations par les noms des nombres naturels, qui sont plus universellement connus ; ou que, comme les Allemands le pratiquent, on leur substituât les noms des lettres de notre alphabet, dont l’ordre successif, bien qu’arbitraire, n’est pas moins généralement connu. Mais, afin de ne point faire prendre le change, et de ne point faire présumer égaux des intervalles qui ne le sont pas ; afin que les commençans pussent retenir plus facilement la place qu’occupent les semi-tons dans l’échelle, je proposerais de représenter les sept notes de l’échelle diatonique, de l’ut au si, ou par

ou par

alors les nombres

ou les lettres

seraient réservés pour désigner les notes affectées de dièses ou de bémols. Je préférerais toutefois les lettres aux nombres, dont l’aspect pourrait fausser les idées sur les rapports des différens sons entre eux. On pourrait même employer des lettres sans accens, pour désigner les touches du milieu du clavier général ; et désigner ensuite les notes des octaves plus aigus ou plus graves par les mêmes lettres affectées d’un ou de plusieurs accens, en haut ou en bas, ce qui reviendrait à peu près à ce qu’Euler a pratiqué, dans ses divers écrits sur la musique.

J’ai signalé tout-à-l’heure, dans la figure qu’on donne aux notes, pour indiquer la durée des sons qu’elles représentent, un contre-sens qui consiste à rendre les plus apparentes les notes qui représentent les sons de la moindre durée. Les noms qu’on a donné à ces notes semblent conspirer avec leur figure pour tromper ceux à qui l’écriture musicale ne serait pas familière. Qui, en effet, ne serait pas tenté de croire, par exemple, s’il n’était formellement averti du contraire, que la triple croche a une durée triple ou tout pu moins une rapidité triple de celle de la croche, et pourtant ces deux conjectures seraient également fausses. D’après la manière dont j’ai proposé d’écrire les notes, on pourrait appeler pleines ce qu’on appelle aujourd’hui rondes et donner ensuite aux autres notes, en partant de celle-là, les dénominations successives de demi-pleines ; quarts de pleines, et ainsi de suite.

Les musiciens ont été un peu-plus avisés dans le choix des noms qu’ils ont donnés aux silences que dans le choix de ceux qu’ils ont affectés aux notes, et la plupart de ces noms exprimant bien le véritable rapport des durées. Cependant, pour mettre plus d’analogie et d’uniformité dans les dénominations, et réduire toujours les conventions au plus petit nombre possible, je proposerais d’appeler pause le silence d’une durée égale à celle de la note que je viens d’appeler pleine ; et de désigner successivement les silences d’une durée inférieure par les dénominations de demi-pause, quart de pause, et ainsi des autres.

Il y aurait encore beaucoup à dire, si je voulais parler de tous les autres signes et de toutes les autres dénominations employés dans la musique, des renvois, des reprises, du mouvement des différens airs, etc. ; mais je n’ai pas entrepris décrire un traité complet sur la langue et l’écriture musicales. Je me hâte donc de passer à la langue des nombres et a celle du calcul, qui doivent être le principal objet de cet écrit.

Si l’on n’avait uniquement en vue que de choisir les signes les plus naturels, et de réduire les conventions au plus petit nombre possible, la manière la plus convenable d’écrire et de nommer les nombres serait sans doute la suivante : on choisirait un caractère d’écriture le plus aisé à former, le caractère par exemple, comme le symbole de l’unité ; on donnerait à ce caractère un nom très-court, le nom par exemple, que l’on conviendrait être le nom de l’unité ; et, lorsqu’on voudrait écrire ou nommer un nombre entier quelconque, on écrirait ou l’on prononcerait le caractère ou le mot représentant l’unité autant de fois qu’il y aurait d’unités dans le nombre proposé. C’est à ce système de numération que reviennent les tailles employées par beaucoup de gens en guise de compte ouvert vis-à-vis leurs boulangers, et c’est encore suivant ce système que nos horloges à sonnerie accusent les heures.

Mais, indépendamment de l’espace et du temps nécessaires pour écrire et énoncer dans ce système des nombres tant soit peu considérables, des nombres ainsi écrits et énoncés n’offriraient à l’esprit qu’une idée très-confuse de leur grandeur, tellement qu’il serait à peu près impossible de discerner l’un de l’autre deux nombres peu différens et tant soit peu considérables. Voila sans doute ce qui aura conduit à créer des caractères et des mots pour désigner, en particulier, chacun des premiers nombres de la suite naturelle, et à combiner ensuite ces caractères et ces mots entre eux de manière à former cet ingénieux système arithmétique que nous devons aux Arabes.

Mais les caractères de cette arithmétique n’ont été assujettis, quant à leur figure, à aucune méthode régulière, tellement que chacun d’eux ne remplit sa destination qu’en vertu d’une convention formelle, et que ces caractères sont des signes d’institution dans toute l’étendue de la signification de ce mot. Si cependant la base de notre arithmétique avait été plus petite, on aurait pu choisir les chiffres de manière à en faire des signes presque naturels ; il eût suffi pour cela de convenir que tout chiffre serait formé d’une barre verticale, traversée par autant de petites barres horizontales que ce chiffre aurait dû exprimer d’unités. Dans ce système, notre chiffre aurait été le zéro, puisqu’il ne se serait trouvé traversé par aucune barre horizontale. Des chiffres ainsi choisis se seraient fait en quelque sorte deviner d’eux-mêmes ; mais, dans notre arithmétique décimale, la multiplicité des barres aurait été une source de confusion.

Il se présentait aussi de choisir, pour représenter les petits nombres, les premières lettres de notre alphabet, prises dans leur ordre ; de cette sorte, l’étude des lettres et l’étude des chiffres n’auraient été qu’une seule et même étude. Il est pourtant heureux qu’on n’ait pas pris ce parti, qui n’aurait plus permis d’employer les lettres de la manière qu’on le fait en algèbre.

Quant aux noms des nombres, il aurait été assez difficile qu’ils ne fussent pas purement conventionnels ; mais on aurait pu les faire commencer successivement par les neuf premières lettres de l’alphabet, afin d’enchaîner l’ordre numéral à l’ordre alphabétique.

On a choisi des mots très-courts, et on a bien fait ; il eut seulement été à désirer qu’on substituât aux mots zéro et quatre des mots d’une syllabe comme les autres.

Les caractères une fois admis tels qu’ils sont, et la convention sur la valeur de situation des chiffres établie, notre numération écrite est tout-à-fait irréprochable ; mais il n’en est pas tout-à-fait de même de la numération parlée, et on ne voit pas sans quelque regret qu’on se soit plût, en quelque sorte, à en gâter l’uniformité.

1.o Puisqu’on dit dix-sept, dix-huit, dix-neuf, pourquoi ne dirait-on pas dix-un, dix-deux, dix trois, etc., au lieu de ces dénominations sauvages onze, douze, treize, etc., dont le sens a besoin d’être expliqué, tandis que celui des autres se présente de lui-même.

2.o On dit deux cens, trois cens, quatre cens, etc., deux mille ; trois mille, quatre mille, etc. ; pourquoi donc ne dirait-on pas également deux dix, trois dix, quatre dix, etc. ? Un enfant ne demande jamais ce que valent ensemble deux cent cinq et trois cent quatre, parce qu’il voit de lui-même que cela fait cinq cent neuf, tandis qu’il peut être fondé à demander ce que valent ensemble vingt-cinq et trente-quatre, dont la somme ne se présente pas aussi naturellement.

Si du moins notre mode dénonciation des collections de dizaines était uniforme ; mais quelle analogie y a-t-il, par exemple, entre les mots dix, vingt, trente ? et qui pourrait jamais, si on ne l’en instruisait, soupçonner la signification de ces mots. Qu’est-ce ensuite que ces mots soixante et dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix ? qu’ont donc de si désagréable pour l’oreille les mots septante, huitante et nonante, généralement admis dans nos départemens méridionaux ? Si l’on voulait absolument des mots en ante, je voudrais qu’on employât simplement les mots un-ante, deux-ante, trois-ante, etc. ; mais je préférerais de beaucoup, comme je l’ai dit plus haut, les mots dix, deux dix, trois dix, etc.

3.o Dans notre manière de couper les grands nombres en tranches, nous sommes obligés d’imposer des noms à ces tranches ; mais du moins faudrait-il que le nom d’une tranche en indiquât le rang, et c’est malheureusement ce qui n’arrive pas. Qui ne serait tenté de croire, par exemple, s’il n’était averti du contraire, que les mots billion, trillion, quatrillion, etc., sont les noms des deuxième, troisième, quatrième, etc. tranches, et ne semble-t-il pas qu’on ait cherché à dessein de brouiller toutes les idées, et doit-on être surpris d’après cela que tant de jeunes-gens se dégoûtent de l’étude des sciences exactes où ils ne trouvent, des l’abord, que désordre et confusion.

Avant de terminer sur ce sujet, je remarquerai encore qu’on pourrait, sans confusion, représenter tous les nombres, dans notre système de numération ou dans tout autre, avec un caractère unique, le zéro par exemple. Il ne s’agirait pour cela que d’avoir, pour écrire les nombres, du papier réglé comme le papier de musique mais dont il serait bon que les portées eussent dix lignes au lieu de cinq. On conviendrait que le caractère o vaudrait zéro, un, deux, trois, etc., suivant qu’il se trouverait écrit sur la première, la seconde, la troisième, la quatrième, etc. ligne ; la portée serait divisée, par des barres transversales équidistantes, en mesures dont la première serait destinée à recevoir les unités, la seconde les dixaines, la troisième les centaines, etc. ; mais ce serait là faire le contraire de ce qu’a fait J. J. Rousseau, qui a cherché, à l’inverse, à nous dispenser d’un papier particulier pour écrire la musique.

Une nomenclature qu’on peut regarder comme bien faite, et d’autant mieux faite qu’elle est toute française, c’est celle des unités fractionnaires des divers ordres ; et encore faut-il qu’on en ait, des l’origine, gâté l’uniformité. Puisqu’on dit un cinquième, un sixième, un septième, etc., d’unité ; pourquoi, au lieu de dire un demi, un tiers, un quart, ne dirait-on pas également un deuxième, un troisième et un quatrième ? Que si l’on objecte que cela pourrait se confondre avec la dénomination des nombres ordinaux, je répondrai que cette confusion serait également à craindre pour les dénominations usitées, au-delà de la fraction un quart, et que pourtant jamais personne ne s’en est plaint.

Je passerai présentement aux noms imposés aux opérations de calcul, et aux divers élémens qu’on y considère. Il y a entre ces opérations des analogies très-importantes et très-dignes de remarque ; analogies qui, plutôt et mieux observées, auraient obtenu, à d’autres qu’à Néper, et bien long-temps avant lui, la gloire de la découverte de l’ingénieuse et utile invention des logarithmes. Mais comment ces analogies auraient-elles pu être remarquées, lorsque rien dans le langage ne les laissait soupçonner ?

Dans toute opération de calcul, on ne devrait jamais considérer plus de deux nombres donnés servant à en déterminer un troisième ; et c’est fort mal à propos qu’on définit l’addition l’art de trouver un nombre égal à la réunion de plusieurs autres. Quelle que soit la multitude des nombres à ajouter, on peut toujours parvenir à leur somme par une suite d’additions de deux nombres, tout comme on détermine le produit de la multiplication d’un nombre quelconque de facteurs par une suite de multiplications de deux facteurs. À la vérité, l’extrême simplicité de l’addition a pu permettre de déterminer d’un seul coup la somme de plus de deux nombres, mais le procédé qu’on emploie alors doit être uniquement considéré comme une abréviation accidentelle, particulière à l’addition qui doit invariablement demeurer l’opération par laquelle on détermine la somme de deux nombres. Car, sans doute, si quelqu’un découvrait un procédé propre à faire trouver d’un seul coup le produit de plus de deux facteurs, on ne se croirait pas fondé pour cela à changer la définition de la multiplication.

N’admettant donc ainsi que deux données dans chaque opération, on doit distinguer entre elles l’élément passif et l’élément actif ; le nombre sur lequel on opère et celui avec lequel on opère, la matière et l’instrument de l’opération. À la vérité, cette distinction pourrait paraître superflue dans l’addition où les deux élémens jouent exactement le même rôle, sous tous les rapports, mais elle est toujours bonne à conserver, là comme ailleurs, à cause de l’analogie ; c’est encore là une circonstance purement accidentelle, à peu près semblable à celle d’un morceau de sucre que l’on rappe contre un autre, et où le rappant est aussi le rappé. On pourrait dire aussi que, dans la multiplication, on peut intervertir l’ordre des facteurs ; mais ce serait avec moins de fondement encore, puisque la il y a bien évidemment un nombre répété et un nombre qui répète ; et que ce n’est que sous le point de vue abstrait que la permutation peut être permise. Ainsi, tout le monde conçoit clairement ce que c’est que la multiplication d’une longueur par un nombre abstrait, tandis que la multiplication d’un nombre abstrait par une longueur est un véritable non sens.

Dans les quatre dernières opérations, on a différencié par des dénominations particulières les deux élémens et le résultat ; dans les deux premières, au contraire, on a laissé ces élémens sans dénominations propres ; et de là, en particulier, l’incommodité des circonlocutions de nombre dont on retranche et de nombre qu’on retranche, auxquelles il faut sans cesse recourir dans l’exposition des règles de la soustraction ; car les dénominations de plus grand et de plus petit nombre, outre qu’elles seraient impropres dans le cas où les deux nombres seraient égaux, deviendraient, pour l’algèbre, le germe d’une idée fausse ; et les dénominations de nombre d’en haut et de nombre d’en bas ou de nombre supérieur et de nombre inférieur, sans être plus courtes, seraient tout-à-fait ridicules.

Les géomètres de Genève ont admis le mot addendes comme dénomination commune des nombres sur lesquels on opère dans l’addition, et je l’accepterais volontiers comme l’analogue du mot facteurs dans la multiplication, si le mot parties n’était tout aussi court et plus français ; mais il n’en faudrait pas moins des dénominations pour désigner chacun de ces nombres en particulier. Les mêmes géomètres ont inventé, pour la soustraction, les mots substrahende et minuande ; mais il ne paraît pas que ces dénominations aient pris faveur ; c’est sans doute en partie à cause de la dureté de la première ; mais c’est peut-être aussi à raison de leur défaut d’analogie avec celles qui ont été adoptées pour la multiplication et la division ; c’est que leur terminaison commune en ande semblerait donner à croire que, dans la soustraction, il y a deux élémens passifs et point d’élémens actifs.

Puis donc que, dans la multiplication et dans la division, les noms des deux élémens se déduisent du nom même de l’opération en y changeant la terminaison ion en ande pour l’élément passif, et en eur pour l’élément actif, il se présentait assez naturellement d’employer les mots additande et additeur pour l’addition, et les mots soustractande et soustracteur pour la soustraction.

Mais, outre qu’il serait assez difficile d’étendre cette règle à la formation des puissances et à l’extraction des racines, dont le nom m’est qu’une périphrase, il est désirable, pour la plus grande perfection de la langue du calcul, que le nom du résultat soit aussi déduit d’une manière uniforme du nom de l’opération ; et c’est ce qui n’arrive pas dans notre manière de nous exprimer, où les mots somme, reste, produit et quotient n’ont aucune analogie avec les mots addition, soustraction, multiplication et division. En outre, comme chaque opération a son inverse, on pourrait désirer encore que le langage fît sentir que la soustraction est l’inverse de l’addition, la division l’inverse de la multiplication, et l’extraction des racines l’inverse de la formation des puissances.

Un homme qui, avec tout ce qu’il fallait pour se faire un nom dans les sciences exactes, n’a finalement acquis qu’une honteuse célébrité, avait proposé les mots sommation, réproduction, graduation pour désigner les opérations qui composent les nombres ; en substituant aux deux derniers les mots production et gradation, qui sont un peu plus simples, on pourrait employer les mots désommation, déproduction et dégradation, pour désigner les opérations de retour ; et alors il serait possible d’établir une langue du calcul tout-à-fait régulière, ainsi qu’on le voit par le tableau suivant, qui n’a pas besoin de commentaire.

Cependant cette nomenclature, toute complète et régulière qu’elle est, ne réunit pas toutes les conditions qu’on pourrait exiger d’elle.

Les opérations du calcul ne sont point indépendantes les unes des autres, et suivent, dans leur génération progressive, un ordre qui tient de leur nature ; or, les radicaux que je viens de proposer n’indiquent aucunement l’ordre que les opérations doivent garder entre elles. Je pense donc que, par ce motif, il vaudrait peut-être mieux leur substituer des radicaux purement ordinaux ; les noms des six opérations seraient ainsi :

d’où on formerait les noms des élémens et du résultat, comme dans le cas précédent. On trouverait cet avantage à l’adoption de ce dernier système qu’il ne statuerait rien de définitif sur le nombre des degrés ou ordres d’opérations du calcul ; de sorte que si des réflexions nouvelles en amenaient d’un ou de plusieurs ordres supérieurs, telles que les Lamed de M. Wronski, la langue de ces nouvelles opérations deviendrait très-facile à faire[8].

Je ne doute pas, au surplus, que ces nouvelles dénominations n’excitent le rire de beaucoup de gens, et peut-être même la colère de quelques-uns ; mais je ne donne ni l’ordre, ni même le conseil de les adopter, et tout mon but est seulement de faire comprendre ce que j’entends par une langue bien faite. Ne s’est-on pas d’ailleurs moqué également et de tous les projets de réforme de notre ortographe, et de la nouvelle nomenclature chimique, et des noms des départemens, et de ceux des mois et des jours du calendrier de la république, et de ceux des mesures métriques ? On aurait trop à faire, si l’on voulait s’inquiéter des propos des mauvais plaisans et des sots.

Des gens plus sensés objecteront que les avantages réels que peut offrir l’emploi d’une langue mieux organisée, ne sauraient compenser le désagrément qu’on éprouve à renoncer à des habitudes anciennes et profondément invétérées ; et je l’accorderai volontiers lorsqu’il ne s’agira que de la langue vulgaire ; mais il n’en est pas de même de la langue des sciences ; ceux qui les étudient n’ont encore aucune habitude formée ; il leur importe assez peu que tel objet qu’on offre pour la première fois à leur attention soit nommé de telle manière plutôt que de telle autre ; mais ce qui leur importerait beaucoup, ce qui faciliterait singulièrement leurs études, ce serait qu’en apprenant des mots, ils trouvassent dans ces mots le tableau fidelle des rapports entre les idées qu’ils sont destinés à exprimer.

Je passe présentement à l’examen des signes, soit de ceux qui expriment les rapports que les grandeurs ont entre elles, soit de ceux qui indiquent les opérations qu’on doit leur faire subir. Les premiers sont les signes dont je ne ferai mention que pour reconnaître qu’ils ont été bien choisis ; ce sont, en effet, des signes presque naturels ; aussi en devine-t-on pour ainsi dire l’usage, ou du moins ne l’oublie-t-on jamais dès qu’une fois on l’a connu.

Mais ce sont malheureusement les seuls qui jouissent de cet avantage, et ceux qu’on destine à indiquer les opérations auraient besoin d’une réforme totale ; mettons en effet ces signes en regard les uns des autres ainsi qu’il suit :

et demandons-nous si, à part nos habitudes, nous pourrions seulement soupçonner que les signes de la première colonne désignent des opérations de composition d’un ordre de plus en plus élevé et dérivant toutes les unes les autres, et que ceux de la seconde colonne indiquent des opérations inverses de celles-là ? Pour l’addition et la multiplication, c’est le même signe, tourné dans différens sens ; et ayant à sa droite et à sa gauche les deux élémens de l’opération ; pour la soustraction et la division, c’est aussi un signe commun mais il est ici tourné dans le même sens pour l’une et pour l’autre, et c’est la situation des élémens par rapport au signe qui change de l’une à l’autre ; enfin, la formation d’une puissance est indiquée sans signe, et seulement par la situation respective des deux élémens, tandis qu’on rencontre pour l’extraction des racines un signe tout-à-fait nouveau, n’ayant aucun rapport avec les autres. Et remarquons bien encore qu’en algèbre on n’emploie aucun signe pour la multiplication, de manière que, par un contre-sens assez singulier, c’est l’addition, c’est-à-dire, l’opération la plus usuelle, qui se trouve indiquée par un des signes les plus composés. Certes, si nous n’avions encore aujourd’hui aucun signe d’opérations, et que quelqu’un vînt nous proposer ceux-là, on peut bien affirmer, sans trop hasarder, qu’il ne parviendrait pas à les faire recevoir ; et il suffit de les considérer avec quelque attention pour reconnaître que le calcul n’a pas été inventé d’un seul jet.

Mais quels autres signes, dira-t-on, pourraient leur être substitués avec avantage ? La réponse à cette question n’est pas, j’en conviens, extrêmement facile ; et peut-être peut-elle d’ailleurs être résolue de diverses manières qui offriraient des avantages à peu près égaux. Il est du moins facile de voir à quelles conditions ces nouveaux signes devraient satisfaire. On sent, en effet, qu’ils devraient montrer clairement que la multiplication dérive de l’addition, la formation des puissances de la multiplication, et que les trois autres opérations sont les inverses de celles-là. Il faudrait d’ailleurs que ces signes fussent choisis de manière à ne pas rendre les formules algébriques trop incommodes à écrire et à déchiffrer.

J’avoue franchement que, bien que j’y aie assez souvent réfléchi, je n’ai rien rencontré encore dans ce genre dont j’aie lieu d’être pleinement satisfait. Ce n’est donc que pour donner une idée de la manière dont je conçois la chose que je vais hasarder un système de notation que je confesse à l’avance être beaucoup trop compliqué pour mériter l’adoption. Peut-être d’autres, sous ce rapport, seront-ils plus heureux que moi.

Le résultat de toute opération de calcul est une fonction des deux élémens qui concourent à la formation de ce résultat, et nous avons déjà une notation admise pour les fonctions. À la vérité, cette notation est réputée propre à désigner des fonctions quelconques ; mais on pourrait fort bien adopter un signe fonctionnel exclusivement destiné à représenter une opération de calcul faite sur deux nombres. Il serait peut-être bon que ce signe ne fût pas une lettre, afin de ne point détourner une lettre de plus de sa destination comme symbole de quantité ; mais supposons, pour ne point créer de signe nouveau, que cette lettre soit on pourrait admettre que ce signe, ainsi écrit, serait le symbole de l’addition, que le signe serait celui de la multiplication, et enfin le signe celui de la formation des puissances. Quant à la soustraction, la division et l’extraction des racines, elles auraient pour signes respectifs Les élémens du calcul seraient d’ailleurs renfermés entre deux parenthèses à la suite du signe, l’élément passif étant constamment écrit le dernier ; et comme la multiplication ne s’indiquerait plus dès-lors en plaçant ses deux facteurs l’un à la suite de l’autre sans aucun signe, il ne serait pas nécessaire de séparer les deux elémens l’un de l’autre par une virgule.

En comparant donc cette notation à la notation vulgaire ; on obtiendrait le tableau suivant :

Afin de ne pas confondre les parenthèses qui enferment les élémens de l’opération avec celles dont on fait usage pour isoler les quantités les unes des autres, on pourrait remplacer celles-ci par des crochets [].

On voit, d’après cela, qu’on aurait, en comparant les deux notations


mais, une fois qu’il serait établi que la somme ou le produit de plusieurs nombres se compose symétriquement de ces nombres, on pourrait aux expressions

substituer, par abréviation, les suivantes,

On pourrait même convenir que, lorsqu’un signe fonctionnel affecterait ainsi une suite d’élémens, le dernier serait toujours supposé actif par rapport à tous ceux qui le précéderaient, dont le dernier serait lui-même actif par rapport à ceux qui seraient à sa gauche ; et ainsi de suite. Au moyen de cette convention, les expressions

équivaudraient, dans l’ancien système, aux suivantes

et celles-ci

aux suivantes

On voit par là que le polynôme que nous écrivons

serait exprimé ainsi

.

Dans le même système, le théorème

s’écrirait ainsi

Je n’ai rien dit de la notation des quantités négatives, parce qu’elle résulte évidemment de ce qui précède. Il est clair, en effet, que les grandeurs et pourront respectivement être notées ainsi

tout comme les quantités et pourraient l’être de cette manière

et ainsi des autres.

Mais en voilà bien assez, et peut-être même beaucoup trop, sur ce sujet, et je terminerai en revenant de nouveau sur une réflexion que j’ai déjà faite en commençant, mais dont on sentira bien mieux ici l’application. Tout le monde conviendra certainement que ce ne serait pas sans beaucoup de peine et de fréquentes méprises que les gens même les plus habiles parviendraient à se familiariser avec les quelques locutions et notations nouvelles que j’ai hasardé de proposer, ou avec toutes autres du même genre. Cependant, que sont, pour les commençans, les locutions et notations vulgaires, sinon des locutions et notations tout aussi nouvelles pour eux que celles-là peuvent l’être pour nous, avec cette double différence pourtant que nos locutions et notations vulgaires ont été créées sur un plan tout-à-fait défectueux, ou plutôt sans aucun plan, et que les commençans ne sont pas familiarisé, comme nous le sommes avec l’idée des diverses combinaisons dont les grandeurs peuvent être susceptibles. Combien donc ne sommes-nous pas déraisonnables d’exiger d’eux que, dans l’intervalle de quelques jours, ils emploient ces mots et ces signes avec la même habileté et la même justesse que nous le faisons nous-mêmes, et de nous fâcher contre eux lorsque, dans la combinaison qu’ils en font, il leur échappe, çà et là, quelques légères inadvertances ? Quand la lecture de cet écrit n’aurait d’autre résultat que de nous rendre un peu plus patiens et indulgens à leur égard, je n’aurais point de regrets de l’avoir entrepris.

Lyon, le 20 mars 1822.

  1. Voyez, en particulier, le Monde primitif de Court de Gébelin.
    J. D. G.
  2. C’est encore ainsi qu’en astronomie ce qu’on appelle longitude et latitude dans le ciel, n’est pas la même chose que ce à quoi on donne les mêmes dénominations sur la terre.
    J. D. G.
  3. Une question qui nous paraît assez piquante, mais que néanmoins nous n’entreprendrons pas de résoudre, est celle de savoir s’il y a plus d’avantage que d’inconvénient à ce que les signes, soit vocaux, soit écrits, se ressemblent d’autant plus que les idées qu’ils expriment sont moins dissemblables. Nous voyons, par exemple, que dans leur prononciation les mots bain et pain se rassemblent beaucoup, bien qu’ils expriment des idées fort différentes ; tandis qu’au contraire, les mots pain et gâteau, qui expriment des idées très-voisines, forment des sons très-différens. De même, dans l’écriture, les mots un et nu se confondent presque à la vue, quoiqu’ils aient un sens très-différens, tandis que les mots un et le, qu’on ne saurait prendre l’un pour l’autre, n’expriment que deux nuances d’une même idée.

    On peut observer, en faveur de l’une des deux opinions, que si les signes de deux idées peu différentes sont eux-mêmes presque semblables, on y trouvera cet avantage que, si, dans un discours ou dans une écriture rapide, on substitue l’un à l’autre, il en résultera la moindre altération possible dans le sens de la phrase ; mais nous sentons fort bien qu’on peut objecter que par là même que cette altération sera peu considérable, il en deviendra d’autant plus difficile de l’apercevoir ; tandis qu’il n’en serait pas ainsi, si une légère altération dans le signe lui faisait tout-à-coup représenter une idée si totalement différente de la première, que la substitution de celle-ci à l’autre dût rendre le discours tout-à-fait insignifiant.

    J. D. G.
  4. L’inventeur de la Sténographie remarque, dans la préface de son ouvrage, que ceux qui se sont rendu bien familière cette écriture abrégée, éprouvent un plaisir tout particulier à lire des livres et manuscrits où elle est employée, et cela est très-facile à croire et à comprendre. On éprouverait une semblable jouissance à entendre un orateur s’exprimant dans une langue qui lui permettrait d’exprimer clairement, en quelques minutes, ce que nos langues ne permettent de rendre que dans l’intervalle de plusieurs heures.
    J. D. G.
  5. On a tout aussi souvent besoin d’exprimer qu’un nombre peut se diviser par un autre que d’exprimer que l’autre est divisible par celui-là ; puis donc qu’on exprime cette dernière circonstance en disant que l’un des nombres est diviseur de l’autre, pourquoi n’exprimerait-on pas la première en disant que celui-ci est dividende du premier, et pourquoi l’expression de dividende commun ne serait-elle pas aussi bien admise que celle de diviseur commun ? Quant à celle de plus grand diviseur commun, c’est déjà une périphrase assez longue, qu’il serait fort convenable de remplacer par un mot unique ; mais, en se résignant à la conserver, il faudrait au moins consacrer l’expression inverse de plus petit dividende commun, au défaut de laquelle on est contraint d’employer celle-ci : plus petit nombre exactement divisible par des nombres donnés, qui est évidemment beaucoup trop longue.

    Dans une traduction des Disquisitiones arithmeticœ de M. Gauss, que nous avions entreprise, et que la publication de celle de M. Delille nous a fait discontinuer, nous avions hasardé les expressions diviseur maxime et dividende minime, en remplacement de celles-ci : plus grand diviseur commun et plus petit dividende commun.

    Nous signalerons encore, comme ayant grandement besoin de réforme, la langue des angles polyèdres et celle des polyèdres. Sans avoir, en effet, la ridicule délicatesse d’oreille de l’Araminte de Molière, on peut ne pas trouver d’un très-agréable et très-commode emploi ces locutions : les angles plans et les angles dièdres d’un angle polyèdre, les angles polyèdres d’un polyèdre, et quelques autres que sans doute MM. les professeurs n’emploient qu’avec beaucoup de répugnance. Qui empêcherait, par exemple, d’appeler simplement trièdre ce qu’on appelle vulgairement angle trièdre, d’y remplacer respectivement les dénominations d’angle plan et d’angles dièdres par les simples dénominations de faces et d’angles. On dirait ainsi : Dans tout trièdre, la somme des trois faces est moindre que quatre angles droits, et la somme des trois angles est comprise entre deux et six angles droits ; ce qui ne présenterait plus rien de désagréable à l’oreille. On peut dire, avec plus de vérité encore, de la langue des sciences exactes, ce que Voltaire a dit de la langue vulgaire, c’est une gueuse fière, à laquelle il faut faire l’aumône malgré elle.

    J. D. G.

  6. Le même contre-sens que l’auteur vient de signaler se fait remarquer dans la ponctuation de nos langues vulgaires ; le point, qui marque le plus long silence, est beaucoup moins apparent que le point et virgule, et même que la simple virgule.
    J. D. G.
  7. On prétend que notre illustre Lagrange n’a pas dédaigné de diriger quelquefois ses méditations sur la manière de perfectionner l’écriture musicale ; il serait curieux de savoir à quel point ses idées sur ce sujet pouvaient différer de celles de l’auteur de cet écrit.
    J. D. G.
  8. L’auteur ne compte ici que six opérations de calcul ; mais il nous paraît qu’on en doit compter sept et même huit. Il est d’abord incontestable que le problème de la formation des puissances donne lieu à ces deux problèmes inverses essentiellement distincts ; 1.o Étant donnés la puissance et l’exposant, trouver la racine ? 2.o Étant donnés la puissance et la racine, trouver l’exposant ? Pareillement, le problème de la multiplication donne lieu à ces deux problèmes inverses, 1.o Étant donnés le produit et le multiplicande, déterminer le multiplicateur ? 2.o Étant donnés le produit et le multiplicateur, déterminer le multiplicande ? Remarquons bien, en effet, que, bien que ces deux questions rentrent numériquement l’une dans l’autre, lorsqu’il s’agit de la multiplication de deux facteurs numériques abstraits c’est toute autre chose lorsque, par exemple, il s’agit de la multiplication d’une longueur par un nombre abstrait. Quant à l’addition, il est patent qu’elle ne donne naissance qu’à une seule question inverse.
    J. D. G.