Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 07/Arithmétique élémentaire, article 2

ARITHMÉTIQUE.

Sur divers moyens d’abréger la multiplication ;

Par M. Gergonne.
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On s’est occupé, dans tous les temps, de la recherche des moyens les plus propres à abréger la multiplication des grands nombres. Parmi ces moyens, l’usage des logarithmes a généralement prévalu et conservera probablement toujours le premier rang. Il est, en effet, peu de méthodes abrégées qui soient aussi expéditives ; et ce n’est pas seulement les multiplications qu’elle abrège, mais encore trois autres opérations, dont deux en particulier sont bien d’une autre difficulté. Les logarithmes d’ailleurs ne sont point seulement utiles, comme moyens d’abréviation ; mais leur usage est tout-à-fait indispensable dans une multitude de recherches mathématiques.

On ne doit donc pas être surpris que cette ingénieuse invention ait presque fait entièrement oublier d’autres inventions plus anciennes, telles que les baguettes de Néper, la machine arithmétique de Pascal, etc. Cependant, sous le point de vue théorique, on ne saurait douter que ces divers moyens d’économiser le temps et d’éviter une trop forte contention d’esprit, dans la pratique du calcul, ne doivent continuer à offrir un véritable intérêt aux géomètres de profession.

On peut remarquer d’ailleurs que, excepté dans les recherches approximatives, ce qui est, il est vrai, le cas le plus fréquent, le calcul par logarithmes ne peut guère être appliqué qu’à de petits nombres, c’est-à-dire, aux seuls nombres à l’égard desquels on consentirait très-volontiers à se passer d’un semblable intermédiaire. On peut remarquer, en outre, que les tables logarithmiques, d’une construction compliquée, sont par là même assez difficiles à vérifier, que les interpolations que leur usage nécessite si fréquemment, sont ou laborieuses ou peu exactes ; et qu’en un mot l’emploi de ces logarithmes, qui ne sont à peu près tous que des nombres approchés, semble s’écarter, en quelque sorte, de cette rigueur si précieuse aux yeux des véritables géomètres. Ajoutons enfin que, pour se servir sûrement et avec célérité des tables de logarithmes, il est presque indispensable d’avoir, sur ces sortes de fonctions, des connaissances théoriques qu’on ne parviendra jamais que difficilement à mettre à la portée de tout le monde ; ce qui fait qu’on ne peut guère se promettre d’étendre généralement l’usage de ces tables aux calculs vulgaires.

C’est sans doute dans cette vue qu’on a cherché à étendre la table de Pythagore ; et on trouve en effet des tables de ce genre qui sont poussées jusqu’au quarré de 25 ; mais on sent qu’en les poussant même jusqu’au quarré de 100, le secours qu’elles offriraient serait loin encore d’être en proportion avec les usages les plus ordinaires ; et, qu’en voulant les étendre au-delà, leur excessif volume les rendrait à la fois d’un prix élevé, et d’un usage incommode.

La table de Pythagore est une table à double entrée ; et M. Laplace a observé,[1] que souvent, au moyen d’un calcul préalable assez facile, une telle table peut être suppléée par une simple série, c’est-à-dire, par une table à simple entrée, ou à un seul argument. Cet illustre géomètre en donne plusieurs exemples qu’il déduit d’une analise de nature à en fournir beaucoup d’autres encore. Notre but ici est beaucoup moins élevé ; et nous nous proposons seulement de faire voir, par les règles élémentaires de l’algèbre, qu’on peut obtenir, par des tables à simple entrée, non seulement le produit de deux facteurs, mais même le produit de tant de facteurs qu’on voudra.

I. On a, par les premières règles de l’algèbre,

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ce qui veut dire, en français, que, si du quarré de la somme de deux nombres on retranche le quarré de leur différence, on obtiendra pour reste, le quadruple de leur produit.

Il suit de là que, si l’on avait une table suffisamment étendue des quarrés de tous les nombres de la suite naturelle, on pourrait, par son moyen, obtenir exactement le produit de deux nombres qui n’excéderait pas ses limites, sans avoir autre chose à faire qu’une addition, deux soustractions et une division par

Exemple. On propose de trouver le produit de par  ?

Or, il existe une semblable table : elle a été publiée chez F. Didot, en 1801, sous le nom de C. Seguin l’aîné, mais dans toute autre vue que celle qui nous occupe ici. Elle est précédée d’une introduction très-détaillée, qui indique tout le parti qu’on en peut tirer. On a donc lieu d’être surpris que l’auteur qui, dans cette introduction, se montre géomètre, n’ait pas songé a l’usage que nous venons de faire de sa table.

Malheureusement cette table ne donne les quarrés des nombres que jusqu’à seulement ; mais il serait facile de la prolonger au-delà ; et l’on conçoit que si, par exemple, ou voulait la pousser jusqu’à il suffirait, comme dans les tables de logarithmes, de la faire commencer à attendu que tout ce qu’on pourrait mettre auparavant ferait double emploi.

Cette table serait d’autant plus facile à prolonger que les séries de chiffres des différens ordres y forment constamment des suites périodiques ; de sorte que, pour la construire, on n’a, pour ainsi dire, que la peine d’écrire. Ainsi, par exemple, pour les unités la période, qui a dix termes, est

pour les dixaines, la période qui a quarante-sept termes est

et ainsi de suite ; on pourrait même réduire ces périodes à moitié ; en observant que chacune se compose de deux autres qui ne sont que le renversement l’une de l’autre.

Voilà donc deux avantages incontestables des tables dont il est question ici ; c’est, d’une part, leur facile construction que l’on pourrait en quelque sorte mettre en fabrique, comme celle des indiennes et papiers imprimés ; c’est, d’une autre, la facile vérification qui en résulte, et qui est telle qu’il est presque impossible qu’il s’y glisse une faute, sans qu’aussitôt elle soit aperçue[3].

Un autre avantage que présentent ces sortes de tables, c’est que, si l’interpolation y est un peu plus laborieuse que dans les tables de logarithmes, elle a sur celle-là l’avantage de pouvoir toujours être rigoureuse, puisque la suite des quarrés des nombres naturels est une suite aux secondes différences constantes et égales à deux.

La formule générale de l’interpolation, pour les suites aux secondes différences constantes est, comme l’on sait,

et étant respectivement les indices de et mais ici où on aura simplement

Supposons donc qu’avec les tables de M. Séguin on ait besoin du quarré de on cherchera celui de tombant entre et dont les quarrés sont respectivement et dont la différence est on aura donc ici

donc

ou bien

donc enfin

Au moyen d’un semblable calcul, la table de M. Séguin pourra servir pour les nombres supérieurs à ceux pour lesquels elle a été calculée, ainsi que pour les nombres fractionnaires ; et elle donnera, dans tous les cas, des résultats rigoureusement exacts. Il serait seulement à désirer qu’elle contînt les différences des quarrés consécutifs. L’impression en est d’ailleurs très-soignée et très correcte.

Un homme qui paraît être beaucoup moins géomètre que M. Séguin, mais qui pour cela même n’en a peut-être que plus de mérite, M. Antoine Voisin, a su apercevoir, par ses propres réflexions, du moins à ce qu’il paraît, le parti qu’on pourrait tirer d’une table des quarrés des nombres naturels pour abréger les multiplications, et il vient de publier, sous la dénomination, impropre d’ailleurs, de tables de logarithmes, une table des quarrés des nombres naturels, étendue jusqu’à [4]. Mais, dans la vue d’éviter au calculateur la peine légère d’une division par 4, l’auteur n’a inscrit dans sa table que le quart de chaque quarré, en rejetant l’unité de surplus pour les quarrés impairs. En conséquence, lorsque, des deux facteurs à multiplier, l’un est pair et l’autre impair, le résultat se trouve fautif en moins d’une unité qu’il faut lui restituer. Pour la même raison, lorsqu’on veut avoir, au moyen de cette table, le quarré d’un nombre impair ; il faut non seulement multiplier le nombre qu’on trouve dans la table par mais encore ajouter une unité au produit.

L’auteur annonce qu’il a le dessein de prolonger sa table jusqu’à mais, s’il l’exécute, nous pensons qu’il fera bien d’y inscrire tout simplement les quarrés des nombres naturels, à partir de seulement, et de placer dans une colonne à droite les différences consécutives de ces quarrés. Il aura ainsi une table qui pourra servir à beaucoup d’autres usages que celui qu’il a eu spécialement en vue, en dressant celle qu’il vient de publier.

Lorsqu’on veut obtenir, au moyen de pareilles tables, le produit de trois facteurs, il se présente tout naturellement de chercher d’abord le produit des deux premiers, et ensuite le produit du résultat obtenu par le troisième. On pourrait aussi construire, pour cet effet, une table à triple entrée ; mais nous allons voir que cette table, comme la table à double entrée, peut être suppléée avec avantage, par une table à un seul argument.

II. On a, par les premières règles de l’algèbre,

d’où l’on voit qu’avec une simple table des cubes des nombres naturels, on peut obtenir, tout d’un coup, le produit de trois facteurs, au moyen de quelques additions et soustractions et d’une division par laquelle se réduit à deux divisions consécutives par et par Or, l’ouvrage de M. Séguin, que j’ai cité plus haut, outre les quarrés des nombres naturels, renferme aussi leurs cubes ; on peut donc s’en servir, avec avantage, pour déterminer immédiatement le produit de trois facteurs, en se conduisant comme, dans l’exemple suivant.

Exemple. On propose de déterminer le produit des trois facteurs


fois le produit
fois le produit
Produit cherché

Ici encore les interpolations pourront être faites rigoureusement ; mais elles seront un peu plus laborieuses que dans la table des quarrés ; puisque, dans la suite des cubes ; ce sont seulement les troisièmes différences qui sont constantes.

III. On peut pousser plus loin encore, et, si l’on veut déterminer immédiatement le produit de quatre facteurs : on aura pour cela la formule

Il faudrait donc ici une table des quatrièmes puissances des nombres naturels ; mais, comme ces puissances sont des quarrés de quarrés, la table de M. Séguin suffira encore.

Si l’on avait une table des cinquièmes puissances des nombre naturels, on pourrait également en déduire immédiatement le produit de cinq facteurs ; on aurait pour cela la formule

La loi de ces formules est facile à saisir. Si le nombre des facteurs dans le premier membre est son coefficient sera . Le second membre contiendra des m.mes puissances de polynômes, de termes chacun, formés de tous les facteurs dont il s’agit ; ces polynômes seront au nombre de Il y en aura un et un seul où tous les termes seront positifs ; où chaque terme sera à son tour négatif ; ou deux termes seront tour-à-tour négatifs et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à rendre la moitié des termes négatifs, si est pair, ou la moitié de si est impair. Ces puissances de polynômes ont d’ailleurs le signe ou le signe , suivant que le nombre de leurs termes négatifs est pair ou impair.


IV. Dans le mémoire cité plus haut, M. Laplace rappelle qu’environ un siècle avant l’invention des logarithmes, on avait déjà eu l’idée ingénieuse de faire servir les tables de sinus naturels à abréger les multiplications, et cela au moyen de la formule

En séparant, en effet, sur la droite des deux facteurs un nombre de chiffres décimaux suffisant pour les rendre l’une et l’autre moindres que l’unité, on pourra les considérer comme les cosinus tabulaires des deux arcs que l’on trouvera dans les tables. Cherchant donc, dans les mêmes tables, les cosinus de et de leur demi-somme, en y rétablissant la virgule où il convient, sera le produit cherché.

Rien n’est plus facile que d’étendre cette méthode à la recherche immédiate du produit de trois ou d’un plus grand nombre de facteurs ; on a, en effet,


et ainsi de suite.

La loi de ces formulés ne diffère de celle des précédentes que dans les seuls points que voici : si est le nombre des facteurs, le coefficient du premier membre sera simplement il faudra, dans ce même premier membre, substituer les cosinus de à ces lettres elles-mêmes ; il faudra finalement, dans le second membre, changer les puissances en cosinus, et affecter indistinctement tous ces cosinus du signe

Nous pensons qu’en voilà assez pour faire voir que ce ne sont point seulement les tables à double entrée que l’on peut remplacer par des tables à un seul argument. On voit, en effet, par ce qui précède, qu’il en est absolument de même pour les produits de facteurs variables, en quelque nombre qu’ils soient d’ailleurs.

On voit en même temps que les tables dea puissances des nombres naturels ont plus d’un genre d’utilité ; mais nous pensons que pourtant les géomètres leur préféreront toujours, et non sans raison, des tables de logarithmes.

  1. Journal de l’école polytechnique, XV.e cahier, page 258.
  2. Si, dans cette équation, on change en et en elle deviendra, en renversant,

    Cette remarque est due à M. Frégier, ancien élève de l’école polytechnique.

  3. On pourrait également former ces tables par des additions successives, et je ne sais pas même si ce ne serait pas là le moyen à la fois le plus court et le plus commode.
  4. Cette table in-12, qui renferme 150 pages d’impression, se trouve chez M.me veuve Courcier, à Paris.