Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 162-168).


XXX


Pendant qu’il se tramait tant de conspirations contre le repos de Valentine, mademoiselle Cécile l’instruisait de la visite de M. de Nangis, et de l’humeur qu’il avait témoignée lorsqu’on lui avait signifié qu’il ne pouvait entrer chez sa sœur.

— Allons, dit Valentine, je vois qu’il me faut renoncer même au plaisir d’être seule, puisque je ne puis m’y livrer sans offenser quelqu’un.

Et elle se disposa à sortir pour échapper, s’il était possible, à quelque visite importune. En s’occupant d’habiller sa maîtresse, mademoiselle Cécile rompit le silence qui lui était imposé ordinairement par celui que gardait la marquise avec elle, pour lui dire :

— Madame fait très-bien de sortir aujourd’hui, car je ne sais ce qui se passe dans la maison, mais c’est à coup sûr quelque chose d’étrange ; madame la comtesse tourmente et gronde tous ses gens à la fois ; M. de Nangis a demandé ses chevaux plutôt qu’à l’ordinaire ; Richard a déjà porté ce matin trois lettres de sa maîtresse chez le comte d’Émerange, et j’étais à peine levée quand madame votre sœur m’a fait appeler pour lui donner de vos nouvelles, et répondre à cent questions sur la santé et les occupations de madame ; après avoir dit que madame avait été indisposée depuis plusieurs jours, j’ai répondu à tout le reste : Je n’en sais rien ; et madame la comtesse, ennuyée de m’entendre toujours répéter la même chose, m’a renvoyée en disant : Quelle sotte !

La marquise n’eut pas l’air de faire grande attention au rapport de mademoiselle Cécile, et feignit de regarder la curiosité de sa belle-sœur comme une preuve de l’intérêt qu’elle portait à sa santé ; mais elle s’affligea en secret de voir jusqu’où s’abaissait la fierté de la comtesse. Qu’aurait-elle donc pensé si elle avait pu deviner que l’excès du ressentiment de cette insensée la porterait ce jour-là même à user de son autorité dans sa maison, pour se faire remettre dans le plus grand mystère les lettres adressées à madame de Saverny. L’espérance d’en trouver une de M. d’Émerange, qui lui apprendrait plus sûrement la vérité de ses rapports avec Valentine, était le seul motif de cette indigne action, dont le vil confident vint bientôt chercher la récompense. Vingt-cinq louis furent le prix de trois lettres remises à la comtesse par un laquais infidèle. De ces trois lettres l’une portait le timbre de Nevers, la seconde était un simple billet d’invitation qu’on pouvait lire sans le décacheter, et, sur la troisième, on ne reconnaissait pas l’écriture de M. d’Émerange. C’était donc inutilement pour cette fois que madame de Nangis venait de se laisser entraîner au plus indigne procédé ; mais elle en pouvait assurer le secret en rendant les trois lettres comme elle les avait reçues. Sa conscience accueillait cette idée ; avec une morale peu sévère, on se croit facilement innocent du mal dont on ne recueille pas le fruit. La comtesse se parait déjà à ses yeux du mérite de résister au mouvement d’une curiosité sans objet, lorsqu’un nouveau soupçon vint triompher de tous ses scrupules. Elle pensa que M. d’Émerange pouvait bien se servir d’une autre main que la sienne pour écrire l’adresse de ses lettres à madame de Saverny. C’était un moyen souvent employé pour tromper les regards des jaloux ; et madame de Nangis se rendait justice en supposant aux autres le désir d’échapper à son indiscrétion ; à force de supposer ce qu’elle espère, elle croit céder à la certitude de tout apprendre, et rompt le cachet… Bientôt une joie féroce étincelle dans ces yeux. Elle tient enfin l’instrument d’une vengeance sûre, qui va frapper du même coup l’ingrat qui la trahit, et la femme qu’on lui préfère. Munie de ce précieux dépôt, elle attend dans toute l’agitation d’une affreuse espérance le moment où le comte d’Émerange a promis de se rendre chez elle. Pour obtenir de lui cette promesse, il avait fallu employer la ruse, et lui cacher surtout ce qu’on avait appris de M. de Nangis. Ce soin important était le sujet des billets dont mademoiselle Cécile avait parlé à sa maîtresse, et auxquels le comte venait de répondre, en cédant avec peine aux instances de madame de Nangis.

Lorsque M. d’Émerange parut, la comtesse prit un air riant pour le complimenter sur son futur mariage et sur le bonheur d’être aimé d’une femme accomplie ; elle se vanta d’avoir prévu que cette provinciale, dont on prétendait se moquer, serait avant peu l’héroïne d’un roman nouveau, qui finirait par le dénoûment ordinaire. Avant de répondre à ces compliments ironiques, le comte chercha à démêler la véritable pensée de madame de Nangis sur cet événement. Il crut un instant que sa fierté l’emportait sur sa jalousie, et que le dédain triomphait de sa colère ; il se réjouissait de lui voir prendre un parti si convenable. Mais le dépit d’une femme, ainsi que son amour, se trahit par ses soins mêmes à le cacher ; et ce fut à la gaieté factice de la comtesse, que M. d’Émerange devina l’excès de son ressentiment. Cette découverte l’engagea à nier l’amour qu’on lui supposait pour la marquise ; il convint seulement d’avoir consenti au projet de M. de Nangis qui mettait la plus grande importance à ce mariage, et en avait fait toutes les démarches, avant même qu’il les eût approuvées. Il ajouta, en regardant finement la comtesse, que des raisons faciles à comprendre l’avaient empêché d’apporter beaucoup de résistance aux volontés de son mari, et que d’ailleurs on lui avait fait sentir la nécessité de se marier, comme étant l’unique rejeton de sa famille.

— Toutes ces considérations, dit-il, m’ont déterminé à laisser agir le zèle de mes amis ; leur choix est tombé sur madame de Saverny, dont le rang et l’éducation sont dignes de la place que le roi veut bien destiner à ma femme. Et c’est plus encore par convenance que par inclination que je me décide à l’épouser.

— Je suis bien aise de voir tant de raison dans votre amour, reprit la comtesse, en s’apercevant aussi de la mauvaise foi du comte, il en sera moins surpris du sort qu’on lui réserve.

— Vous savez que sur ce point je suis très-philosophe.

— On l’est sans peine quand on se croit aimé.

— Je ne saurais me prévaloir de cet avantage, car votre belle-sœur ne m’a point fait d’aveu ; elle prétend au contraire avoir une raison de refuser ma main, qu’elle ne veut avouer à personne.

— La voulez-vous savoir ?

— Vous m’allez dire comme M. de Nangis, qu’elle a peur de ma légèreté.

— Non, elle vous rend trop de justice.

— Au fait, répliqua-t-il, en jetant un regard tendre sur la comtesse, elle ferait mieux peut-être de redouter ma constance.

— Non, monsieur, elle a, pour dédaigner votre amour, de meilleures raisons que toutes celles-là. Tenez et jugez-en vous-même.

En disant ces mots elle remet au comte la lettre suivante, et savoure le plaisir de la lui voir lire en tremblant de colère.

« Vous partez, Valentine, et c’est le désir d’échapper aux importunités d’un fat qui vous éloigne des lieux que vous embellissez ! L’honneur de l’emporter sur vos rivales, celui de briller à la cour de tout l’éclat de la fortune et de la beauté ; le triomphe plus grand encore de fixer un cœur voué à l’inconstance ; enfin, tous ces plaisirs enivrants de la vanité ne peuvent donc vous séduire ? Vous réalisez le vœu que je formai en vous voyant pour la première fois. Ah ! me disais-je alors, si j’étais le créateur d’un aussi bel ouvrage, je voudrais le parer de toutes les vertus.

» Vous partez, et des pleurs de regrets ne viennent pas obscurcir mes yeux, et je ne maudis point cet exil volontaire ! Tant de courage doit vous sembler un prodige, à vous qui savez que j’ai besoin pour vivre du même air que vous respirez ; mais songez à ces timides oiseaux, qui, sans oser approcher du soleil, traversent les mers pour jouir en tout temps des bienfaits de sa présence, et vous aurez bientôt le secret de ma résignation. »

Après un moment de silence, pendant lequel M. d’Émerange cherchait à modérer sa rage, il jeta les yeux sur madame de Nangis, et fut frappé de la joie qu’il vit éclater dans les siens. L’idée qu’elle se repaissait du plaisir de le voir humilié, lui inspira l’envie de s’en venger en l’humiliant elle-même.

— Cette lettre n’est point signée, dit-il avec mépris, et rien ne prouve qu’elle soit destinée à la marquise.

— Quoi, s’écria la comtesse, transportée de fureur, le nom de la marquise de Saverny, n’est-il pas sur l’adresse ; et ne lisez-vous point celui de Valentine ?

— Belle preuve ! chacun en peut écrire autant à la femme qu’il veut calomnier ou compromettre, D’ailleurs, si cette lettre était connue de la marquise, comment se trouverait elle entre vos mains ?

Ici madame de Nangis resta interdite, son front se couvrit de rougeur ; mais tout à coup, bravant la honte par la colère, elle arracha la lettre des mains du comte, et dit :

— Puisque votre misérable amour préfère m’outrager par le plus odieux soupçon que d’en croire l’évidence, je saurai bien vous convaincre sans m’abaisser à me justifier. Mais si je me livre à tout l’excès de mon indignation, n’accusez que vous des malheurs qui en seront la suite. Le ciel m’est témoin que d’aussi barbares sentiments n’ont jamais possédé mon âme ; je vous les dois tous et vous en subirez l’effet. J’ai appris de vous comment on peut joindre la perfidie à l’insulte ; vous apprendrez de moi comment on se venge du mépris.

En finissant ces mots, la comtesse sortit avec précipitation de la chambre ; et, défendant au comte de la suivre, elle alla s’enfermer dans son cabinet.