Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 10/Analise élémentaire, article 1

QUESTIONS RÉSOLUES.

Développement de la théorie sur laquelle il a été
demandé des éclaircissemens à la page 291
du IX.e volume de ce recueil ;

Par M. Bérard, professeur de mathématiques, membre
de plusieurs sociétés savantes.
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Je rappelle l’énoncé du problème, parce que j’ai besoin de modifier un peu le procédé qui y est expliqué.

Soit une équation numérique en du degré soit la limite inférieure des racines positives de cette équation ; soit changé, dans en ce qui donnera une transformée

Soit la limite inférieure des racines positives de cette dernière équation ; en y changeant en ou bien en changeant, dans en ce qui revient au même, et ce qui est préférable ; comme on le verra tout-à-l’heure ; on obtiendra une nouvelle transformée

Soit la limite inférieure des racines positives de celle-ci ; en changeant, dans en on obtiendra une troisième transformée

En supposant que ce procédé ait été indéfiniment poursuivi de la même manière, on propose,

1.o De démontrer que, si la proposée a une ou plusieurs racines réelles positives, la série sera convergente, et aura pour limite de la somme de ses termes la plus petite de ces racines ?

2.o D’expliquer ce que devient cette même série, dans le cas où la proposée, n’ayant aucune racine réelle positive, offre néanmoins une ou plusieurs variations ?

§. I. Première partie.

Soit la proposée

en y changeant en et posant, pour abréger,

ce qui donne, comme l’on sait,

elle deviendra

En mettant donc dans les valeurs de  ; les nombres que représentent  ; il devient très-aisé de former les différentes transformées ; car il suffit d’y substituer successivement pour les valeurs des sommes de limites obtenues au moyen des transformées qui précèdent celles qu’on se propose d’obtenir.

La première recherche qui doit nous occuper ici est celle de la marche que suivent les coefficiens des transformées successives.

Imaginons que sur un axe indéfini dont l’origine est en on ait construit la courbe parabolique dont l’abscisse variable est et qui sera évidemment la même que  ; et qu’on ait placé les lettres aux points où l’axe coupe les branches de la courbe ; ces lettres seront au nombre de si, comme nous le supposons d’abord, toutes les racines de sont réelles.

Soit construite sur le même axe la courbe  ; et soient placées les lettres aux points où cette courbe est coupée par l’axe.

Soit construite semblablement, et toujours sur le même axe, la courbe  ; et soient placées les lettres aux points d’intersection de cette courbe avec l’axe.

En poursuivant ainsi, jusqu’au dernier des coefficiens lequel donnera une simple ligne droite ; on remarquera facilement les diverses circonstances que voici,

1.o Les points sont intermédiaires aux points les points les ont aux points et ainsi de suite.

2.o Les points sont les pieds des ordonnées maxima de la courbe  ; les points sont les pieds des ordonnées maxima de la courbe  ; et ainsi de suite.

3.o Le coefficient est maximum, quand  ; le coefficient est maximum, quand  ; et ainsi de suite.

4.o Les coefficiens croissent, décroissent et changent de signes respectivement et en même temps que les ordonnées des diverses courbes paraboliques.

5.o Enfin, toutes ces remarques subsistent, quelle que soit la valeur de puisque, dans la construction de ces courbes, a été regardé comme l’abscisse.

Maintenant, il faut faire attention que, quand on change successivement, dans la proposée, en on ne fait que déplacer l’origine des abscisses, en la transportant de en Les ordonnées correspondant aux origines successives indiquent donc, tout à la fois, la grandeur et le signe des coefficient des transformées.

Par là, il devient très-aisé de se rendre compte de la marche des coefficiens ; on peut assigner, pour chacun, le signe, l’accroissement ou le décroissement, pour une position donnée de l’origine ; ces considérations peuvent même fournir une démonstration très-simple de la Règle de Descartes ; car il suffit pour cela de placer d’abord l’origine à gauche de toutes les branches, ce qui rend tous les signes alternatifs ; puis de remarquer que, quand l’origine dépasse une branche, change de signe, ce qui fait perdre une variation à l’équation. En continuant à faire mouvoir l’origine de gauche à droite, en se convaincra qu’il en est de même pour chaque racine positive qu’on fait perdre à l’équation.

La considération des mêmes courbes peut encore démontrer facilement la cause du grand nombre de combinaisons de signes que peut fournir une équation et expliquer la signification de chacune d’elles. Prenons un exemple simple ; celui de l’équation du 3.me degré.

L’axe portera les lettres La lettre n’est placée qu’en un seul point, pour une même équation ; mais, comme elle peut se trouver à droite ou à gauche du point il a fallu l’écrire deux fois, pour comprendre tous les cas possibles. Il en résulte points qui comprennent entre eux espaces ou régions différentes. Chacune de ces régions correspond à une combinaison différente de signes, dont le nombre est ici

Si l’on considère le nombre des variations ; on voit que, quand l’origine est dans l’espace il y a trois variations dans l’équation ; que, quand elle est dans l’espace il y a deux variations ; qu’il y en a une seule, quand cette origine est dans l’espace  ; qu’enfin il n’y en a aucune, quand elle est dans l’espace

Pour le 4.me degré, le nombre des combinaisons de signes est En général, il est C’est la somme des coefficiens du développement de

On sent bien que les racines imaginaires changent la figure des courbes et la position de l’axe ; mais elles ne détruisent pas les conséquences que nous voulons en tirer.

Les équations peuvent avoir des racines imaginaires, en sorte que quelques-unes des lettres manquent ; ce qui diminue le nombre des régions et par conséquent celui des combinaisons de signes qu’admet la proposée par la transformation de l’origine. Par exemple, si, la proposée étant du 3.me degré, les sommets sont réels ; et si l’axe ne rencontre qu’une branche ; au lieu de combinaisons de signes, il n’y en aura plus que seulement ; parce que les points manqueront. Si les sommets ne sont pas réels, il n’y aura plus que, combinaisons de signes ; parce que les lettres n’existeront plus.

Après avoir trouvé la loi des coefficiens dans les transformées successives, il reste à chercher celle de la série

On voit que cette loi doit dépendre, jusqu’à un certain point, de la règle que l’on choisit pour déterminer la limite des prenons la plus simple. On sait que étant le plus grand coefficient de signe contraire à celui du terme connu, on aura sera donc toujours une fraction, comprise entre et qui augmentera ou diminuera d’une transformée à la suivante, selon que aura augmenté ou diminué lui-même dans un plus grand ou dans un moindre rapport que En outre, quand il surviendra un changement de signe dans l’équation, qui représentait un coefficient, par exemple, en représentera un autre, qui entrera à son tour comme élément dans l’expression de circonstance qui changera nécessairement la marche de la série

Il serait minutieux et sans doute pénible de signaler et de classer toutes les anomalies qui peuvent avoir lieu ; il suffit de remarquer que c’est le coefficient qui joue le principal rôle et qui détermine la série à être ascendante ou descendante.

Le cas le plus simple est celui où l’origine est dans la région et où toutes les racines sont réelles.

Quand on a à cause de on a et or, diminue, ainsi que depuis le point jusqu’au point où ils sont nuls ; donc aussi la série est décroissante entre ces deux points. C’est ce qu’on voit pour l’équation

Quand l’origine est entre les points et la série est d’abord croissante, puis elle décroit jusqu’au point comme dans cette équation

Lorsque la proposée a des racines imaginaires, la série suit encore assez exactement les accroissemens et les décroissemens du coefficient Ainsi, à mesure que l’origine s’approche de l’ordonnée minima ; diminue d’abord, sans pouvoir néanmoins devenir nul ; puis il augmente sans changer de signe. De même, la série décroit pour croître ensuite et décroître de nouveau, autant de fois qu’il y a d’ordonnées minima. L’équation est dans ce cas ; la courbe est comme on la voit ici :

On trouvera correspondant au sommet convexe, correspondant au sommet concave ou ordonnée maximum, etc.

Cet exemple offre une singularité : c’est que le maximum de arrive avant l’ordonnée maximum, par l’effet du changement de coefficient dans le dénominateur de

Au reste, il serait oiseux de s’appesantir sur la loi des accroissemens et décroissemens de la série ; car cette circonstance est tout-à-fait indifférente au succès de la méthode. Peu importe la marche de cette série ; l’essentiel est de savoir qu’elle finit toujours par devenir décroissante, et par converger vers l’intersection la plus proche à droite, or, cela est de toute évidence ; car ce n’est que dans les points qu’on a et par conséquent

Mais, nous a demandé un géomètre, ne pourrait-il pas se trouver à gauche de l’intersection dont on cherche à déterminer l’abscisse, un point que la série ne pût jamais dépasser ; ou, en d’autres termes, ne pourrait-il pas arriver, quelquefois du moins, que la somme des termes de cette série eût une limite inférieure d’une quantité finie à la plus petite des racines positives ? Je réponds que non. Tant qu’il existe une variation dans la dernière transformée, rien n’empêche d’en faire de nouvelles qui transportent l’origine sur la droite. Supposons, en effet, l’existence de ce point vraiment singulier ; que soit sa distance à l’origine ; en mettant pour dans la proposée, l’origine se trouvera transportée au-delà de ce point, et plus voisine que lui de l’intersection qu’il s’agit d’assigner ; mais toujours à sa gauche, si est suffisamment petit ; l’équation aura donc encore au moins une variation ; et rien ne s’opposera à ce qu’on fasse de nouvelles transformées ; d’où nous nous croyons fondés à conclure que le point en question est tout-à-fait chimérique.

§. II. Deuxième partie.

Je réponds qu’après un certain nombre de transformées, la dernière n’aura plus de variations. En effet, les valeurs de ne peuvent devenir nulles que lorsque peut le devenir et ne peut le devenir dans l’hypothèse où l’équation n’a aucune racine réelle positive, puisque l’axe ne rencontre aucune branche du côté des positifs. En appelant la limite supérieure positive ; il arrivera un point où l’on aura ou et alors la transformée n’aura plus que des permanences.

On peut démontrer la même proposition, en observant que, dans l’hypothèse dont il s’agit, la proposée est de cette forme

;

et il est clair que la substitution de pour doit finir par rendre tous les termes positifs ; parce que les termes de la série, au lieu de décroitre, comme à la rencontre d’une branche, croissent ici et décroissent alternativement, avec ou Ainsi, la disparition des variations avertit bientôt qu’il n’y a point de racines réelles positives à chercher.

Après avoir dissipé les scrupules du géomètre auteur du problème, je vais ajouter quelques remarques propres à éclairer et à simplifier l’usage de la méthode.

Remarque I. Quelques auteurs (Legendre, Supplément à la théorie des nombres) disent qu’après avoir trouvé une racine approchée il faut diviser la proposée par et chercher les racines du quotient. Ce procédé est très-vicieux ; parce qu’en négligeant le reste de la division, on altère le quotient qui n’est plus exact. Son défaut d’exactitude peut changer des racines imaginaires en racines réelles, égales ou inégales et vice versâ ; et l’on sent que cela arrivera sur-tout quand l’axe de la courbe passera fort près d’un sommet. Soit par exemple l’équation

on trouvera de suite que en est une racine très-approchée ; car, en la mettant pour l’équation devient or, si l’on divise la proposée par en négligeant le reste, on trouve pour quotient d’où on serait conduit à conclure que, outre la racine déjà trouvée, l’équation a deux autres racines réelles, égales à tandis que ses deux autres racines sont imaginaires, comme il est aisé de le vérifier.

Si la proposée était en prenant pour valeur approchée de l’une des racines, ce qui réduit le premier membre à et opérant comme ci-dessus ; on trouverait encore les deux autres racines égales à tandis que les trois racines de cette équation sont inégales.

Il serait aisé de former d’autres équations plus élevées où le même procédé conduirait aux mêmes erreurs, en s’arrêtant, pour la première racine, à un degré donné d’approximation.

Notre méthode n’est pas sujette à ces inconvéniens ; parce qu’après avoir trouvé une première racine, c’est sur la proposée elle-même qu’on opère pour déterminer les autres, en y exécutant seulement un changement d’origine qui n’en altère aucunement les coefficiens.

Remarque II. Dans la pratique, il est beaucoup plus avantageux de mettre de suite pour dans que de mettre successivement pour dans pour avoir pour dans pour avoir et ainsi de suite, quoique d’ailleurs la chose soit indifférente en théorie. En effet, dans le dernier procédé, les lettres changent et acquièrent un nombre de chiffres décimaux toujours croissant ; ce qui finit par rendre les calculs impraticables. Et, si, pour parer à cet inconvénient, on prend le parti de négliger des décimales, on retombe dans l’inconvénient beaucoup plus grave d’altérer les transformées, et, par suite, de dénaturer les racines, comme on l’a vu dans la remarque précédente.

Remarque III. Quand on a trouvé la plus petite racine positive avec le degré d’exactitude dont on a besoin ; pour découvrir la seconde racine positive, s’il y en a, il faut mettre dans la proposée pour étant un nombre un peu plus grand que la racine trouvée, et tel que la transformée qui en résulte aie une variation de moins que la dernière transformée. Un ou deux tâtonnemens suffisent pour trouver un pareil nombre et on est alors assuré de n’avoir dépassé qu’une branche de la courbe, et l’on forme de nouvelles transformées qui procurent une seconde série au moyen de laquelle la seconde racine se trouve exprimée par On procède de même à la recherche des autres racines ; mais il faut remarquer pourtant que tout ceci suppose qu’on a préalablement délivré l’équation de toutes les racines égales qu’elle peut contenir ; ce qu’au surplus on peut toujours faire.

Pour avoir les racines négatives, on change en dans la proposée et on détermine les racines positives de la nouvelle équation, lesquelles, prises avec le signe sont les racines négatives de la proposée.

Ainsi, voilà un procédé régulier uniforme et simple, qui n’exige qu’un nombre de tâtonnemens, au plus, pour déterminer, d’une manière sure, toutes les racines réelles d’une équation quelconque.

Simplification de la méthode. En réfléchissant sur la précédente méthode, on reconnaît bientôt qu’on peut diminuer considérablement le nombre des transformées, en prenant pour un nombre plus grand que celui qui est fourni par la règle imparfaite des limites. On avancera ainsi, à grands pas, le long de l’axe ; et la diminution progressive du terme avertira toujours qu’on est près d’une branche ; que s’il arrive qu’on l’ait dépassée, la racine cherchée se trouvera par-là même renfermée entre deux limites qu’il sera ensuite très-facile de resserrer, en prenant pour la fraction fournie par la dernière transformée. Ceci suppose, au surplus, qu’on n’a dépassé qu’une branche, ce que l’on reconnaîtra par la dernière transformée qui ne doit avoir perdu qu’une variation. S’il arrivait qu’elle en eût perdu plus d’une, on reviendrait sur ses pas, en prenant pour un nombre plus petit.

Ce procédé a quelque ressemblance avec la méthode ordinaire des substitutions, et avec celle de Newton ; mais il n’en a pas les inconvéniens. En effet, on sait que deux substitutions qui donnent pour des résultats de signes contraires peuvent intercepter un nombre impair de racines réelles ou imaginaires ; or, par la méthode vulgaire des substitutions, on ne peut point discerner le nombre des racines interceptées, tandis que, par la nôtre, la diminution de et les variations perdues, font toujours connaître le nombre des branches dépassées par la translation de l’origine des abscisses : c’est un fanal qui est là pour éclairer tous les écueils.

La circonstance de deux variations perdues mérite un examen particulier ; elle a lieu dans trois cas, savoir : 1.o quand l’origine a dépassé deux branches ; 2.o quand elle a dépassé une ordonnée minima ; 3.o quand elle a dépassé deux racines égales. Le troisième cas peut être évité, puisqu’on sait délivrer une équation de ses racines égales. Dans ce cas, et qui ont un diviseur commun, tendent à s’anéantir ensemble, sans y parvenir. Au-delà de ce point, conserve son signe et en change.

Le premier cas se distingue du second en ce que, dans le premier, le terme peut s’approcher de zéro autant qu’on le veut, ce qui n’a pas lieu dans le second. Au reste, pour éviter tout embarras, on regardera comme non avenue la dernière transformée, qui aura perdu deux variations ; on en formera une nouvelle d’après la méthode générale ; c’est-à-dire, en prenant pour le nombre qui a servi à former la transformée ( étant celle qu’on abandonné) ; et, en ajoutant à ce nombre la limite inférieure de Alors, si la nouvelle transformée perd encore deux variations, on sera assuré que les deux racines douteuses sont imaginaires, et l’on poursuivra l’opération sans s’en inquiéter.

Les bornes de ce mémoire ne me permettent pas de faire le parallèle des diverses méthodes imaginées jusqu’à ce jour ; on verrait que celle tirée de l’équation aux quarrés des différences de l’illustre Lagrange est impraticable dans les degrés un peu élevés, et qu’elle peut exiger des milliers de substitutions dans certains cas. Au surplus, ceux qui désireront de plus amples détails sur ce sujet pourront consulter mon ouvrage intitulé : Méthodes nouvelles pour déterminer les racines des équations[1].

  1. Nous aurions beaucoup de réflexions à faire sur tout le contenu de l’article qu’on vient de lire ; et nous avions même préparé, dans cette vue, un grand nombre de notes ; mais, l’auteur ne nous ayant autorisé à le rendre public que sous la condition expresse que nous nous abstiendrions de toutes remarques critiques, nous nous trouvons contraints de prier nos lecteurs de vouloir bien ici suppléer à notre silence. Nous croyons toutefois devoir déclarer, pour l’acquit de notre conscience mathématique, que nous sommes loin de regarder comme suffisamment résolue, par ce qui précède, la question qui avait été proposée.
    J. D. G.