Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 03/Analise élémentaire, article 8

ANALISE.

Doutes et réflexions, sur la méthode proposée par
M. Wronski, pour la résolution générale des équations
algébriques de tous les degrés ;
Par M. Gergonne.
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Deux mémoires, sur la résolution générale des équations, viennent de paraître successivement, dans l’intervalle de quelques mois. M. Coytier qui, peu avant, avait déjà publié quelques observations sur les équations algébriques[1], est l’auteur du premier de ces deux mémoires[2], dont j’aurais, très-volontiers, rendu compte dans ce recueil, si l’auteur avait exposé ses idées d’une manière plus précise, et qui prêtât moins à l’arbitraire. M. Wronski, déjà connu par un ouvrage très-remarquable[3], est l’auteur du second[4]. Ce dernier mémoire renferme proprement une méthode ; et cette méthode, dont l’auteur promet de développer les principes dans un ouvrage plus étendu, s’y trouve exposée avec autant de netteté que de concision. M. Vronski admet en principe que désignant les racines de l’unité, et étant le degré d’une équation en , privée de son second terme, les racines de cette équation peuvent toujours être mises sous cette forme

(A)

étant des quantités à déterminer, que M. Wronski appelle les parties constituantes des racines, et qu’il suppose devoir être, dans tous les cas, les racines d’une même équation du degré qu’il appelle la réduite, parce qu’en effet c’est à la résolution de celle-ci que doit se réduire celle de la proposée.

Il n’est donc question que de former cette réduite, et voici, pour cela, comment l’auteur procède. Il pose, sans les démontrer, équations, qu’il appelle fondamentales, entre deux classes distinctes de fonctions des racines de la proposée. Les fonctions de la première classe, au nombre de sont celles que M. Wronski a désignées par la caractéristique hébraïque Aleph, dans sa Philosophie des mathématiques : ce sont les développemens des premières puissances de la somme des racines de la proposée, dont les termes seraient privés de leurs coefficiens numériques. Les fonctions de la seconde classe, au nombre de seulement, que l’auteur désigne par le symbole , et sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure, sont telles qu’en y substituant pour leurs valeurs hypothétiques, données par les formules (A), elles deviennent des fonctions rationnelles et symétriques des élémens et comme, d’un autre côté, les fonctions Aleph sont réductibles en fonctions des coefficiens de la proposée, soit immédiatement, par les principes connus, soit, plus commodément, à l’aide d’une loi de dérivation que M. Wronski indique, il en résulte que les équations fondamentales peuvent être amenées à ne plus renfermer que les coefficiens de la proposée, combinés symétriquement avec les élemens

Ces équations, ainsi transformées, se trouvant en nombre supérieur d’une unité à celui des élémens qu’elles contiennent ; l’auteur prescrit d’en éliminer tous ces élémens, excepté un quelconque, qu’il désigne simplement par et pour la détermination duquel il obtient conséquemment deux équations, dont les degrés, en supposant que l’on procède à l’élimination de la manière la plus simple, paraissent devoir être pour l’une, et pour l’autre. M. Wronski affirme que les premiers membres de ces deux équations auront un commun diviseur qui sera du degré seulement, et qui, égalé à zéro, sera la réduite cherchée.

Ce procédé réussit complettement pour le troisième degré ; mais je n’ai pas eu, je l’avoue, le courage d’en terminer l’application au quatrième, où l’on est obligé de calculer 16 fonctions et 64 fonctions Aleph. Il n’y a même guère d’apparence que personne songe à l’étendre au cinquième degré, pour lequel les doivent être au nombre de 125 et les Aleph au nombre de 625 ; et où il faut finalement chercher le plus grand commun diviseur entre deux polynômes, l’un du et l’autre du degrés.

Quant aux fonctions désignées par le symbole  ; sans expliquer ici en détail la loi de leur formation, ce qui ne se pourrait sans donner à cet article plus d’étendue que le mémoire de M. Wronski n’en a lui-même, je me bornerai à dire qu’elles sont formées, d’une manière régulière, avec les sommes de puissances des degrés des valeurs hypothétiques des racines de la proposée, exprimées par les formules (A) ; en supposant qu’après avoir développé ces sommes de puisances, on supprime dans leurs développemens tous les termes irrationnels. Cette précaution est au surplus inutile, pour le troisième degré, où les termes radicaux s’évanouissent d’eux-mêmes par les propriétés des racines de l’unité ; mais il n’en est plus ainsi pour les degrés plus élevés. Si donc M. Wronski n’avait déjà donné des preuves de son profond savoir, on serait tenté de craindre qu’il ne se fût laissé égarer ici par l’analogie, et qu’il n’ait cru trop légèrement que, les termes affectés de radicaux disparaissant d’eux-mêmes dans le troisième degré, ils devaient également disparaître dans les degrés plus élevés.

M. Wronski croit être le premier à n’avoir pas fait subir de modifications à ses méthodes, pour les appliquer au degré ; mais il me semble qu’en cela il se trompe. La forme qu’il assigne aux racines, dans tous les degrés, est, en effet, exactement celle que Bezout leur avait assignées avant lui[5], avec cette seule différence qu’au lieu des quantités ce sont les quantités que Bezout cherche à déterminer. Cela doit, à la vérité, élever un peu plus le degré des diverses équations ; mais en posant

on rendra tous les calculs de Bezout immédiatement applicables aux formules de M. Wronski.

Ce rapprochement entre les deux méthodes semblerait nous autoriser à douter du succès de la dernière, même dès le degré. Il paraît, en effet, résulter de l’analise de Bezout que, dans ce cas particulier ne sauraient être, comme l’annonce M. Wronski, les racines d’une même équation du degré ; mais que, tandis que est donné, à part, par une équation du degré, et se trouvent donnés simultanément, par une équation du . Il pourrait se faire, au surplus, que la méthode de M. Wronski, exacte seulement lorsque est un nombre premier, dût être modifiée dans le cas contraire.

M. Wronski observe, en terminant son mémoire, que, dans la question qui vient de l’occuper, le point capital est la connaissance de la forme que les racines doivent affecter. Il est très-vrai, en effet, que si, pour tous les degrés, les racines devaient avoir la forme que l’auteur leur assigne, et si sur-tout les quantités devaient être, comme il le prétend, les racines d’une même équation du degré ; le problème de la résolution générale des équations algébriques pourrait, par cela seul, être regardé comme complètement résolu. On va même voir que, dans cette hypothèse, on pourrait, pour chaque degré, parvenir à la réduite par une méthode qui, en même temps qu’elle serait incomparablement plus courte que celle qu’indique M. Wronski, aurait en outre l’avantage de porter avec elle sa démonstration.

Soit, en effet, un nombre entier quelconque, moindre que . Soient multipliées respectivement les équations (A), par En prenant la somme des produits, et se rappelant que

il viendra

d’où

faisant successivement, dans ce dernier résultat, il viendra

(B)

Avec ces valeurs il sera facile de former, en fonction de les divers coefficiens de la réduite ; et, si les assertions de M. Wronski sont exactes, ces coefficiens devront, après le développement et les réductions résultant des propriétés des racines de l’unité, se réduire à de simples fonctions symétriques de exprimables conséquemment par des fonctions rationnelles des coefficiens de la proposée.

Quelque simple que soit cette méthode, comparée a celle de M. Wronski, elle est susceptible encore de quelques perfectionnemens qu’il convient de ne pas négliger. En premier lieu, en affectant les seconds membres des équations (A) du dénominateur commun ce qui est permis, tant que les élémens ne sont pas encore déterminés, on parvient évidemment à délivrer les valeurs de ces élémens du coefficient qui les affectent toutes.

En second lieu, soit désignée simplement par une racine de l’unité qui ne soit pas, en même temps, racine de l’unité, d’un degré inférieur à ainsi qu’il pourrait arriver si, étant pris au hasard, n’était pas un nombre premier. On pourra remplacer par ou 1. Il n’entrera donc, dans les calculs, qu’une seule racine de l’unité ; et l’on n’aura besoin, pour opérer les réductions, que d’avoir égard aux seules équations

et

Ainsi, en posant, pour les valeurs hypothétiques des racines,

(A’)

on aura

sur quoi il faut remarquer qu’en vertu de l’équation on pourra substituer aux exposans de supérieurs à le reste de leur division par

Si l’on veut appliquer cette méthode à l’équation du troisième degré, sans second terme,

d’où on conclura, en développant, et faisant usage de l’équation

remplaçant les fonctions symétriques des racines de la proposée par les fonctions équivalentes des coefficiens et il viendra

la réduite cherchée sera donc

Maintenant donc que M. Wronski a entre les mains un moyen beaucoup plus court, et peut-être plus direct que le sien, pour former ses diverses réduites, c’est à lui de voir si, en effet, ses principes se vérifient au delà du troisième degré, il ne s’agit ici, j’en conviens, que d’un travail purement mécanique ; mais ce travail est néanmoins nécessaire pour légitimer à nos yeux les méthodes de M. Wronski, jusqu’à ce qu’il nous ait clairement développé les principes sur lesquels il les a fondées.

J’apprends, à l’instant, que le même géomètre vient de publier le Prospectus d’une Réfutation de la Théorie des fonctions analitiques de M. Lagrange. J’ignore ce que peut signifier le mot réfutation, dans la langue de M. Wronski, laquelle, comme l’on sait, n’est pas celle de tout le monde. Mais, suivant l’acception commune, pour qu’un ouvrage soit susceptible d’être réfuté, il faut non seulement que cet ouvrage renferme des erreurs, mais que, de plus, ces erreurs y soient prédominantes, et qu’elles en constituent, pour ainsi dire, l’essence et le fondement ; or, je ne sache pas que rien de pareil existe dans le livre des Fonctions. Que M. Wronski consacre un ouvrage à défendre la méthode de Leibnitz contre celle de M. Lagrange, à lui permis, sans doute. Il pourra même trouver beaucoup de gens de son parti, aujourd’hui sur-tout, où l’on aime tant à rétrograder en toutes choses. Mais un tel ouvrage ne sera point proprement une réfutation du livre des Fonctions. Son illustre et modeste auteur a moins cherché, en effet, dans ce livre, à faire prévaloir ses idées qu’à montrer simplement qu’à la métaphysique obscure, et souvent trompeuse, sur laquelle on avait établi jusqu’ici le calcul différentiel, il était possible de substituer des idées très-exactes et très-lumineuses, et j’ai peine à croire que l’on puisse jamais parvenir à nous prouver qu’il n’y a pas complètement réussi.

  1. Brochure in-4.o de 16 pages, chez Eberhart, rue du Foin-St-Jacques, n.o 12, à Paris,
  2. Brochure in-4.o de 16 pages et deux tableaux, chez le même libraire.
  3. Voyez le 2.e volume de ce recueil, page 65.
  4. Brochure in-4.o de 16 pages, chez Klostermann fils, rue du Jardinet, n.o 13, à Paris.
  5. Voyez le volume d’algèbre de son Cours, à l’usage de la marine. Voyez aussi les Mémoires de l’académie des sciences de Paris, pour 1762 et 1765.