Amélie de Saint-Far, ou la fatale erreur/02

chez les Marchands de Nouveautés (Tome 1 ; Tome 2p. 1-236).

AMÉLIE DE SAINT-FAR,
ou
LA FATALE ERREUR.


[SECONDE PARTIE]



Amélie fût bercée toute la nuit de songes agréables et bizarres ; son imagination exaltée par la scène de la veille, lui représentait Ernest tel qu’elle l’avait vu dans le plus beau moment de sa gloire ; elle se plaisait à caresser ce qui lui avait causé tant de surprise, et cet objet excitait ses desirs sans qu’elle se doutât qu’il fût propre à les éteindre ; elle se sentait embrasée de mille feux dont elle ignorait la cause, elle pressait Ernest sur son sein, elle le baisait avec fureur, et s’étonnait que ces vives caresses redoublassent son mal au lieu de l’appaiser.

Les illusions du sommeil se dissipèrent enfin. Amélie les regretta moins en pensant que le soir lui ramenerait la réalité ; en attendant, elle donna carrière à son imagination, et se perdit dans des conjectures qu’elle trouva toutes également invraisemblables. Le desir de voir éclaircir ses doutes redoublait l’impatience qu’elle éprouvait toujours en attendant Ernest ; il lui semblait que la leçon qu’elle devait recevoir serait charmante, elle brûlait surtout de savoir pourquoi la nature avait été moins généreuse envers elle qu’envers son amant.

Amélie se perdit jusqu’au soir dans ces folles idées ; mais lorsq’uelle entendit sonner l’heure à laquelle elle attendait Ernest, elle ne songea plus qu’au plaisir de le voir ; plusieurs heures se passèrent sans qu’Ernest parût ; l’inquiétude s’empara d’Amélie, peut-être même un peu de jalousie ; elle dit à Élise d’aller voir si son amant ne serait pas chez Alexandrine. Élise obéit, et peu d’instans après revint avec une lettre qu’elle présenta à sa maîtresse. Amélie la prit en tremblant ; et, reconnaissant l’écriture d’Ernest, elle en rompit le cachet avec précipitation : mais que devint-elle en lisant ces mots ?

« Pardonne, ô mon Amélie, un départ que l’austère raison exige ! J’ai voulu nous éviter des adieux que nous n’aurions pas eu la force de supporter, c’est par un excès d’amour que je m’éloigne de tout ce que j’aime : juge de l’excès de ma douleur par celle que tu ressens toi-même. »

Amélie n’en put lire davantage, un nuage épais couvrit sa vue, elle tomba sans connaissance entre les bras d’Élise.

Alexandrine, qui connaissait le contenu de la lettre, avait marché sur les pas d’Élise pour jouir du désespoir d’Amélie ; mais elle la trouva dans une situation si alarmante, que son cœur insensible à la pitié en fut presque émue ; elle s’efforça de la rendre à la vie, ce fut sans succès ; les membres d’Amélie semblaient être glacés par le froid de la mort ; son évanouissement dura plusieurs heures ; elle n’en sortit que pour tomber dans un état de stupeur non moins effrayant que celui dont elle sortait ; elle conserva jusqu’au lendemain cette espèce d’insensibilité, qui la garantissait au moins des angoisses de la douleur. Amélie recouvrit peu à peu le sentiment, et son désespoir se manifesta sous de nouvelles, formes ; elle poussait, des cris, ses sanglots étaient convulsifs, elle se tordait les bras, elle se frappait le sein, elle appelait Ernest avec des accens qui déchiraient l’ame ; enfin le calme ou plutôt l’affaissement succéda à ces bruyans témoignages d’un chagrin insupportable : Alexandrine en profita pour faire entendre à sa pupille la voix de la raison. Ce spectacle commençait à l’ennuyer beaucoup ; les accens de la douleur attristent les plus insensibles, et madame Durancy n’aimait point qu’on l’inportunât : bien convaincue pourtant que la douceur pouvait seule calmer Amélie, elle lui parla d’une manière affectueuse, elle lui fit envisager l’absence d’Ernest dans le jour le plus avantageux, et mit tant d’art dans ses discours, qu’elle parvint enfin à obtenir de sa pupille la promesse de se soumettre à son sort.

Élise acheva ce que madame Durancy avait si bien commencé ; les consolations de l’amitié sont un baume si doux pour les plaies de l’ame ! Amélie se reportait avec complaisance sur un avenir incertain, mais qu’on présentait paré des plus riantes couleurs : cette absence d’ailleurs, qui la désespérait si fort, avait été ordonnée par son père, et ses volontés étaient sacrées pour elle : pourquoi donc se tant révolter contre un événement qui devait arriver tôt ou tard, et qui deviendrait la source de son bonheur, voilà ce que lui répétait Élise et ce dont elle finit par être convaincue.

Quoique la douleur d’Amélie fût plus modérée, elle ne persistait pas moins à vivre dans la plus profonde retraite ; ne pouvant voir Ernest, elle ne voulait voir personne. Alexandrine la laissa pendant quelque temps continuer cette manière de vivre ; mais, son deuil étant fini, elle exigea qu’elle reparût dans le monde. Amélie s’en défendit fortement : Eh quoi ! lui dit madame Durancy : pleurerez-vous plus long-temps l’absence d’un amant que la mort d’un père ? — Amélie, pour toute réponse, rougit et baissa les yeux. Alexandrine ajouta qu’elle devait, le soir même, avoir beaucoup de monde, et qu’elle ne recevrait aucune excuse de la part d’Amélie pour se dispenser de paraître.

Il fallut, malgré toute la répugnance que lui causait un pareil ordre, qu’Amélie s’y soumît. Il y avait six mois qu’elle vivait, comme une anachorète, dans une maison qui semblait très-peu capable d’entretenir de semblables sentimens : elle était effrayée de l’idée de se retrouver dans un cercle nombreux ; les hommes surtout lui causaient une extrême frayeur qu’elle prenait pour une antipathie décidée.

L’heure tant redoutée de paraître au salon arriva. Alexandrine vint elle-même chercher Amélie, et tâcha de la rassurer contre ses terreurs paniques : en effet ; rien ne semblait devoir excuser le tremblement dont elle était saisie : jeune et remplie d’attraits, que pouvait-elle craindre ? une grande partie des hommes qui se trouvaient chez Alexandrine, avait connu M. de Saint-Far ; ils revirent sa fille avec un vif intérêt, et le lui témoignèrent d’une manière à la fois si touchante et si respectueuse, qu’elle en fut attendrie. Amélie se livra avec enthousiasme au plaisir de parler de son père ; elle ne causait jamais mieux que lorsqu’elle pouvait donner l’essor à sa sensibilité : elle charma tous ceux qui l’écoutaient ; les hommes qui n’avaient pas connu M. de Saint-Far, n’en furent pas moins sensibles aux grâces d’Amélie : elle fut comblée d’hommages qui auraient ravi toute autre, mais qui glissaient sur son cœur sans même l’effleurer ; elle attribuait les discours des uns à la vénération qu’ils avaient pour la mémoire de son père, et les louanges des autres ne lui paraissaient que le résultat d’une politesse excessive.

Le colonel ne fut pas le dernier à lui faire sa cour ; mais l’extrême froideur d’Amélie et la crainte de se brouiller avec Alexandrine qu’il avait quelque nouvelle raison de ménager, le rendirent moins importun qu’il ne l’avait été jusqu’alors.

Les complimens flatteurs que l’on prodiguait à Amélie, auraient sans doute déplu à l’orgueilleuse Alexandrine, si la conviction de son propre mérite n’eût éloigné d’elle toute idée de jalousie. Amélie ne pouvait l’emporter sur elle que par son extrême fraîcheur ; mais quelles que fussent la beauté de ses formes, la régularité de ses traits, la gentillesse de ses manières, Alexandrine ne lui cédait en rien ; du côté de l’esprit, elle sentait tous ses avantages ; et, quant à ceux du cœur, elle les dédaignait. Alexandrine n’avait donc rien à craindre de sa pupille, c’était Psiché à côté de Vénus.

Lorsque tout le monde fut retiré, Alexandrine dit à sa pupille qu’elle était fort contente de la manière dont elle s’était conduite. Avouez, lui dit-elle, ma bonne amie, que cette soirée vaut bien celles que vous passez depuis quelque temps ! La société plaît à tout âge, mais elle est nécessaire au vôtre ; ce n’est que sur le grand théâtre du monde que l’on peut se former ; c’est là qu’on acquiert l’expérience qui dirige toutes les actions de la vie, les grâces qui servent à plaire, et la philosophie qui rend heureux.

Je crois, madame, répondit Amélie, que, pour retirer du grand monde les avantages dont vous parlez, il faut avoir un caractère différent du mien. — Il ne faut que savoir apprécier ces avantages. — Vous l’avouerai-je, madame, voilà précisément ce que je ne saurais faire : destinée à vivre sous les lois d’un époux, à ne me conduire que d’après ses conseils, ma propre expérience me paraît inutile. Certaine de plaire à Ernest, je ne desire point acquérir de grâces nouvelles, et, quant à la philosophie, si vous donnez à ce nom l’acception du jour, je serais fâchée d’en avoir.

Vous parlez comme un enfant, ma chère Amélie, et je crois qu’il est de mon devoir de rectifier vos idées. Si vous prenez un époux, gardez-vous de croire que l’abnégation de vos volontés soit un moyen de fixer le bonheur ; les trois quarts des maris prennent la douceur pour la nullité, et loin d’en aimer leurs femmes davantage, ils finissent par les dédaigner. Nous devons, aussi bien que les hommes, avoir un caractère à nous ; et si nous daignons leur céder, il faut au moins qu’ils voient que ce n’est pas la faiblesse, mais l’amour de la paix, qui nous dirige. Je vous pardonne de ne vouloir pas acquérir de grâces nouvelles, la nature vous en a trop bien pourvue pour qu’il vous reste rien à desirer ; mais je ne serai pas aussi indulgente à l’égard de la philosophie, car entre nous vous en avez plus besoin que tout autre ; ce mot, ma chère Amélie, renferme beaucoup de choses ; la raison nous apprend à supporter les maux que nous ne pouvons éviter : la philosophie fait plus, elle nous en console ; c’est elle qui nous met au-dessus des préjugés, qui nous garantit des craintes puériles ; enfin, qui nous met à même de profiter des plaisirs qui naissent sous nos pas…

— J’entends, madame : la philosophie nous endurcit le cœur, nous fait oublier les convenances, mépriser la religion ; et nous pouvons alors, sans scrupule et sans crainte, nous livrer à tous les désordres de notre imagination ; nous sommes d’accord sur le mot, mais nous ne le serons jamais sur la bonté de la chose.

— Amélie, si j’avais moins d’indulgence, je pourrais me formaliser de l’aigreur que vous mettez dans vos réponses ; je veux bien cependant ne l’attribuer qu’à la sécheresse de votre éducation : vous avez de l’esprit naturel, mais en même temps les idées les plus fausses, le temps les rectifiera, et vous serez alors une femme charmante.

Amélie, très-peu flattée d’un compliment qu’on lui faisait avec un ton d’ironie, demanda la permission de se retirer et l’obtint. Lorsqu’elle fut seule dans son appartement, elle réfléchit aux discours d’Alexandrine, et s’applaudit d’y avoir répondu avec autant de fermeté. Alexandrine, de son côté, s’étonnait qu’Amélie, dans un âge encore si tendre, pût avoir des principes aussi fermes, et tant de facilité à mettre ses idées au jour. Cette découverte la contrariait, car elle était bien résolue à rompre son mariage avec Ernest, ainsi qu’à détruire cette vertu dont le seul nom l’importunait. Amélie, forcée de paraître chez madame Durancy chaque fois qu’elle avait du monde, et de l’accompagner lorsqu’elle sortait, s’accoutuma bientôt à ce genre de vie ; chaque jour attachait à son char quelque nouvel admirateur, mais leurs soupirs étaient perdus, Amélie s’apercevait à peine de l’effet que produisait ses charmes : elle conservait toujours la même insouciance. Ernest seul l’occupait, sans cesse il était présent à sa pensée, et son image gravée dans son cœur était un talisman contre l’inconstance.

Madame Durancy avait fait depuis peu la connaissance d’une dame de qualité, déjà sur le retour qui, ayant été très-galante dans sa jeunesse, avait conservé le goût des plaisirs dont sa maison continuait d’être le rendez-vous. Cette dame, douée de beaucoup d’esprit et de gaîté, se faisait aimer par son humeur indulgente et douce, et ne pouvait plus inspirer de passion, elle se contentait de glaner dans les champs de Vénus. Elle donnait souvent des bals et des concerts, auxquels madame Durancy et sa pupille étaient constamment invitées. Amélie s’y faisait admirer par les charmes de sa voix et les grâces de ses pas ; et quoiqu’elle dédaignât les louanges, elle ne pouvait s’empêcher d’être sensible à celles qu’on lui prodiguait.

Le fils de la comtesse, jeune homme de vingt ans, était plus que tout autre enthousiasmé des talens d’Amélie ; bientôt cet enthousiasme produisit le plus ardent amour : accoutumé à ne voir chez sa mère que des femmes faciles qui se laissaient aisément charmer par sa jolie figure, il déclara avec assurance à la jeune Amélie le feu dont il brûlait pour elle. Amélie, choquée de l’air avantageux du comte, lui répondit avec une froideur dédaigneuse peu faite pour l’encourager. C’était le premier refus qu’il essuyait, mais il ne fit que l’enflammer davantage ; et, croyant impossible qu’une femme lui résistât, il imagina que son triomphe serait tout au plus retardé de quelques jours.

Parmi les hommes qui venaient chez la comtesse, le duc de Nemours se faisait distinguer moins encore par son rang que par son rare mérite ; une taille au-dessus du vulgaire, une figure ravissante, une jambe faite au tour, des mouvemens pleins de grâces, tel était au physique le duc de Nemours ; un caractère généreux, une humeur enjouée, un esprit brillant, achevaient de le rendre un homme adorable. Il savait se mettre à la portée de tout le monde, avec lui le plus ignorant croyait savoir quelque chose, le plus sot avoir de l’esprit ; c’était un astre bienfaisant qui répandait son heureuse influence sur tout ce qui l’environnait.

Le duc, avec tant de moyens de plaire, n’avait eu cependant que peu d’aventures galantes ; le sentiment lui semblait nécessaire au plaisir ; il n’avait eu que les femmes qu’il avait aimées, et son mérite les avait rendu constantes. Le duc, marié dans un âge très-tendre à une femme beaucoup plus âgée que lui, n’avait pu ressentir pour elle que de l’estime et de l’amitié, sentimens bien froids pour l’hymen. La duchesse, éprise du duc, aurait voulu, quoique dénuée de jeunesse et d’attraits, posséder exclusivement son cœur ; mais, loin d’y parvenir, elle ne faisait que l’aliéner par ses fatigantes importunités, et les reproches qu’elle avait sans cesse à la bouche. Après avoir rempli pendant un temps fort court les devoirs d’époux, il avait cessé de vivre avec la duchesse dont l’humeur exigeante et jalouse troublait ses plus beaux jours.

La duchesse, après avoir vainement essayé de rentrer en grâce auprès de son époux, s’était retirée dans une de ses terres, afin de n’être pas témoin de ses infidélités.

La première fois que le duc de Nemours vit Amélie chez la comtesse, il fut frappé de ses grâces naïves et de son extrême beauté, que relevait encore la plus touchante modestie. Amélie connaissait déjà le duc de réputation, elle en avait entendu parler comme d’un homme extraordinaire, qu’on ne pouvait se défendre d’aimer et de respecter ; séduisant à l’excès, et pourtant point dangereux. Amélie desirait le connaître, sa vue lui causa la plus vive émotion ; elle n’en fut ni surprise ni alarmée ; on lui avait dit qu’on ne pouvait voir le duc sans éprouver un sentiment de plaisir, sans desirer le voir encore, c’était bien là ce qu’elle sentait ! Le duc s’assit auprès d’elle, causa longtemps sur divers sujets : il lui trouva l’esprit orné, une manière élégante de s’exprimer, et des idées saillantes qui le charmèrent ; sa conversation n’avait pas paru moins intéressante à Amélie ; elle était surprise de n’avoir pas éprouvé près du duc cette timidité que souvent elle ne pouvait vaincre : il l’avait mise à son aise dès le premier moment.

Le jeune comte, après avoir fait l’aimable auprès de toutes les femmes qui composaient le cercle ; avoir vingt fois éclaté de rire pour montrer ses jolies dents, et fait mille impertinentes agaceries qu’on avait trouvées charmantes, vint enfin prendre place auprès d’Amélie, avec cet air content de lui-même qui ne le quittait jamais. M. le duc, s’écria l’étourdi ! avez-vous jamais rien vu de comparable à mademoiselle de Saint-Far, et ne trouvez-vous pas que celui qui sait lui plaire est le plus heureux des mortels ? Je gage que vous seriez homme à vous mettre sur les rangs ! mais je vous préviens que vous auriez tort, ajouta-t-il en feignant de lui parler bas, on vous a devancé. — Je ne croyais pas que monsieur fût dans le secret, répondit Amélie en souriant. — Je ne conseillerai jamais à mademoiselle de faire un heureux, reprit le duc, le nombre des infortunés serait trop grand. — Puisque le nombre des infortunés n’est composé que des indifférens, reprit le comte, je ne vois pas pourquoi l’on s’en ferait un scrupule ; d’ailleurs les femmes ont mille ressources pour nous empêcher de mourir de désespoir. — Je ne crois pas que ces ressources soient connues de mademoiselle, encore moins qu’elle en fasse usage, reprit le duc d’un air sévère. — S’il en est ainsi, c’est un grand malheur pour l’humanité, mais il en reste une cependant, c’est de briguer l’exception. — Ce serait pour certaines gens un espoir bien téméraire, répondit Amélie en fixant le comte d’un air dédaigneux. — J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris, s’écria-t-il, en déclamant d’une manière comique ! — Contentez-vous donc de cet honneur, répliqua l’impatiente Amélie, car il sera l’unique.

Alexandrine, curieuse de savoir quel était le sujet de la conversation, s’approcha d’Amélie, et mit à dessein tant de coquetterie dans ses manières, que bientôt le jeune comte lui adressa toutes ses galanteries ; elle y répondit en femme qui sait apprécier un homme de vingt ans, qui semblait devoir être fort éloquent dans ses momens de silence.

Le comte était fort leste dans ses discours. Alexandrine ne s’effarouchait pas aisément. Ils causèrent long-temps ensemble, et trouvèrent qu’ils se convenaient fort. Le comte fut enchanté d’avoir fait une nouvelle conquête. Alexandrine le fut d’avoir enlevé à sa pupille un de ses adorateurs. Amélie ne le fut pas moins de se voir débarrassée d’un être importun ; et le duc le fut encore davantage d’être défait d’un rival, car il éprouvait déjà pour Amélie un sentiment plus qu’ordinaire.

Le lendemain, le jeune comte vola chez Alexandrine, non pas dans l’intention d’y voir Amélie pour laquelle il brûlait la veille, mais pour Alexandrine elle-même, qui le faisait soupirer depuis vingt-quatre heures, et qu’il ne croyait pas assez sévère pour prolonger son martyre. Probablement, madame Durancy n’aurait pas démenti la bonne opinion que le comte avait de son cœur, s’il avait eu le bonheur de la trouver seule ; mais elle était à sa toilette, à laquelle assistait toujours quelques privilégiés.

Le colonel était du nombre des importuns ; il remarqua, entre Alexandrine et le comte, quelques signes d’intelligence, qui le mirent au fait ; aussitôt, en homme qui sait vivre, il s’éclipsa, ne doutant pas que les autres ne suivissent bientôt son exemple. Il ne se trompa point, la désertion fut générale ; mais Alexandrine n’en profita pas. Un des amis du comte, qui se trouvait là, lui proposa une partie de cheval ; le comte, certain de retrouver quand il lui plairait l’occasion qu’il laissait échapper, accepta, et prit aussitôt congé d’Alexandrine, qui resta seule, non sans beaucoup d’humeur.

En s’en allant, le colonel trouva Élise sur son passage ; l’amour semblait vouloir le récompenser de son bon procédé ; l’impromptu lui parut piquant. Il accoste la gentille soubrette, qui, piquée d’avoir été négligée, fait d’abord la renchérie ; mais les raisons du colonel sont si palpables, ses manières si touchantes, qu’Élise se sent enfin attendrie. Le colonel est pressé de jouir. Élise ne l’est peut-être pas moins, elle feint pourtant de ne pas vouloir y consentir, et se sauve dans la pièce où elle travaille, en regardant du coin de l’œil si le colonel la suit. Il n’a garde de la laisser échapper ; il est auprès d’elle, il la caresse, il la chiffonne, il veut faire plus. — Mais il n’y a là ni lit ni sopha. — Qu’importe ? tout sert de trône à la volupté ; et l’on a souvent, sur une chaise, goûté des plaisirs plus vifs que sur l’édredon. Le colonel s’asseoit sur le premier siége qui se présente ; il met Élise sur ses genoux, et, sentant que les momens sont précieux, il se hâte d’en profiter. Élise le seconde de son mieux ; leur ardeur est égale ; leurs mouvemens combinés se répondent avec une agilité merveilleuse ; l’excès de leur ivresse leur fait enfin perdre la raison ; ils redoublent d’efforts : mais, ô funeste accident ! le siége se brise sous eux avec fracas ; le colonel tombe sur le dos, entraînant Élise, qu’il tient fermement enlacée, et qui s’efforce en vain de se détacher de ses bras.

Le bruit parvient jusqu’à madame Durancy, qui déjà de fort mauvaise humeur, ne cherche qu’un prétexte pour gronder ses gens ; elle va voir ce qui a causé ce tintamarre : bien éloignée d’en deviner la cause, elle traverse plusieurs pièces sans rencontrer personne ; elle arrive enfin dans celle qui renferme les deux coupables. Alexandrine reste pétrifiée en voyant Élise et le colonel se débattant sur le plancher ; celui-ci jurant qu’il ne lâchera prise qu’après s’être satisfait, et l’autre le suppliant d’avoir pitié d’elle, et faisant mille efforts pour regagner sa liberté.

Ce couple, groupé d’une manière bizarre, criant et gesticulant, occasionna d’abord à madame Durancy la plus forte envie de rire ; mais sa vanité blessée supprima ce premier mouvement. Le colonel, non seulement infidèle, mais choisissant ses maîtresses dans sa propre maison et parmi ses subalternes, devait exciter tout son ressentiment ; et l’impertinente Élise, qui osait partager avec elle un homme qu’elle favorisait, méritait d’être chassée sans miséricorde. Alexandrine s’apprêtait à exhaler sa colère, et à maltraiter la tremblante Élise, lorsque le colonel, auquel sa présence avait enfin rendu la raison, se releva brusquement ; et, la saisissant dans ses bras : C’est vous ma belle amie, s’écria-t-il, qui allez payer pour Élise ! on ne refuse pas un plaisir impromptu ; et vous vous fâcheriez en vain, un homme dans l’état où je suis n’a jamais tort.

Alexandrine, étourdie d’un pareil début, croit être la dupe d’une illusion. Le colonel avait mis une telle promptitude dans ses gestes, qu’il était entièrement maître du terrain avant qu’elle eût eu le temps de se défendre. Debout, contre la muraille, il exerçait ses droits avec une intrépidité digne d’un enfant de Mars. Alexandrine, d’abord très-courroucée d’être ainsi compromise devant celle qu’elle voulait punir, oublia bientôt son ressentiment et celle qui le causait ; toute entière à son délire, elle prodiguait à son ravisseur les noms les plus passionnés. Les feux du colonel s’appaisèrent enfin, et la mourante Alexandrine se pâma de plaisir entre ses bras !

Élise, à son tour, était demeurée stupéfaite ; mais cette scène qui ne l’amusait guère, servit du moins à la rassurer ; car il lui semblait peu probable que madame Durancy voulût la punir, après l’avoir mise si avant dans sa confidence. Effectivement lorsqu’elle eut recouvré son sang-froid, elle trouva que la douceur lui serait plus utile que la sévérité ; et, s’adressant à Élise : Je sais, lui dit-elle, récompenser et punir, il ne tient qu’à vous de mériter l’un ou l’autre.

Alexandrine regagna son appartement ; le colonel l’y suivit : elle voulut le gronder, mais il connaissait à fond le moyen d’appaiser les femmes ; il s’y prit si galamment, qu’Alexandrine n’eut plus rien à répliquer, ou trouva du moins que ce serait mal employer le temps.

Amélie reçut enfin des nouvelles de son cher Ernest. Peu de jours après son arrivée à Saint-Domingue, un vaisseau se trouvant prêt à partir pour la France, il s’était empressé de lui écrire. Il lui disait que la traversée avait été heureuse, qu’il était établi chez M. Duclusel, qu’il paraissait un excellent homme, et de qui il avait reçu un accueil qui surpassait encore ses espérances ; que son cœur était toujours plein de son amie, et que l’idée de travailler pour elle lui donnait un zèle si grand, qu’il espérait pouvoir abréger le temps de son exil. Les protestations d’amour tenaient tant de place, que la lettre d’Ernest était d’une longueur extrême. Mais Amélie ne s’en plaignit pas. Cette lettre soulagea ses ennuis en mettant fin aux inquiétudes que lui causaient les hasards de la mer. Heureuse de savoir son amant hors de dangers, elle supporta avec plus de résignation les rigueurs de l’absence.

Depuis que le duc de Nemours avait vu Amélie chez la comtesse, il y venait beaucoup plus souvent, dans l’espoir de l’y voir encore. Son attente était rarement trompée. Madame Durancy s’était emparée de l’esprit de la comtesse, à laquelle elle semblait être devenue nécessaire. Amélie, depuis qu’elle y avait rencontré le duc, y allait avec un plaisir extrême ; c’était le seul homme qui l’intéressât, le seul qu’elle desirât voir. Ce sentiment lui paraissait aussi naturel que légitime ; car le duc ne lui témoignait que l’amitié la plus désintéressée ; c’était le seul qui ne lui prodiguait point de louanges ; il lui disait, il est vrai, des choses flatteuses, mais elles étaient tournées d’une manière si délicate, qu’elles charmaient son esprit et son cœur, sans faire souffrir sa modestie. Le duc s’aperçut avec un plaisir extrême de l’intérêt qu’il avait inspiré à la charmante Amélie ; mais sa réserve était si grande, qu’il n’osait risquer l’aveu de ses sentimens.

Le duc ne voyant pas assez souvent Amélie au gré de ses desirs, prit la résolution de se faire présenter chez madame Durancy. Elle fut enchantée de recevoir un homme de ce rang ; et, quoiqu’elle ne se trompât pas sur le motif qui l’attirait, elle l’accueillit avec toutes les grâces dont elle était capable.

Alexandrine avait remarqué l’amour que le duc ressentait pour Amélie ; mais, soit qu’elle ne crût pas possible de lui enlever cet amant, soit que la personne du duc ne lui convînt pas, elle avait vu cette conquête sans jalousie ; elle éprouvait même au fond du cœur un vif desir de favoriser le duc auprès de sa pupille. Cette liaison ne pouvait que l’éloigner d’Ernest et de la vertu. C’était un double triomphe pour son cœur dépravé.

Le jeune comte continuait de faire sa cour à madame Durancy, qui s’était infiniment refroidie depuis qu’il l’avait quittée pour courir au bois de Boulogne. Cela retarda quelque temps la victoire du comte ; sa large poitrine et son teint vermeil désarmèrent enfin Alexandrine. Ces apparences séduisantes étaient si trompeuses, qu’elle se serait repentie d’avoir cédé, si tel repentir n’avait pas été pour elle un sentiment tout à-fait étranger. Le comte aurait pu valoir quelque chose, s’il eût été plus économe de ses plaisirs ; mais il s’était épuisé dès son adolescence, et semblait, par son libertinage, s’être rendu complice de la nature, déjà marâtre envers lui. Cependant, courant de belle en belle qui, toutes trompées, comme madame Durancy, ne se montraient pas moins faciles, il s’enorgueillissait de ces triomphes éphémères qui satisfaisaient sa vanité, et ne laissait aux femmes, qu’il avait séduites, que le souvenir de son insuffisance.

Alexandrine, piquée au jeu, avait déployé, pour le ranimer, les stimulantes ressources inventées par la lubricité ; mais toutes ses voluptueuses caresses, tous ses élans passionnés, ne purent tirer du comte qu’une mesquine offrande.

En vérité, mon cher comte, s’écria madame Durancy après s’être convaincue que ses efforts étaient inutiles, vous êtes bien de ces gens que l’on a par curiosité, et que l’on oublie par amour propre ! — Lorsqu’une femme vous prend par curiosité, madame, reprit le comte très-piqué, on a peu de scrupule en trompant son attente. — Il est heureux que vous n’ayiez pas sur ce point la conscience fort timorée, car vos regrets seraient aussi fréquens que vos tentatives. La vertu devrait vous élever des autels. Je suis bien sûre que votre faiblesse guérit les femmes de la leur ; si toutes vous connaissaient, vous ne trouveriez plus que des cruelles. — Leur défaut de mémoire me servirait alors ; il est des femmes tellement occupées, qu’elles ne peuvent se souvenir des détails ; et je ne désespérerais pas, madame, d’exciter de nouveau votre curiosité, si la différence de nos âges me permettait d’attendre.

Le comte venait de rompre la glace : chicaner une femme sur son âge, c’est la blesser mortellement. Alexandrine s’en vengea, en le persifflant à toute outrance ; ils se quittèrent aigris l’un contre l’autre, et se promettant de ne se ménager en aucune occasion.

Le comte publia partout qu’il avait eu madame Durancy ; quelqu’un lui rapporta qu’il l’avait entendu s’en vanter : Je sais qu’il le prétend, répondit-elle, mais je ne m’en suis pas aperçue.

La tendresse que le duc de Nemours avait sentie pour Amélie, dès qu’elle s’était offerte à sa vue, acquérait chaque jour une nouvelle ardeur ; mais les sentimens d’Amélie, quoique très-tendres, étaient loin de répondre aux siens ; son amour était pour Ernest, nul mortel ne pouvait le partager ; son amitié, sa confiance, le duc possédait tout le reste, mais ce tout ne lui suffisait pas. Il avait appris d’Amélie elle-même l’engagement sacré qui liait son sort à celui d’Ernest, engagement que son cœur avait ratifié mille lois ; il avait entendu les termes passionnés dont elle se servait en parlant de cet amant chéri ; elle était bien loin d’imaginer le mal qu’elle faisait au duc par ces dangereuses confidences.

Ces aveux avaient ôté au duc tout espoir de lui plaire ; et sa délicatesse égalant son amour, il avait jusqu’alors caché sa passion avec un soin extrême : bientôt une sombre tristesse s’empara de lui, il ne voyait qu’un seul moyen d’éviter une déclaration qui devait à jamais le perdre dans l’esprit d’Amélie : c’était de la fuir ; mais la seule idée de ne la plus voir, lui déchirait le cœur ; comment supporterait-il son absence !

Madame Durancy, qui voyait avec surprise la mélancolie du duc, voulut en connaître la cause ; un jour se trouvant seule avec lui, elle la lui demanda. Quoiqu’il ne la crût pas d’une morale sévère pour elle même, n’imaginant pas que sa facilité pût s’étendre jusqu’à sa pupille, il lui répondit d’une manière qui ne satisfit nullement sa curiosité. Ce n’est pas cela, lui dit Alexandrine, et je m’aperçois que je ne saurai la vérité toute entière qu’en vous avouant que j’en ai déjà deviné la moitié. Vous aimez Amélie, monsieur le duc, et je la trouve heureuse d’avoir su captiver un homme tel que vous ; mais Amélie, jeune, fraîche et jolie, perd tout le fruit de ses avantages, par l’esprit le plus romanesque ; vous lui avez sans doute fait l’aveu de votre flamme, et la superbe Amélie se sera scandalisée que l’on osât soupirer pour elle ! n’est-ce pas là ce qui cause vos sombres vapeurs ? — Votre franchise excite la mienne, madame. Oui, je brûle pour la charmante Amélie ; mais si mes yeux ne le lui ont point appris, elle doit l’ignorer encore ! — Qu’entends-je ! Quoi ! mon cher duc, avec tout ce qui peut faire excuser l’audace, vous auriez la timidité d’un enfant ! — Amélie en aime un autre : à quoi servirait-il qu’elle connût ce que je souffre ? — Votre délicatesse est à mourir de rire ; et croyez-vous donc qu’un amant absent puisse être un rival bien dangereux ? — Amélie a tant d’innocence, qu’on ne pourrait, sans crime, songer à la lui ravir. — Vous êtes admirable ! mais si vous ne voulez pas troubler les amours d’Amélie, si vous respectez son innocence, que voulez-vous donc ? — Je l’ignore moi-même ! — Je vais vous en instruire : vous craignez les hauteurs d’un enfant que vous n’êtes point fait pour supporter, vous craignez l’ennui d’un long siége, et vous délibérez avec vous-même, si les plaisirs qui vous attendent, valent les sacrifices qu’ils vous coûteraient. Y suis-je ? — Non, madame, je sacrifierais avec transport mon temps, ma personne, mes richesses, si j’étais sûr d’obtenir la possession d’Amélie. — Croyez-moi, cela n’est pas aussi difficile que vous le pensez. Amélie s’est entichée d’un jeune fat, d’un étourdi qui n’a rien, et qui va traversant les mers pour obtenir un sourire de la fortune ; s’il est trompé dans son attente, leur mariage devient impossible ; et s’il acquiert des richesses, elles auront bientôt changé son cœur ! Amélie se verrait donc, dans tous les cas, victime d’une passion ridicule ! épargnez-lui ce malheur, mon cher duc, c’est son intérêt qui me porte à vous parler ainsi. — Vous me charmez, madame ! J’avoue que je ne pouvais me résoudre à rompre une union à laquelle je croyais son Bonheur attaché, mais je n’hésiterai plus maintenant à lui dire combien je l’adore. — Non pas, puisque jusqu’ici votre passion ne s’est montrée que sous le nom de l’amitié, continuez cette feinte, elle vous servira. Amélie, n’étant pas sur ses gardes, sera plus aisément la dupe de ses sens ; et si vous la possédez une fois, vous n’aurez plus rien à craindre d’Ernest ; celui qui le premier nous fait connaître les délices de l’amour, est certain de nous l’inspirer.

La perfide Alexandrine, ayant ainsi détruit les scrupules du duc, devint bientôt sa confidente intime ; il jouissait, grâce à ses soins, du bonheur de se trouver chaque jour seul avec Amélie. Il lui peignait sa tendresse, avec des transports qui souvent pensaient le trahir. Amélie, tranquille sur ses sentimens, écoutait avec un intérêt extrême les aveux passionnés de cette brûlante amitié ; simple et naïve, elle prenait aisément le change ; ne desirant point donner d’amour, elle ne croyait pas en inspirer.

Madame Durancy, depuis le départ d’Ernest, semblait avoir repris pour le colonel un goût assez vif ; elle trouvait en lui des ressources étonnantes, chose précieuse pour une femme de ce tempérament ; et Charles avait en elle une maîtresse qui satisfaisait son amour propre, et une trésorière assez obligeante ; ce double lien les attachait l’un à l’autre, et l’ancienneté de leur liaison la rendait aux yeux du monde presque respectable.

Cependant il arrivait quelquefois que le colonel, qui ne se piquait pas plus de fidélité que sa maîtresse, apportait dans ses bras une langueur qui lui déplaisait à l’excès. Un jour, que tête à tête dans son boudoir, Alexandrine agaçait l’indolent colonel, qui fatigué d’une nuit laborieuse, ne se sentait aucune envie d’y répondre, Élise, qui depuis son aventure, était devenue la femme de chambre favorite de madame Durancy, et avait à ce titre la liberté d’entrer à toute heure dans son appartement, peut-être poussée par un mouvement de curiosité, pénétra, sous un léger prétexte, jusque dans le boudoir où se trouvaient les deux amans.

Alexandrine se hâtait de lui répondre pour la renvoyer, lorsque le colonel, frappé d’une idée libertine, et comme inspiré par le dieu de la lubricité, s’écria, en se saisissant de la jolie soubrette ! Rendez grâce, Alexandrine, au hasard qui nous envoie Élise ; elle va rallumer pour vous le flambeau de l’Amour, et vous recevrez le prix de ses délicieuses caresses. Alexandrine est prête à s’offenser de ce discours, qu’elle ne prend d’abord que pour une plaisanterie ; mais elle est médusée en voyant le colonel dépouiller, d’une main habile, Élise de tous ses vêtemens. Il l’enlève aussitôt dans ses bras, et la pose sur un large divan, témoin commode et discret des doux ébats d’Alexandrine. Il court ensuite à celle-ci, et la débarrasse, avec non moins de promptitude, des voiles qui la couvrent. Le colonel paraît transporté ; on s’aperçoit déjà des changemens merveilleux qu’a produits ce fruit de son imagination ; il a repris une vigueur que les caresses d’Alexandrine n’avaient pu faire renaître. Elle ne sait si elle doit se prêter au bizarre caprice du colonel ; sa vanité souffre cruellement d’être mise au niveau d’une petite grisette, et de partager avec elle les caresses de son amant ; mais cette folie tournera au profit du plaisir ! Si son orgueil est blessé, ses sens seront satisfaits ; le besoin de jouir l’emporte. Alexandrine se laisse, sans résistance, conduire auprès d’Élise, dont les yeux animés et la posture voluptueuse prouvent que si elle le cède en naissance à sa rivale, elle l’égale en tempérament.

Le colonel considère un moment ce tableau délicieux ; elles possèdent chacune des charmes différens, et ce contraste les fait paraître avec un nouvel avantage. La peau satinée d’Alexandrine offre le blanc de l’albâtre ; une vive teinte de rose anime celle de l’agaçante Élise : les formes de la première sont d’un moelleux, d’un fini, que rien ne peut égaler ; la dernière, grasse, ferme, rebondie, possède abondamment tout ce qui peut faire naître et ranimer le desir. L’une fixe le regard ; l’autre attire la main : les yeux d’Alexandrine sont pleins d’une amoureuse fureur ; et semblent ordonner au colonel de venir la payer de sa condescendance : ceux d’Élise pétillent de mille feux : mais ils n’osent adresser qu’une timide prière qu’accompagne un soupir produit par la crainte de n’être pas préférée.

Le colonel se place enfin entre ses deux charmantes maîtresses ; il presse la gorge de l’une, il donne des baisers à l’autre ; sa main parcourt tous leurs charmes. Il est à son tour accablé de caresse : il couvre le beau corps d’Alexandrine d’amoureuses morsures, tandis qu’Élise le masse voluptueusement. Ils prennent tour à tour les postures les plus excitantes. Le colonel est étendu sur Alexandrine, et le corps brûlant de la jeune Élise lui sert de couverture. Cette douce chaleur qui l’environne et le pénètre, le met hors de lui-même ; il se jette de côté pour respirer un moment ; mais il entraîne Alexandrine, qui le tient fortement enlacé. Élise, dont les mains et la bouche ne peuvent rester oisives, prodigue à sa rivale les brûlantes caresses dont son amant était l’objet.

Alexandrine presse le colonel sur son sein avec une nouvelle ardeur ; elle ne peut plus résister à l’excès de ses desirs ; elle brûle d’un feu dévorant que lui seul peut éteindre ; il cède enfin à ses transports ; Alexandrine savoure avec délice une jouissance qu’elle sait centupler ; le colonel, non moins habile dans cet art enchanteur, recule le moment décisif pour multiplier les extases de sa maîtresse ; elle meurt et renaît pour mourir encore. Enfin, épuisée par l’excès du plaisir, Alexandrine implore cette rosée bienfaisante, qui seule peut appaiser les feux du volcan qu’elle semble receler dans son sein. Le colonel cesse de réprimer ses desirs ; des larmes voluptueuses s’échappent de ses yeux ; le ciel s’ouvre pour lui. Alexandrine, non moins heureuse, partage sa béatitude, et reçoit avec de nouveaux transports ce que le colonel lui donne avec ravissement.

Élise, d’abord jalouse de tant de bonheur, l’avait enfin partagé sans le vouloir. Ce spectacle l’avait si fort émue, que la nature avait fait pour elle ce que le colonel venait de faire pour Alexandrine. Elle gisait pâmée à côté du couple amoureux dont elle avait augmenté les transports, en se livrant aux siens.

Ils revinrent enfin à la vie, et ce fut pour se livrer de nouveau à des folies non moins enivrantes. Cette scène avait fait oublier les distances : Alexandrine ne voyait plus dans Élise qu’un instrument de plaisir ; et l’espèce de crainte, qui avait d’abord modéré les transports de celle-ci, s’était entièrement dissipée. Toutes deux travaillent avec une égale ardeur à réveiller les desirs du colonel ; bientôt le succès couronne leurs efforts ; le phénix renaît de ses cendres. Élise espérait avoir son tour ; Alexandrine était bien résolue de n’y pas consentir, mais elle craignait que le colonel ne le desirât : alors sa volonté eût compté pour peu de chose. Elle s’efforçait donc de mériter une préférence que le plaisir et l’orgueil lui faisaient également desirer. Charles paraissait incertain, et partageait ses caresses avec une égalité qui laissait aux deux rivales l’espoir du triomphe.

L’attrait du changement parut enfin décider le colonel en faveur d’Élise ; il la pressait dans ses bras, il la couvrait de baisers, et semblait oublier sa rivale. Élise, que cette préférence mettait au comble de ses vœux, n’épargnait rien pour hâter son bonheur ; elle sentait s’ébattre sur elle l’oiseau volage qu’elle brûlait d’emprisonner, et lui présentait en s’agitant avec volupté la porte étroite de sa jolie cage. Alexandrine remplie de dépit, et n’osant le laisser paraître, tâchait de distraire le colonel et de le ramener à elle ; mais ses caresses brûlantes, en l’excitant encore, semblaient tourner au profit d’Élise. Le colonel allait enfin consommer le sacrifice, lorsqu’il lui vint une idée qui lui parut délicieuse ; il y avait, en face du divan, un piédestal qui attendait une statue de l’Amour ; il se leve précipitamment, y dépose Élise, lui donne un dernier baiser, lui prend la main, et lui fait signe de s’en servir pour se procurer un plaisir qu’il lui dérobe. Il revole aussitôt dans les bras d’Alexandrine, il s’unit à elle par le lien le plus doux, et, les yeux fixés sur Élise, il règle ses mouvemens sur les siens. Élise, obligée de se contenter de cette jouissance imparfaite, tâche au moins de lui donner toute la vivacité dont elle est susceptible ; elle sent déjà les avant-coureurs de la volupté ; son corps, qui cherche vainement un point d’appui, se balance dans tous les sens ; ses yeux mourans annoncent l’excès de ses sensations. L’heureux couple, mollement étendu sur le divan, jouit avec une sorte de fureur du tableau mobile et lascif que lui présente Élise ; enfin, malgré son attitude gênante, le plaisir qui voltige l’a touché de son aile ; elle expire de volupté ! au même instant les deux amans succombent sous l’excès de leurs délices, et l’on n’entend plus que le bruit des soupirs.

Lorsque le colonel eut recouvré ses esprits, il s’arracha des bras d’Alexandrine pour aller délivrer Élise ; il lui dit bien bas, en la posant à terre : À demain. Ce mot magique la consola du rôle passif qu’elle avait joué, elle se promit de s’en dédommager avec usure.

Eh bien, ma belle amie, s’écria le colonel dès qu’il fut seul avec Alexandrine ! vous repentez-vous de votre condescendance, et ne m’avouerez-vous pas que l’on gagne toujours quelque chose à se livrer à l’impulsion du moment ? Le plaisir qui nous rend esclaves, l’est à son tour du caprice, et ce n’est qu’en obéissant à l’un, que l’on peut maîtriser l’autre.

Vous ne m’avez jamais entendue contester la bonté de ce principe, répondit Alexandrine, et je crois avoir fait de fort bonne grâce le sacrifice de ma dignité ; mettez-moi tous les jours à de pareilles épreuves, mon cher colonel, et vous serez charmé de ma docilité.

Le lendemain, le colonel fut fidèle à sa parole. Élise se consola des déplaisirs de la veille, en s’enivrant de volupté. Ce fut pour Alexandrine une journée de privations, mais elle en ignora la cause, c’était ne souffrir qu’à moitié.

Le duc de Nemours, guidé par les conseils de madame Durancy, prenait chaque jour un nouvel ascendant sur l’esprit d’Amélie : plus il la voyait, plus il l’adorait ; mais son amour était si pur, si délicat, que, sans les insinuations perfides de madame Durancy, il aurait absolument renoncé à son systême de séduction : il lui semblait affreux de corrompre tant d’innocence, surtout lorsqu’il réfléchissait à la confiance sans bornes qu’Amélie avait en lui : elle lui montrait une amitié si franche, si vive, un abandon si délicieux, qu’il doutait quelquefois que sa possession pût augmenter le plaisir qu’il goûtait près d’elle. Il ne négligeait rien cependant pour faire naître dans le cœur d’Amélie un sentiment plus tendre que celui de l’amitié. Il se serait cru le plus fortuné des hommes, s’il avait pu y occuper la place d’Ernest ; mais il voyait avec douleur que son amour et ses soins ne parvenaient pas à faire un seul instant oublier ce trop heureux amant.

Le duc, non content de voir Amélie chez la comtesse et chez Alexandrine, desira la recevoir chez lui. Il voulut qu’une fête somptueuse manifestât la joie qu’il aurait de la posséder. Il avait invité beaucoup de monde ; et, malgré les égards que l’on doit au rang, Amélie occupa la place d’honneur ; après le dîner, on passa dans le jardin, qui était illuminé ; des chiffres de fleurs représentant un A et un N, étaient suspendus à tous les arbres ; des vers en l’honneur de l’amitié, étaient écrits aux pieds de plusieurs statues ; l’amour semblait être oublié, tous les hommages étaient pour sa sœur. Soudain une douce harmonie se fit entendre, on cherchait à deviner d’où partaient ces sons enchanteurs, lorsque l’on vit sortir d’un bosquet touffu une troupe de jeunes Dryades qui vinrent entourer Amélie, en chantant des couplets dont elle était visiblement l’objet, quoiqu’elle n’y fût pas nommée ; les unes jetaient des fleurs à ses pieds, les autres ornaient sa tête de couronnes ; ensuite elles executèrent quelques pas pleins de grâce, et disparurent en se dispersant dans divers bosquets.

Après s’être promené quelque temps, on rentra dans le salon, où tout était préparé pour le bal ; le duc de Nemours l’ouvrit avec Amélie ; ils dansaient l’un et l’autre avec une rare perfection, ils se surpassèrent encore ; les femmes admiraient le duc, en enviant le bonheur de sa charmante danseuse ; les hommes applaudissaient Amélie, en félicitant le duc sur sa nouvelle conquête, et tout le monde demeura persuadé qu’Amélie avait payé de ses faveurs les hommages dont le duc la comblait. Pour Amélie, loin d’imaginer que cette fête venait de ternir sa réputation, en donnant lieu de croire qu’elle était la maîtresse du duc, elle se livra toute entière au plaisir de se voir préférer ouvertement par un homme si digne d’être aimé ; elle avait pris à la lettre toutes les louanges prodiguées à l’amitié ; elle ne pensait pas que le duc, instruit de son amour pour Ernest, pût porter ses prétentions plus loin, encore moins que le monde osât la soupçonner d’une faute, dont l’idée seule la révoltait. Ses sentimens pour le duc en acquirent une nouvelle vivacité ; jamais sa vanité n’avait reçu d’encens plus flatteur : être l’amie d’un homme de ce rang, d’un homme que toutes les femmes se disputaient, et qui passait pour être aussi difficile à charmer, que constant lorsqu’on avait touché son cœur ! Amélie savourait ces idées délicieuses, elle regardait le duc avec complaisance, elle lui souriait avec le sentiment du plaisir ; jamais elle ne l’avait trouvé si bien, si aimable, c’était si séduisant, qu’il fallait dire, mais Amélie ne se doutait pas du danger qui la menaçait.

Le lendemain, le duc se présenta chez Alexandrine. Nous avons fait hier un coup de parti, lui dit-elle. Amélie est dans l’enthousiasme ; son orgueil la conduira où vous desirez la voir : vous méritiez d’inspirer un sentiment plus flatteur : mais qu’importe le sentier qui vous mène au but ; pourvu qu’on y parvienne, on doit être satisfait. Faites en sorte, mon cher duc, ajouta-t-elle, qu’Amélie s’accoutume à recevoir vos caresses ; ne risquez pas de perdre tout le fruit de vos soins par une précipitation mal entendue ; tâchez d’émouvoir ses sens, et mettez à profit le premier moment de délire. — Que fait Amélie dans ce moment, répondit le duc ; me permettrez-vous, madame, d’aller mettre en pratique vos charmantes leçons ? — Amélie va se mettre au bain ; il faut différer le plaisir de la voir. — Au bain ! ah, madame ! si vous daigniez… — J’entends ; si je daignais vous faire jouir du tableau le plus ravissant ? — Je n’osais achever. — Vous avez éprouvé si souvent jusqu’où va l’excès de ma complaisance : que votre réserve m’étonne ; suivez-moi : je vais vous donner une nouvelle preuve de mon entier dévouement.

Le duc suivit Alexandrine, le cœur palpitant de desirs ; il se reprochait cependant de violer ainsi l’asile de l’innocence. Amélie, pleine de confiance, allait dévoiler devant lui les trésors qu’aucuns regards n’avaient encore profanés ! mais Alexandrine elle-même le conduisait vers sa pupille ; Alexandrine aurait ri de ses scrupules ; il fallait donc les concentrer.

Madame Durancy fit entrer le duc dans une espèce de niche construite dans la salle de bain, et qui donnait précisément en face de la baignoire. Il y avait plusieurs ouvertures, assez larges pour distinguer parfaitement les objets. Alexandrine en emporta la clef ; et dès qu’elle fut sortie, Amélie parut avec Élise.

Amélie, après avoir soigneusement fermé la porte, se laissa déshabiller. Quel que fut l’excès de sa familiarité avec Élise, celui de sa pudeur le surpassait encore ; elle rougissait en découvrant des charmes ravissans, et semblait vouloir dérober à ses propres regards une partie de ses attraits. Élise, qui avait oublié qu’autrefois elle aurait rougi de même, s’amusait à augmenter le désordre de sa maîtresse ; elle lui arrachait son fichu ; elle la chatouillait en la déchaussant. Amélie riait, et se laissait faire. Il fallut enfin ôter le dernier vêtement ; elle n’y voulait pas consentir : on chercha le peignoir qui devait l’envelopper ; on ne le trouvait pas. Élise, en folâtrant, avait fait tomber la chemise, et s’en était emparée, Amélie, dans l’attitude de la Vénus pudique, s’efforçait en vain de cacher ses charmes. Élise souriait de son embarras, et se plaisait à le prolonger. Amélie voulut enfin se mettre au bain ; il était trop chaud ; elle retira précipitamment son joli pied ; et, ne songeant plus qu’à sa douleur, elle oublia sa nudité. Élise s’empressa de rafraîchir le bain ; et tandis que l’eau s’échappait à gros bouillons, elle faisait mille agaceries à sa maîtresse, qui songeait moins à s’en fâcher qu’à s’en défendre.

Qu’on se figure ce qu’éprouvait le duc pendant ce galant badinage ; mille desirs nouveaux agitaient son cœur ; il se sentait embrasé de tous les feux de l’amour. Si madame Durancy ne l’avait pas enfermé, il aurait été se jeter aux pieds d’Amélie ; et, dans son égarement, il aurait employé jusqu’à la violence pour satisfaire sa passion ; mais, convaincu de l’inutilité de ses efforts pour s’ouvrir un passage, il ne faisait aucun mouvement dans la crainte d’éveiller les soupçons d’Amélie, voulant jouir jusqu’au bout d’un spectacle qui le charmait en le désespérant.

Le duc n’avait jamais rien vu de comparable aux charmes d’Amélie ; sa peau était d’une blancheur et d’une finesse admirables ; ses formes, d’une correction achevée ; deux jolis globes, qui se détachaient avec élégance, étaient surmontés de deux boutons d’une petitesse extrême, qui, pour le coloris, auraient défié la rose la plus fraîche ; ses bras étaient faits pour servir de chaîne à l’amour ; ses cuisses étaient rondes et potelées ; une mousse légère dérobait aux regards profanes la porte du temple de la volupté ; sa jambe était ravissante ; et son pied furtif semblait vouloir échapper au regard. Si la charmante figure d’Amélie avait fait impression sur le cœur du duc, combien la vue de tant de beautés réunies enflamma son imagination ! Il se reprochait ses lenteurs ; il brûlait de posséder ce qu’il admirait ; il se promit de mettre tout en usage pour satisfaire ses desirs, qui, par l’excès de leur vivacité, étaient devenus de vrais tourmens.

Amélie se mit enfin au bain ; le duc vit disparaître avec un déplaisir extrême ce corps charmant dont il ne pouvait rassasier sa vue. L’Amour, touché de ses regrets, voulut le dédommager de cette privation ; il emprunta l’organe d’Amélie, et le duc éprouva de nouveaux transports non moins vifs que les premiers. Que j’ai trouvé le duc aimable hier, disait Amélie en laissant échapper un soupir ! quelle délicatesse ! quelle amitié ! Conçois-tu, chère Élise, l’excès de mon bonheur ! — De l’amitié, mademoiselle, répondit Élise ; cela n’y ressemble guère ! M. le duc vous aime ; mais c’est plus tendrement que vous ne l’imaginez : c’est de l’amour qu’il ressent pour vous ; et de l’amour bien vif, soyez-en certaine, et conduisez-vous en conséquence. — De l’amour, répétait Amélie d’un air incrédule ! le duc n’y songe seulement pas ; le sentiment que nous ressentons l’un pour l’autre est aussi pur qu’il est ardent ; je donnerais ma vie pour lui, il me sacrifierait la sienne ; je n’éprouve aucun trouble en l’aimant ; cet attachement est pour moi une source de plaisir qui n’est mêlée d’aucune peine : va, je sais bien distinguer l’amitié de l’amour, et je n’en éprouve pas plus pour le duc qu’il n’en ressent pour moi. — D’après ce que vous venez de dire, reprit Élise en souriant, je vous crois sans peine ; mais je crains bien que votre amitié pour M. le duc n’efface bientôt l’amour dont vous brûliez pour Ernest. — Ah ! n’en crois rien ; je mourrais plutôt que de cesser de l’adorer ; c’est là mon amant ; c’est le seul que j’aurais jamais.

Ces derniers mots ne troublèrent pas la joie du duc ; il se persuada facilement qu’Amélie était la dupe de son cœur, et qu’il y régnait en maître. Amélie se retira du bain, et offrit de nouveau à l’œil enchanté du duc ses appas les plus secrets. Élise, après l’avoir frottée partout, non sans renouveler ses folâtres badinages, la revêtit d’une robe légère, après quoi elles s’en allèrent toutes les deux.

Madame Durancy vint aussitôt tirer le duc de son étroite prison, où il avait éprouvé tous les supplices de Tantale ; il était si transporté d’amour, qu’il semblait être dans le délire. Peu de momens après, il passa dans l’appartement d’Amélie, qui le reçut avec l’expression du plaisir. Le duc lui déroba quelques faveurs qui le rendirent le plus heureux des hommes ; un léger nuage qu’il crut apercevoir dans les yeux d’Amélie, réprima son audace : il la quitta sans être plus avancé que la veille, et pourtant beaucoup plus heureux.

Le colonel avait formé, depuis quelque temps, le projet d’enchaîner madame Durancy par les liens de l’hymen ; ses richesses étaient pour lui un objet d’envie ! il avait espéré d’abord pouvoir en disposer à son gré, comme du vivant de son mari ; mais l’expérience l’avait rendue plus prudente, et, se trouvant maîtresse d’une grande fortune, elle ne voulait plus s’exposer à la perdre. Le colonel, dont la prodigalité égalait la hauteur, souffrait avec peine les refus qu’il s’attirait par ses demandes réitérées ; il pensa qu’en épousant Alexandrine, il se rendrait maître de ses biens ; et, malgré la répugnance qu’il se sentait pour le mariage, il prit la résolution d’en subir le joug.

Il avait plusieurs fois sondé madame Durancy à ce sujet ; mais contente de son sort, elle avait peu d’envie de perdre son indépendance. Le colonel, qui ne s’était pas attendu à trouver d’opposition, fut piqué de voir l’offre de sa main accueillie avec tant de froideur. Ses desirs, encore incertains, se fixèrent par l’irrésolution d’Alexandrine ; il jura que, pour se venger de ses dédains, il deviendrait son époux.

Depuis la scène du bain, l’amour du duc s’était accru au point de faire craindre pour sa raison : la possession d’Amélie pouvait seule appaiser ses bouillans transports ; mais tremblant de lui déplaire, il laissait sans cesse échapper les occasions qu’Alexandrine faisait naître. Chaque jour, son amour se manifestait sous quelques formes nouvelles ; des surprises délicates, des présens ingénieux, des fêtes magnifiques, tout parlait à Amélie de l’amour du duc ; sans cesse elle était forcée de s’en occuper ; elle commençait à craindre que son estime et sa tendresse, ne fussent pas des récompenses proportionnées à l’attachement qu’il lui montrait ; et pourtant en s’interrogeant, elle sentait qu’il n’était pas en son pouvoir de lui en accorder davantage. Ernest était toujours l’idole de son cœur, et l’idée d’être inconstante ne lui était jamais venue.

Un jour qu’Alexandrine et sa pupille avaient dîné chez le duc en petit comité, on proposa, pour amuser ces dames, de les promener en bateau sur un étang assez spacieux ; que le duc avait fait nouvellement construire dans son jardin. Ils montèrent tous trois dans une jolie gondole, accompagnés du colonel, de la comtesse et de son fils. On sortait de table, d’où chacun avait rapporté une gaîté un peu folâtre : la comtesse s’était emparée du colonel, auquel elle faisait des avances assez prononcées. Alexandrine causait avec le duc, dont les yeux étaient sans cesse attachés sur Amélie, et celle-ci souffrait assez impatiemment les propos galans que lui tenait le jeune comte.

La barque vacillante causait de temps en temps de légères frayeurs aux dames, qui, pour éviter une chute dangereuse, pressaient vivement le bras de leurs chevaliers. Amélie seule sentait de la répugnance, en acceptant les soins empressés du sien ; mais plus alarmée que les autres, sa terreur surmontait son aversion ; le comte toujours avantageux croyait que ces craintes n’étaient qu’un prétexte qu’Amélie était bien aise de saisir pour encourager ses familiarités ; la barque vint à chavirer plus fortement qu’elle n’avait fait encore. Amélie éperdue saisit de ses deux mains le bras du comte, qui, croyant toujours qu’elle joue la comédie, profite du moment où elle penche sa tête vers lui pour lui donner un baiser. Amélie, aussi surprise qu’offensée, s’éloigne avec précipitation, et tombe dans l’eau, où bientôt elle disparaît. Sur-le-champ le duc se jette à la nage ; il voit Amélie qui lutte contre l’onde ; il la saisit dans ses bras, et la rapporte dans la gondole. Amélie parut en être quitte pour la peur ; mais le duc perdit connaissance dès qu’il l’eut mise en sûreté.

On s’empressa de regagner le rivage, et de transporter à l’hôtel le duc toujours évanoui. Amélie le suivait, pénétrée d’une douleur si vive, qu’elle ne s’apercevait pas qu’elle fixait tous les regards. Ses vêtemens étaient si fort imbibés d’eau, que ses formes se trouvaient dessinées avec autant de précision que si elle avait été nue ; ses beaux cheveux étaient épars sur ses épaules, des perles transparentes s’en détachaient et renaissaient toujours ; jamais nayade ne parut plus ravissante que l’était Amélie dans ce désordre charmant.

On fit déshabiller Amélie qu’on enveloppa d’un grand peignoir, en attendant qu’on lui eût apporté de chez madame Durancy les choses nécessaires à sa toilette. On avait couché sur un lit de repos le duc, auquel on prodiguait, sans succès, tous les secours ; ses membres paraissaient glacés, une pâleur effrayante était répandue sur son visage, tous les symptômes de la mort se manifestaient déjà… Amélie, qui avait absolument voulu entrer, était dans un état non moins alarmant ; elle jetait des cris affreux, elle se jetait sur le corps du duc, elle s’accusait de sa mort, et jurait qu’elle ne lui survivrait pas.

Le duc parut enfin donner quelques signes d’existence ; une de ses mains qu’Amélie pressait fortement dans les siennes, et qu’elle couvrait tour à tour de larmes et de baisers, reprit quelque chaleur ; elle la fit sentir à madame Durancy, qui lui dit que c’était son ouvrage. Amélie s’empara de l’autre main du duc, et parvint en peu d’instans à la réchauffer. Le duc poussa quelques soupirs ; son extrême pâleur commençait à se dissiper. Madame Durancy, certaine qu’il allait recouvrer l’usage de ses sens, fit sortir tout le monde, et resta seule près de lui avec sa pupille.

La présence de tant de témoins avait à peine pu retenir les caresses d’Amélie ; mais, dès qu’ils furent éloignés, elle se livra avec toute l’effervescence de son caractère aux transports qui l’agitaient ; elle était exaltée par l’idée qu’en communiquant au duc une chaleur vivifiante, elle venait de le rendre à la vie. Afin d’achever son ouvrage, elle le couvrait de mille baisers, elle posait la main du duc sur son sein, elle collait sa joue sur la sienne ; puis elle remarquait avec délice la légère teinte de rose que ce contact avait produit Alexandrine l’encourageait encore, en lui disant qu’elle rendait au duc une vie qu’il n’avait exposée que pour sauver la sienne.

Le duc ouvrit enfin les yeux. Alexandrine s’en aperçut la première, et disparut. Amélie continuait ses soins officieux avec un zèle infatigable ; elle fixa l’aimable figure du duc qui, soulevant pour la seconde fois une paupière languissante, lui sourit en rendant à sa main la douce pression qu’il en avait reçue. Amélie, ivre de joie, se précipita sur lui, en lui donnant les noms les plus tendres ; il la pressa dans ses bras, et frissonna de la tête aux pieds, en sentant le corps charmant d’Amélie étendu sur le sien. Dans l’excès de son égarement, elle avait oublié qu’elle n’était couverte que d’un simple peignoir, qui s’ouvrait aux moindres mouvemens. Le duc qu’on n’avait déshabillé qu’avec peine, n’était revêtu que d’une robe de chambre qui ne s’ouvrait pas moins facilement. Il sentait le cœur d’Amélie battre contre le sien, il caressait son sein qu’elle ne songeait pas à défendre. La plus vive chaleur ne tarda pas à remplacer le froid mortel dont il avait été saisi ; il restait collé sur la bouche d’Amélie, où il semblait prendre une existence nouvelle. L’usage de la voix lui revint enfin ; il lui prodigua les expressions les plus passionnées, qui furent accompagnées des plus brûlantes caresses. Amélie les recevait, les donnait, sans savoir ce qu’elle faisait ; elle avait rendu le duc à la vie, il existait une seconde fois, c’était la seule idée qui l’affectât. Toute entière au bonheur de le voir renaître, elle attribuait à cette cause les émotions de plaisir qui l’agitaient.

Le duc, étonné de l’abandon d’Amélie, ne l’attribua qu’à l’amour. Doublement heureux de pouvoir les posséder sans blesser sa délicatesse, il se hâta de profiter de ses avantages : après avoir, par mille préludes délicieux, porté son délire à son comble, il l’entraîna doucement sous lui, et, par des efforts redoublés, il essaya de se frayer un passage dans l’étroit sentier du plaisir : les vives douleurs que ces cruelles tentatives occasionnèrent à Amélie, suspendirent sa douce ivresse : elle ne concevait rien à la conduite du duc, et le suppliait en vain de suspendre ses coups ; ses larmes même ne purent le toucher ; ses transports allaient jusqu’à la frénésie ; plus il rencontrait d’obstacles, et plus il sentait s’accroître sa vigueur. Son amour, contraint jusqu’alors, ressemblait au torrent qui vient de rompre la digue qui s’opposait à ses fureurs. Il déchirait sans pitié sa victime, dont les pleurs et les cris paraissaient l’exciter encore. Enfin, le succès couronna ses efforts, il entra victorieux dans la place à travers les flots de sang qu’il avait fait couler. Rendu plus humble par ses propres triomphes, le duc tomba sans force entre les bras d’Amélie.

Le duc, sorti de son extase, prodigua à sa maîtresse les caresses les plus passionnées. Honteux de la violence qu’il avait employée, et se reprochant avec amertume les angoisses cruelles que souffrait Amélie, il s’efforça d’y apporter le seul remède qui fût en sa puissance. Pour guérir plus sûrement ce mal, il voulut le prendre à sa source ; il s’enivra avec fureur du sang précieux qu’il n’avait pas craint de répandre ; sa bouche amoureuse parvint enfin à calmer les souffrances qu’avait produites cette dangereuse blessure.

Amélie paraissait privée du sentiment ; une seconde victoire que remporta le duc, en réveillant ses premières douleurs, la rendit à la vie ; en vain s’efforça-t-elle de s’échapper de ses bras : on ne rompt point une pareille chaîne ; bientôt elle sentit l’aiguillon du plaisir, la nature exerça ses droits, et la tendre Amélie partagea l’ivresse du duc qui la vit expirer au moment où il perdait la vie.

Combien ce moment de bonheur coûta de larmes à la triste Amélie ! quel fut son désespoir en recouvrant la raison ! toute la tendresse qu’elle avait pour le duc, sembla faire place à l’aversion la plus complète ; elle s’arracha de ses bras avec horreur ; elle frémissait dès qu’il voulait l’approcher ; elle poussait des sanglots déchirans, et lui ordonnait de sortir de sa présence. Le duc ne concevait pas d’où pouvait naître une telle fureur ; en revenant à la vie, il s’était trouvé seul avec Amélie. Amélie nue dans ses bras, lui prodiguant de son plein gré les plus tendres caresses, pouvait-elle s’offenser de sa témérité !

Madame Durancy accourut aux cris de sa pupille ; elle seule était cause de sa faute, elle l’avait à dessein laissée près du duc, après avoir porté son exaltation jusqu’à l’égarement ; elle était persuadée d’avance qu’Amélie tomberait dans ce dernier piége ; les larmes qu’elle lui vit répandre, la convainquirent qu’elle ne s’était pas trompée ; elle triomphait de voir enfin cette fière vertu forcée de s’humilier : elle s’arrêta pour jouir un moment de sa honte ; ses yeux brillaient d’une joie pleine de malignité, le duc le premier rompit le silence ; daignez intercéder pour moi, madame, lui dit-il. Amélie dit qu’elle me hait autant que je l’adore ; elle m’ordonne de la fuir au moment où je viens d’acquérir le droit de ne plus m’en séparer ; elle prétend que j’ai commis le plus grand des outrages quand je n’ai fait que céder à la voix de l’amour ; éclairez-la, madame, sur une fausse délicatesse, rassurez son ame alarmée, et surtout faites qu’elle me pardonne !

Hé quoi ! s’écria madame Durancy avec un air de surprise : lorsqu’Amélie n’a d’autre chose à redouter que ma colère, est-ce à moi d’essayer à la calmer ? Vous n’êtes point à blâmer, M. le duc ; vous n’avez fait que ce que tout autre à votre place aurait pu faire. Amélie seule mériterait une réprimande sévère, que mon amitié pour elle me porte à lui épargner ; qu’elle sèche donc ses larmes, et je porterai l’indulgence jusqu’à l’oubli de sa faute !

Je ne crains point vos reproches, madame, reprit Amélie avec vivacité ; vous pouvez m’en accabler : ils n’approcheront jamais de ceux que je me fais à moi-même. Je suis perdue, déshonorée, et, pour comble de malheur, je viens d’élever une barrière insurmontable entre moi et le seul homme auquel je n’ai jamais desiré d’appartenir !

Ce déshonneur est une chimère, reprit madame Durancy ; et ce que vous avez perdu se borne à si peu de chose, que vous ne pourriez le regretter sans folie. Quant à votre Ernest, je conçois difficilement qu’il puisse vous causer un semblable désespoir ; de quoi l’amour du duc ne pourrait-il pas consoler ?

Ces discours ne m’étonnent pas dans votre bouche, madame ; vous me les avez déjà tenus de cent manières ; mais jamais ils ne m’ont éblouie. Ce n’est pas avec une ame comme la mienne que l’on compte pour rien le déshonneur ; j’ai pu, victime de mon égarement, commettre un crime dont j’ignorais jusqu’à l’existence ; mais des repentirs éternels me puniront d’une faute involontaire, et j’exige du duc, comme l’unique réparation qui puisse me satisfaire, sa parole de ne me revoir jamais.

Le duc se jeta aux genoux d’Amélie, et la supplia, dans les termes les plus touchans, de rétracter un si terrible arrêt ; mais ni son désespoir ni ses larmes ne purent la fléchir. Elle repoussa le duc avec un froid dédain, et demanda pour toute grâce qu’on la ramenât chez madame Durancy. Après avoir employé vainement tous les moyens de l’adoucir, Alexandrine y consentit enfin. Amélie, rentrée dans son appartement, s’y enferma ; et, se jetant sur son lit toute habillée, elle laissa un libre cours à ses larmes.

On ignorait à l’hôtel du duc la scène qui venait de s’y passer ; la comtesse, fort aise d’être forcée de s’éloigner avec le colonel, avait été se réfugier dans un des bosquets du jardin ; et là, chassant toute idée mélancolique, elle n’avait rien épargné pour lui faire partager son humeur folâtre ; cette conquête n’était pas très-flatteuse pour le colonel, et ne lui promettait pas des plaisirs bien vifs ; mais une femme qui s’offre est rarement refusée ; d’ailleurs, il savait qu’il pouvait être complaisant sans tirer à conséquence : le lendemain, la comtesse oubliait les folies de la veille. Le jour, déjà sur son déclin, était rendu plus sombre par un épais feuillage : la comtesse gagnait à cette obscurité ; ses formes, assez bien conservées, plaisaient plus au toucher qu’à la vue. Le colonel fourragea partout sans éprouver de résistance ; et la reconnaissante comtesse lui rendit ses caresses avec tant d’art, qu’il en ressentit bientôt les résultats. Dès-lors elle subit une métamorphose complète ; elle parut, aux yeux du colonel, fraîche, jeune, attrayante. Hébé, parée de toutes ses grâces, ne lui eût pas semblée plus jolie. Tel est l’heureux effet des desirs : l’objet qui les fait naître nous paraît toujours enchanteur. La comtesse sut mettre à profit l’ardeur qu’elle inspirait ; elle reçut dans ses bras son courageux adversaire, et soutint la lutte amoureuse avec une valeur peu commune ; elle volait au-devant de ses coups, et le serrait avec force contre son sein ; sa bouche luxurieuse agaçait sans cesse celle du colonel, et ses mains, toujours agissantes, multipliaient à l’infini les jouissances de son amant. Après avoir parcouru sa carrière d’une manière brillante, le vigoureux athlète fut forcé de s’avouer vaincu ; mais en expirant, il eut du moins le plaisir de voir que son ennemie allait partager son sort.

Le colonel et sa compagne étaient encore dans le bosquet lorsqu’Amélie retourna chez Alexandrine ; celle-ci les croyait partis, et ne fut pas peu surprise de les voir revenir demander des nouvelles du duc. Certain désordre dans la toilette de la comtesse, certaine langueur dans les yeux du colonel, firent deviner à madame Durancy une partie de la vérité ; mais un peu troublée par la scène qui venait d’avoir lieu, et craignant qu’elle ne transpirât, elle mit moins d’importance à cette découverte. Quant au jeune comte, lorsqu’il avait vu toute la maison en pleurs, il s’était hâté d’en sortir. Alexandrine, bien convaincue que personne ne se doutait de la mésaventure d’Amélie, retourna chez elle après avoir assuré au duc que la colère dont il était l’objet ne serait pas de longue durée. À son retour, elle voulut voir sa pupille, espérant qu’elle serait moins farouche en l’absence du duc ; mais elle frappa vainement à sa porte : Amélie, se doutant du motif de sa visite, fit semblant de ne pas entendre, afin de ne pas être forcée d’ouvrir.

Amélie passa la nuit à déplorer son infortune. Dans les premiers momens, la colère avait absorbé une partie de sa douleur ; dès qu’elle fut livrée à elle-même, elle sentit toute l’étendue de la perte qu’elle avait faite, et sa situation la fit frémir. Elle ne concevait pas comment le duc était parvenu à lui ravir cette fleur virginale que l’amour devait cueillir ; comment elle s’était trouvée seule avec lui, tandis que sa situation exigeait les plus prompts secours ; elle se souvenait confusément que madame Durancy avait fait sortir tout le monde, qu’elle s’était ensuite éclipsée sans l’en prévenir, et n’avait reparu que lorsque le crime avait été consommé. Amélie, après avoir fait ces rapprochemens, demeura convaincue qu’Alexandrine avait médité sa perte : cette idée lui fit horreur ; mais elle voulut en vain s’en distraire, tout concourait à l’y affermir.

Elle se voyait à jamais séparée d’Ernest, d’Ernest qu’elle aimait tant ! Elle n’avait plus que l’alternative de son mépris ou de sa haine ; peut-être lui faudrait-il souffrir tous les deux ! Si elle lui faisait l’aveu de sa faute, toute involontaire qu’elle était, le mépris d’Ernest serait la récompense de sa franchise ; si elle se refusait à leur hymen sans assigner la véritable cause qui pût les désunir, il la croirait inconstante, légère, il maudirait son étrange caprice, et finirait par la haïr ! L’idée d’épouser son amant en lui cachant son outrage, ne lui vint pas à l’esprit : toute autre à sa place aurait sans doute adopté ce plan ; mais Amélie ne pensait pas comme une autre.

Jamais elle n’avait senti plus vivement la perte de sa fortune ; si elle avait eu de quoi subvenir au plus strict nécessaire, elle se serait hâtée de quitter une maison où elle n’avait à attendre que de nouvelles insultes. Entièrement dans la dépendance de madame Durancy, elle serait sans doute obligée de revoir le duc ; et pourrait-elle le revoir sans mourir de honte ! comment souffrirait-elle de nouvelles assiduités de la part d’un homme qu’elle devait abhorrer ; et si madame Durancy l’exigeait, comment s’y soustrairait-elle ? Amélie se perdait dans ces douloureuses pensées ; le jour la surprit pleurant encore : sa lumière importune lui fit éprouver une peine nouvelle ; il lui semblait qu’il venait éclairer sa honte.

Quelle que fût la répugnance qu’éprouvât Amélie à se trouver avec madame Durancy, il fallut enfin paraître devant elle. Ses yeux gonflés, ses joues pâles, annonçaient assez la manière dont elle avait passé la nuit. Je vois, lui dit Alexandrine après l’avoir fixée, que la raison ne vous est pas encore revenue ; vous regardez sans doute ce qui vous est arrivé comme une aventure bien étrange : sachez donc qu’il n’y a d’étonnant dans tout ceci que le chagrin que vous en avez conçu. Mais ce que je ne puis comprendre, c’est que vous affectiez tant de regrets pour une chose que vous avez faite de si bonne grâce ; car, ma chère Amélie, vous n’avez pleuré qu’après.

Et pouvais-je pleurer avant, madame, répondit Amélie avec un visible ressentiment ; savais-je l’affront qui m’était réservé ? Et si je l’avais prévu, au lieu d’avoir recours aux larmes, ne me serais-je pas, par une prompte fuite, dérobée au déshonneur !

Que de grands mots pour de si petites choses, reprit Alexandrine avec des marques de dédain ; vous jouez à ravir le rôle de Lucrèce ; mais plus prudente qu’elle, vous vous contentez de déclamer. Tenez, ma chère Amélie, trêve de belles phrases ; ces grands sentimens sont bons dans les romans ; mais il faut que chaque chose soit à sa place : mettez-vous donc à la vôtre, et songez qu’étant sans fortune et sans appui, vous êtes trop heureuse d’avoir inspiré au duc une passion assez violente pour lui faire desirer avec ardeur de réparer les caprices du sort.

Si le duc croit pouvoir acheter mes faveurs, madame, il se trompe ; je ne suis point du nombre des femmes qui se mettent à prix. Je n’ai pas de fortune, dites-vous : je ne le sais que trop ! Mais Ernest était tout pour moi ! Ernest m’acquérait des richesses que j’aurais pu accepter sans rougir.

Ernest, croyez-moi, se console sans scrupule des rigueurs de l’absence : peut-être ne le reverrez-vous jamais !

Je suis réduite au point de ne plus desirer son retour : de quel œil me verrait-il maintenant !

Ne craignez rien ; cela ne s’aperçoit pas sur le visage. Mais enfin puisque le mal est irréparable, à quoi bon vous lamenter ? Vous venez de perdre une fleur moins précieuse qu’elle n’est incommode. Le duc, en la cueillant, s’est acquis sur vous des droits incontestables. Séchez donc vos larmes, et apprêtez vous à goûter des plaisirs que vous dédaignez aujourd’hui, et qui bientôt vous deviendront nécessaires. Tenez, ma bonne amie, je vous le dis franchement, une jeune vierge peut combattre avec fermeté, peut hésiter long-temps à se rendre ; sa vertu, sincère ou non, intéresse toujours ; mais une fille, après avoir perdu sa rose, n’est que ridicule en affectant de la pruderie. Hier matin, ces airs pudibonds vous allaient à ravir ; aujourd’hui il faut que votre ton change, puisque votre personne est changée.

Mon ton ne doit pas changer, madame, puisque mes sentimens ne le sont pas ; j’ignore encore comment j’ai commis cette première faute, que cependant je ne cherche point à atténuer. Mais désormais ma conduite prouvera que mon cœur n’était pas coupable ; je ne verrai plus le duc, j’y suis résolue.

En oubliant, mademoiselle, que vous êtes ici entièrement soumise à mes volontés, vous m’obligez de vous en faire ressouvenir. Vous reverrez le duc, et j’exige, à mon tour, que vous quittiez ce ton larmoyant et que vous repreniez l’air serein que j’aime à voir sur tous les visages qui m’entourent.

Amélie, désolée de cet arrêt, qui paraissait irrévocable, retourna dans son appartement, plus triste encore que lorsqu’elle l’avait quitté. Cependant elle persista dans sa résolution de ne pas voir le duc, et même de ne plus paraître chez Alexandrine. Le jour se passa sans apporter d’obstacle à ses projets. Mais le lendemain madame Durancy vint récidiver son ordre et l’avertir que le soir même le duc viendrait lui rendre visite, et qu’il fallait se décider à le bien recevoir. Amélie pleura, protesta que rien ne pourrait l’y résoudre et qu’elle n’obéirait point.

Cherchez donc un autre asile, s’écria madame Durancy emportée par la colère ! je ne puis avoir devant les yeux une femme qui, après avoir eu la faiblesse de se rendre, conserve encore le sot orgueil de vouloir passer pour un modèle de vertu ! Eh ! mademoiselle, faites usage de votre bon sens. Si vous êtes coupable, l’humilité doit être votre partage ; et si vous ne l’êtes point, vos remords sont aussi peu fondés que votre ressentiment contre le duc. Mais quels sont donc vos scrupules ? quel mal avez-vous fait ? Vous avez payé à la nature un tribut qu’elle attend de toutes les femmes. L’hymen, il est vrai, n’a pas sanctionné ce sacrifice ; mais si nous portions le signe de notre innocence sur le front, les trois-quarts des filles seraient obligées de le couvrir d’un bandeau. Pourquoi celle qu’un hymen tardif doit faire languir, pendant ses plus belles années, et celle qui, peut-être, ne se mariera jamais, se priveraient-elles des plaisirs qui seuls nous font aimer la vie ? Quel dédommagement pourrait-on leur offrir ? Et s’impose-t-on volontairement des privations inutiles ? Non ; aussi, malgré les entraves dont on s’efforce de nous lier, franchissons-nous tôt ou tard ce pas glissant. Heureuse, mille fois heureuse celle qui n’attend pas, pour se livrer au plaisir, le moment où il nous y faut renoncer. Je vous le répète, Amélie, vous recevrez le duc ce soir, ou demain vous sortirez de chez moi.

Daignez avoir pitié de moi, madame, s’écria la tremblante Amélie en se jetant aux genoux d’Alexandrine ! ne me privez pas de votre protection, et surtout n’exigez pas que je revoie le duc : mes sentimens sont sans doute erronés, puisqu’ils diffèrent des vôtres ; plaignez mon erreur et ne m’en blâmez pas. Je me vaincrai peut-être ; mais ma douleur est encore si nouvelle ! elle est si vive ! Vous en auriez pitié, madame, si vous pouviez lire au fond de mon cœur.

Je ne puis avoir pitié d’une douleur ou feinte ou ridicule ; je vous ai parlé le langage de la raison, c’est à vous d’en profiter. Vous connaissez mes ordres, il faut m’obéir, je vous laisse pour vous y préparer.

Amélie resta consternée et dans l’indécision la plus pénible ; elle ne pouvait quitter la maison de madame Durancy sans s’exposer à la plus affreuse indigence, peut-être à quelque chose de pis ; car qui la protégerait contre les insultes auxquelles son âge et son inexpérience la laisseraient en butte ! — Mais comment se retrouver avec le duc ! comment soutenir ses regards ! comment se soustraire aux nouvelles tentatives que ses premiers succès semblaient autoriser ! — Amélie resta jusqu’au soir en proie à ces mortelles incertitudes ; on l’avait fait, à sa prière, servir dans son appartement, où elle était restée dans le plus grand négligé. Élise, touchée des larmes que répandait sa maîtresse, l’avait en vain suppliée de lui en dire la cause ; le chagrin d’Amélie était d’autant plus cruel, qu’il fallait le renfermer dans son sein.

Le duc, impatient de voir Amélie, arriva plus tôt qu’on ne l’attendait ; Alexandrine lui fit part du désespoir de sa pupille, et de tout ce qu’elle avait fait pour la forcer à le revoir. Le duc fut touché de ce récit ; mais la manière dont il avait triomphé d’Amélie ne lui laissait aucun remords : elle s’était, pour ainsi dire, livrée d’elle-même ; il ne pouvait lui rendre ce qu’elle pleurait avec tant d’amertume, ni renoncer à sa possession après l’avoir possédée. Ne pouvant plus contenir son impatience, il vola chez Amélie qui balançait encore entre deux écueils qui lui semblaient également dangereux ; la vue du duc lui fit jeter un cri perçant, elle se cacha le visage, et voulut fuir, mais il la retint en lui jurant un respect inviolable et une soumission absolue.

Amélie retomba sur son siége, et continua de détourner la vue, dans la crainte de rencontrer les yeux du duc. Cependant il lui parla d’une manière si touchante, il parut si vivement pénétré de sa douleur, qu’elle en fut attendrie. Pourquoi m’en vouloir, lui disait le duc ? nous avons été tous deux, ma chère Amélie, maîtrisés par nos sens ; s’ils ont pu vous égarer, jugez du pouvoir qu’ils devaient avoir sur moi qui n’avais aucune raison de m’en défendre ! Mais vous savez, Amélie, si jusqu’à ce moment je m’étais jamais permis la moindre liberté qui pût vous déplaire. Cachant sous les dehors de la froide amitié le plus ardent amour, je ne songeais qu’à en réprimer les impétueux élans. Songez à tous les sacrifices que j’ai faits à votre délicatesse, et daignez, en faveur de la mienne, m’accorder le pardon d’une erreur dont l’amour seul est responsable.

Amélie ne pouvant se dissimuler la vérité de ce discours, sentit disparaître une partie de sa colère : Eh bien, dit-elle au duc, puisque nous avons été l’un et l’autre victimes d’un pouvoir inconnu, je consens à étouffer mon ressentiment, mais c’est à la seule condition que vous reprendrez près de moi le rôle d’ami, et que jamais vous ne me parlerez d’un sentiment qui m’offense, puisque je ne puis le partager : que jamais il ne soit question entre nous du fatal moment que je voudrais pouvoir oublier ! Promettez-le-moi, monsieur le duc ; à ce prix, je vous rends mon estime.

Trop heureux de pouvoir fléchir sa maîtresse, n’importe à quel prix, le duc promit tout ce qu’elle voulut. Amélie retrouva quelque calme en l’entendant jurer qu’il la respecterait toujours ; les sermens lui paraissaient une chose sacrée qu’un homme d’honneur ne pouvait violer sans s’avilir. Heureuse de sa sécurité, le sourire reparut enfin sur ses lèvres, et, pour gage de la réconciliation, elle tendit au duc une main charmante qu’il couvrit de brûlans baisers.

Lorsque Alexandrine apprit les conditions du traité de paix, elle ne put s’empêcher de sourire de ce qu’elle appelait la simplicité du duc. Vous vous soumettrez donc, lui dit-elle, à perdre le fruit de votre victoire, ou la farouche Amélie, cédant et se désespérant tour à tour, fera savoir à tout le voisinage, par ses cris et par ses larmes, que M. le duc vient de remporter un nouveau triomphe. Vous venez de laisser prendre sur vous, mon cher duc, un ascendant que vous aurez de la peine à vaincre ; il fallait tout simplement prouver vos droits en en usant ; vous auriez vu Amélie quitter subitement ses grands airs, et bientôt vous aimer à la folie ; vous avez tout gâté par vos folles promesses, mais voilà ce que c’est que d’être amoureux, on fait tout de travers.

Le duc se convainquit bientôt de la vérité de ce discours. Amélie devenait chaque jour plus sévère ; elle était sans cesse sur ses gardes, et lui refusait les plus légères faveurs dans la crainte qu’il n’en exigeât de plus grandes. S’il voulait s’entretenir de son amour, elle prenait un air sévère ; s’il osait se plaindre du sacrifice qu’elle exigeait, elle répondait avec des accens qui allaient au cœur ; et moi je ne me plains pas de ce que vous avez empoisonné ma vie ! Le duc n’osant insister, gardait le silence ; et la triste Amélie soupirait, en pensant qu’elle désespérait un homme qui l’adorait, et qu’elle avait perdu pour toujours le seul qu’elle pouvait aimer.

Le colonel poursuivait toujours avec ardeur le plan qu’il s’était tracé. Il avait juré d’épouser Alexandrine, et, pour l’y décider, il redoublait, depuis quelque temps, de soins, de prévenances et d’amour. Il lui faisait sentir adroitement que, malgré sa fortune, sa position était, sous quelques rapports, équivoque ; personne à Paris ne l’avait connue femme de M. Durancy, et tout le monde l’avait vue maîtresse déclarée de M. de Saint-Far. Cette dernière circonstance l’exposait souvent à des désagrémens auxquels son amour-propre la rendait très-sensible. Elle mettait fin à tous les mauvais propos en épousant le colonel qui portait un nom recommandable, et qui était généralement aimé. Charles pensa que ces considérations auraient encore plus de poids en venant d’une personne désintéressée ; en conséquence, il parla de ses projets à la comtesse, et la pria de parler en sa faveur. Il lui fit cette prière avec une éloquence si mâle, que la comtesse, payée d’avance de ses services, promit d’employer tout le crédit qu’elle avait sur l’esprit d’Alexandrine pour l’engager à se marier.

Effectivement, la comtesse vanta avec chaleur à son amie les avantages de cette union. Les résolutions d’Alexandrine furent ébranlées par ce tableau ; elle oublia le danger de se donner un maître, et ne songea plus qu’au bonheur de s’assurer pour la vie un homme dont la valeur amoureuse ne pouvait être égalée. Lorsqu’on balance pour perdre sa liberté, on aime déjà l’esclavage. Alexandrine, à moitié irrésolue, desirait que le colonel recommençât ce qu’elle avait appelé ses persécutions. Instruit, par la comtesse, des bonnes dispositions de madame Durancy, Charles se hâta d’en profiter ; il reparla de son amour, de ses espérances ; on l’écouta avec douceur, tous deux jouèrent un sentiment qu’ils étaient bien loin d’éprouver, car ils n’étaient guidés que par leur propre intérêt. Le colonel implora à genoux le don de sa main. Alexandrine la lui promit avec une timidité qu’elle s’efforçait en vain de rendre naturelle. Charles fit éclater la joie la plus excessive, et déclara qu’il ne voulait différer son bonheur que le temps nécessaire pour célébrer avec magnificence le plus beau jour de sa vie.

Amélie n’apprit pas cette nouvelle sans un vif déplaisir ; ce mariage lui donnait un maître de plus, et peut-être un maître bien dangereux. Elle songeait avec inquiétude aux entreprises hardies du colonel, et, quoiqu’il eût cessé de s’occuper d’elle, elle craignait que ses desirs ne se rallumassent lorsqu’il pourrait la voir à toute heure et dans sa propre maison.

Quinze jours après avoir obtenu le consentement d’Alexandrine, Charles acquit aux pieds des autels le droit d’exiger ce que jusqu’alors il avait été trop heureux d’obtenir.

Alexandrine, qui venait de changer son nom contre celui de Dumesnil, était mise avec la plus grande élégance ; un bandeau de diamans ornait sa tête ; sa robe ondoyante était parsemée d’étoiles d’or ; sa taille était ceinte par une écharpe verte également parsemée d’étoiles ; un collier des plus beaux brillans pendait à son cou d’albâtre, et des girandoles du plus grand prix complétaient sa parure. Alexandrine dans cet ajustement était éblouissante, et l’on était tenté de croire qu’elle embellissait plutôt sa parure que sa parure ne l’embellissait.

Il devait y avoir un banquet magnifique suivi d’un bal, où étaient invités tous les amis des deux époux. Comme ils allaient presque toujours ensemble, les amis de l’un étaient connus de l’autre. Cependant il se trouva parmi les nombreux convives une jeune personne extrêmement jolie, qui était étrangère, même de nom, à madame Dumesnil. Son étonnement ne peut se décrire en voyant que cette dame était, aux diamans près, mise absolument comme elle ; une très-belle étoile en brillant, attachée avec des torsades de perles, remplaçait le superbe bandeau de la mariée.

On se figure aisément que cette charmante inconnue excita non seulement la surprise, mais la colère d’Alexandrine. Elle demanda au colonel qui elle était, et par quel hasard elle se trouvait invitée ; il lui répondit qu’elle se nommait madame de Saint-Hilaire, qu’elle était aimable autant que belle, et qu’il fallait la bien recevoir, attendu que leur liaison serait bientôt très-intime. Moi ! liée avec cette femme ! reprit Alexandrine : je vous préviens, colonel, qu’il n’en sera rien ; sa présence me déplaît déjà ; et si vous ne pouvez la faire retirer avant le bal, faites du moins qu’elle ne reparaisse jamais chez moi.

Chez vous ! reprit le colonel, d’un ton dédaigneux, je suis votre époux, madame, et l’on ne recevra plus ici d’autres ordres que les miens.

Alexandrine lança un regard foudroyant qui n’excita chez le colonel qu’un impertinent sourire. Ce fut alors qu’elle vit l’énorme faute qu’elle avait faite en sacrifiant son indépendance à un homme qu’elle connaissait depuis si long-temps capable de mésuser de ses droits. Cet époux n’était pas comme le premier, un vieillard débile qu’elle pouvait asservir à son gré, c’était un tyran cruel qui allait la traiter comme une vile esclave. Par quelle fatalité avait-elle pu contracter un lien qui déjà la faisait frémir ! Que d’horreurs elle prévoyait ! Son esprit révolté s’apprêta à secouer le joug ou à faire payer chèrement la perte de sa liberté. La haine s’empara de son cœur, elle ne vit plus dans le colonel qu’un ennemi de son repos qu’il fallait terrasser pour n’en être pas vaincu : triste hymen, voilà ton ouvrage !

Tout le monde remarqua la conformité d’habillement qu’il y avait entre madame de Saint-Hilaire et la mariée ; les uns en furent choqués, les autres en rirent ; mais personne ne l’attribua au hasard. On ne se trompait pas, le colonel avait lui-même commandé les deux parures, trouvant plaisant que sa maîtresse et sa femme fussent mises de la même manière. Cette madame de Saint-Hilaire était tout bonnement une femme que le colonel entretenait depuis quelques mois. Séduit par sa figure, vraiment ravissante, il en était devenu amoureux, autant qu’il était susceptible de l’être ; il lui prodiguait les libéralités qu’il recevait d’Alexandrine, et il n’avait pas rougi de l’admettre sous le nom qu’il lui avait fait prendre dans un cercle où elle se trouvait absolument déplacée. Heureusement on ne se doutait pas de ce qu’était la prétendue madame de Saint-Hilaire, qui sut assez bien se contraindre pour ne donner aucun soupçon.

Quel que fut le dépit d’Alexandrine, la journée se passa sans scandale. Vers la fin du bal, le colonel disparut avec madame de Saint-Hilaire, sous prétexte de la conduire à sa voiture ; il revint peu d’instans après. Alexandrine se sentit soulagée d’un grand poids par le départ de cette femme ; elle reprit un peu de gaieté, et, songeant aux plaisirs qui l’attendaient, elle regarda le colonel, non seulement sans colère, mais avec un retour de tendresse. Il paraissait fort animé, et lui proposa de s’éclipser. Cet empressement parut de bon augure à madame Dumesnil ; tous ses projets de vengeance s’évanouirent, elle oublia qu’il était son époux, et ne vit plus en lui qu’un homme charmant dans les bras duquel elle allait s’enivrer de délices. Que de femmes partageraient cet heureux oubli, si leurs maris ne les en faisaient pas sans cesse ressouvenir !

L’entretien du colonel et d’Alexandrine avait été remarqué ; il était tard, on supposa qu’ils avaient le desir de se retirer ; la crainte d’être incommode dispersa l’assemblée joyeuse, bientôt les salons furent déserts, et les deux époux se retirèrent dans la chambre nuptiale.

Le colonel avait un air contraint, embarrassé, des manières froides qui ne répondaient en rien à l’empressement qu’il avait montré.

Alexandrine s’en inquiéta d’abord ; mais l’espoir que ses caresses allaient bientôt ranimer son époux, fit évanouir ses alarmes ; elle se déshabilla promptement, se mit au lit et renvoya ses femmes. Le colonel, toujours distrait, paraissait plongé dans des réflexions pénibles ; sortant enfin de sa rêverie, il se déshabilla, passa sa robe de chambre et sortit de l’appartement ; quelques instans après il revint, ferma la porte et entra dans le boudoir.

Alexandrine ne concevait rien à la conduite du colonel, il mit bientôt le comble à son étonnement, en rentrant avec une femme dont la tête était couverte d’un voile. Alexandrine, s’écria-t-il, vous vous êtes plus d’une fois bien trouvée des trios, ainsi je ne crains pas que celui-ci vous déplaise ; jusqu’alors vous vous étiez compromise avec une subalterne ; mais je dois avoir plus d’égards pour ma femme que pour ma maîtresse : je ne prétends plus qu’une Élise ose rivaliser avec vous ; c’est votre égale que je vous présente ; si vous l’emportez sur elle, votre triomphe en sera plus flatteur ; et si vous êtes forcée de lui céder, du moins vous n’aurez point à en rougir.

L’excès de la surprise avait ôté à madame Dumesnil l’usage de la voix ; elle avait reconnu au travers de son voile madame de Saint-Hilaire qu’elle haïssait déjà ; son affront lui semblait doublé par celle qui le lui causait ; elle s’exhala en reproches inutiles, et voulut tirer le cordon de la sonnette ; mais le colonel avait pris toutes ses précautions, les ressorts n’allaient plus, les domestiques étaient retirés, et la malheureuse Alexandrine n’avait plus que la triste alternative de partager son lit ou de le céder ; l’excès de sa rage lui fit choisir ce dernier parti : elle s’éloigna en menaçant d’une prompte et terrible vengeance ; le colonel, en éclatant de rire, entraîna sa maîtresse sur le lit ; et, après l’avoir accablée de caresses, il offrit à Vénus un sacrifice digne de ses autels.

Il serait impossible de décrire les diverses émotions qui agitaient Alexandrine ; elle avait, au plus fort de sa colère, entendu les soupirs du couple odieux, leurs mouvemens précipités, le bruit de leurs baisers ; tout annonçait l’excès de leurs plaisirs ; et le silence, qui succéda, lui apprit qu’il ne manquait plus rien à leur félicité.

Alexandrine s’aperçut, avec un dépit extrême, que ses sens, enflammés par ce tableau voluptueux, commençaient à triompher de sa colère ; elle regrettait d’avoir abandonné le théâtre des plaisirs à sa trop heureuse rivale : En le lui disputant, se disait-elle, j’aurais du moins partagé son bonheur, et je ne serais pas réduite à la douloureuse humiliation de voir une autre cueillir tous les myrtes qui ne devaient éclore que pour moi.

Alexandrine fit quelques pas vers le lit ; puis, retenue par son orgueil, elle recula avec vivacité. Mais vainement s’efforçait-elle de combattre ses desirs ; ils étaient trop vifs pour qu’elle pût les dompter. Le réveil du colonel et les caresses qui le suivirent achevèrent d’embraser Alexandrine ; elle vole vers les deux amans qui la reçoivent avec un rire malin. Alexandrine enlace son époux, se colle sur sa bouche, lui donne les baisers les plus voluptueux ; puis se détachant de ses bras, elle le couvre partout de caresses passionnées. Il les reçoit avec complaisance ; quelquefois il semble partager les élans qu’il inspire ; et, le moment d’après ; il attend, dans une inaction délicieuse, qu’on achève de réveiller ses sens. Madame de Saint-Hilaire, accoutumée de s’immoler aux plaisirs des autres, provoque les desirs du colonel qu’elle ne croit exciter que pour le bonheur de sa rivale ; ses attouchemens lubriques ont bientôt opéré une seconde métamorphose. Alexandrine, ravie, croit voir Jupiter ; elle saisit son sceptre, le balance, l’admire ; et, défiant au combat le nouveau dieu, elle lui dit qu’elle ne craint point ses foudres et l’invite à les lancer contre elle.

Le colonel paraît incertain ; il semble vouloir donner la pomme à Saint-Hilaire, qui continue toujours ses délicieuses caresses ; mais Alexandrine, que mille desirs enflamment, après une posture si voluptueuse, ses yeux sont si brillans, toute sa personne enfin semble promettre une jouissance si vive, que le colonel renonce au dessein de la mystifier et vole dans ses bras avec transport. Elle l’introduit dans un sentier brûlant qu’il parcourt avec vîtesse ; il se retire pour éviter les flammes qui l’environnent : mais un attrait irrésistible l’y ramène sans cesse, il éprouve à chaque pas de nouvelles délices ; ses esprits étonnés ne peuvent supporter l’excès de ses sensations ; il tombe dans le délire, et ce délire accroît encore sa félicité : il cède enfin à l’ardeur qui le consume, et lance ses foudres contre Alexandrine qui, punie d’un défi téméraire, expire en s’enivrant de ce qui lui donne la mort.

Le colonel baisé, supplié, caressé, passa la nuit dans de nouveaux transports ; mais Alexandrine ne remporta qu’une couronne, toutes les autres furent décernées à Saint-Hilaire qui aurait volontiers partagé avec sa rivale les offrandes réitérées de leur invincible amant. L’une était fatiguée de recevoir, l’autre l’était de demander en vain ; le colonel le fut enfin de ses prodigalités, et tous trois s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Le lendemain matin, le colonel fit évader madame de Saint-Hilaire sans qu’on l’aperçût. Alexandrine, restée seule avec lui, aurait bien voulu parler en épouse outragée ; mais elle s’en était ôtée le droit par sa conduite, et le colonel lui en ôta jusqu’à l’envie en faisant dans ses bras une libation à l’Amour.

Alexandrine ne fut pas long-temps à s’apercevoir qu’au lieu de parvenir à fixer son amant, en lui donnant de nouveaux liens, elle s’en était privée à jamais. Chaque jour il la négligeait davantage ; et, ce qui n’était pas moins douloureux pour elle, chaque jour elle voyait diminuer sa fortune. Le colonel, joueur et libertin, depuis qu’il pouvait satisfaire ces deux vices, s’y livrait avec une nouvelle fureur. Saint-Hilaire s’enrichissait de ses dépouilles, et les partageait avec une troupe d’escrocs, joueurs de profession, devenus les fidèles compagnons du colonel.

Depuis qu’Alexandrine était mariée, la situation d’Amélie était infiniment plus triste. Le colonel se conduisait avec elle d’une manière très-leste : elle était sans cesse en butte à de nouvelles impertinences, et ne savait comment s’y soustraire. Alexandrine, dont le chagrin aigrissait le caractère, la traitait souvent avec dureté, et lui reprochait l’asile qu’elle lui donnait. Le duc de Nemours était le seul qui consolât Amélie ; ses soins délicats, sa tendresse qui semblait encore s’accroître et qu’il ne dissimulait plus, l’aidaient à supporter ses ennuis ; elle avait enfin pardonné le premier attentat, mais elle persistait à n’en pas souffrir un second.

Cependant, malgré la rigidité d’Amélie, le duc parvenait à étendre des droits. Celle qui s’afflige est si faible ! Celui qui console a tant d’avantage ! Tout en proie à sa douleur, on cesse d’être sur ses gardes ; l’attrait consolateur en profite ; il recueille avec ses lèvres les larmes précieuses qui s’échappent, il presse un sein qui palpite, il serre contre son cœur un corps flexible et charmant ; ces douces étreintes font passer dans l’ame de la belle affligée une partie des transports de son ami ; sa douleur se modère, sa reconnaissance augmente ; et si l’amant n’est pas bientôt heureux, c’est qu’il est digne de l’être.

Après avoir, à plusieurs reprises, accordé certaines libertés dans des momens d’abandon, il est bien difficile de s’en défendre en recouvrant son sang froid. Amélie s’accoutuma donc à recevoir des caresses qui l’auraient révoltée, si le duc n’avait eu l’adresse de les obtenir par de lentes gradations ; cependant elle se reprochait souvent sa condescendance. Ernest, toujours présent à sa pensée, élevait entre elle et le duc une barrière insurmontable ; mais si l’image de son amant la rendait rebelle au desir de Nemours, les droits qu’il avait acquis lui donnaient une espèce d’ascendant auquel il lui était difficile de se soustraire : avant de céder, elle aurait repoussé le duc avec énergie et colère. Depuis sa défaite, ce n’était plus qu’en esclave timide qu’elle osait se dérober aux caresses d’un maître qui pouvait tout exiger, et semblait mériter de la reconnaissance lorsqu’il voulait bien ne pas user de la plénitude de ses droits.

Le duc continuant de prodiguer à Amélie les témoignages de l’amour le plus délicat, elle devint de plus en plus malheureuse chez madame Dumesnil, et son attachement pour le duc s’accroissait en proportion de ses chagrins. Elle avait absolument renoncé à son hymen avec Ernest, et cependant elle l’aimait toujours avec idolatrie ; ne pouvant se donner à lui, l’excès de sa tendresse lui avait inspiré la résolution de n’appartenir à personne. Elle lui faisait le sacrifice de ses plaisirs pour expier en quelque sorte l’infidélité dont elle était coupable ; elle ne desirait qu’une chose, c’était qu’il pût l’ignorer toujours, et qu’ils gardassent tous deux le célibat ; car l’idée qu’Ernest en pouvait avoir, une autre était un supplice qu’Amélie n’avait pas la force de supporter. Elle en recevait souvent des nouvelles, et lui écrivait des lettres où elle peignait son amour en traits de feu. Ernest, certain de la constance de ses sentimens, était bien loin d’imaginer qu’on lui avait enlevé un trésor qui ne lui était pas moins cher que la possession de son cœur.

Un jour qu’Amélie avait éprouvé des vexations de toute espèce de la part et d’Alexandrine et du colonel, elle déplorait amèrement sa triste situation, et se désespérait en pensant que rien ne pourrait y mettre un terme. Elle était baignée de larmes lorsque le duc entra ; sa douleur l’accablait tellement, qu’elle ne l’entendit pas ; il resta quelques instans à la contempler, il ne l’avait jamais vue si belle ! — Ma tendre amie, dit enfin le duc avec un son de voix dont le charme était extrême, vous pleuriez, et je n’arrivais pas ! quel nouveau chagrin fait donc couler vos pleurs ? Pourquoi ne pas fuir une maison qui doit vous être odieuse ? Pourquoi priver votre meilleur ami du bonheur de vous rendre indépendante.

Amélie, pour toute réponse, rougit et baissa les yeux ; elle ne pouvait, selon elle, recevoir sans se dégrader les dons de Nemours ; sa délicatesse lui faisait rejeter avec horreur ses bienfaits qui auraient semblé la récompense de sa faute, et peut-être des titres pour lui en faire commettre de nouvelles. Cependant, malgré toute sa fierté, elle était sensible à la générosité du duc ; et sans ce qui s’était passé, il eût été l’homme du monde auquel elle eût préféré avoir des obligations.

Le duc s’assit près d’Amélie, s’empara d’une de ses mains, et lui tint pendant quelques instans les discours les plus tendres. Amélie fixait sur lui ses beaux yeux avec un air de complaisance. Combien il m’aime, se disait-elle ! que ne puis-je lui rendre amour pour amour ! Ses regards en disaient plus encore que sa pensée, le duc y crut lire l’arrêt de son bonheur : enhardi par cet heureux présage, il ravit quelques baisers qui n’effarouchèrent que faiblement ; il écarta le voile discret qui recelait la gorge la plus attrayante. Amélie repoussa la main du duc ; mais, plus obstiné qu’elle, il en resta possesseur. Il couvrait de brûlans baisers ce sein charmant ; ses lèvres hardies s’emparèrent des boutons de rose qui le couronnaient, et les sucèrent avec transport ; Amélie tressaillit et rassembla ses forces pour repousser de nouveau le duc ; il tomba à ses genoux en la conjurant de pardonner son audace ; et, dans cette posture respectueuse, inventée, dit-on, pour manquer de respect, il osa glisser une main téméraire qui s’empara bientôt du siége des amours, malgré les cris et les efforts d’Amélie. Maître de cette place importante, le duc fit agir avec dextérité un doigt, dont la vertu magique lui fit perdre la force ou l’envie de se plaindre ; des soupirs étouffés remplacèrent ses cris, ses yeux remplis de courroux ne peignaient plus que la volupté. Loin d’éviter les baisers du duc, elle se penchait pour les recevoir ; il profita de cet heureux délire pour mettre le comble à son bonheur. Amélie sentit une douleur légère que le plaisir tempérait, et que bientôt il fit évanouir. Le duc, au comble de ses vœux, vit Amélie se pâmer dans ses bras, et compléta son ivresse en la partageant.

Amélie, en recouvrant ses sens, fut saisie d’une douleur mortelle, mais elle n’osa pas l’exhaler ; instruite par sa triste expérience, elle devait éviter une seconde chute ; elle pouvait imputer ou dire la première, qu’elle était responsable des autres. Honteuse autant que repentante, elle se cachait le visage, et maudissait sa faiblesse. Le duc, ému d’une douleur d’autant plus touchante, qu’Amélie s’efforçait de la contraindre, ne négligea rien pour l’appaiser, et surtout pour la convaincre que la première fois avait seule mérité des regrets, mais que la récidive ne pouvait en donner, puisque le plaisir en était l’unique résultat.

Amélie ne goûtait point cette morale, rien ne l’excusait à ses yeux ; ses fautes passées, ses fautes présentes, lui semblaient également condamnables ; mais elle sentait que le duc ne devait plus s’attendre à des refus, et que si elle osait en risquer, il aurait le droit de les regarder comme un manège de coquette : cette idée l’accablait. Elle cherchait vainement le moyen d’appaiser sa conscience sans irriter le duc : une fois écarté du sentier de la vertu, on ne trouve plus de route qui puisse y mener.

Le lendemain, le duc cueillit de nouveaux myrtes qu’Amélie n’osa pas refuser ; il eût été trop ridicule de pleurer chaque jour les plaisirs dont elle s’enivrait, ou de troubler le bonheur du duc par des regrets superflus. Elle cessa donc de répandre des larmes, ou du moins elle ne les versa plus qu’en secret ; le duc, qui croyait avoir vaincu ses scrupules, data son triomphe de ce moment.

Dès-lors les choses changèrent de face chez madame Dumesnil. Le duc ne pouvant décider Amélie à quitter cette maison, voulut au moins lui éviter les reproches humilians auxquels sa triste situation l’exposait : il paya pour elle une très-forte pension, et lui assura le double de cette somme par un contrat de rente viagère qu’il la força d’accepter.

Amélie, malgré toute la répugnance qu’elle éprouvait à recevoir les bienfaits du duc, se sentit soulagée d’un poids énorme en se voyant à l’abri de la misère, et délivrée de la dépendance servile où la tenait Alexandrine ; elle regarda le duc comme un protecteur qui méritait toute sa reconnaissance ; sa tendresse pour lui en acquit une nouvelle vivacité ; rien ne pouvait égaler ce sentiment, que son amour pour Ernest ; mais cet amour, toujours ardent, toujours extrême, troublait ses plaisirs les plus vifs et remplissait d’amertumes ses heures de solitude.

Laissons Amélie goûter dans les bras du généreux Nemours des plaisirs empoisonnés par les remords, Alexandrine au désespoir de s’être donné le plus impérieux des maîtres, et le colonel courant à grands pas vers sa ruine et entraînant dans sa chute sa coupable moitié. Jetons les yeux sur un tableau plus riant ; que l’aimable Ernest, depuis si longtemps abandonné, nous console par des succès de l’infortune des autres ; lui seul n’est pas malheureux, car il ignore son malheur.

Ernest, plein des regrets de s’éloigner de son amie, se livrait, pour les adoucir, à toutes les chimères de son imagination ; il anticipait sur les temps à venir, il se croyait déjà possesseur de richesses immenses ; comblé des dons de la fortune, l’amour ne lui était pas moins favorable, il épousait sa chère Amélie, et trouvait près d’elle un bonheur parfait et durable. Bercé de ces douces illusions, Ernest arriva à Saint-Domingue ; et, muni de la lettre de M. de Saint-Far, il alla se présenter chez M. Duclusel qui, au seul surnom de son ami, sauta au cou du jeune homme, dans un transport de joie impossible à décrire ; puis demandant la permission de lire la lettre, il en rompit le cachet avec empressement ; cette lecture fit évanouir la joie de M. Duclusel, mais elle augmenta l’intérêt qu’Ernest lui avait inspiré à la première vue. M. de Saint-Far le lui recommandait comme un jeune homme accompli qu’il destinait pour époux à sa fille et qu’il regardait déjà comme son fils.

« J’aurai cessé de vivre, lui disait-il, lorsque vous lirez ce que tracent mes faibles mains ; mais si la prière d’un ami mourant vous est sacrée, Saint-Far ne sera pas perdu pour vous, vous le retrouverez dans Ernest, il est digne de me remplacer ; soyez son guide, son protecteur, la fortune seule s’est montrée cruelle envers lui ; réparez ses torts, ou plutôt donnez-lui les moyens de les réparer, et bientôt elle sera docile à sa voix. »

Mon ami ne serait plus, s’écria M. Duclusel, en fixant Ernest avec anxiété ! Il n’est plus ! répondit Ernest, en s’efforçant de retenir quelques larmes que faisait couler le souvenir de ce triste événement. — Ah ! laissez couler vos pleurs, dit M. Duclusel, en lui serrant les mains avec cordialité ; ils font honneur à votre ame ! Saint-Far, ajouta-t-il, m’ordonne de vous aimer comme je l’aimais ; cette tâche, je crois, me sera facile ; pour la rendre plus douce encore, ne voyez en moi qu’un père ; je n’épargnerai rien pour rendre votre illusion parfaite.

Ernest salua respectueusement M. Duclusel ; l’excès de son émotion lui ôta l’usage de la voix ; ses yeux seuls exprimèrent la reconnaissance que lui inspirait un semblable accueil, mais ce langage est éloquent pour qui sait l’entendre.

Si l’extérieur aimable d’Ernest avait prévenu M. Duclusel en sa faveur, l’air de bonté répandu sur les traits de celui-ci n’avait pas moins séduit Ernest. M. Duclusel avait environ soixante ans ; de violens chagrins l’avaient rendu vieux de bonne heure, ses cheveux blancs lui donnaient un air vénérable que commandait le respect ; et son intégrité, sa justice, le lui faisaient mériter. Il avait passé sa vie dans le commerce, sans s’écarter jamais du sentier de l’honneur dont il faisait son dieu. Accablé, pendant son séjour en France, par une foule d’événemens funestes, il s’était vu sur le point, non seulement de perdre tout le fruit de ses travaux, mais encore de faire faillite, chose mille fois plus cruelle pour lui que la mort ; dans cette affreuse extrémité, tous ses prétendus amis l’abandonnèrent. M. de Saint-Far seul vint à son secours ; il lui prêta sans intérêt une somme d’argent très-considérable, par le moyen de laquelle il mit ordre à ses affaires ; et peu de temps après étant passé à Saint-Domingue, il y fit une fortune rapide. M. Duclusel avait rendu à son ami la somme qu’il lui avait prêtée ; mais il se regardait toujours comme son débiteur, et sa reconnaissance était sans borne.

Il avait épousé la fille d’un des plus riches colons de l’île ; cette dame possédait toutes les qualités privées qui peuvent rendre une femme intéressante : une fille unique était le fruit de cet hymen. Laure, c’était son nom, avait dix-huit ans ; elle était grande, bien faite, d’une figure charmante, et son enjouement et sa vivacité ajoutaient encore à ses charmes ; elle avait plus d’esprit que tous ceux qui l’environnaient ; cet avantage lui avait fait prendre sur eux un ascendant dont elle se servait peu, les assujétissait à ses volontés : son père, charmé de voir en elle un être supérieur, était son premier esclave. Sa mère, douce, indulgente, l’adorait et ne s’apercevait pas même de ses défauts. Il lui semblait naturel que tout ployât devant sa fille, elle était faite pour commander à l’univers. — Une pareille éducation aurait fait de Laure une femme insupportable, si la bonté de son naturel n’en avait en partie prévenu les suites : mais son cœur était excellent, son ame grande, généreuse ; son unique défaut était le desir de dominer, et ce défaut était adouci par le besoin de plaire et d’être aimé.

L’habitation de M. Duclusel ressemble à celle d’un ancien patriarche, la paix et le bonheur y avaient fixé leur séjour ; tous les visages étaient rians, on travaillait avec ardeur, on se reposait avec délices ; l’ordre et l’abondance régnaient partout, c’était le temple du goût et des mœurs ; Laure en était la divinité bienfaisante ; on ne pouvait la voir sans la trouver belle, l’entendre sans en être charmé ; et pour ne pas lui rendre les armes, il fallait aimer Amélie.

On regarda, dans les premiers jours, Ernest comme de la famille, et bientôt il s’en crut lui-même. Il captiva leurs efforts, la bienveillance de tout le monde. Son assiduité au travail, son intelligence, sa droiture lui gagnèrent l’estime et la considération de son protecteur ; son bon ton, ses prévenances délicates, le firent aimer de madame Duclusel ; tous les subalternes le chérissaient par son humeur affable ; partout on chantait ses louanges ; mais Laure, que disait-elle ? rien. Frappée d’abord de sa tournure distinguée, de son air mâle, du feu qui animait ses regards, Laure l’avait trouvé charmant ; mais en lui présentant Ernest, son père, sans doute par prudence, s’était hâté de lui apprendre qu’il était destiné à devenir l’époux de mademoiselle de Saint-Far, et que la plus vive tendresse les unissait déjà. Cet avis vint à temps pour réprimer les sentimens de l’inflammable Laure, dont le cœur vierge encore, n’avait jamais éprouvé le moindre symptôme d’amour, mais qui devait, en devenant sensible, être brûlé de mille feux.

Laure, sachant qu’Ernest était le bien d’un autre, s’efforça de le trouver moins aimable, mais trop modeste pour le croire dangereux ; il rendait tous ses soins inutiles en n’épargnant rien pour lui plaire. Contrariée par un penchant irrésistible, Laure voulut au moins que la plus ardente amitié la dédommageât de ce qu’elle perdait du côté de l’amour. Elle exigea qu’Ernest lui donnât le doux nom de sœur ; et sous ce titre, elle se plaisait à lui prodiguer les témoignages du plus tendre sentiment. Cet hymen projeté, qui d’abord ne lui avait paru qu’un motif de rencontre, lui sembla bientôt un engagement ridicule, dont Ernest pourrait aisément s’affranchir. Un jour donc elle imagina de faire tomber la conversation sur mademoiselle de Saint-Far, pour connoître jusqu’à quel point il en était épris. Ernest, privé depuis long-temps du plaisir de parler de sa maîtresse, s’y livra avec transport ; il en fit un portrait enchanteur, et peignit son amour sous des couleurs si vives, qu’il ne resta à la triste Laure, que le regret d’en avoir trop appris.

Peu de temps après, M. Duclusel se trouvant seul avec Ernest, lui dit en lui serrant affectueusement la main : Je suis si content de vous, mon jeune ami, que je regrette de ne pouvoir vous attacher à moi pour toujours ; si vous n’étiez pas engagé à la fille de mon ami, je vous aurais offert la mienne, qui certes n’a rien de comparable au monde, et, me reposant entièrement sur vos soins, je me serais livré à une vie tranquille, qui, je le sens, commence à me devenir nécessaire ; mais, puisque le ciel en a ordonné autrement, il est de mon devoir de vous mettre à même de remplir dignement votre destinée. À compter d’aujourd’hui, je vous associe avec moi, vous aurez un tiers de mes bénéfices, non compris l’intérêt des fonds que j’ai à vous, et qui se montent à une somme assez forte. — Ne dites-vous pas, monsieur, que vous avez des fonds à moi ? interrompit Ernest, d’un air étonné. — Oui, reprit M. Duclusel, ou plutôt à mademoiselle de Saint-Far ; mais je vous regarde comme maître de sa fortune, puisque vous l’êtes de son cœur. Cet acquit provient de l’intérêt des fonds que j’ai eus pendant trois années, à mon ami, M. de Saint-Far : j’ai fait, avec cette somme, des spéculations qui ont toutes réussi avec un bonheur incroyable ; ce bonheur provenait sans doute de l’emploi que je voulais en faire, car j’ai toujours eu l’intention de la restituer à la jeune Amélie.

Ernest exprima sa gratitude dans les termes les plus vifs ; ce trait de générosité le touchait moins encore par les avantages qui en résultaient pour lui, que par l’ingénieuse délicatesse avec laquelle M. Duclusel la lui avait fait accepter. Ce digne bienfaiteur, en voulant se soustraire à sa reconnaissance, l’avait centuplée ; mais combien ce sentiment était doux pour le cœur d’Ernest !

Laure n’était pas la seule que les agrémens d’Ernest avaient su toucher. Plusieurs jeunes créoles, non moins riches et non moins belles, s’enflammèrent pour le charmant Français ; mais Ernest avait trop d’amour pour devenir inconstant, trop d’honneur pour abuser des femmes aimantes et crédules. Son air réservé, sa politesse froide, les convainquirent que leurs efforts pour le charmer seraient vains ; elles crurent que Laure avait fait sa conquête, elles enviaient son bonheur, et leurs prétentions cessèrent.

Si l’image d’une maîtresse absente pouvait adoucir les ennuis d’Ernest, et suffire à son cœur, ses sens se révolteraient souvent contre cette rigide fidélité. Laure, par ses brûlantes caresses, le mettait à de cruelles épreuves, elle embrassait son prétendu frère, comme on embrasse un amant chéri ; elle promenait sur son sein palpitant une main qu’il aurait voulu retenir, et qui, par ce doux contact, lui procurait des émotions dont il se défendait en vain. Ernest ne savait comment se dérober à ces dangereuses caresses : s’il essayait de montrer à Laure quelque froideur, elle semblait être au désespoir, elle lui sautait au cou, et le conjurait de lui dire ce qui l’avait fâché contre sa sœur. Je t’aime tant, lui disait-elle, je ne songe qu’à te plaire ! par quelle fatalité l’excès de mon amour ne produit-il en toi qu’un excès contraire ? Laure n’abandonnait son frère qu’après l’avoir vu sourire, et lui avoir fait promettre de l’aimer avec ardeur. — Il ne résultait de tous les efforts qu’il faisait pour la décourager, que de nouveaux périls ; vingt fois il s’était vu prêt à succomber. Laure était si belle, si tendre, qu’il fallait toute la raison d’Ernest pour lui résister ; mais les obligations qu’il avait à monsieur Duclusel, l’assuraient sans cesse contre les attraits de sa fille.

M. Duclusel avait un grand nombre d’esclaves, parmi lesquels se trouvait une petite négresse de quatorze ans, alerte, vive et folâtre ; elle était née dans l’habitation, et, par son zèle et son bon caractère, elle s’était fait remarquer de ses maîtres, qui la traitaient avec une bonté particulière, et s’étaient plus à soigner ses heureuses dispositions. Zizi, c’était son nom, possédait une fleur qu’elle brûlait de faire cueillir ; mais, fière de ses attraits naissans, elle dédaignait l’amour de ses compagnons d’esclavage. Zizi trouvait que les femmes noires étaient les plus belles de l’univers, et pourtant elle préférait les hommes blancs. Parmi tous ceux qui composaient la maison de M. Duclusel, Ernest était le mieux fait et le plus agréable ; ce fut à lui que Zizi voulut faire hommage de sa fleur. Son embarras était de se faire remarquer du joli Français, et sa crainte d’en être refusée. Elle épia ses pas, et sut bientôt qu’il avait l’habitude d’aller passer une heure chaque soir dans un endroit fort solitaire et très-favorable à ses projets. Zizi crut d’abord qu’Ernest ne s’y rendait pas seul ; mais le plaisir remplaça la jalousie, lorsqu’après l’avoir guetté plusieurs fois, elle fut convaincue qu’elle n’avait pas de rivale.

Zizi suivait Ernest dans sa promenade presque tous les soirs, sans qu’il s’en aperçût ; elle n’avait pas encore osé l’aborder, quoiqu’elle en eût une envie extrême. Un soir enfin apercevant, au travers du feuillage, qu’Ernest était couché, et le croyant endormi, elle s’en approcha avec précaution. Ernest, tout entier à sa rêverie, ne la vit qu’au moment où elle tombait à ses pieds. Surpris de ce mouvement et de son agitation, il la relève, en lui demandant avec bonté s’il lui était arrivé quelque malheur. Beau mal ! lui répondit-elle ; je n’ai d’autre mal que celui que l’amour me cause ; mais ce mal est extrême, car il me dévore nuit et jour. Pardonne à Zizi d’oser t’aimer : son offense est involontaire ; et si tu voulais la punir en proportion de sa tendresse, il faudrait la faire mourir.

Ce discours redoubla la surprise d’Ernest. Une femme déclarant son amour dans la posture la plus suppliante, et le conjurant à mains jointes de ne pas l’en punir, était un spectacle aussi neuf que singulier ; il regarda Zizi, comme pour s’assurer si elle parlait sérieusement. Cet examen fut tout à l’avantage de la jeune négresse ; sa figure était agréable, ses dents d’un émail parfait, sa taille souple et bien prise, et son sein qu’agitaient la crainte et le desir était d’une forme charmante. Zizi s’était jetée de nouveau aux pieds d’Ernest, dont elle embrassait les genoux avec ardeur. Ernest fut ému des transports de Zizi, et voulut la relever pour la seconde fois. Ne m’élève pas jusqu’à toi, lui dit-elle d’un air fier, mais abaisse-toi jusqu’à moi : c’est tout ce que Zizi demande. En disant ces mots, la folâtre Zizi l’entraînait sur le gazon où elle s’était étendue ; elle serra fortement son corps contre le sien, et tous ses membres s’enlacèrent autour de ceux d’Ernest. Il tressaillit en se sentant enchaîner par ces liens d’amour ; et se penchant sur la bouche de sa caressante compagne, il y cueillit le plus savoureux des baisers. Bientôt un feu brûlant circula dans ses veines : Zizi s’en aperçut, et l’aida encore par ses attouchemens voluptueux. Ernest, hors de lui-même, souleva la courte jupe de Zizi ; et, parcourant avec ravissement une cuisse ferme, ronde, et recouverte d’une peau satinée, Zizi se pâmait en sentant la main d’Ernest. Il ne put voir l’excès de son plaisir sans desirer le partager. La lice était ouverte ; il donna le signal du combat ; et, la lance en arrêt, il fondit sur la mourante Zizi ; mais une barrière, élevée par la nature, s’opposait au triomphe d’Ernest. Irrité par cet obstacle imprévu, ses desirs en devinrent plus vifs. Zizi, malgré ses souffrances, le secondait par mille efforts : il parvint enfin à se frayer un passage, et les larmes du plaisir succédèrent aux sanglots de la douleur.

À peine Zizi fut-elle revenue de son ivresse, qu’elle couvrit Ernest de baisers. Zizi t’aimera toujours, lui disait-elle ; tu viens de lui créer une seconde vie, ou plutôt tu viens de développer celle que lui avait donnée le Tout-Puissant. Jusqu’ici Zizi n’a pas vécu, car le bonheur seul fait la vie ; mais désormais tout entière à l’amour, elle comptera ses jours par ses plaisirs. La reconnaissante Zizi accompagna ces douces paroles de caresses passionnées. Ernest n’y fut pas insensible, et bientôt il recommença à développer son ame. Également satisfaits l’un de l’autre, ils se quittèrent après s’être promis de se revoir le lendemain.

Lorsque les illusions du plaisir furent dissipées, Ernest sentit quelques remords de l’infidélité qu’il avait faite à sa maîtresse. Cependant son cœur n’y était pour rien, et ses sens avaient été enflammés par surprise ; d’ailleurs, malgré tout son amour, il lui semblait impossible de garder deux ans d’abstinence. Enfin, après un mûr examen, Ernest trouva qu’il n’avait aucun reproche à se faire, et qu’il pouvait, sans en mériter, continuer à voir Zizi.

L’amour que Laure avait encore pour Ernest, loin de s’affaiblir, faisait chaque jour de nouveaux progrès ; elle avait fait d’inutiles tentatives pour lui plaire ; l’amitié était le seul sentiment qu’Ernest pût ressentir pour elle. Désespérée de ses mauvais succès, Laure tomba dans une tristesse affreuse, qui bientôt détruisit sa santé. Ses parens, alarmés d’un mal dont ils ignoraient la cause, la questionnèrent long-temps en vain. Enfin, persuadée qu’elle allait mourir, Laure déclara son amour à sa mère, en la suppliant de lui garder le secret. Madame Duclusel, bien éloignée de vouloir le lui promettre, alla sur-le-champ trouver son époux pour l’engager à s’expliquer avec Ernest, ne doutant pas que celui-ci ne s’estimât trop heureux d’épouser sa fille.

M. Duclusel fut désolé en apprenant ce fatal secret ; ravir à mademoiselle de Saint-Far l’époux que son père lui avait choisi, lui paraissait indigne d’un homme d’honneur, et contre toutes les lois de la reconnaissance. Il répondit à madame Duclusel que jamais il ne pourrait s’y résoudre. — Hé quoi ! pour satisfaire à un vain scrupule, vous laisserez donc mourir votre fille ! — M. Duclusel tressaillit à cette affreuse idée. Sa femme lui parla avec énergie ; bientôt l’amour paternel reprit ses droits, et l’emporta sur tous les autres sentimens.

M. Duclusel fit appeler Ernest qui fut très-surpris en apercevant sur son visage vénérable quelques traces de larmes. Mon ami, s’écria M. Duclusel, vous voyez devant vous le père le plus infortuné ! Vous connaissez la tendresse extrême que j’ai pour ma fille, je suis menacé de perdre cet enfant chéri. Une passion funeste la dévore : si elle n’obtient celui qu’elle aime, la mort va la moissonner à la fleur de ses ans ! — Ernest resta immobile à ce discours, dont il ne comprenait que trop bien le sens ; il n’eut pas le courage de parler, sentant que, loin de soulager la douleur de ce malheureux père, sa réponse l’accroîtrait encore.

Ernest, reprit M. Duclusel après quelques momens d’un pénible silence, le secret que je crains de vous dévoiler vous est peut-être connu depuis long-temps ; c’est vous que ma fille aime, c’est de vous que dépend son existence. Je rougis d’essayer à rompre les liens qui vous unissent à la fille de mon ami ; mais lorsqu’il s’agit d’arracher la mienne au tombeau, pourrais-je hésiter un moment sans barbarie ?

Monsieur, reprit Ernest avec une douceur mêlée de fermeté, je ne saurais croire que la vie de mademoiselle Laure dépende de mes sentimens ; elle a su, dès le premier jour, que j’aimerais Amélie si j’étais son époux ; personne ne pourrait songer à me faire rompre des liens indissolubles, ceux qui m’attachent à elle ne sont pas moins sacrés pour moi ; le sort d’Amélie dépend du mien, et je perdrais votre estime si je pouvais l’abandonner.

Ernest, on ne cesse point d’être estimable quand on se sacrifie pour sauver la vie de son semblable. Amélie ne peut vous aimer autant que ma fille vous aime, car elle a pu se séparer de vous. Quant au sort de mademoiselle de Saint-Far, reposez-vous-en sur moi ; la moitié de ma fortune la dédommagera de l’époux dont je la prive ; l’autre moitié servira de dot à ma fille Laure ; avec ses richesses, sa beauté, son amour, pourrait-elle essuyer un refus ?

Non, Monsieur, car on ne refuse point quand on n’a pas le pouvoir d’accepter. Je vous le répète, je me regarde comme l’époux d’Amélie, j’ai juré de l’être ; et mes sermens, pour être sacrés, n’ont pas besoin d’avoir été sanctifiés par les autels.

Ah ! mon père, s’écria Laure en se précipitant dans la chambre, respectez les sentimens d’Ernest ; en me désespérant, ils me justifient ; on peut, sans faiblesse, adorer un pareil homme ! Qu’il épouse son Amélie, qu’elle devienne ma sœur : sous ce titre, Ernest m’aimera toujours ; sous celui d’épouse, il me haïrait peut-être ! Ernest, je te jure, et mes sermens ne sont pas moins sacrés que les tiens, que, puisque je ne peux t’appartenir, jamais je ne ferai le bien d’un autre ; va chercher ton Amélie, amène-la chez mon père, et ne nous quittons plus. C’est la seule grâce que j’implore ! Ernest, me la refuseras-tu ?

Trop aimable Laure, s’écrie Ernest en tombant à ses pieds, vous me faites regretter mon indépendance ! qu’il me serait doux de vous la sacrifier ! Oui, j’irai chercher Amélie, le ciel m’oblige d’être son époux ; mais je sens que mon cœur m’ordonne d’être votre ami.

Laure s’était jetée dans les bras d’Ernest, son visage était baigné de larmes, et cependant le plaisir brillait dans ses yeux : tel on voit dans une belle matinée du printemps, après une rosée bienfaisante, le soleil dissiper les nuages légers qui l’environnent, et paraître dans tout son éclat. Laure était fière d’avoir remporté sur elle-même une aussi grande victoire ; elle caressait sa mère, et lui promettait de vivre ; elle faisait répéter à Ernest l’assurance de s’établir à Saint-Domingue, et de ne jamais la quitter.

M. Duclusel qui, dans le fond de l’ame, n’avait pu condamner le refus d’Ernest, fut charmé de voir que sa fille entendait enfin la voix de la raison. Laure, contente de son projet, parvint à maîtriser sa passion, et recouvra bientôt le calme et la santé.

Ernest, depuis ce moment, s’attacha vraiment à Laure ; il était sûr que la plus tendre amitié unirait sa femme et son amie, et pensait avec délices au moment où il pourrait les réunir. Ce terme approchait : tout entier à son ivresse, Ernest écrivit à son Amélie une lettre passionnée, où il lui disait que dans trois mois il quitterait Saint-Domingue pour aller renouveler à ses pieds les sermens d’un amour que le temps et l’absence n’avaient fait qu’accroître.

Amélie, depuis sa fatale erreur, n’avait pu goûter un moment de repos ; en vain Alexandrine la raillait-elle de ses scrupules et de sa mélancolie ; les remords déchiraient son ame, et la rendaient inaccessible à toutes les sensations du plaisir. Amélie aurait voulu pouvoir haïr l’auteur de sa faute, la reconnaissance qu’elle était forcée d’avoir pour le trop aimable duc ajoutait à ses peines. Elle en était aimée avec idolâtrie, l’amour du duc se manifestait chaque jour par de nouveaux bienfaits, c’étaient autant de liens pour Amélie, et ces liens martyrisaient son cœur.

Alexandrine était de plus en plus malheureuse ; en moins de six mois le colonel avait fait des dettes si considérables, qu’elles absorbaient la moitié de sa fortune. Elle avait été forcée de vendre plusieurs terres pour les acquitter. Ces chagrins domestiques eurent une suite plus funeste encore, pour une femme de ce caractère, que la perte de ces biens, ce fut celle de ses charmes. Alexandrine, jusqu’alors protégée des Grâces, semblait avoir défié le temps ; elle avait conservé la fraîcheur de l’adolescence ; quelques mois de malheurs la flétrirent entièrement, et firent évanouir sa fragile beauté ; chaque jour son miroir lui parlait de sa disgrâce, et la froideur du colonel en était l’écho.

Lorsque Amélie reçut la lettre d’Ernest, dans laquelle il lui annonçait son retour, elle fut saisie du plus violent désespoir. Cet instant qui l’eût comblée de joie, si elle avait encore été digne de son amant, ne lui semblait plus que celui de sa condamnation ; l’erreur dans laquelle elle avait entretenu Ernest, l’avait aidée à supporter ses maux ; cette erreur allait être détruite, sa honte découverte. Ernest allait la haïr, la mépriser ; elle pouvait supporter le blâme de l’Univers, mais elle ne pouvait vivre sans l’estime d’Ernest.

Amélie craignant à tous momens de le voir arriver, voulut quitter Paris, afin de reculer au moins de quelques jours cette entrevue redoutable. Le duc qui s’empressait de satisfaire tous ses desirs, bien éloigné de deviner le motif de celui-ci, proposa sur-le-champ d’aller visiter un très-beau château auquel il se proposait de faire quelques changemens pour lesquels il avait besoin des conseils d’Amélie.

Amélie accepta, et quelques jours après elle partit accompagnée d’Alexandrine, du duc, de la comtesse, de son fils, et de plusieurs autres personnes qui composaient leur société intime. Le colonel ne les suivit pas, ne pouvant ni se passer de madame de Saint-Hilaire, ni la faire admettre chez le duc.

Amélie fut très-surprise, en descendant de voiture, de se trouver dans une des cours du château où elle avait passé quelque temps avec son père dans les derniers mois de sa vie. Elle demanda au duc, avec un peu d’amertume, depuis quand il en était possesseur. — Il ne m’a jamais appartenu, répondit-il. — Nous sommes donc chez madame Dumesnil, reprit tristement Amélie ? Je croyais, M. le duc, que vous nous meniez dans une de vos terres. — Non, ma chère Amélie, répondit-il en lui serrant la main, c’est chez vous que je vous amène, et vous seule l’ignoriez.

Amélie resta interdite ; et le duc s’étant éloigné, elle demeura plongée dans ses réflexions. Elle ne concevait pas comment ce château, qui avait appartenu à mad. Dumesnil, pouvait maintenant lui revenir : Encore un bienfait du généreux Nemours, s’écria-t-elle, et c’est au moment où je voudrais pouvoir le fuir à jamais, au moment où Ernest arrive, qu’il m’enchaîne par de nouveaux liens ! Combien mon indigence était préférable au faste dont il m’entoure ! Combien ces richesses m’appauvrirent aux yeux d’Ernest !

Amélie, de plus en plus désespérée, résolut de refuser ce nouveau don ; mais le duc avait si bien pris ses mesures, qu’il ne paraissait pour rien dans cette affaire. Ayant appris qu’Alexandrine voulait se défaire de ce château, il l’avait acheté au nom d’Amélie : tout étant en règle, il fallut qu’elle consentît à le garder.

Amélie eut pour appartememt celui qu’occupait autrefois Alexandrine ; le duc prit celui de M. de Saint-Far, se promettant bien de profiter du mystérieux corridor pour passer des nuits délicieuses dans les bras de son Amélie.

Il y avait dans l’appartement d’Amélie un boudoir qui, jusqu’alors, avait été consacré aux plaisirs de l’amour. Amélie, sans détruire les autels de ce dieu, en changea du moins les offrandes. Elle avait fait le portrait d’Ernest depuis son départ ; et, quoique privée du modèle, il était d’une ressemblance frappante. Amélie suspendit ce portrait avec des chaînes de fleurs, au fond du boudoir ; elle éparpilla les lettres de son amant sur le lit de repos, afin de pouvoir les relire plus à son aise ; un bracelet de ses cheveux qu’elle n’osait plus porter, mais qu’elle baisait cent fois le jour, et mille autres bagatelles qui lui venaient d’Ernest, furent déposés avec ses lettres. Amélie interdit à tout le monde l’entrée de ce boudoir, où elle se plaisait à passer des heures entières prosternée devant l’image d’Ernest, et lui adressant des discours passionnés, qui souvent étaient interrompus par ses larmes.

Il y avait environ deux mois qu’on habitait le château où le duc avait soin de varier les plaisirs de manière à en rendre le séjour de plus en plus agréable, lorsqu’Ernest arriva à Paris. Il s’était arraché des bras de Laure qu’il avait laissée presque mourante ; elle avait voulu s’embarquer avec lui à l’insu de ses parens ; mais son dessein ayant été découvert, on l’avait surveillée depuis ce moment avec tant de vigilance que toutes ses tentatives avaient été vaines. Ernest, en partant, lui donna sa parole de ne faire en France qu’un séjour très-court, et de revenir pour ne la plus quitter. Cette assurance, répétée mille fois, parvint à la calmer. Cependant elle resta plongée dans la plus profonde mélancolie. Ernest, touché de tant d’amour, sentit son cœur se briser à cette séparation ; mais l’idée qu’il revolait vers son Amélie, dissipa sa tristesse ; plus il se rapprochait d’elle, et plus son ame s’ouvrait au plaisir.

Le premier soin d’Ernest, en arrivant à Paris, fut de voler chez Alexandrine, où il comptait trouver Amélie. Son étonnement fut extrême en apprenant qu’elles étaient à la campagne depuis deux mois, et que le duc de Nemours ne les avait pas quittées. Le colonel, qui lui donnait ces détails, y joignait un air de sarcasme qui lui faisait deviner une partie de son malheur. Ernest, n’osant décéler ses craintes, quitta le colonel le cœur rongé de jalousie. Il résolut, pour éclairer ses soupçons, de partir sur-le-champ pour le château d’Amélie, sans l’avertir de son arrivée.

Ernest, pendant la route, se livra à mille conjectures désespérantes ; le duc de Nemours, dont le colonel l’avait entretenu si long-temps, et qui ne quittait pas Amélie, en était sans doute amoureux ; il en était aimé peut-être ! Amélie infidèle, quel désespoir ! et ce qui achevait de rendre cette idée horrible, c’était l’hypocrisie avec laquelle Amélie avait entretenu leur correspondance ; elle lui écrivait des lettres passionnées, qui sans doute n’étaient que les copies des discours qu’elle tenait au duc ; elle lui vantait la constance de son amour, tandis qu’elle brûlait pour un autre ; elle allait passer dans ses bras, en sortant de ceux de son amant !

Ernest, après avoir versé des larmes de rage, sentit soudain sa colère s’évanouir. Hé quoi ! s’écria-t-il, Amélie, la plus pure des vierges, serait-elle devenue la plus perverse des femmes ? Non, cela n’est pas possible ! mes soupçons sont autant d’injures ; je rougis d’oser l’accuser. Amélie m’aime toujours ; ce mot seul suffit pour la justifier.

Ernest, en proie tour à tour aux tourmens de la jalousie et aux remords d’accuser sa maîtresse, arriva enfin au château de C*** ; il avait laissé sa chaise à l’entrée du parc, et s’était enveloppé dans un grand manteau pour n’être pas reconnu ; il voulait pénétrer jusqu’à son Amélie sans que rien l’y ait préparé, afin de pouvoir mieux juger de l’effet que sa vue produirait sur elle. Son cœur battait en apercevant les murs qui renfermaient tout ce qu’il aimait ; ses craintes se réveillèrent avec une force nouvelle ; il s’arrêta quelques momens, et fut sur le point de renoncer au projet de surprendre Amélie. Si je suis trahi, se disait-il, ne sera-t-il pas toujours temps de l’apprendre ? pourquoi hâter un si fatal moment ? pourquoi détruire une illusion, dont la perte doit me réduire au désespoir ?

Quelle que fût la bonté de ce raisonnement, Ernest, pressé par ce desir irrésistible qui nous porte à connaître notre destin, lors même que nous n’avons rien à en espérer, pénétra jusque dans l’intérieur du château. La première personne qu’il rencontra fut Élise ; elle lui demanda ce qu’il voulait. Ernest, trop ému, se trahit par le son de sa voix. Élise le reconnut aussitôt, et lui dit qu’elle allait avertir sa maîtresse. Garde-t-en bien, lui dit Ernest avec une vivacité dont il ne fut pas maître ! pourquoi veux-tu me priver du plaisir de la surprendre ? depuis quand faut-il m’annoncer chez elle ? — Je craignais l’excès de la joie que votre présence va lui causer, reprit l’adroite soubrette ; mais, puisque vous en voulez courir les risques, venez, monsieur, je vais vous conduire près de mademoiselle ; marchez doucement sur mes pas, vous verrez comment elle s’occupe.

Élise monta légèrement les degrés qui conduisaient à l’appartement d’Amélie ; elle ouvrit avec précaution la porte du boudoir, y fit entrer Ernest, et se retira sans le moindre bruit. Qu’on se figure les sensations d’Ernest en voyant Amélie à genoux devant son portrait, baisant avec ardeur ce bracelet qu’il lui avait donné, et s’écriant avec l’accent de l’amour : Ernest ! mon dernier soupir sera pour toi ! Honteux de ses soupçons, et trop heureux dans ce moment pour qu’une idée pénible puisse pénétrer jusqu’à son cœur, Ernest vole vers Amélie, et la serre sur son sein avec les transports les plus passionnés. Amélie effrayée tourne la tête, reconnaît Ernest, et tombe évanouie dans ses bras.

Ivre du bonheur de revoir Amélie, et de la retrouver plus tendre que jamais, Ernest la couvrit de baisers, sans s’apercevoir qu’elle était sans sentimens ; surpris de son immobilité et de son silence, il la fixa, et le plaisir fit place à l’inquiétude en voyant la pâleur de la mort défigurer son charmant visage. Ernest la coucha sur le lit de repos, et tâcha de la rendre à la vie en faisant passer jusqu’à son ame le souffle vivifiant de l’amour. Bientôt Amélie soupire. Ernest, la bouche collée sur la sienne, reçut ce soupir, et sentit qu’il allait droit à son cœur : les yeux d’Amélie s’ouvrirent ; et, voyant Ernest qu’elle aimait tant, le plaisir soutint sa faible paupière ; ses yeux ne se refermèrent plus.

Ernest, en proie à son ivresse, dévorait les charmes d’Amélie ; une douce langueur avait succédé à son insensibilité ; les brûlantes caresses de son amant lui rendirent enfin sa première énergie ; elle se livra aux émotions délicieuses que lui causait la présence d’Ernest ; elle l’accablait de questions ; elle lui parlait de sa tendresse ; sa raison semblait l’avoir abandonnée ; c’était un triomphe de plus pour l’amour. Ernest, ravi de retrouver chez Amélie des sentimens aussi vifs, se livra à toute l’ardeur des siens ; non content des baisers qu’elle lui rendait avec fureur, et des caresses délicieuses qu’elle ne songeait pas à réprimer, il voulut obtenir une faveur plus précieuse, et l’excès de sa témérité fit enfin apercevoir à Amélie l’excès de sa condescendance. Elle le repoussa en rougissant, moins offensée de son audace, que désespérée d’être forcée de s’y soustraire.

Ernest, emporté par sa passion, mais toujours plein de respect pour Amélie, n’insista pas pour obtenir ce dont il croyait devenir bientôt possesseur. Plus modéré dans les témoignages de son amour, ses discours en devinrent plus tendres ; il lui raconta en peu de mots ce qu’elle ignorait encore de ses affaires, et lui dit qu’ayant levé le seul obstacle qui s’opposait à leur union, il espérait que rien ne pourrait plus la retarder. L’image de ce bonheur tant desiré, tant attendu ; de ce bonheur auquel il fallait renoncer au moment où il se présentait à elle, fit tomber Amélie dans la plus profonde tristesse. Ernest, étonné de ce changement soudain, la pressa de lui en dire le motif. Amélie versait des larmes, et ne savait que répondre ; embarrassée par de nouvelles questions, et craignant que son silence n’indiquât la véritable cause de sa douleur, elle balbutia que madame Dumesnil ne voulait plus de ce mariage. Ernest se leva d’un air furieux qui la fit frémir : De quel droit, s’écria-t-il, cette femme oserait-elle te ravir à ton époux ; car je le suis, ma douce amie, depuis l’instant où ton père nous a bénis tous deux. Et quand elle oserait, bravant toutes les lois de l’équité, s’opposer à un hymen que l’amour et l’honneur ordonnent, que nous importerait sa malice impuissante ? tu t’appartiens, Amélie ; et le plus noble usage que tu puisses faire de ta liberté, c’est sans doute d’accomplir la dernière volonté de ton père.

Mon ami, lui dit tendrement Amélie en le faisant asseoir près d’elle, doutes-tu de mon amour ? ― Non, lui répondit Ernest ; si j’en doutais, je serais moins pressant ; mais, puisque nous nous aimons avec ardeur, nous devons desirer également le moment où nous serons l’un à l’autre. Pour moi, je sens qu’il me serait impossible de supporter le moindre délai ; je vais sur-le-champ trouver madame Dumesnil ; je doute qu’elle porte l’audace jusqu’à me refuser ta main. — Ah ! garde-toi de te montrer à elle ; tu sais combien elle est irascible, pourquoi chercher à l’aigrir davantage ? laisse-moi le soin de l’y faire consentir ; et, quelle que soit sa décision, sois sûr qu’Amélie n’aura jamais d’autre époux que toi !

Ernest insista pour voir Alexandrine ; mais Amélie mit tant de vivacité dans ses instances, qu’elle le fit consentir à s’éloigner sans se découvrir ; il s’y décida avec d’autant plus de peine, qu’il ne concevait la nécessité de quitter le château, et qu’Amélie ne lui donnait pas une seule raison valable. Ses soupçons se réveillèrent ; mais le souvenir d’Amélie adorant son image, les fit évanouir à l’instant, et ne lui laissa que la honte de s’y être livré ; pour s’en punir, il s’imposa une soumission entière aux volontés d’Amélie.

Ernest, après avoir combattu longtemps, finit par se déterminer à partir. Amélie lui promit de retourner à Paris sous peu de jours ; il ne pouvait s’en séparer ; elle-même avait à peine la force de s’y résoudre ; elle le renvoyait et le retenait tour à tour ; elle l’embrassait, lui souriait, détournait la vue, fondait en larmes, le pressait de nouveau sur son cœur, puis s’éloignait précipitamment. Ernest s’étonnait de plus en plus d’une conduite aussi bizarre ; mais tout ce qu’il voyait dans ce boudoir, parlait de la constance d’Amélie, et prouvait la vivacité de son amour. Ils étaient encore à se faire des adieux, bien dangereux par l’excès de leur tendresse, lorsqu’Élise entra d’un air inquiet, et dit à sa maîtresse que madame Dumesnil la demandait depuis une heure, et voulait absolument la voir. Amélie reçut un dernier baiser de son amant, et, sortant aussitôt, elle recommanda à Élise de le faire évader sans qu’on l’aperçût.

Amélie avait compris, d’après les regards d’Élise, que c’était le duc et non madame Dumesnil qui la demandait : effectivement, il s’était présenté plusieurs fois chez elle. Élise, qui se doutait que sa visite serait importune, avait trouvé plusieurs prétextes pour excuser la longue absence de sa maîtresse. Le duc, impatienté de ces refus, avait enfin montré quelque humeur ; et la tremblante Élise, craignant d’avoir poussé trop loin ce zèle, se décida, quoiqu’à regret, à mettre fin à ce charmant tête à tête.

Amélie, le cœur gros de soupirs, les yeux encore humides de larmes, parut devant le duc, qui se plaignit tendrement de ne l’avoir pas vue de la journée. Ma chère Amélie, ajouta-t-il, est-ce donc pour pleurer en secret que vous vous éloignez de votre ami ? Auriez-vous quelque chagrin que je ne connaîtrais pas ? Auriez-vous quelque desir que j’aurais oublié de satisfaire ? — Non, monsieur le duc, répondit Amélie en baissant les yeux ; vous ne me laissez pas même le temps de le desirer ; votre inquiète prévoyance vous fait deviner avant moi les choses qui peuvent me plaire. J’ai eu ce matin une crise pénible ; un mal auquel vous ne pouvez rien ! N’en parlons plus ; votre présence devrait dissiper jusqu’au souvenir de ce mal ; mais il est d’une telle nature, que je désespère d’en guérir.

Je venais, lui dit le duc après lui avoir montré la plus tendre sollicitude sur sa santé, vous faire part d’une nouvelle qui me désespère, parce qu’elle m’oblige à me séparer de vous pour quelque temps. Madame la duchesse est fort malade, on m’écrit qu’elle desire me voir, et je ne puis, quoi qu’il m’en coûte, me dispenser de me rendre auprès d’elle ; je partirai ce soir même. Puis-je espérer, ma chère Amélie, que cette absence ne me nuira pas près de vous ? Non, vous n’êtes point de ces femmes que l’on n’ose quitter, votre vertu rassurerait l’amant le plus jaloux ; en m’éloignant, je n’ai pas d’inquiétude, mais combien j’ai de regrets !

Amélie, malgré la tendresse que lui montrait le duc, et l’ingratitude qu’elle se reprochait envers lui, ne put se défendre d’un mouvement de joie, en apprenant cette nouvelle ; ce qu’elle craignait le plus au monde, c’était qu’Ernest et Nemours se rencontrassent ; ce malheur inévitable allait du moins être reculé, un pareil retard était un grand soulagement pour elle.

Le duc partit le soir comme il l’avait annoncé ; il recommanda sa maîtresse à madame Dumesnil, à ses femmes, à tous les habitans du château ; il semblait leur dire à chacun d’eux : Vous me répondez d’elle.

Dès que le duc fut parti, Amélie courut se jeter aux pieds d’Alexandrine : Madame, s’écria-t-elle, je suis la plus malheureuse des femmes, si vous ne venez à mon secours ! Ernest est revenu, Ernest demande ma main ; vous seule pouvez élever entre nous un obstacle plausible, daignez feindre de vous opposer à notre union ; qu’Ernest ignore ma faute, qu’il me plaigne, qu’il s’éloigne, qu’il me haïsse s’il le faut, mais qu’il ne puisse me mépriser !

Je ne conçois rien au trouble qui vous agite, reprit Alexandrine d’un air froid ; n’avez-vous pas, dans les bras du duc, étouffé vos premiers sentimens ? —

Non, madame, je n’ai jamais aimé qu’Ernest ! —

Eh bien, puisqu’Ernest veut vous épouser, que pouvez-vous desirer de plus ? —

Ernest m’épouser ! moi, madame ! moi ! sortant des bras de Nemours, je pourrais, sans mourir de honte, abuser de la crédulité d’Ernest, et railler le ciel même, en paraissant aux pieds de ses autels parée des attributs de la virginité ! —

Se peut-il que la maîtresse du duc soit toujours cette fille romanesque, sacrifiant à la vertu qu’elle a sacrifiée ! respectant un dieu qu’elle outrage ! se forgeant de nouveaux scrupules, après avoir vaincu les siens ! Amélie être pusillanime ! aussi incapable de vertus que de vices, trop faible pour conserver l’un, trop faible encore pour s’élever jusqu’à l’autre, ne sais-tu pas que, lorsqu’on a mérité la censure du monde, il faut au moins savoir la braver ! ne rougis plus d’avouer une faute que tu ne rougis pas de commettre ; puisque tu as déserté l’étendard de la vertu, arbore au moins celui des esprits forts, ou bien des deux côtés tu ne trouveras que le mépris ; en vain espérons-nous donner le change sur nos actions : le monde, surtout, est un grand tribunal devant lequel il faut comparaître, mais il juge moins des fautes par leur nature même que par l’importance que nous y attachons ; en faisant ce que vulgairement on appelle le mal, si nous croyons bien faire, ce monde nous absout ; mais si nous montrons, par le soin perpétuel de cacher ou de pallier nos fautes, que nous les commettons avec connaissance de cause, c’est alors qu’il nous juge criminels, et nous méprise également par nos erreurs et par nos remords.

Je ne croirai jamais, madame, que l’on pardonne la faiblesse en faveur de l’effronterie ; il faut avoir l’habitude du crime, pour oser le commettre au grand jour ; celui qui ne fut coupable qu’une fois, rougit, et frémit à l’idée de ne plus rougir. Mais qu’importe mes remords et pourquoi me les reprochez-vous ? c’est dans le silence qu’ils s’exhalent. Je ne vous trouble point par mes regrets superflus, daignez vous prêter à ma faiblesse, puisque vous donnez ce nom au desir de conserver l’estime d’Ernest ; feignez de vous opposer à notre hymen, pourriez-vous bien me refuser ?

Alexandrine, après s’être fait beaucoup prier, consentit enfin à se charger de cette rupture ; son triomphe était complet, car elle était, dans tous les cas, résolue de s’opposer à ce mariage ; cependant ce n’était pas de la manière dont Amélie le desirait qu’elle prétendait y mettre obstacle, c’était en la privant de ce qui lui était si cher, de l’estime de son amant ; ce moyen seul pouvait satisfaire sa haine, puisqu’il rendait Amélie parfaitement malheureuse.

L’absence du duc semblait avoir fait fuir les plaisirs ; l’ennui ne tarda pas à les remplacer : dès qu’on s’en aperçut, on abandonna le château. Ernest attendait avec une anxiété cruelle le retour d’Amélie ; les lettres qu’il en recevait chaque jour ne diminuaient rien à son impatience ; les prétextes qu’elle lui donnait, lui semblaient des plus frivoles. Enfin elle arriva. Ernest vola chez elle, et fut reçu avec les témoignages du plus tendre amour ; mais lorsqu’il parla de mariage, les beaux yeux d’Amélie s’obscurcirent comme pour la première fois, et le refus de madame Dumesnil fut encore le prétexte de ses larmes. Ernest demanda vivement à voir Alexandrine. Amélie ne s’y opposa plus, et quelques moment après il la quitta, bien déterminé à ne pas ménager madame Dumesnil, si elle osait s’opposer à ses vœux.

Ernest fut surpris, en voyant l’altération qui s’était faite dans les traits d’Alexandrine ; il l’eût été plus encore, s’il avait su que ce ravage était l’ouvrage de quelques mois. Elle s’aperçut de l’effet que sa vue produisait sur lui, et son amour propre affecté augmenta le fiel que renfermait son cœur. Ernest entama de suite le sujet qui l’amenait près d’elle sans paraître craindre un refus : Amélie, lui répondit-elle, ne vous a-t-elle pas fait part de mes intentions ? — Oui, madame, reprit Ernest ; mais je n’ai pu la croire. — Votre incrédulité sur les discours d’Amélie, me paraît trop bien fondée pour me surprendre ; cependant elle a dit vrai, ce mariage ne peut avoir lieu. — Et pourquoi, s’il vous plaît ? — Je suis trop votre amie pour vous le laisser contracter, je le sais trop pour vous dire pourquoi je m’y oppose. — Ce titre d’amie colore mal un refus que l’inimitié seule peut produire, et vous ne croyez pas sans doute qu’il suffira pour me persuader. — Peu m’importe, vous n’épouserez point Amélie, elle-même n’en a pas le desir. — Si vous êtes d’accord, pourquoi donc votre langage est-il différent ? laissez à Amélie le soin de me refuser elle-même ! — La pauvre enfant n’en a pas le courage ; ne connaissez-vous pas son caractère ? celui qui lui parle a toujours raison. Le duc avant son départ, lui a fait promettre de rompre ce mariage parce qu’il a d’autres vues pour elle ; vous arrivez, vous demandez le contraire, Amélie n’osait y consentir ; s’il y avait eu un parti mitoyen, et que j’allasse le lui proposer, elle l’adopterait encore. En un mot c’est une vraie machine, et je ne sais comment les hommes s’attachent à cette machine là.

Que parlez-vous du duc de Nemours, reprit Ernest avec une inquiétude qu’il ne put celer ; quel intérêt prend-il à Amélie ? — Un intérêt très-vif, je vous assure ; c’est un ami tendre, un admirateur zélé : mais sans doute, ajouta madame Dumesnil avec un sourire ironique, ce n’est qu’un admirateur. — Et pourquoi le voit-elle si souvent ? — Parce qu’ils se plaisent mutuellement ensemble. — Hé quoi ! madame, Amélie pourrait… Je n’ose achever ! Vous venez de remplir mon ame d’odieux soupçons ; de grâce, daignez m’en dire davantage, ou détruisez ce que vous m’avez dit !

Alexandrine jouit du tourment d’Ernest, et se plut à l’accroître encore, sans cependant lui rien dire de positif. Après lui avoir percé le cœur de mille traits déchirans, elle parut s’attendrir sur son sort, et le plaignit avec tant d’artifice, que ses souffrances en devinrent plus insupportables. Il la quitta moins occupé de la demande qu’il était venu lui faire, que de la jalousie qui fermentait dans son cœur.

Alexandrine, non contente d’avoir porté ce trouble dans l’ame d’Ernest, voulut lui faire connaître toute l’étendue de son malheur ; elle eut recours à un moyen odieux, que les ames de cette trempe peuvent seules employer : ce fut des lettres anonymes. Ernest en reçut plusieurs, par lesquelles on l’avertissait charitablement du précipice qui s’ouvrait sous ses pas ; on y peignait Amélie sous les plus viles couleurs, et l’on y parlait de sa liaison avec le duc avec tant de détails, que le bandeau de l’amour pouvait seul empêcher d’y reconnaître la vérité. Cependant ces lettres dictées par la haine, loin d’affermir les soupçons d’Ernest, lui parurent des calomnies infâmes qui ne méritaient que son mépris. L’exagération même produisit son incrédulité ; ne pouvant soupçonner Amélie capable des horreurs qu’on lui imputait, il préféra la croire tout à fait innocente. Il lui montra les lettres qu’il avait reçues, en l’assurant du mépris qu’elles lui inspiraient. Amélie, accablée par cette marque de confiance, éprouva des remords si cuisans, qu’ils pensèrent la trahir. Ernest n’imputa son trouble qu’à la douleur de se voir ainsi déchirée ; il lui dit que les efforts que l’on faisait pour le détacher d’elle, ne faisaient que l’y attacher davantage. Plus il lui montrait d’amour, et plus il augmentait ses souffrances.

Ernest, continuant à prendre le change, s’écria que le seul moyen d’imposer silence à la calomnie, était de consentir à lui donner la main : Les calomniateurs seront réduits à se taire, ajouta-t-il avec feu, quand ton époux pourra te venger ! —

Amélie ne savait que répondre à ces pressantes sollicitations ; chaque jour elles devenaient plus vives, et chaque jour aussi son désespoir était plus déchirant. Elle idolâtrait Ernest ; elle sentait que sa possession pouvait seule la rendre heureuse ; que loin de lui elle souffrirait sans cesse ; et elle se voyait forcée de rejeter le bonheur qu’on lui offrait à genoux. Refuser la félicité parce qu’on s’en trouve indigne, est sans doute le dernier degré de l’infortune, car on ne trouve dans ce sacrifice aucun dédommagement.

Amélie recevait chaque jour des nouvelles du duc, qui supportait impatiemment leur séparation. On ne l’avait pas trompé sur l’état de la duchesse ; il la trouva très-mal : elle sembla se ranimer à sa vue ; la présence d’un objet aimé, dont on est privé depuis long-temps, cause toujours tant de plaisir ! Cependant ce mieux ne dura pas : les symptômes alarmans reparurent, la maladie fit des progrès rapides, et la duchesse expira entre les bras de son époux.

Il y avait si long-temps que le duc était séparé de la duchesse, que cette perte ne le toucha que faiblement. Ce qui contribua surtout à modérer ses regrets, ce fut l’usage qu’il se promettait de faire de sa liberté. Amélie réunissait tant de vertus et de charmes, qu’il avait regretté souvent de ne pouvoir la placer dans un rang digne d’elle ; le plaisir de la posséder était mêlé d’amertume, lorsqu’il songeait qu’il avait terni sa réputation ; dès qu’il se vit maître de réparer cet outrage, il se promit d’offrir à Amélie sa fortune et sa main.

Le duc sentait un plaisir extrême à penser qu’Amélie lui devrait tout son bonheur. Il se hâta de lui faire part de sa résolution, ne doutant pas du plaisir qu’elle lui causerait ; il terminait sa lettre en lui disant qu’une dure nécessité l’obligeait à reculer son départ de quelques jours ; mais qu’il n’osait plus murmurer contre le sort, depuis qu’il lui présentait un avenir si délicieux. Ma tendre amie, ajouta-t-il, dans huit jours je m’enivrerai du plaisir de vous voir ; et je sens, par le besoin que j’en éprouve, que lorsque j’aurai acquis le droit d’être toujours près de vous, nulle puissance ne pourra m’obliger à vous quitter un instant. Cette lettre fit sur Amélie l’impression la plus forte ; l’opinion flatteuse que le duc avait d’elle, la releva à ses propres yeux. Jusqu’alors l’excès de ses remords avait abattu ses esprits ; elle se croyait arrivée au dernier degré de l’humiliation, parce qu’elle avait commis une faute, hélas ! trop commune, et dont on rougit si rarement. En devenant l’épouse du duc, elle recouvrait sa réputation ; elle faisait taire sa conscience ; elle satisfaisait son orgueil. Ah ! s’écria-t-elle, si le sacrifice d’un avenir si brillant pouvait atténuer ma faute aux yeux d’Ernest, avec quelle joie je renoncerais aux honneurs qui m’attendent ! Il faut l’essayer : je lui ferai l’aveu de ma faiblesse ; je lui dirai qu’aveuglée par mon ignorance, j’ai été victime de la duplicité ; que le crime, étranger à mon ame, m’a toujours causé la même horreur ; que j’ai perdu, avec mon innocence, et le bonheur, et la paix, mais que rien n’a pu me faire perdre mon amour. — Ernest sera touché du tableau de mes peines ; mes remords seront pour lui le gage de ma fidélité ; et le rang auquel je renonce lui prouvera qu’en le choisissant pour époux, mon desir n’est pas de rétablir ma réputation, mais de satisfaire mon cœur. Si mon Ernest me trouvait trop coupable pour me pardonner, je serais sans doute indigne de vivre, et je mettrais fin à une existence qui, dès ce moment, me deviendrait odieuse. Ernest, c’est mon arrêt que tu dois prononcer ; c’est celui de mon trépas ou de mon bonheur ; mais, quel qu’il soit, j’aurai du moins le plaisir de te prouver ma tendresse, en vivant ou mourant pour toi.

Amélie, enflammée par cette idée, n’attendait plus qu’une occasion favorable pour faire à Ernest l’aveu pénible d’où dépendait son sort. Le lendemain il vint la voir ; sa vue lui causa un trouble extrême ; et, quoiqu’elle fût bien décidée à lui tout avouer, elle ne put s’empêcher de frémir en pensant aux suites funestes que pourrait avoir cette fatale confidence. Ses résolutions s’affaiblirent ; sa fermeté l’abandonna : elle repoussa les caresses d’Ernest ; et des larmes, qu’elle ne put retenir, inondèrent son joli visage. Ernest, ne pouvant deviner le motif de sa douleur, la pressa de le lui apprendre. Amélie garda longtemps un silence qu’elle desirait et craignait également de rompre ; enfin, faisant un pénible effort, et rassemblant ses esprits égarés, elle s’écria, en pressant tendrement la main d’Ernest : Mon ami, puis-je compter sur un amour éternel, inaltérable ! un amour à l’épreuve de tout ; ma possession enfin, est-elle pour toi tellement nécessaire que pour l’acquérir tu braves jusqu’aux préjugés ? — Où tend ce discours, Amélie, répondit Ernest avec une surprise mêlée d’effroi ? l’excès de ma tendresse ne t’est-il pas connu ? pourquoi ces questions, dont l’idée seule est révoltante, et dont la solution nous est inutile ? — Ah ! mon ami, reprit Amélie avec vivacité, pourquoi refuser de me satisfaire ? Je t’aime avec excès ; je veux être aimée de même ; et mon bonheur ne peut être parfait, si je n’en suis convaincue. Aimer Amélie de Saint-Far, parée de tous les avantages de la jeunesse, portant un nom qui commande le respect, et brûlant d’un amour que tout mortel serait fier d’inspirer, est-ce donc là faire preuve d’une vive tendresse ? Non, sans doute : je ne vois là qu’un sentiment fort simple, et qui ne me satisfait point. Mais si, par un malheur dont je ne suis pas à l’abri, une maladie venait détruire le peu de charmes que je possède ; si quelque action cachée, que le hasard pourrait faire découvrir, flétrissait le nom dont je m’énorgueillis ; ou si la passion que tu m’inspires était de nature à pouvoir s’affaiblir, ton amour serait-il assez violent pour conserver sa première vivacité ? Voilà ce que je veux savoir, voilà ce qu’il faut m’apprendre. ― Amélie, si tu perdais tes charmes, je ne t’en aimerais pas moins. Si ton nom perdait de son lustre par la faute de l’un des tiens, je suis trop juste pour t’en rendre responsable. Enfin, si je cessais de t’être cher, mon cœur ne pourrait imiter ton inconstance : est ce ainsi, qu’il faut aimer ? — Oui, cher Ernest, s’écria Amélie en se jetant dans ses bras, et se cachant le visage, c’est ainsi qu’il faut m’aimer ; mais ce n’est pas assez de le dire : une épreuve cruelle va m’assurer de ta sincérité. Apprends donc, ô mon ami ! apprends un secret fatal d’où dépend mon existence. Ton Amélie… Elle ne put achever ; un mouvement inconnu, qui la fit tressaillir, arrêta sur ses lèvres l’aveu qui s’en échappait. Amélie, saisie d’un effroi mortel, reste immobile, et cherche la cause de ce qui vient de se passer en elle ; ses entrailles frémissent de nouveau ; elle est mère ! ses malheurs sont comblés ! — Les effets de la foudre ne sont pas plus prompts. Amélie semble en être frappée, elle tombe évanouie entre les bras de son amant qui l’appelle et se désespère ; la vive rougeur qui colorait son teint a fait place à la pâleur la plus effrayante ; ses membres se roidissent ; tous ses traits se décomposent. Cette Amélie, si belle, si touchante l’instant d’avant, n’offre plus qu’un spectacle déchirant ; le désespoir et la douleur sont empreints sur son visage. Ernest la reconnaît à peine : s’il n’avait pas été témoin de sa métamorphose, il ne la reconnaîtrait pas.

Ernest, ayant vainement essayé de faire revenir Amélie, appela du secours. Élise et madame Dumesnil arrivèrent aussitôt ; la dernière montra beaucoup d’humeur, et prétendit que l’état de sa pupille provenait de quelques mauvais procédés d’Ernest. Vous aurez montré de la jalousie, ajouta-t-elle avec malignité ; comme si Amélie n’était pas maîtresse de sa personne ! Ernest, qui jusqu’alors n’avait porté aucune attention aux discours d’Alexandrine, fut frappé de ces paroles : Ah ! c’était donc là, s’écria-t-il avec l’accent du désespoir, l’horrible secret qu’elle avait à me dévoiler ! Amélie ! coupable Amélie ! réservais-tu ce prix à mon amour !

Amélie fut transportée dans son lit, où on lui prodigua sans succès tous les secours. Ernest, malgré les ordres réitérés d’Alexandrine, et ses propos piquans, voulut rester près d’elle ; l’inquiétude avait étouffé sa fureur : l’état d’Amélie était si alarmant, qu’il aurait touché le cœur le plus insensible. La soirée se passa sans apporter aucun changement favorable ; on envoya chercher un médecin, qui ne put parvenir à lui rendre le sentiment. Il fallut enfin qu’Ernest se séparât d’Amélie ; il ne pouvait se résoudre à la laisser dans cette cruelle situation ; il voulait passer la nuit près d’elle. Alexandrine s’y opposa dans des termes si positifs, qu’il fallut l’abandonner.

Amélie passa la nuit dans des convulsions affreuses. Ernest se présenta de bonne heure pour la voir ; la porte lui fut refusée. Ses prières et ses menaces furent également inutiles ; les ordres étaient précis : il ne put entrer. On peindrait difficilement la rage dont il fut saisi à cet insolent refus. Amélie, coupable ou non, était toujours l’Amélie qui lui avait été promise : il pouvait renoncer à elle ; mais nul mortel n’avait le droit de la lui ravir. Quelle que fut la colère d’Ernest, il ne put la voir ; il retourna chez lui le cœur rongé d’inquiétude, brûlant de se venger d’Alexandrine, et de pardonner à Amélie, qu’il semblait adorer avec une nouvelle ardeur.

Madame Dumesnil avait dépêché un exprès au duc pour l’informer de l’état d’Amélie ; elle était bien loin de s’imaginer qu’il voulût la faire duchesse ; car alors elle se serait donné autant de peine pour rompre cette liaison, qu’elle en avait prise pour la favoriser. Son caractère méchant le devenait chaque jour davantage ; le mal qu’elle faisait aux autres, lui semblait un dédommagement des chagrins que lui causait le colonel ; les biens qu’elle avait acquis aux dépens de l’honneur, lui étaient enlevés par le vice. Ses attraits flétris ne lui offraient plus l’espoir de réparer de telles pertes ; le passé ne lui causait que des remords ; l’avenir ne lui offrait que des craintes, et le présent mettait le comble à ses maux. Elle était maltraitée par son époux, et obligée de se soumettre à tous les caprices de la Saint-Hilaire, qui avait pris sur le colonel un empire absolu, et qui poussait l’arrogance jusqu’à insulter Alexandrine dans sa propre maison.

Le duc, accablé par les nouvelles inattendues qu’il recevait d’Amélie, ne voulut pas différer d’un instant à se rendre auprès d’elle. Il arriva quarante-huit heures après le départ du courrier, et alla droit chez Alexandrine. Amélie n’avait pas encore recouvré la raison ; un délire effrayant s’était emparé d’elle ; elle appelait Ernest à grands cris, elle implorait sa clémence, elle maudissait ses erreurs, et surtout Alexandrine qu’elle accusait de tous ses maux. Tel était l’état d’Amélie, lorsque le duc arriva ; il vola près d’elle, sans même demander à voir madame Dumesnil : qu’on juge de ce qu’il éprouva en entendant la femme qu’il adorait, lui adresser un discours passionné où le nom d’Ernest était répété mille fois : Cher amant, lui disait-elle, pardonne un crime involontaire où mon cœur n’eût point de part ; c’est l’odieuse Alexandrine qui m’a livrée ; sans elle, ton Amélie, toujours pure, toujours digne de toi, n’aurait jamais eu de larmes à répandre ; n’aimant que toi, ne vivant que pour toi, elle n’aurait connu que des jours heureux. Daigne me pardonner, cher Ernest ; les serpens rongeurs qui déchirent mon sein, t’ont vengé bien avant que tu connusses mon offense. Je consens à mourir si tu l’ordonnes ; mais qu’avant de perdre la vie, je t’entendes au moins prononcer mon pardon.

Le duc, surpris d’un tel discours, en demanda l’explication à madame Dumesnil, qui, ayant appris son arrivée, était accourue chez sa pupille. Je partage votre étonnement, lui répondit-elle ; vous voyez l’effet d’un cerveau mal organisé, car c’est plutôt de la folie que du délire. Cet Ernest qui lui fait tourner l’esprit, est arrivé de Saint-Domingue depuis votre départ. Je n’ai pu les empêcher de se revoir ; mais j’étais bien loin d’imaginer qu’il eût conservé sur elle le moindre empire. Donner son cœur à l’un, et sa personne a l’autre, voilà certes un partage bien digne d’une fille à grands sentimens.

Amélie ! s’écria le duc sans écouter Alexandrine, est-ce donc au moment où je te donnais une preuve aussi éclatante de ma tendresse, que tu devais me trahir ! Toi dont j’admirais les vertus, toi que je croyais tellement au-dessus de ton sexe, tu lui ressembles en ce qui l’avilit le plus ! cet Ernest pour qui tu m’outrages, t’aimera-t-il jamais comme moi ! qu’a-t-il fait pour me ravir ton cœur ? Ingrate Amélie ! ce n’est plus ta vertu alarmée qui te fait faire un amant, c’est ton époux que tu déshonores !…

Son époux ! interrompit Alexandrine, saisie d’une surprise extrême : que dites-vous, monsieur le duc ? voudriez-vous épouser Amélie ?

Je ne rougis pas de l’avouer, tel était mon dessein ; j’en avais informé Amélie, qui n’a pas daigné me répondre. Peut-être les remords de s’en être rendue indigne, l’ont-ils réduite dans cet affreux état ; car Amélie a pu être faible, mais elle ne sera jamais fausse ; si Ernest en a triomphé, elle refusera ma main.

Il faut que l’amour vous aveugle étrangément pour supposer une semblable délicatesse dans un être aussi incapable d’en avoir ! Après tous vos bienfaits, Amélie vous trompe ; après sa faiblesse, elle vous aurait épousé. Remerciez le ciel de ce que cet accident vient rompre un hymen, où vous auriez trouvé le déshonneur.

Le duc soupira profondément, et retourna près d’Amélie ; ses joues, animées par une fièvre ardente, étaient couvertes du plus vif incarnat ; ses yeux brillans ajoutaient à sa physionomie naturelle : elle n’avait jamais été si jolie ! — Le duc la contemplait avec une sombre douleur ; il rappelait à son esprit les instans délicieux qu’il avait passés près d’elle, et sentait son cœur se briser à l’idée que ce bonheur était perdu pour lui.

Après quelques momens de calme, le délire d’Amélie se manifesta de nouveau ; le duc était encore près de son lit, elle continua à le prendre pour Ernest, et à lui tenir des discours sans suite, mais toujours passionnés, qui déchiraient l’ame du malheureux duc.

Amélie resta plusieurs jours dans cet affreux état, sans avoir un seul moment lucide. Le duc ne la quittait pas, et restait des heures entières tellement absorbé par sa douleur, qu’il n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Il avait fait appeler les plus habiles médecins, qui tous désespéraient également de la malade. Le duc semblait vouloir les rendre responsables des jours de sa maîtresse ; il entrait en fureur quand on parlait de son trépas : on fut obligé de lui cacher une partie de la vérité. Amélie empirait à chaque moment ; et le duc, devant lequel on n’osait plus s’entretenir de sa fin prochaine, se flattait qu’elle avançait vers sa guérison.

Le malheureux Ernest passait des jours encore plus affreux que ceux du duc ; il ne doutait pas de l’infidélité d’Amélie ; et cette certitude qui, dans d’autres temps, eût peut-être servi à étouffer son amour, ne faisait alors qu’accroître ses tourmens. Il avait vu Amélie prête à lui avouer sa faute ; l’excès de son repentir la mettait aux portes du tombeau. Quel être assez barbare aurait pu se livrer à son ressentiment, ou cesser de l’aimer quand elle allait cesser de vivre ! ― Ce qui mettait le comble au désespoir d’Ernest, c’était de savoir le duc sans cesse auprès d’Amélie, et de ne pouvoir approcher d’elle ; chaque jour, lorsque les médecins sortaient de chez Amélie, il se trouvait sur leur passage, et chaque jour il avait la douleur d’apprendre qu’elle était plus mal que la veille. Ne pouvant plus résister à ses inquiétudes, il résolut de tenter une dernière ressource pour la voir, c’était de gagner Élise, et de s’introduire par son moyen auprès de sa chère Amélie.

Ernest parvint sans peine à voir Élise ; il lui parla de son dessein, et lui offrit une bourse pleine d’or pour l’engager à le seconder : Élise la refusa, en lui disant que l’attachement qu’elle portait à sa maîtresse suffisait pour la rendre favorable à ses desirs : Je ne doute pas, ajouta-t-elle, que votre présence ne lui soit plus salutaire que tous les remèdes de la faculté. Ils convinrent que, la nuit suivante, lorsque le duc serait retiré, elle l’introduirait près d’Amélie.

Cette journée fut très-orageuse, le délire d’Amélie semblait plus effrayant encore que les jours précédens, sa fièvre redoubla, on ne conservait plus aucun espoir. Le duc qui se flattait toujours, se retira à l’heure accoutumée, ainsi que madame Dumesnil qui ne restait jamais chez sa pupille en son absence. Élise, bien sûre que personne ne viendrait les troubler, introduisit Ernest auprès d’Amélie.

Amélie, toujours occupée d’Ernest, ne tarda pas à parler de son amour dans les termes les plus touchans. Ernest, osant à peine s’approcher d’elle, était resté à quelque distance du lit ; là, caché par les rideaux, il s’abreuvait du plaisir douloureux d’apprendre par l’excès même du délire d’Amélie, combien il en était aimé.

Après avoir tenu les discours les plus passionnés, auxquels Ernest avait été vingt fois près de répondre, Amélie s’écria avec l’accent le plus tendre : Ernest, je t’appellerai donc toujours en vain ! ― Emporté par son premier mouvement, il se précipite vers Amélie, et la serre dans ses bras avec violence : Ma tendre amie, s’écria-t-il en collant ses lèvres sur sa bouche brûlante ! reconnais ton Ernest ; tu l’appelais tout-à-l’heure, le voilà ; et tu ne lui dis plus rien ! — Amélie restait les yeux fixés sur son amant, et semblait chercher à se rappeler ses traits. Ernest continuait à la presser sur son cœur, à la couvrir de baisers, qu’il n’interrompait que pour la supplier de lui répondre ; mais elle gardait toujours le silence, et restait dans une immobilité parfaite. Ernest, désespéré de ne pouvoir se faire reconnaître, était tombé à genoux près d’Amélie, et s’était emparé de ses deux mains, qu’il pressait et baisait tour à tour. Bientôt des larmes qu’il s’efforçait en vain de retenir s’ouvrirent un passage : les mains d’Amélie en furent baignées ; elle tressaillit, et les retira précipitamment, en s’écriant : C’est Ernest ! car il pleure ! — Ernest, au comble de la joie, se relève aussitôt, reprend Amélie dans ses bras, fixe ses regards sur les siens, lui donne les noms les plus tendres ; lui rappelle leur amour, la supplie de le nommer encore, et attend, avec une anxiété que l’espoir rend moins cruelle, qu’Amélie recouvre enfin la raison.

Elle semble sortir d’un songe pénible ; mille idées nouvelles l’assiégent : elles sont encore trop confuses pour qu’elle puisse les saisir ; le flambeau de l’amour peut seul éclairer sa raison : il pénètre enfin au milieu des nuages qui l’environnent. Amélie reconnaît son amant : elle n’a pas encore la force de le lui dire ; mais ses regards, ses gestes, son doux sourire, tout annonce le miracle de l’amour ; elle prend la main de son amant ; elle la pose sur son cœur : Il n’a jamais battu que pour toi, s’écria-t-elle ; il vole au-devant d’Ernest, il recule à l’approche d’un autre. — Ernest tressaillit à ces paroles qui lui confirmaient l’infidélité d’Amélie ; elle s’en aperçut, et lui dit aussitôt : Je suis bien coupable, mon ami ; l’amour, dont je n’ai cessé de brûler pour toi, n’a pu me garantir du plus grand des crimes ; j’ai été infidèle, sans être inconstante ; j’ai trompé deux hommes à la fois, deux hommes également dignes de l’attachement le plus sincère, et de la possession la plus exclusive ; j’ai laissé croire à l’un, qu’il possédait mon cœur ; à l’autre, que ma personne en était inséparable : je me suis flattée pendant un moment que je pourrais trouver grâce à tes yeux ; j’ai perdu cet espoir, j’en ai perdu jusqu’au desir ! La mort va mettre un terme aux cruelles angoisses que je souffre depuis si long-temps : je sens que ce n’est que dans la nuit du tombeau que je puis retrouver la paix.

Chère Amélie, répondit tendrement Ernest, cherchant en vain à déguiser son trouble, éloigne ces idées funèbres ; c’est au sein de l’amour que tu dois retrouver et le repos et le bonheur. Si ton cœur m’est resté fidèle, je suis content ; c’est de lui seul dont je suis jaloux. Je jure de ne te parler jamais d’une fatale erreur que tu n’as que trop expiée par l’excès de tes remords ; nous quitterons Paris, nous irons habiter des lieux où rien ne te rappellera ta faiblesse : bientôt nous l’oublierons tous deux. Amélie, consens à vivre pour Ernest ; il t’aimera plus ardemment qu’il ne t’a jamais aimée ! — Mon bon ami, reprit-elle d’une voix faible, je sens tout le prix de ta délicatesse, elle augmenterait mes regrets s’il était possible qu’ils s’accrussent encore ; mais je ne m’en prévaudrai pas. Je ne pourrais vivre sans me rendre coupable d’ingratitude : si j’épousais le duc, je ferais ton malheur ; si je t’épousais, je ferais le sien. Morte, on me plaindra ; vivante, on me mépriserait : n’est-ce pas ma sentence que je viens de prononcer ? — Et qui me consolera de ta perte ? — L’idée d’avoir adouci mes derniers momens. —

Amélie prononça ces mots avec une expression si touchante, ses yeux étaient remplis de tant d’amour, qu’Ernest en fut ému jusqu’aux larmes ; il voulut lui répondre, sa voix expira sur ses lèvres. Amélie le remarqua, elle lui sourit d’une manière céleste. Tu me pardonnes donc ? dit-elle avec un son de voix qui allait au cœur. — Oui, ma bien-aimée, répondit Ernest ; oui, je te pardonne, et je te supplie de vivre pour moi !

Ne sois pas à demi généreux, reprit Amélie ; ton pardon était ce que je desirais le plus ; ne trouble pas le plaisir qu’il me cause en formant des vœux que je ne puis satisfaire. La mort est un bienfait pour moi ; je ne regrette rien en perdant la vie, puisque je ne pouvais plus t’appartenir. Ne pleure point mon trépas, ce n’est point lui qui t’enlève Amélie, elle était perdue pour toi depuis longtemps.

Amélie, épuisée par les efforts qu’elle venait de faire, laissa tomber sa tête ; ses yeux se fermèrent, un doux sommeil s’empara d’elle. Ernest craignant de la troubler, s’éloigna pour quelques instans. Élise s’approcha de lui ; et tous deux se félicitèrent de l’heureux effet qu’avait produit sa présence. Je ne doutais pas, lui dit tout bas Élise, que mademoiselle ne vous reconnût ; elle n’a fait que parler de vous depuis le premier moment de sa maladie. On n’a jamais tant aimé qu’elle vous aime. Une demi-heure après le prétendu sommeil d’Amélie, ils s’apperçurent qu’elle faisait divers mouvemens ; Ernest la croyant réveillée, retourna près d’elle. Ses yeux étaient ouverts, elle lui fit signe d’approcher, et voulut lui tendre une main qu’elle n’eut pas la force de soulever ; ses joues avaient perdu leurs vives couleurs, un rose pâle les coloraient à peine ; le feu dont ses yeux brillaient avait fait place à la langueur ; elle essaya de parler, ses lèvres s’agitèrent en vain, l’oreille attentive d’Ernest ne put saisir aucun son.

Ernest, effrayé de ce changement subit, soulève Amélie dans ses bras et lui demande si elle desirait quelque chose, Amélie lui fit signe que non, et pencha sa tête sur l’épaule de son amant. Sa respiration paraissait pénible ; elle soulevait de temps en temps sa paupière languissante qui semblait se refermer malgré elle. Après mille efforts répétés, elle parvint enfin à prononcer d’une voix faible : Ernest, est-il bien vrai que tu me pardonnes ? — Je te pardonne, répéta-t-il en lui donnant un baiser. — Je n’ai plus rien à desirer, répondit Amélie en jetant sur lui un dernier regard, où toute sa tendresse était peinte.

Ernest, plein d’un affreux pressentiment, fixe son Amélie, dont la figure céleste n’offre rien des horreurs de la mort. Une douce sécurité est répandue sur tous ses traits ; sa bouche semble encore lui sourire ; ses yeux sont baissés : elle dort, mais c’est d’un sommeil éternel !

Ernest, dont l’effroi s’augmente à chaque moment, appelle Élise qui accourt aussitôt ; elle se jette sur le lit de sa maîtresse, elle lui parle, elle pleure, elle se désespère. Amélie ne répond rien, Amélie ne peut plus répondre ! — Ernest, saisi d’une douleur muette, reste immobile près de son amie ; les cris d’Élise réveillent tous les gens de l’hôtel ; on accourt à l’appartement d’Amélie, et bientôt on entend s’écrier de toutes parts : Elle n’est plus ! —

Le bruit des cris et des sanglots parvint enfin aux oreilles d’Alexandrine : offensée de ce qu’on osât troubler son sommeil, elle sonna pour en connaître la cause ; une de ses femmes, entra, et lui apprit la mort de sa pupille : Elle ne sera donc point duchesse ! s’ecria madame Dumesnil emportée par son premier mouvement : une réflexion trop tardive lui fit concevoir toute l’horreur que causerait un pareil propos s’il était répété. Pour dissiper l’impression qu’il avait pu faire, elle se répandit en regrets sur le sort d’Amélie ; et, se levant à la hâte, elle se rendit dans son appartement. Elle y trouva tout le monde rassemblé ; le colonel, qui passait toujours une grande partie de la nuit au jeu, venait de rentrer ; le bruit qu’il avait entendu chez Amélie l’y avait attiré comme les autres, et, sans égards pour cette scène de douleur, il blasphémait contre le sort qui l’avait poursuivi toute la soirée : Eh ! grands dieux, s’écria-t-il en apostrophant Ernest, quelle sotte figure vous faites là ! qui se douterait jamais que vous n’avez perdu qu’une maîtresse ? Que dirai-je donc, moi qui viens de perdre quatre cent mille francs ? Voilà de ces malheurs qui vous accablent ; mais une femme ! c’est vraiment un beau sujet de pleurs !

Ernest jeta sur le colonel un regard d’indignation, et ne daigna pas lui répondre. Alexandrine, qui était venue dans l’intention de jouer l’attendrissement, fut atterrée par les paroles du colonel ; elle oublia sa feinte douleur, pour s’exhaler en plaintes et en reproches contre cet insatiable dissipateur ; peu d’instans après ils se retirèrent tous deux.

La funeste nouvelle de la mort d’Amélie parvint bientôt chez le duc qui, hors de lui-même, accourut pour s’assurer de son malheur. Il fut indigné en trouvant Ernest auprès du corps inanimé de sa maîtresse. Ernest ne le fut pas moins à la vue du séducteur d’Amélie ; chacun d’eux accusait son rival de la mort de cette femme intéressante. Ernest savait qu’elle avait succombé sous le poids de ses remords ; le duc la croyait victime des reproches d’un amant jaloux. L’amour qu’ils avaient eu pour Amélie, et le respect qu’ils portaient à sa mémoire, les empêchèrent de laisser éclater leur ressentiment ; leur désespoir que la colère avait un instant suspendu, reprit bientôt son empire ; les deux rivaux ne s’occupèrent plus que de ce triste événement. Le duc surtout paraissait inconsolable : en effet, il perdait plus qu’Ernest ; car il aurait pu, sans rougir, élever Amélie jusqu’à lui, tandis qu’Ernest ne serait pas, sans honte, descendu jusqu’à elle. Le duc perdait une maîtresse adorée, aussi chaste que belle. Ernest pleurait une femme coupable qu’il aurait eu droit de haïr, si l’amour ardent et véritable qu’elle avait toujours eu pour lui, et qu’elle avait montré jusque dans ses derniers momens, n’avait atténué sa faute et mérité son pardon.

On renvoya la foule importune qui avait pénétré jusque dans la chambre d’Amélie : tout le monde versait des larmes, et ces larmes sincères étaient autant d’hommages rendus aux qualités aimables d’Amélie, qui, sans même y penser, avait eu le talent de s’attacher tous les cœurs.

Ernest et le duc se retirèrent enfin ; ils avaient également besoin de solitude pour laisser un libre cours à leur douleur. Que de charmes, de douceur, d’esprit et de vertus la mort venait d’anéantir ! Amélie, sans sa faiblesse, l’eût emporté sur le reste de son sexe ; mais, plus estimable alors, peut-être eût-elle été moins intéressante : si le vice orgueilleux cause l’horreur et le mépris, la beauté repentante, pleurant avec amertume l’erreur qui lui coûte la vie, doit émouvoir un cœur sensible. Les femmes telles qu’Alexandrine méritent sans doute la haine du genre humain. Amélie et celles qui lui ressemblent ne méritent qu’une tendre pitié ; malheur à ceux qui la leur refuseraient.

La mort avait frappé trop subitement Amélie, pour qu’elle ait eu le temps de faire des dispositions : son dernier vœu, son unique desir, avaient été qu’Ernest lui accordât son pardon ; l’Univers qu’elle abandonnait n’avait plus de part à sa pensée ; le plaisir de voir, d’entendre, de sentir Ernest et de lui parler, avait pu seul réveiller pour un moment ses organes affaiblis.

Le duc fit élever à grands frais un mausolée magnifique à son Amélie ; le temps, au lieu d’adoucir ses regrets, ne fit que les accroître, en le convainquant qu’il chercherait en vain à réparer la perte qu’il avait faite. Son cœur ne put se rouvrir aux doux sentimens de l’amour ; il mourut fidèle à celle qu’il n’avait cessé de pleurer.

Ernest se hâta de quitter des lieux si funestes ; il retourna à Saint-Domingue où Laure l’attendait avec impatience ; elle mit tout en œuvre pour lui faire oublier sa première amie ; l’ardeur et la constance de son amour firent naître enfin la réciprocité ; et, sans pouvoir effacer Amélie du cœur d’Ernest, elle parvint à le consoler de sa perte : l’excellent M. Duclusel les unit, et le bonheur de sa fille servit à prolonger ses jours.

Alexandrine n’ayant rien voulu retrancher du luxe de sa maison, quoique ses revenus fussent beaucoup diminués par la vente de plusieurs terres, avait contracté des dettes fort considérables ; les dernières pertes du colonel absorbaient presque entièrement le reste de sa fortune : prête à se voir réduite à la misère, elle résolut, pour l’éviter, de braver les mauvais traitemens de son époux. Le colonel n’ayant pu trouver à emprunter qu’une partie de la somme qui lui était nécessaire, demanda du temps pour le reste : on n’en accorde pas pour les dettes d’honneur ; l’escroc qui l’avait ruiné la refusa avec insolence ; le colonel qui ne savait pas supporter une injure lui répondit par un soufflet : ils allèrent se battre, et Charles perdit la vie au champ d’honneur, mort trop glorieuse pour un tel homme.

Alexandrine ayant perdu son époux, ses charmes et sa fortune, fut bientôt abandonnée de tous les hommes. Dégoûtée du monde, qui ne lui offrait plus aucun plaisir, et ne pouvant supporter les reproches de sa conscience qui lui retraçait ses crimes, elle jeta un regard sur sa vie passée, et ne vit, dans les événemens funestes dont elle avait été témoin, qu’une juste punition du ciel. Craignant les terribles effets de son courroux, elle résolut, pour le désarmer, d’entrer dans un couvent, et d’y passer le reste de ses jours dans de pénibles austérités. Ainsi finit cette femme orgueilleuse et libertine, que la nature ne semblait avoir parée des dons les plus précieux, que pour mieux contraster avec ses vices, et rendre sa chute plus éclatante.

FIN.