Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 10/Analise élémentaire, article 2

ANALISE ÉLÉMENTAIRE.

Recherches sur la nature et les signes des racines dans
les équations de tous les degrés ;

Par un Abonné.
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Si l’on substitue successivement à la place de l’inconnue, dans une équation numérique, de degré quelconque, les termes d’une progression ayant pour différence constante un nombre plus petit que la différence entre ses deux racines les moins inégales, et s’étendant de la limite inférieure de ses racines négatives à la limite supérieure de ses racines positives ; il est clair que les résultats présenteront précisément autant de changement de signes que la proposée aura de racines réelles, et qu’on aura, en même temps, deux limites de chacune d’elles ; de manière qu’on saura positivement combien cette équation a de racines réelles positives, combien elle a de racines réelles négatives, et conséquemment combien elle en a d’imaginaires.

Ce procédé ne laisse certainement rien à désirer en théorie ; mais il est à peu près illusoire dans la pratique, attendu que la recherche d’un nombre plus petit que la différence entre les deux racines les moins inégales exige le recours à l’équation aux quarrés des différences des racines de la proposée, qu’on n’a encore calculé cette équation que pour les cinq premiers degrés seulement, qu’il y a peu d’apparence qu’aucun géomètre ait le courage d’en pousser le calcul plus loin, et que quelqu’un l’eût-il, il est à croire que la complication excessive des résultats ôterait toute envie d’en faire l’application.

C’est donc une question non encore résolue, du moins sous le point de vue pratique, que celle de la recherche de la nature et des signes des racines des équations numériques. Sans trop oser l’espérer, nous désirons que les préceptes que nous allons donner sur ce sujet soient jugés de nature à atteindre le but. Ces préceptes auront pour bases les observations suivantes.

I. Une courbe parabolique d’un degré pair, dont l’équation est conséquemment de la forme

a toujours deux branches qui s’étendent à l’infini ; l’une dans la région des et positives, et l’autre dans la région des négatives et des positives. Car, en faisant, dans cette équation,

on a également

II. Une courbe parabolique d’un degré impair, dont l’équation est conséquemment de la forme

a toujours deux branches qui s’étendent à l’infini, l’une dans la région des et positives, et l’autre dans la région des et négatives. Car, en faisant, dans cette équation,

on a respectivement.

III. Une équation numérique en , d’un degré quelconque, étant donnée, et le nombre de ses racines réelles étant supposé connu, on peut toujours obtenir, pour chacune de ces racines, deux limites qui ne comprennent entre elles que cette seule racine, et savoir conséquemment combien elle a de racine positives et de racines réelles négatives.

Cela est d’abord sans difficulté, lorsque la différence entre les deux racines les moins inégales surpasse l’unité ; car, en substituant pour tous les nombres entiers compris entre les limites extrêmes des racines, on aura autant de changemens de signes dans les résultats que l’équation aura de racines réelles, et ces changemens de signes, en même temps qu’ils feront connaitre les signes des racines, indiqueront, pour chacune d’elles, deux limites ne comprenant entre elles que cette seule racine.

Mais, comme la différence entre deux racines d’une équation peut fort bien être moindre que l’unité, il est fort possible qu’en y substituant, à la place de , les seuls nombres consécutifs de la suite naturelle, il y ait, entre deux nombres consécutivement substitués, deux ou un plus grand nombre de racines réelles ; et il est évident qu’alors le nombre des changemens de signes dans les résultats des substitutions se trouvera inférieur à celui des racines réelles que l’on sait exister dans l’équation. On n’aura donc pas dans ce cas des limites individuellement propres à chacune d’elles.

On pourrait bien tenter d’éluder cette difficulté, en multipliant préalablement les racines de la proposée par quelque nombre entier ; mais, comme plusieurs de ses racines pourraient différer entre elles d’une quantité extrêmement petite, quelque grand que pourrait être le multiplicateur dont on aurait fait choix, il pourrait bien se faire qu’il ne le fût pas assez pour remplir le but.

Pour mettre cette difficulté mieux en évidence, supposons que la proposée, du quatrième degré seulement, soit

ou

qui n’a que deux racines réelles, lesquelles sont toutes deux comprises entre et Supposons que l’on sache seulement qu’elle n’a que deux racines réelles, sans savoir en quel lieu elles se trouvent ; par la règle de Descartes, on verra bien qu’elles sont toutes deux positives ; mais si, dans la vue d’en trouver les limites, on substitue pour les nombres de la suite naturelle, on obtiendra les résultats suivans :

qui nous montrent seulement que les deux racines réelles que l’on sait exister dans l’équation proposée doivent être comprises soit entre et soit entre et sans nous faire connaître lequel des deux cas a effectivement lieu, et, à plus forte raison, sans nous donner les limites séparées de l’une et de l’autre.

Soit encore l’équation

que l’on sait n’avoir que deux racines réelles, et que l’on voit d’ailleurs n’avoir point de racines réelles au-dessus de  ; la substitution pour des trois premiers nombres naturels donnera

ce qui nous montrera seulement que les deux racines réelles dont il s’agit sont au-dessous de l’unité ; sans nous donner les limites distinctes de chacune d’elles.

Afin donc de lever cette difficulté qui, comme on le sent bien, doit croître avec le degré de l’équation, nous remarquerons d’abord que, comme en augmentant les racines d’une équation proposée d’une quantité égale à la limite de ses racines négatives, prise en plus ; on rend toutes ses racines réelles positives, il nous sera toujours permis de supposer que, comme dans les exemples ci-dessus, la proposée n’a que des variations de signes, et conséquemment des racines imaginaires et des racines réelles positives seulement.

Nous rappellerons, en second lieu, un théorème démontré par M. Budan, dans un mémoire présenté à l’institut en 1812 ou 1813, et qui consiste en ce qu’ne équation en de degré quelconque, ne saurait avoir racines entre et si l’équation en n a pas permanences de plus que équation en

Avant d’appliquer ce principe, faisons connaître une notation abrégée qui en rendra l’application beaucoup plus facile et intelligible, et qui peint à la fois aux yeux et le nombre des permanences et le signe du dernier terme d’une équation de degré quelconque. Cette notation consiste à écrire, en général,

pour exprimer qu’une transformée en a permanences et son dernier terme positif ; et nous écririons, au contraire,

si nous voulions exprimer que la même transformée, ayant toujours permanences, a son dernier terme négatif.

Cela posé, reprenons l’équation du quatrième degré de notre premier exemple que suivant notre notation, nous pouvons représenter par

si, par la méthode de M. Budan, nous cherchons ses transformées successives, nous pourrons, à l’aide de la même notation, les représenter comme il suit :

l’application du théorème de M. Budan nous montre sur-le-champ que les deux racines dont nous cherchons les limites ne peuvent être situées qu’entre et ou bien entre et Pour savoir lequel des deux cas a lieu, rendons fois plus grandes les racines des deux transformées en et en et cherchons ensuite les transformées de ces équations ainsi modifiées ; nous aurons ainsi les deux tableaux que voici :

L’inspection du premier de ces deux derniers tableaux nous montre que c’est entre et que sont comprises les deux racines réelles dont il s’agit, et nous apprend de plus que l’une d’elles est comprise entre et et l’autre entre et nous avons donc deux limites distinctes pour chacune d’elles, et notre but se trouve ainsi rempli.

Ici, comme l’on voit, le calcul du second tableau était superflu ; mais on conçoit que, dans certains cas, les deux tableaux peuvent, comme celui que nous avions calculé en premier lieu, laisser encore les deux, racines cherchées entre deux transformées consécutives de l’un ou de l’autre, sans qu’on sache auquel de ces deux tableaux elles doivent appartenir. Dans ce cas, il faudra, dans chaque tableau, rendre de nouveau les racines de la première des deux transformées fois plus grandes et chercher ensuite leurs transformées consécutives, ce qui donnera naissance à deux nouveaux tableaux ; et, en continuant ainsi, on arrivera nécessairement au but, quelle que puisse être d’ailleurs la petitesse de la différence entre les deux racines dont il s’agit.

Appliquons encore ce procédé à l’équation du second exemple, nous aurons d’abord le premier tableau

qui nous montre de suite que les deux racines dont nous cherchons les limites sont entre et Rendant fois plus grandes les racines de l’équation en et cherchant les transformées consécutives, nous aurons ce second tableau

qui nous apprend que nos deux racine, sont situées soit entre et soit entre et Nous voilà donc retombé dans le même cas que dans l’exemple précédent, ce qui rendra nécessaire le calcul des deux tableaux que voici :

L’inspection du dernier de ces deux tableaux montre que l’une nos deux racines est entre et et l’autre entre et

IV. Soit l’équation de degré quelconque

et sa dérivée

on sait que les racines de cette dernière sont les abscisses des sommets de la courbe parabolique

et qu’en éliminant entre l’un et l’autre, l’équation résultante

aura pour ses racines les ordonnées des mêmes sommets, d’où il suit que cette dernière équation aura précisément autant de racines réelles et autant de racines imaginaires que la dérivée de la proposée.

En éliminant entre les deux équations et avant de parvenir à l’équation finale on obtiendra une équation où ne sera plus qu’au premier degré, et de laquelle, conséquemment, il sera facile de déduire les valeurs de de celles de

V. Enfin si l’on connaît des limites assez approchées des coordonnées de chacun des sommets d’une courbe parabolique

pour qu’il ne puisse y avoir lieu à aucune méprise sur la manière dont ces sommets se succèdent consécutivement les uns aux autres tant au-dessus qu’au-dessous de l’axe des qu’à droite et à gauche de l’axe des et si l’on sait de plus si la courbe coupe l’axe des au-dessus ou au-dessous de l’origine ; ce qui est toujours indiqué par le signe de à l’aide des remarques (I, II), on prendra une idée suffisante de tout le cours de la courbe pour pouvoir déterminer le nombre de ses racines réelles et le signe de chacune d’elles.

À l’aide de toutes ces remarques, on pourra toujours assigner exactement le nombre et les signes des racines réelles de toute équation proposée ; ainsi qu’on va s’en convaincre par les exemples suivans ; dans lesquels nous supposerons constamment la proposée délivrée de son second terme et de ses racines égales ; ce qui est permis.

Exemple I. Soit la proposée du second degré

dont la dérivée est

en éliminant entre cette dérivée et l’équation

on parviendra à l’équation aux sommets

La courbe parabolique n’a donc ici qu’un seul sommet, situé sur l’axe des à une distance de l’origine ; puis donc que (I) ses deux branches doivent s’étendre à l’infini, du côté des positives, dans les deux régions des positifs et des négatifs ; il est clair que cette courbe coupera l’axe des de part et d’autre de l’origine. Nous parvenons donc ainsi, sans résoudre l’équation à découvrir que cette équation a deux racines réelles de signes contraires ; et il en serait exactement de même pour toute autre équation du même degré.

Exemple II. Soit la proposée du troisième degré

dont la dérivée est

en éliminant entre cette dérivée et l’équation

on aura d’abord l’équation du premier degré en

et l’équation aux sommets sera

Cette dernière doit (IV) avoir le même nombre de racines réelles que et nous savons déjà (Exemp. I) que celle-ci en a deux ; donc l’autre en aura deux aussi ; et par conséquent (III), on peut assigner la limite inférieure de chacune d’elles[1]. On trouve pour l’une et l’autre limites et qui, substituées pour dans l’équation en donnent à peu près . Ainsi, aux deux sommets de la courbe parabolique on a, à peu près,

on a de plus pour d’où l’on voit que la courbe parabolique a l’un de ses sommets dans l’angle des négatifs et des positifs, et l’autre dans l’angle des positifs et des négatifs ; et que l’arc de courbe qui va de l’un à l’autre coupe l’axe des au-dessus de l’origine, et conséquemment l’axe des à droite de cette même origine. Si l’on joint à cela les indications que nous avons données (II), on en pourra conclure affirmativement que la proposée a ses trois racines réelles, dont deux positives et une négative. On se conduirait absolument de la même manière pour toute autre équation du troisième degré.

Exemple III. Soit la proposée du quatrième degré

dont la dérivée est

en éliminant entre cette dérivée et l’équation

l’équation du premier degré en sera d’abord

et l’on aura ensuite pour l’équation aux sommets

Cette dernière doit avoir (IV) autant de racines réelles que l’équation et nous savons déjà (Exemp. II) que celle-ci en a trois ; donc l’autre en aura trois aussi ; et par conséquent (III) il sera possible d’assigner, en particulier, la limite inférieure de chacun d’elles. On trouvera pour les trois limites en les substituant pour dans l’équation en on trouvera à peu près pour les abscisses des sommets Ainsi, aux trois sommets de la courbe parabolique on a sensiblement

on a de plus pour d’où l’on voit que la courbe a, en allant du négatif au positif dans le sens des un premier sommet dans l’angle des et négatifs, que les deux suivans sont dans l’angle des positifs et des négatifs, qu’elle passe du premier au second en coupant l’axe des au-dessous de l’origine, et conséquemment sans couper l’axe des en joignant donc à ces indications celles que fournit la remarque (I), on verra clairement que la proposée n’a que deux racines réelles seulement ; et que ces deux racines sont de signes contraires.

Exemple IV. Soit encore la proposée du cinquième degré

dont la dérivée est

en éliminant entre cette dérivée et l’équation

en aura d’abord l’équation du premier degré en

et ensuite pour l’équation aux sommets

Cette dernière doit avoir (IV) le même nombre de racines réelles que et nous savons déjà (Exemp. III) que celle-ci en a deux seulement ; l’autre en aura donc deux aussi ; et par conséquent (III) on pourra assigner la limite inférieure de chacune d’elles. On trouve pour l’une et l’autre et qui, substituées a la place de dans l’équation en donnent à peu près et de sorte que, pour les deux sommets de la courbe parabolique on a sensiblement

Si l’on remarque de plus que la courbe coupe l’axe des à une distance de l’origine, on verra qu’en passant du premier sommet au second, elle doit couper l’axe des du côté des positifs ; à quoi joignant les indications fournies par la remarque (II), on en conclura que la proposée a trois racines réelles seulement, dont deux positives et une négative.

Si présentement nous reprenons ces mêmes exemples dans un ordre rétrograde, nous verrons que chacun d’eux se ramène à celui qui le précède immédiatement, de sorte que leur ensemble présente la solution complète de la question proposée dans le dernier. On pourra donc, en se conduisant de la même manière pour tous les autres cas, parvenir à assigner le nombre des racines réelles de toute équation proposée, ainsi que le signe de chacune d’elles. Le but que nous avions en vue au commencement de cet article nous semble donc complètement atteint.


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  1. Nous prévenons ici, une fois pour toutes, que, suivant l’usage général, lorsque deux nombres seront de signes contraires, nous considérerons constamment comme le plus grand celui des deux qui sera positif.