Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 155-162).


XXIX


Depuis ce jour, madame de Saverny ne goûta plus aucun repos. Persécutée par son frère, pour céder au désir de M. d’Émerange, dont la malignité inventait à chaque instant un nouveau moyen de la compromettre, et ne cessait de la menacer d’abandonner madame de Nangis à son ressentiment ; poursuivie par la jalousie de sa belle-sœur ; effrayée des transports de l’amour d’Anatole ; Valentine, était dévorée de cette inquiétude qui précède le malheur. Ne sachant plus comment y échapper, elle confia à M. de Saint-Albert le projet qu’elle formait de partir secrètement pour l’Italie, en faisant savoir seulement à son frère, qu’elle entreprenait ce voyage pour se soustraire aux instances de M. d’Émerange, et faire cesser le bruit d’un mariage auquel elle ne consentirait jamais. Le commandeur, après avoir réfléchi longtemps sur ce voyage, finit par l’approuver, en disant :

— Vous avez raison, ce parti me semble le meilleur ; mais il faut tout prévoir. Malgré le plus grand mystère, M. d’Émerange saura bientôt où vous allez. Il vous y suivra, il vous l’a promis, et dans sa position c’est le meilleur parti qu’il puisse prendre, car cette preuve de dévouement doit vous attendrir ou vous perdre. Mais il est un moyen d’échapper à ce double danger, en ôtant au public l’occasion de mal interpréter une démarche fort simple ; et ce moyen est d’emmener avec vous deux personnes dont l’âge et la réputation deviennent les garants de votre conduite aux yeux du monde, et dont l’amitié vous protége contre toutes les tentatives d’un fat.

— Puisque mon frère m’abandonne, s’écria Valentine, en essuyant ses larmes, de qui puis-je espérer une si grande preuve d’attachement ?

— On croirait, reprit brusquement le commandeur, que votre cœur n’en est pas digne, à la manière dont vous doutez de celui de vos amis. Si quelqu’un m’avait dit. Il y a une personne dans le monde capable de grands sacrifices pour vous épargner un malheur ; je vous aurais devinée tout de suite, moi.

— Ah ! mon ami ! fut tout ce que put articuler Valentine.

Et elle se jeta dans les bras de M. de Saint-Albert, qui la serra paternellement sur son cœur. Lorsque son émotion lui permit de parler, il assura Valentine que madame de Réthel serait enchantée de faire avec elle le voyage d’Italie.

— Nous irons à petites journées ajouta-t-il en riant, par égard pour l’âge de l’aimable vieillard qui vous accompagne. Deux semaines suffiront pour les préparatifs de ce petit enlèvement ; et si le monde en médit, comptez sur mon honneur pour réparer le tort que pourraient faire au vôtre mes moyens de séduction.

Cette plaisanterie fit sourire Valentine, et l’empêcha de se livrer à l’excès de son attendrissement. Elle se contenta de serrer la main du commandeur, en signe de reconnaissance ; et tous deux se quittèrent, l’âme pénétrée de cette douce joie qui naît également du bien que l’on reçoit et de celui qu’on fait.

Mais ce délai de quinze jours accordé aux différents manéges de l’amour-propre pouvait devenir bien funeste à Valentine ; elle le prévoyait, sans oser en témoigner sa crainte. Un service obtenu sans l’avoir demandé rend si discret, qu’on préfère en perdre le prix, que de s’en assurer par une nouvelle sollicitation. Aussi la marquise se résigna-t-elle à attendre patiemment l’époque fixée pour son départ. Elle imagina de se composer une manière de vivre qui la mit à l’abri des scènes qu’elle redoutait le plus ; et donnant l’ordre à ses gens de ne laisser entrer chez elle que le commandeur et sa nièce, elle se dit légèrement indisposée, et crut se faire oublier de ceux qui la tourmentaient, en se délivrant de leur présence. Pour se maintenir dans une résolution qui devait lui coûter le plaisir de rencontrer Anatole, il fallait bien trouver quelque dédommagement ; et celui de lui écrire vint tout naturellement à sa pensée. À la veille de faire une longue absence, on est plus confiant ; il semble qu’on n’ait rien à redouter des aveux de sa faiblesse ; l’idée qu’on ne se reverra peut-être jamais, en glaçant l’âme de terreur, la met au-dessus des considérations ordinaires, et ce qu’on dit alors a quelque chose de la solennité d’un dernier adieu. Cependant Valentine ne se laissa point entraîner par le charme d’exprimer ses pensées à celui qui les inspirait toutes. Elle lui parla des chagrins qui l’obligeaient à s’éloigner de sa famille, sans lui laisser soupçonner le secret de madame de Nangis ; et comme elle donna pour raison de son voyage le désir de fuir M. d’Émerange, il est à présumer qu’Anatole fut de son avis, et qu’il trouva la lettre charmante.

M. d’Émerange s’étant déjà présenté plusieurs fois chez madame de Saverny, sans être reçu, devina qu’elle lui avait fait défendre sa porte. Ce procédé le choqua vivement ; il se promit de s’en venger ; et alla s’en plaindre à M. de Nangis, comme d’une insulte que sa conduite respectueuse envers sa sœur n’aurait pas dû lui attirer. M. de Nangis, qui mettait le plus grand intérêt à maintenir les espérances du comte, l’assura que ce n’était sûrement qu’un malentendu de la part des gens de la marquise. Pour s’en convaincre, il se rendit chez elle, et demanda à la voir ; mais on lui répondit que madame était souffrante, et reposait en ce moment. Assez mécontent de cette réponse, il fit appeler mademoiselle Cécile pour la questionner sur la maladie de sa maîtresse. À la manière dont on l’interrogeait, mademoiselle Cécile vit bien qu’il fallait mentir ; mais, comme elle n’avait point reçu d’instructions à ce sujet, elle fit tant de mensonges inutiles, qu’elle laissa soupçonner la vérité. M. de Nangis en conçut beaucoup d’humeur, mais il la dissimula sous l’apparence d’une vive inquiétude. Se promettant bien d’éclaircir ce mystère, il entra chez sa femme en disant :

— Vous ignorez sûrement que Valentine est malade, elle n’est point sortie depuis deux jours, et ne reçoit personne ; cela m’inquiète, et je vous engage à forcer sa porte pour lui offrir vos soins.

— Je m’en garderai bien, reprit la comtesse d’un ton amer, cela m’est arrivé une fois la semaine dernière ; et je n’ai pas envie de recommencer une pareille gaucherie.

Cette phrase devait exciter la curiosité de M. de Nangis ; et pour la satisfaire, la comtesse raconta comment elle avait trouvé M. d’Émerange en tête à tête avec sa belle-sœur. Elle accompagna ce récit de plusieurs réflexions malignes, qui indignèrent M. de Nangis. Il crut de son honneur de justifier Valentine des soupçons qu’on osait concevoir sur elle, en disant qu’il était bien permis de recevoir avec intimité l’homme que l’on devait épouser incessamment.

— M. d’Émerange épouse votre sœur ? s’écria la comtesse, d’une voix étouffée.

— Vraiment nous en aurions parlé plutôt, reprit M. de Nangis, sans remarquer la fureur qui se peignait dans les yeux de sa femme, mais je ne sais quelle pruderie empêche Valentine de se décider ; elle aime très-certainement M. d’Émerange ; vous l’aviez déjà deviné, et depuis tout l’a confirmé. Cependant elle hésite, et donne pour prétexte la légèreté du comte, et cent autres mauvaises raisons dont vous pourriez facilement lui démontrer le ridicule. Peut-être aura-t-elle plus de confiance en vous : d’ailleurs vous triompherez mieux que moi de ces idées romanesques sur la constance. Ayez l’air de croire à celle du comte, et vous l’en convaincrez sans peine. Sur ce sujet, une femme sait toujours en persuader une autre ; et je parie que votre esprit aura bientôt fait disparaître l’obstacle qu’elle oppose au mariage le plus brillant qu’elle puisse faire. Si vous réussissiez, comme je n’en doute pas, vous pouvez compter sur la reconnaissance de M. d’Émerange, car il est amoureux fou de Valentine.

On peut imaginer ce qui se passa dans l’âme de la comtesse, à chaque mot de ce discours. Plongée dans une espèce d’anéantissement, elle s’efforçait vainement de rompre le silence ; un poids énorme semblait oppresser sa poitrine ; et, lorsque par un mouvement courageux elle essayait de répondre à ces mots cruels qui déchiraient son cœur, sa voix expirait sur ses lèvres livides. Un état aussi violent devenait impossible à dissimuler ; et M. de Nangis allait peut-être découvrir le plus affreux secret, lorsqu’un domestique vint lui remettre un billet, qui demandait une prompte réponse. Le comte sortit alors en recommandant à sa femme de ne point oublier ce qu’il venait de lui dire, et tout ce qu’il attendait de sa complaisance.

Ô vous, que de funestes passions égareront peut-être un jour, que ne pouvez-vous contempler leur hideux effet sur le cœur et les traits de cette femme jeune et belle ! La pâleur de la mort couvre son visage ; son regard éteint ne se ranime que lorsqu’un projet de vengeance vient flatter son imagination. Cette bouche qu’embellissait l’expression d’une gaieté piquante, ne sourit plus qu’à l’idée de punir l’innocence du crime d’être aimée ; et cet esprit élégant et coquet, autrefois uniquement occupé du désir de plaire, ne l’est plus maintenant que du barbare soin de chercher les moyens les plus sûrs de perdre sa rivale : aucun ne lui paraît trop cruel ou trop bas. Enfin les sentiments affreux, que la vanité outragée inspire à cette femme coupable, semblent flétrir à la fois son âme et sa beauté.