Andromaque/Édition Mesnard, 1865/Acte II

Andromaque/Édition Mesnard, 1865
Andromaque, Texte établi par Paul Mesnard, Librairie de L. Hachette et Cie (Les Grands Écrivains de la France)Tome deuxième (p. 60-75).
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ACTE II.



Scène première.

HERMIONE, CLÉONE.
HERMIONE.

385Je fais ce que tu veux. Je consens qu’il me voie :
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;
Mais si je m’en croyois, je ne le verrois pas.

CLÉONE.

Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?
390Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste
Dont vous avez cent fois souhaité le retour,
Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ?

HERMIONE.

C’est cet amour payé de trop d’ingratitude
Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.
395Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui
De voir mon infortune égaler son ennui !
Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?
Elle me dédaignoit ; un autre l’abandonne.
L’ingrate, qui mettoit son cœur à si haut prix,
400Apprend donc à son tour à souffrir des mépris ?
Ah Dieux !

CLÉONE.

Ah Dieux ! Ah ! dissipez ces indignes alarmes.
Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.
Vous croyez qu’un amant vienne vous insulter ?

Il vous rapporte un cœur qu’il n’a pu vous ôter.
405Mais vous ne dites point ce que vous mande un père.

HERMIONE.

Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,
À la mort du Troyen s’il ne veut consentir,
Mon père avec les Grecs m’ordonne de partir.

CLÉONE.

Hé bien, Madame, hé bien ! écoutez donc Oreste.
410Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.
Pour bien faire, il faudroit que vous le prévinssiez.
Ne m’avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?

HERMIONE.

Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,
Après tant de bontés dont il perd la mémoire.
415Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir !
Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point haïr.

CLÉONE.

Fuyez-le donc, Madame ; et puisqu’on vous adore…

HERMIONE.

Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore ;
Contre mon ennemi laisse-moi m’assurer :
420Cléone, avec horreur je m’en veux séparer.
Il n’y travaillera que trop bien, l’infidèle !

CLÉONE.

Quoi ? vous en attendez quelque injure nouvelle ?
Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,
Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?
425Après ce qu’il a fait, que sauroit-il donc faire ?
Il vous auroit déplu, s’il pouvoit vous déplaire.

HERMIONE.

Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter mes ennuis ?
Je crains de me connoître en l’état où je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire ;
430Crois que je n’aime plus, vante-moi ma victoire ;

Crois que dans son dépit mon cœur est endurci ;
Hélas ! et s’il se peut, fais-le-moi croire aussi.
Tu veux que je le fuie. Hé bien ! rien ne m’arrête :
Allons. N’envions plus son indigne conquête ;
435Que sur lui sa captive étende son pouvoir.
Fuyons… Mais si l’ingrat rentroit dans son devoir[1] !
Si la foi dans son cœur retrouvoit quelque place !
S’il venoit à mes pieds me demander sa grâce !
Si sous mes lois, Amour, tu pouvois l’engager !
440S’il vouloit !… Mais l’ingrat ne veut que m’outrager.
Demeurons toutefois pour troubler leur fortune ;
Prenons quelque plaisir à leur être importune ;
Ou le forçant de rompre un nœud si solennel,
Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
445J’ai déjà sur le fils attiré leur colère ;
Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère.
Rendons-lui les tourments qu’elle me fait souffrir :
Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse périr.

CLÉONE.

Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes[2]
450Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes[3],
Et qu’un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs ?
Voyez si sa douleur en paroît soulagée.
Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?

455Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté[4] ?

HERMIONE.

Hélas ! pour mon malheur, je l’ai trop écouté.
Je n’ai point du silence affecté le mystère :
Je croyois sans péril pouvoir être sincère ;
Et sans armer mes yeux d’un moment de rigueur,
460Je n’ai pour lui parler consulté que mon cœur.
Et qui ne se seroit comme moi déclarée
Sur la foi d’une amour si saintement jurée ?
Me voyoit-il de l’œil qu’il me voit aujourd’hui ?
Tu t’en souviens encor, tout conspiroit pour lui :
465Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,
Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,
Les exploits de son père effacés par les siens,
Ses feux que je croyois plus ardents que les miens,
Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,
470 Avant qu’il me trahît, vous m’avez tous trahie.
Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,
Hermione est sensible, Oreste a des vertus.
Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime ;
Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.
Allons : qu’il vienne enfin.

CLÉONE.

475Allons : qu’il vienne enfin.Madame, le voici.

HERMIONE.

Ah ! je ne croyois pas qu’il fût si près d’ici.


Scène II.

HERMIONE, ORESTE, CLÉONE.
HERMIONE.

Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de tendresse
Vous fasse ici chercher une triste princesse[5] ?
Ou ne dois-je imputer qu’à votre seul devoir
480L’heureux empressement qui vous porte à me voir ?

ORESTE.

Tel est de mon amour l’aveuglement funeste,
Vous le savez, Madame ; et le destin d’Oreste
Est de venir sans cesse adorer vos attraits,
Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.
485Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,
Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures :
Je le sais, j’en rougis. Mais j’atteste les Dieux,
Témoins de la fureur de mes derniers adieux,
Que j’ai couru partout où ma perte certaine
490Dégageoit mes serments et finissoit ma peine.
J’ai mendié la mort chez des peuples cruels
Qui n’apaisoient leurs dieux que du sang des mortels :
Ils m’ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares
De mon sang prodigué sont devenus avares[6].
495Enfin je viens à vous, et je me vois réduit
À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.

Mon désespoir n’attend que leur indifférence :
Ils n’ont qu’à m’interdire un reste d’espérance ;
Ils n’ont, pour avancer cette mort où je cours,
500Qu’à me dire une fois ce qu’ils m’ont dit toujours.
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m’anime.
Madame, c’est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auroient dérobée à vos coups,
Si j’en avois trouvé d’aussi cruels que vous.

HERMIONE.

505Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage[7].
À des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés ?
Songez à tous ces rois que vous représentez.
Faut-il que d’un transport leur vengeance dépende ?
510Est-ce le sang d’Oreste enfin qu’on vous demande ?
Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.

ORESTE.

Les refus de Pyrrhus m’ont assez dégagé,
Madame : il me renvoie ; et quelque autre puissance
Lui fait du fils d’Hector embrasser la défense.

HERMIONE.

L’infidèle !

ORESTE.

515L’infidèle !Ainsi donc, tout prêt à le quitter[8],

Sur mon propre destin je viens vous consulter.
Déjà même je crois entendre la réponse
Qu’en secret contre moi votre haine prononce.

HERMIONE.

Hé quoi ? toujours injuste en vos tristes discours,
520De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours ?
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?
J’ai passé dans l’Épire, où j’étois reléguée :
Mon père l’ordonnoit. Mais qui sait si depuis
Je n’ai point en secret partagé vos ennuis ?
525Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ?
Que l’Épire jamais n’ait vu couler mes larmes ?
Enfin qui vous a dit que malgré mon devoir
Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir ?

ORESTE.

Souhaité de me voir ! Ah ! divine princesse…
530Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?
Ouvrez vos yeux : songez qu’Oreste est devant vous[9],
Oreste, si longtemps l’objet de leur courroux.

HERMIONE.

Oui, c’est vous dont l’amour, naissant avec leurs charmes,
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
535Vous que mille vertus me forçoient d’estimer ;

Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrois aimer.

ORESTE.

Je vous entends. Tel est mon partage funeste :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.

HERMIONE.

Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :
Je vous haïrois trop.

ORESTE.

540Je vous haïrois trop.Vous m’en aimeriez plus.
Ah ! que vous me verriez d’un regard bien contraire !
Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;
Et l’amour seul alors se faisant obéir,
Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr.
545Ô Dieux ! tant de respects, une amitié si tendre…
Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre !
Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui,
Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui.
Car enfin il vous hait ; son âme ailleurs éprise
N’a plus…

HERMIONE.
550

N’a plus…Qui vous l’a dit. Seigneur, qu’il me méprise[10] ?
Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris ?
Jugez-vous que ma vue inspire des mépris,
Qu’elle allume en un cœur des feux si peu durables ?
Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.

ORESTE.

555Poursuivez : il est beau de m’insulter ainsi.
Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?
Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?
Je les ai méprisés ? Ah ! qu’ils voudroient bien voir

560Mon rival, comme moi, mépriser leur pouvoir !

HERMIONE.

Que m’importe, Seigneur, sa haine ou sa tendresse ?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce ;
Rapportez-lui le prix de sa rébellion ;
Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.
565Allez. Après cela direz-vous que je l’aime ?

ORESTE.

Madame, faites plus, et venez-y vous-même.
Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux ?
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.
Faisons de notre haine une commune attaque.

HERMIONE.

570Mais, Seigneur, cependant s’il épouse Andromaque[11] ?

ORESTE.

Hé ! Madame.

HERMIONE.

Hé ! Madame.Songez quelle honte pour nous
Si d’une Phrygienne il devenoit l’époux !

ORESTE.

Et vous le haïssez ? Avouez-le, Madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme :
575Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.

HERMIONE.

Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
580Et croit qu’en moi la haine est un effort d’amour.
Il faut donc m’expliquer : vous agirez ensuite.
Vous savez qu’en ces lieux mon devoir m’a conduite ;

 
Mon devoir m’y retient, et je n’en puis partir
Que mon père ou Pyrrhus ne m’en fasse sortir.
585De la part de mon père allez lui faire entendre[12]
Que l’ennemi des Grecs ne peut être son gendre :
Du Troyen ou de moi faites-le décider ;
Qu’il songe qui des deux il veut rendre ou garder ;
Enfin qu’il me renvoie, ou bien qu’il vous le livre.
590Adieu. S’il y consent, je suis prête à vous suivre.


Scène III.

ORESTE, seul[13].

Oui, oui, vous me suivrez, n’en doutez nullement :
Je vous réponds déjà de son consentement.
Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne :
Il n’a devant les yeux que sa chère Troyenne ;
595Tout autre objet le blesse ; et peut-être aujourd’hui
Il n’attend qu’un prétexte à l’éloigner de lui.
Nous n’avons qu’à parler : c’en est fait. Quelle joie
D’enlever à l’Épire une si belle proie !
Sauve tout ce qui reste et de Troie et d’Hector ;
600Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor,
Épire : c’est assez qu’Hermione rendue
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.
Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.
Parlons. À tant d’attraits, Amour, ferme ses yeux !


Scène IV.

PYRRHUS, ORESTE, PHŒNIX.
PYRRHUS.

605Je vous cherchois, Seigneur. Un peu de violence
M’a fait de vos raisons combattre la puissance,
Je l’avoue ; et depuis que je vous ai quitté,
J’en ai senti la force et connu l’équité.
J’ai songé, comme vous, qu’à la Grèce, à mon père,
610À moi-même en un mot je devenois contraire ;
Que je relevois Troie, et rendois imparfait
Tout ce qu’a fait Achille et tout ce que j’ai fait.
Je ne condamne plus un courroux légitime,
Et l’on vous va, Seigneur, livrer votre victime.

ORESTE.

615Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,
C’est acheter la paix du sang d’un malheureux.

PYRRHUS.

Oui. Mais je veux. Seigneur, l’assurer davantage :
D’une éternelle paix Hermione est le gage ;
Je l’épouse. Il sembloit qu’un spectacle si doux
620N’attendît en ces lieux qu’un témoin tel que vous.
Vous y représentez tous les Grecs et son père,
Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son frère.
Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain
J’attends, avec la paix, son cœur de votre main.

ORESTE[14].

Ah Dieux !


Scène V.

PYRRHUS, PHŒNIX.
PYRRHUS.

625Ah Dieux !Hé bien, Phœnix, l’amour est-il le maître ?
Tes yeux refusent-ils encor de me connaître[15] ?

PHŒNIX.

Ah ! je vous reconnois ; et ce juste courroux,
Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous[16].
Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile :
630C’est Pyrrhus, c’est le fils et le rival d’Achille,
Que la gloire à la fin ramène sous ses lois,
Qui triomphe de Troie une seconde fois.

PYRRHUS.

Dis plutôt qu’aujourd’hui commence ma victoire.
D’aujourd’hui seulement je jouis de ma gloire ;
635Et mon cœur, aussi fier que tu l’as vu soumis,
Croit avoir en l’amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phœnix, les troubles que j’évite,
Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite.
Que d’amis, de devoirs j’allois sacrifier.
640Quels périls… Un regard m’eût tout fait oublier.
Tous les Grecs conjurés fondoient sur un rebelle.
Je trouvois du plaisir à me perdre pour elle.

PHŒNIX.

Oui, je bénis, Seigneur, l’heureuse cruauté
Qui vous rend…

PYRRHUS.

Qui vous rend…Tu l’as vu, comme elle m’a traité.
645Je pensois, en voyant sa tendresse alarmée,
Que son fils me la dût renvoyer désarmée.
J’allois voir le succès de ses embrassements :
Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements.
Sa misère l’aigrit ; et toujours plus farouche,
650Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils j’assurois mon secours :
« C’est Hector, disoit-elle en l’embrassant toujours ;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace[17] ;
C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse[18]. »
655Et quelle est sa pensée ? Attend-elle en ce jour
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?

PHŒNIX.

Sans doute. C’est le prix que vous gardoit l’ingrate.
Mais laissez-la, Seigneur.

PYRRHUS.

Mais laissez-la, Seigneur.Je vois ce qui la flatte.
Sa beauté la rassure ; et malgré mon courroux,
660L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.
Je la verrois aux miens, Phœnix, d’un œil tranquille.
Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

PHŒNIX.

Commencez donc, Seigneur, à ne m’en parler plus[19].
665Allez voir Hermione ; et content de lui plaire,
Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer.
Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ?
Il ne l’aime que trop.

PYRRHUS.

Il ne l’aime que trop.Crois-tu, si je l’épouse,
670Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse[20] ?

PHŒNIX.

Quoi ? toujours Andromaque occupe votre esprit ?
Que vous importe, ô Dieux ! sa joie ou son dépit ?
Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire ?

PYRRHUS.

Non, je n’ai pas bien dit tout ce qu’il lui faut dire :
675Ma colère à ses yeux n’a paru qu’à demi ;
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue.
Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés.
Allons.

PHŒNIX.

680Allons.Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds.
Allez, en lui jurant que votre âme l’adore,
À de nouveaux mépris l’encourager encore.

PYRRHUS.

Je le vois bien, tu crois que prêt à l’excuser
Mon cœur court après elle, et cherche à s’apaiser.

PHŒNIX.

Vous aimez : c’est assez.

PYRRHUS.

685Vous aimez : c’est assez.Moi l’aimer ? une ingrate
Qui me hait d’autant plus que mon amour la flatte ?
Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi,
Je puis perdre son fils ; peut-être je le doi.
Étrangère… que dis-je ? esclave dans l’Épire,
690Je lui donne son fils, mon âme, mon empire ;
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D’autre rang que celui de son persécuteur ?
Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine :
Il faut bien une fois justifier sa haine.
695J’abandonne son fils. Que de pleurs vont couler !
De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler !

 
Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose !
Elle en mourra, Phœnix, et j’en serai la cause.
C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.

PHŒNIX.

700Et pourquoi donc en faire éclater le dessein ?
Que ne consultiez-vous tantôt votre foiblesse ?

PYRRHUS.

Je t’entends. Mais excuse un reste de tendresse.
Crains-tu pour ma colère un si foible combat ?
D’un amour qui s’éteint c’est le dernier éclat.
705Allons. À tes conseils, Phœnix, je m’abandonne.
Faut-il livrer son fils ? faut-il voir Hermione ?

PHŒNIX.

Oui, voyez-la, Seigneur, et par des vœux soumis
Protestez-lui…

PYRRHUS.

Protestez-lui…Faisons tout ce que j’ai promis.


fin du second acte.
  1. Aristie, dans Sertorius (acte I, scène iii, vers 267-270), dit à peu près de même :

    Vous savez à quel point mon courage est blessé ;
    Mais s’il se dédisoit d’un outrage forcé,
    S’il chassoit Émilie et me rendoit ma place,
    J’aurois peine, Seigneur, à lui refuser grâce.

  2. Voyez, au tome I (p. 397), la note sur le vers 3 de la Thébaïde, où nous avons signalé la même expression.
  3. Var. Pensez-vous que des yeux toujours ouverts aux larmes
    Songent à balancer le pouvoir de vos charmes ? (1668 et 73)
  4. Var. Pourquoi tant de froideurs ? Pourquoi cette fierté ? (1668 et 73)
  5. Var. Ait suspendu les soins dont vous charge la Grèce ? (1668 et 73)
  6. « Oreste, dit Geoffroy dans son commentaire, n’avait point mendié la mort chez les Scythes ; il avait été jeté par la tempête sur leurs rivages. Les Scythes ne lui avaient point fermé leur temple ; il s’en était sauvé, enlevant la statue et la prêtresse. S’il eût offert son sang aux Scythes, ils ne l’auraient pas refusé. » Il pense donc qu’Oreste débite un mensonge pour se faire valoir auprès d’Hermione. Nous ne saurions le contredire, n’ayant trouvé aucune tradition antique sur laquelle Racine se soit ici appuyé. Peu importe d’ailleurs.
  7. Var. Non, non, ne pensez pas qu’Hermione dispose
    D’un sang sur qui la Grèce aujourd’hui se repose.
    Mais vous-même est-ce ainsi que vous exécutez
    Les vœux de tant d’États que vous représentez(a) ? (1668 et 73)

    (a). Racine a refait ces quatre vers, ayant trouvé sans doute quelque fondement à la critique qu’en avait faite Subligny : « Il me semble que se reposer sur un sang est une étrange figure… Exécuter les ordres n’est pas la même chose qu’exécuter les vœux, qui ne se dit que quand on a voué quelque chose ; mais ce n’étoit point un pèlerinage que les Grecs avoient voué en Épire. » (Préface de la Folle querelle.)
  8. Var.

      · · · Ainsi donc, il ne me reste rien
    Qu’à venir prendre ici la place du Troyen :

    Nous sommes ennemis, lui des Grecs, moi le vôtre ;
    Pyrrhus protège l’un, et je vous livre l’autre.
    HERM. Hé quoi ? dans vos chagrins sans raison affermi,
    Vous croirez-vous toujours, Seigneur, mon ennemi ?
    [Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée (a) ?] (1668 et 73)


    (a) Dans la Folle querelle (acte III, scène vi) un des personnages de la pièce cite les quatre premiers vers de cette variante comme un exemple de galimatias ; et celui qui fait le rôle du défenseur de Racine ne parvient pas à les expliquer. Subligny avait aussi critiqué, dans sa Préface, le vers :

    Vous croirez-vous toujours, Seigneur, mon ennemi ?


    « Je ne trouve point, dit-il, que vous croirez-vous mon ennemi ? pour dire : me croirez-vous votre ennemi ? soit une chose bien écrite. »

  9. Var. Ouvrez les yeux : songez qu’Oreste est devant vous. (1668-76)
  10. Les éditions de 1702, 1713, 1722, 1728, 1750 donnent ainsi ce vers

    · · Qui vous a dit, Seigneur, qu’il me méprise ?

  11. Les éditions de 1702, 1713, 1722, 1722, 1750 ont altéré ce vers aussi. On y lit :

    Mais, Seigneur, cependant il épouse Andromaque.

  12. Var. Au nom de Ménélas, allez lui faire entendre. (1668-76)
  13. L’indication seul manque, après le nom d’oreste, dans les éditions de 1668 et de 1673.
  14. ORESTE, à part. (1736 et M. Aimé-Martin.)
  15. Voyez tome I, p. 407, note b.
  16. Var. [Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous.]
    Et qui l’auroit pensé, qu’une si noble audace
    D’un long abaissement prendroit sitôt la place ?
    Que l’on pût sitôt vaincre un poison si charmant ?
    Mais Pyrrhus, quand il veut, sait vaincre en un moment.
    [Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile.] (1668 et 73)
  17. Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat.

    (Virgile, Énéide, livre III, vers 490.)


    Ce vers a pu s’offrir d’autant plus naturellement à l’imitation de Racine, que Virgile le met dans la bouche d’Andromaque. Il y a aussi un passage semblable dans les Troyennes de Sénèque (vers 462 et 465-468) :

    O nate, magni certa progenies patris,…
    Nimiumque patri similis : hos vultus meus
    Habebat Hector ; talis incessu fuit,
    Habituque talis ; sic tulit fortes manus ;
    Sic celsus humeris, fronte sic torva minax.

  18. On rapporte que Quinault Dufresne imitait la voix d’une femme en prononçant ces paroles : « C’est Hector, disoit-elle,… etc. » ; et que reprenant ensuite une voix plus mâle, il continuait avec fierté :

    Et quelle est sa pensée ? Attend-elle en ce jour…


    Ce contraste hardi produisait, ajoute-t-on, le plus grand effet, grâce au talent de l’acteur. « Mais, disent les éditeurs du Racine de 1807, il nous est impossible de nous figurer par quel effort un acteur aurait pu faire supporter dans Pyrrhus ce qu’on passe tout au plus à Sosie. » Sans révoquer en doute le témoignage de ceux qui avaient entendu Dufresne, il faut convenir que le comédien devait avoir besoin, pour réussir, d’un art bien discret.

  19. Racine, qui avait longtemps fait ses délices des poésies d’Ovide, a peut-être ici mis à profit le souvenir de ces vers du poëte latin (Remedia amoris, vers 647 et 648), que Louis Racine rappelle à propos en cet endroit :

    Et malim taceas, quam te desisse loquaris.

    Qui nimium multis : « Non amo » dicit, amat.
  20. Var. Qu’Andromaque en secret n’en sera pas jalouse ? (1668-76) — « M. Despréaux, dit le Bolæana (p. 39), frondoit cette scène où M. Racine fait dire par Pyrrhus à son confident :

    · · · · · · · · · · · · · Crois-tu, si je l’épouse,
    Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ?


    Sentiment puéril qui revient à celui de Perse (Satire V, vers 168) :

    Censen’ plorabit, Dave, relicta ? »


    Brossette atteste aussi ce jugement sévère de Boileau, qui avait remarqué, dit-il, que les spectateurs ne manquaient jamais de sourire en cet endroit. L’abbé du Bos (Réflexions critiques, Ire partie, section xviii) va plus loin, trop loin sans doute. Il dit qu’à la représentation de cette scène « le parterre rit presque aussi haut qu’à une scène de comédie. » Racine, que ce soit un sujet de reproche ou de louange, paraît certainement ici l’émule de Térence. Jean-Baptiste Rousseau écrivait à Brossette « qu’il avait toujours condamné cette scène en l’admirant, parce que, quelque belle qu’elle soit, elle est plutôt dans le genre comique ennobli que dans le genre tragique. »