Amélie de Saint-Far, ou la fatale erreur/01

chez les Marchands de Nouveautés (Tome 1 ; Tome 2p. 1-236).

AMÉLIE DE SAINT-FAR,
ou
LA FATALE ERREUR.


[PREMIERE PARTIE]



M. de Saint-Far, dont la noblesse des sentimens égalait celle de l’origine, avait mené jusqu’à trente ans ce qu’on appelle la vie de garçon. Sa franchise, sa probité, sa bravoure, lui avaient acquis l’estime de tous les hommes ; sa belle tournure, son esprit enjoué, son extrême galanterie l’avaient fait rechercher de toutes les femmes. Il avait, pendant sa jeunesse, goûté de tous les plaisirs : son penchant pour le beau sexe l’avait rendu le héros de plusieurs aventures très-scandaleuses, qui avaient achevé de le mettre à la mode ; il n’avait plus qu’à jeter le mouchoir, on le recevait avec orgueil.

M. de Saint-Far était enivré de ses triomphes ; une imagination naturellement très-vive, jointe à l’effervescence de la jeunesse, lui faisait saisir avec avidité les nombreux plaisirs qui naissaient sous ses pas ; leur variété semblait devoir prévenir le dégoût ; car, chaque jour, quelque beauté nouvelle excitait en lui de nouveaux desirs, et le payait de son inconstance. Mais de quoi l’homme ne se lasse-t-il pas ? Après avoir eu des femmes de tout âge, de tout caractère, M. de Saint-Far finit par trouver que ses nouvelles conquêtes n’étaient plus que de mauvaises copies des femmes qu’il avait aimées.

Revenu de ses premières erreurs, M. de Saint-Far pensa qu’une compagne aimable et vertueuse contribuerait plus à son bonheur que toutes les prêtresses de la Folie. Quoique homme du monde dans toute l’étendue du terme, il n’avait pu se défaire de certains préjugés que l’on conserva rarement sur un aussi grand théâtre ; il voulait être aimé de sa femme et l’être exclusivement ; cette bizarrerie à laquelle il tenait d’une manière étrange, ne lui permit pas d’attendre, pour faire un choix, que les rides fussent venues remplacer les charmes de la jeunesse ; il savait que, pour plaire, il faut être aimable ; que, pour posséder un cœur tout entier, il faut aimer sans partage. M. de Saint-Far ne desirait rien modérément ; cette union paisible, dans laquelle il se promettait un bonheur sans mélange, devint bientôt sa chimère favorite : à force de la caresser, tous les plaisirs bruyans, qui jusqu’alors avaient fait le charme de sa vie, lui devinrent à charge : il résolut enfin de réaliser ce songe enchanteur, et se mit sérieusement à chercher ce que bien des gens prétendent imaginaire : une femme belle, spirituelle et sage.

Ce n’était pas dans ces cercles nombreux où le plaisir est le seul dieu qu’on encense, que M. de Saint-Far pouvait rencontrer cet être parfait, enfant de son imagination. Il voulait une beauté simple et modeste, que le souffle corrupteur de la flatterie n’eût point encore atteint ; il ne prétendait pas que sa femme ignorât toujours qu’elle était belle, mais il voulait du moins le lui apprendre.

Parmi ses nombreuses conquêtes, M. de Saint-Far n’avait jamais rien trouvé qui ressemblât à ce portrait ; sa réputation, trop éclatante dans la carrière de la galanterie, avait rendu les mères vigilantes ; les unes écartaient avec soin de sa vue leurs filles dont les attraits naissans leur causaient de la jalousie ; les autres les soustrayaient avec non moins de prudence, quoiqu’avec des motifs plus louables. Mais lorsqu’on se fut aperçu de la réforme de M. de Saint-Far, et qu’il eut déclaré d’une manière positive qu’il voulait se marier ; lorsqu’on eut vainement employé l’arme du ridicule pour le détourner d’un projet qui allait ravir à la société son plus bel ornement, la tendresse maternelle reprit ses droits, et chaque mère voulut donner à sa fille l’époux qu’elle eût choisi, si elle eut été libre encore.

Parmi l’essaim des jeunes beautés que l’on semblait offrir aux vœux du trop heureux Saint-Far, l’aimable Adèle obtint bientôt sur ses rivales une préférence décidée. Adèle avait dix-sept ans ; elle joignait à la fraîcheur de cet âge des formes délicieuses et la figure la plus aimable ; elle sortait du couvent d’où elle avait rapporté un air de candeur et d’innocence, qui répandait sur elle un charme irrésistible ; elle rougissait chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, et pourtant cette bouche charmante ravissait en même temps les yeux, l’oreille et l’esprit.

Adèle n’avait pas de fortune ; mais M. de Saint-Far était trop riche, et surtout trop généreux, pour que ce motif pût être un obstacle ; il ne desirait qu’une chose, c’était d’obtenir le cœur de sa naïve Adèle. Cette tâche ne lui fut pas difficile ; ce cœur simple se donna sans s’en douter. Adèle sentait déjà tous les feux de l’amour, et ne savait pas encore que l’on pût en éprouver.

Bien certain de plaire par ses agrémens personnels, M. de Saint-Far demanda la main de son Adèle qui lui fut accordée avec joie. Trop impatient pour différer son bonheur, il hâta la célébration de son mariage. Ne voulant conserver aucune de ses anciennes liaisons, il résolut de s’absenter de Paris pour quelque temps, et emmena sa femme dans une très-belle terre qu’il possédait en Bourgogne.

M. de Saint-Far goûta pendant quelques mois un bonheur qui surpassait encore son espérance ; il trouvait tout réuni dans sa femme. La douceur d’Adèle tempérait la sévérité de ses principes, qui peut-être eussent effarouché un homme qui semblait n’avoir suivi jusqu’alors que la morale d’Épicure. Adèle s’y prit si bien, que, loin d’effrayer son époux, elle lui fit aimer cette vertu qu’elle pratiquait sans s’en apercevoir, et qu’elle savait rendre séduisante, en lui prêtant une partie de ses grâces.

M. de Saint-Far ne voulant pas priver sa femme des plaisirs que Paris seul procure, et trop pénétré de ses vertus pour croire que ce séjour pût être dangereux pour elle, la ramena au sein de sa famille, plus amoureux que le premier jour.

Adèle portait dans son sein un gage de l’amour le plus tendre ; elle jouissait en espérance du bonheur d’être mère : son cœur palpitait à l’idée de serrer dans ses bras un petit être charmant auquel elle aurait donné le jour ; son imagination, échauffée par l’amour maternel, lui traçait les tableaux les plus séduisans ; son époux n’attendait pas avec moins d’impatience le moment d’être père : tous deux desiraient un fils avec ardeur ; on ne parlait plus que du petit Saint-Far ; son éducation occupait déjà ses bons parens ; il devait être un jour l’orgueil de sa famille. Enfin, le moment tant desiré arriva. Madame de Saint-Far accoucha, sans accident ; et lorsqu’elle demanda à voir son fils, on lui présenta la plus jolie petite fille du monde.

La petite Amélie, quoique très-peu attendue, et trompant, dès sa naissance, le vœu le plus cher de ses parens, fut reçue avec ivresse ; on ne songea plus au noble et brave héritier des Saint-Far, mais on s’occupa avec délices des grâces et des vertus qui devaient un jour parer Amélie.

Les premières années de son enfance furent une longue chaîne de jours heureux : elle ne trompa pas l’espoir de ses parens, chaque jour on lui découvrait une grâce, une vertu nouvelle. Elle était le vivant portrait de sa mère ; elle en avait la douceur, et semblait promettre plus de vivacité. Madame de Saint-Far ne voulut pas se séparer de sa fille ; elle la fit élever sous ses yeux, afin de pouvoir former son cœur, et de lui inspirer cette piété ardente dont elle se sentait embrasée.

Les femmes donnent toujours dans les excès ; vices et vertus deviennent chez elles des espèces de fureurs. Madame de Saint Far, malgré les louanges que sa jolie figure lui attirait sans cesse, n’avait jamais aimé le monde ; on le lui avait dépeint, dès son enfance, sous les plus sombres couleurs ; et ce préjugé, en l’empêchant de chercher à le bien connaître, était peut-être la seule cause de l’éloignement qu’elle ressentait pour lui ; cependant comme il faut aimer quelque chose, les sentimens de madame de Saint-Far s’étaient dirigés avec ferveur vers la divinité ; elle ne quittait pas son mari pour des plaisirs profanes, mais elle lui dérobait des mois entiers pour les passer dans la retraite. C’était dans ce même couvent, où elle avait été élevée, qu’Adèle allait se séquestrer du monde : là, prosternée aux pieds des autels, son ame semblait se détacher de tous ses liens, et s’élever jusqu’à son créateur.

Qu’une femme que les remords poursuivent, et que les plaisirs abandonnent, aille, pour se soustraire aux uns, et se consoler des autres, s’enterrer toute vive, on le conçoit ; mais que jeune, belle, riche et pure comme l’être qu’elle adorait, madame de Saint-Far quittât volontairement le monde qui la recherchait, et son époux qui l’adorait, pour se consacrer aux jeûnes et aux prières, voilà ce qui doit paraître extraordinaire, et ce qui faisait faire aux gens oisifs beaucoup de conjectures. M. de Saint-Far lui-même s’en étonnait, et ne savait trop s’il devait louer ou blâmer cet excès de dévotion ; mais Adèle avait pris sur lui un tel empire, quoiqu’elle n’employât que la douceur pour le subjuguer, qu’il n’osait pas se permettre la moindre plainte, et ce n’était que par le témoignage du plus tendre amour, qu’il s’efforçait de la retenir auprès de lui.

Madame de Saint-Far emmenait toujours sa fille lorsqu’elle allait au couvent ; elle n’épargnait rien pour lui faire partager sa ferveur ; l’ame tendre d’Amélie se ployait avec facilité à toutes les impressions qu’on se plaisait à lui donner : elle dédaignait les plaisirs de son âge, pour travailler à mériter ceux qu’on lui vantait sans cesse ; sa mère se glorifiait de lui voir des sentimens si élevés ; et, quoiqu’elle n’eût pas d’autres enfans, elle eût consenti volontiers à faire une religieuse de sa fille.

C’est ainsi qu’Amélie fut élevée jusqu’à l’âge de neuf ans : elle passait, dans une cellule ou dans l’oratoire de sa mère, tous les momens dont elle pouvait disposer ; elle avait quelques maîtres que son père avait exigé qu’on lui donnât ; mais comme les arts agréables lui paraissaient inutiles pour gagner le ciel, elle ne s’en occupait que faiblement, et dans la seule vue de plaire à son père.

Madame de Saint-Far, sans égard pour sa santé, s’imposait les jeûnes les plus rigoureux, et passait des nuits entières à prier : son époux s’aperçut trop tard des conséquences fatales qu’avait eues son indulgence ; pour la première fois il osa parler en maître, il défendit les visites au couvent, et diminua autant qu’il était en son pouvoir les austérités qu’Adèle ne cessait de s’imposer. Soumise aux ordres de son époux, elle cessa d’aller adorer Dieu dans son temple, et s’en consola par l’espoir d’augmenter bientôt le nombre des esprits bienheureux. Adèle sentait approcher sa fin, et nul regret ne venait la troubler ; certaine d’avoir rempli tous ses devoirs, elle attendait, avec un calme qui approchait du desir, le moment où son ame s’éleverait vers les régions célestes.

Adèle, en fermant les yeux pour ne les rouvrir jamais, eut l’air de se livrer à un sommeil rafraîchissant ; le sourire errait sur ses lèvres, sa figure n’avait rien perdu de ses charmes ; elle semblait presser encore la main de son époux, qu’elle avait posée sur son cœur.

La douleur de M. de Saint-Far fut immodérée ; il avait conservé pour sa femme un attachement vif et sincère, et presque l’effervescence de son premier amour ; cette séparation cruelle le jeta dans le désespoir. La présence de sa fille parvenait seule à soulager sa peine, et souvent elle l’aigrissait encore par son extrême ressemblance avec l’objet dont il déplorait la perte.

Le temps, qui calme tout, finit par appaiser la douleur de M. de Saint-Far ; il fit rejaillir toute sa tendresse sur sa fille unique ; et l’éducation d’Amélie, qui jusqu’alors avait été très-négligée, devint le principal objet de ses soins. Amélie, malgré ses prières, ne retourna plus au couvent. La fin prématurée de sa mère faisait redouter à M. de Saint-Far l’influence que les religieuses avait déjà prise sur l’esprit de sa fille ; la piété lui semblait une chose nécessaire au bonheur, mais il en craignait l’excès.

L’extrême ferveur d’Amélie se ralentit peu à peu ; elle se convainquit de l’utilité des talens, et s’y livra avec une ardeur qui tenait à son caractère. Son père voyait avec transport ses progrès rapides, et s’enorgueillissait de son ouvrage. Il lui parlait souvent de sa mère ; il lui rappelait ses vertus, c’était l’engager à l’imiter ; mais pour lui ressembler en tout, Amélie n’avait qu’à suivre l’impulsion de son cœur.

M. de Saint-Far n’avait que quarante ans lorsqu’il perdit sa femme ; à cet âge, les passions des hommes sont encore dans toute leur vigueur ; il aurait pu facilement contracter un second hymen, et s’y promettre la même félicité ; mais craignant que le partage de sa tendresse ne devînt funeste à sa fille, il résolut de lui sacrifier son propre bonheur.

Lorsque le deuil de M. de Saint-Far fut terminé, le goût qu’il avait pour la dissipation se réveilla ; il reparut de nouveau dans les cercles les plus brillans ; et il vit avec plaisir qu’il ne tenait qu’à lui d’être aussi couru qu’il l’avait été dans sa jeunesse. Cependant son amour-propre en fut seul flatté ; la raison qui lui faisait redouter le mariage, lui faisait craindre également une liaison ; son Amélie était tout pour lui ; ses goûts, ses pensées, ses desirs, tout lui était subordonné ; en un mot, sa fille était son idole.

M. de Saint-Far s’applaudissait de ses bonnes résolutions, et trouvait une espèce de gloire à résister aux séductions dont il était environné. Il voyait chaque jour des femmes charmantes qui cherchaient à le captiver, sans être dupe de leur manège ; bientôt il se crut invincible, et se félicita sur un excès de froideur qu’il ne concevait pas lui-même. L’étonnement de M. de Saint-Far aurait cessé s’il avait réfléchi qu’après avoir eu les plus jolies femmes de Paris, et les avoir quittées pour la plus belle et la plus aimable d’entre elles, dont il avait été l’heureux époux pendant dix ans, il ne pouvait plus ressentir d’amour que pour une femme extraordinaire. Son mauvais génie la lui fit rencontrer au moment où il se croyait le plus sûr de lui-même, et son excessive sécurité assura sa défaite, en l’empêchant de fuir l’objet charmant qui devait le subjuguer à jamais.

Un soir, étant au spectacle, M. de Saint-Far remarqua une femme qui lui parut extrêmement jolie ; tous les regards étaient tournés vers la loge qu’elle occupait, et l’on semblait se demander quelle était cette étrangère. Non moins curieux que les autres, M. de Saint-Far fit tous ses efforts pour savoir son nom ; mais ils furent inutiles, personne ne la connaissait. Après avoir passé la soirée à la regarder, à la lorgner, à parler d’elle, il la vit enfin sortir ; il marcha sur ses pas, et donna l’ordre à l’un de ses gens de suivre la voiture de la belle inconnue, et de lui donner, le lendemain, sur son compte, tous les détails qu’il brûlait de savoir.

Le lendemain, à son réveil, M. de Saint-Far fit appeler le domestique qu’il avait chargé de l’importante mission. Il apprit que cette dame s’appelait Durancy ; qu’elle était depuis peu de temps à Paris, où elle était appelée par un procès qu’elle avait avec les héritiers de son mari. Ces détails ne satisfirent point M. de Saint-Far, car ils ne lui procuraient point les moyens de voir madame Durancy. Il fit de nouvelles recherches ; et apprit que non seulement elle ne recevait personne, mais qu’elle ne faisait que des visites du matin, qui toutes étaient relatives à son procès. Il se désespérait, et ne savait comment se faire présenter à la belle madame Durancy ; il la voyait quelquefois aux spectacles ; il ne cessait de la contempler ; il la suivait jusqu’à sa voiture, mais c’est tout ce qu’il osait faire.

Enfin il apprit un jour, par l’un de ses émissaires, que madame Durancy devait dîner chez le président P*** ; c’était un des amis de M. de Saint-Far : il y vole, s’y invite, et quelques momens après on annonce madame Durancy ; ce nom seul fait palpiter son cœur, et son trouble pense le trahir lorsqu’il s’aperçoit qu’à sa vue les joues de madame Durancy se colorent du plus vif incarnat.

Madame Durancy semblait n’être parée que de ses charmes ; une mise élégante et simple faisait paraître avec avantage tous les dons extérieurs que lui avait prodigués la nature. Elle avait vingt-six ans, elle était grande, élancée, sa gorge à peine voilée offrait aux regards avides les appas les plus séducteurs, ses bras d’une blancheur éblouissante semblaient formés par l’amour ; sa figure était charmante, son regard assuré souvent même dédaigneux. Mais lorsqu’elle voulait plaire, rien n’était si dangereux que ce regard, car ses yeux peignaient avec une expression, extraordinaire tout ce qu’elle voulait persuader. On ne s’étonnera pas qu’avec autant d’avantages madame Durancy eût fait une vive impression sur M. de Saint-Far, mais il n’était encore séduit que par les yeux, et chez un homme de son caractère un pareil sentiment n’est dangereux que lorsqu’il se trouve justifié par des charmes plus desirables encore.

Mad. Durancy semblait posséder tout ce qu’il fallait pour faire perdre entièrement la raison à M. de Saint-Far ; son esprit éminent réunissait les charmes de la saillie, la gaîté de l’innocence, le sérieux de la sagesse et l’abandon du sentiment. Quoiqu’il y eût beaucoup de monde chez le président, madame Durancy captiva presque exclusivement les hommages des hommes ; elle ne disait pas un mot qu’on n’eût voulu avoir dit soi-même, mais elle était trop supérieure et surtout le laissait trop paraître pour plaire généralement ; les hommes eux-mêmes la trouvaient au-dessus d’eux. L’orgueil ne pardonne pas un semblable triomphe ; et l’instant où l’on est forcé de se l’avouer est celui où l’on jure une haine éternelle. Il fallait l’égaler en esprit, pour l’apprécier et l’aimer ; tel était M. de Saint-Far : ce qui repoussait les autres fut pour lui un aimant irrésistible, il sentit qu’il ne pourrait plus vivre sans madame Durancy.

Quoiqu’on soit piqué de rencontrer sur son passage une personne qu’on ne peut égaler, cependant celui qui lui porte le plus d’envie est toujours le plus empressé à relever ce qu’on appelle un bon mot ; il semble que la louange soit dans ce cas une preuve de discernement : voilà pourquoi l’on en est si prodigue. Madame Durancy dont on n’avait cessé de vanter les saillies, et qui sentait qu’un mot perd infiniment de son prix, étant répété isolément, répondit à l’un de ses admirateurs qui paraissait dans l’enthousiasme : « Monsieur serait moins surpris s’il avait plus l’habitude de m’entendre». Ce mot, qui peignait l’excès de son amour-propre, circula de bouche en bouche. M. de Saint-Far fut le seul qui n’en fut pas choqué, il trouvait au contraire extrêmement piquant d’avouer ainsi, sans paraître s’en enorgueillir, une chose que tout le monde désavoue avec le desir d’éprouver de la contradiction.

M. de Saint-Far, pendant toute la soirée, avait fait assidument la cour à madame Durancy, qui paraissait en être flattée. Il lui demanda la permission de la reconduire, elle lui fut accordée après quelques légères objections. Vous savez, lui dit-il au moment de la quitter, qu’une faveur enhardit toujours à en demander une autre. Me sera-t-il permis, madame, de me présenter chez vous ? Madame Durancy répondit d’une manière évasive, mais polie ; les offres de services que lui avait faites M. de Saint-Far et les soins qu’il lui avaient prodigué lui faisaient desirer vivement de le revoir, son plan était fait. Certaine d’avoir su plaire, elle voulait affermir sa conquête, et la difficulté lui semblait avec raison un moyen de rendre plus forte l’envie que M. de Saint-Far avait d’être reçue chez elle.

Madame Durancy était bretonne, elle était bien née, mais elle avait reçu une éducation aussi mauvaise que bizarre ; sa mère, femme galante autant qu’impérieuse, n’avait jamais exigé d’elle qu’une seule vertu, la discrétion ; elle parlait devant sa fille de ses intrigues, et quelquefois même la faisait servir à ses projets, Souvent la jeune Alexandrine, c’est ainsi qu’on appelait madame Durancy, faisait à sa mère les lectures les plus libres, et se trouvait témoin des scènes les plus lubriques. Naturellement ardente et passionnée, son tempérament se développa avec une force prodigieuse. Confidente de sa mère, elle n’en devait craindre aucuns reproches ; celle-ci ne songea même pas à lui faire des représentations qui n’eussent été que ridicules dans sa bouche ; elle conseilla seulement à sa fille de jouir dans l’ombre du mystère, afin de ne pas nuire à son établissement.

Alexandrine sentit tout le prix de ce conseil ; elle n’avait que très-peu de fortune, et son ambition était sans bornes : elle voulait un époux riche et noble, le reste lui était indifférent. Elle avait appris depuis long-temps le secret de se dédommager des contraintes de l’hymen.

Depuis quatorze ans jusqu’à dix-huit, Alexandrine goûta sans réserve tous les plaisirs de l’amour ; naturellement fine et dissimulée, elle eut peu de peine à voiler sa conduite, d’autant plus que sa mère s’y prêtait avec une complaisance sans égale. Elle n’avait pas encore rencontré d’homme qui flattât son orgueil au point de le lui faire desirer pour époux ; elle s’étonnait que, belle, jeune et spirituelle, les hommes les plus distingués ne vinssent pas mettre leur fortune à ses pieds. Alexandrine résolut d’aller au-devant de ce qui n’arrivait pas assez vite au gré de ses desirs. M. Durancy venait quelquefois chez sa mère ; il était vieux, d’un physique presque repoussant, mais on le disait très-riche : en repassant cette considération dans son esprit elle s’étonna de n’avoir pas songé plus tôt à s’assurer cette conquête ; si ce n’était pas l’homme qu’elle desirait, c’était du moins celui qu’il lui fallait. Pénétrée de cette idée, elle combla d’attention le vieux M. Durancy ; elle étudia ses goûts, ou plutôt ses faiblesses, et les flatta avec une adresse dont elle seule était susceptible. M. Durancy, qui de sa vie n’avait été amoureux et qui n’était plus d’âge à l’être, fut d’abord surpris d’inspirer un sentiment si tendre à une jeune personne sur laquelle il n’aurait pas même osé lever les yeux ; à la surprise succéda la reconnaissance, et la reconnaissance fit naître l’amour, ou du moins un sentiment de prédilection auquel sa vanité fut bien aise de donner ce nom.

M. Durancy vint plus assidument que jamais chez la mère d’Alexandrine. Enfin, croyant découvrir dans celle-ci toutes les vertus qui pourraient adoucir les amertumes de la vieillesse, il se décida à demander sa main. Alexandrine avait prévenu sa mère ; elles se félicitèrent toutes deux de leurs succès ; on accepta l’offre de M. Durancy ; et les noces se célébrèrent peu de temps après, aux grands regrets des collatéraux qui se virent, par cette union, dépouillés d’un très-riche héritage.

Devenu madame Durancy, Alexandrine, sans lever le masque au public, cessa de se contraindre aux yeux de son époux ; au lieu de cette femme douce, ingénue, attentive, qui avait su captiver sa raison, M. Durancy ne trouva plus qu’une femme hautaine, aux volontés de laquelle tout devait ployer. Les anciens domestiques furent renvoyés, et remplacés par des créatures qui ne savaient que flatter et voler leurs maîtres ; le luxe le plus grand succéda à la modeste élégance ; on renouvela les équipages ; on eut table ouverte : enfin, au bout de quelques mois, la maison de monsieur Durancy eut entièrement changé de face, et ses dépenses excédèrent de beaucoup ses revenus. Il fit à sa femme des représentations dictées par la sagesse ; mais Alexandrine n’était pas de caractère à s’y conformer ; elle voulait briller, éclipser toutes les femmes, attirer tous les hommes ; son moyen était infaillible : donc son moyen était bon.

La présence de M. Durancy nuisait aux plaisirs de madame ; ses remontrances l’excédaient ; pour éviter ces inconvéniens, elle finit par cesser de le voir : il fut relégué dans son appartement, et confié aux soins d’un ancien valet de chambre qu’on avait eu la bonté de ne pas renvoyer avec les autres. Cependant, au milieu de ses plaisirs, une chose inquiétait madame Durancy ; il était stipulé dans son contrat de mariage que toute la fortune de M. Durancy lui reviendrait dans le cas où elle lui donnerait un héritier ; mais son douaire devait être très-peu de chose, s’il mourait sans enfant. Alexandrine avait aisément consenti à cette clause, parce qu’elle savait qu’il n’était pas nécessaire que cet enfant fût de son mari, et qu’elle se croyait très-propre à lui donner une nombreuse postérité. Cependant, quoiqu’elle n’épargnât rien pour parvenir à son but, Alexandrine, après plusieurs années de mariage, n’avait encore eu aucuns symptômes de grossesse.

La maison de madame Durancy était la plus délicieuse de la ville, tous les hommes lui adressaient leurs hommages, et pour être heureux il ne fallait qu’attendre son tour. Les femmes la détestaient ; mais certaines de rencontrer tous les plaisirs réunis chez elle, en la déchirant elles lui faisaient la cour. Alexandrine savait que l’on plaît d’abord par les charmes de sa personne, mais que ceux de l’esprit parviennent seuls à fixer. Pénétrée de cette vérité, elle profita de son heureuse mémoire pour ajouter de nouveaux trésors à ceux de sa brillante imagination. Elle avait une bibliothèque nombreuse et bien choisie, où elle allait puiser des ressources contre l’ennui, et de sûrs moyens d’enchaîner. Les lectures les plus graves ne l’effrayaient pas, elles lui apprenaient à connaître le cœur humain, à réprimer, du moins en apparence, les mouvemens du sien ; enfin, ce qui pour tout autre eût été peut-être un moyen de se corriger, ne faisait que développer ses vices ; l’amabilité qu’elle acquérait n’était que de nouvelles armes pour faire des malheureux.

Jusqu’alors Alexandrine avait inspiré de l’amour sans en ressentir ; l’amant qui semblait lui promettre le plus de plaisir, était celui auquel elle jetait le mouchoir ; mais toujours trompée dans son attente, la satiété venait bientôt rompre un lien qui n’était que l’ouvrage du caprice.

Toute sa philosophie vint échouer contre la jolie tournure d’un jeune officier qui venait de rejoindre la garnison. Il était rempli de grâces, d’esprit et de vivacité ; sa bravoure et le crédit de sa famille lui avaient fait obtenir, dans un âge encore très-tendre, le grade de colonel ; mais ses brillantes qualités, qui le faisaient adorer des femmes, étaient obscurcies par des vices qui leur avaient fait répandre bien des larmes. Il passait avec raison pour le plus roué de son régiment. Charles, c’était son nom, vit Alexandrine au bal ; il en avait beaucoup entendu parler comme d’une femme coquette et galante à l’excès ; on prétendait même qu’elle était dangereuse. Cette dernière circonstance fut la seule que Charles ne voulut pas croire ; il n’avait jusqu’alors connu de dangers que ceux qu’il avait fait courir ; il pensait qu’une femme qui se rend est toujours au pouvoir du maître auquel elle se donne, et que les hommes n’ont d’autres chances à courir que celle d’avoir plus ou moins de plaisir.

Charles, accoutumé à plaire lorsqu’il en avait le desir, ne fit, auprès de madame Durancy, que les frais nécessaires pour en être remarqué ; elle avait rencontré peu d’hommes dont l’extérieur fût aussi séduisant : le sort de Charles fut à l’instant fixé ; elle se promit de le mettre au nombre de ses conquêtes, et pendant tout le bal elle ne cessa de s’occuper du charmant colonel.

Peu de jours après, madame Durancy donna une fête superbe à laquelle elle ne manqua pas d’inviter Charles, qui, à sa grande surprise, ne s’était pas encore fait présenter chez elle ; son amour propre était vivement offensé de ce peu d’empressement ; elle se promit de s’en venger en employant tous ses moyens de plaire pour lui faire perdre la raison.

Le colonel fut surpris de rencontrer autant d’esprit et de charmes réunis dans une seule femme ; il vit clairement qu’il avait plu ; mais cette conquête était si facile, qu’il n’était pas pressé d’en profiter. Il avait résolu de posséder Alexandrine ; mais il la voulait posséder en maître, et non pas en amant. La rendre fidèle et constante était un triomphe bien fait pour enorgueillir ; mais la posséder un moment, ce n’était qu’ajouter à ses propres triomphes.

Alexandrine ne concevait pas qu’un homme aussi galant que le colonel refusât de lui rendre les armes ; elle n’avait rien négligé pour plaire, et pourtant elle n’avait reçu aucun des aveux qu’elle n’avait cessé de provoquer. Elle passa toute la nuit à s’occuper de la conduite singulière du jeune officier ; elle était piquée contre lui, elle était mécontente d’elle-même ; elle ne savait si elle devait l’attirer chez elle, ou l’en exclure. Enfin l’amour, ou plutôt les desirs qu’il lui inspirait, triomphèrent de sa vanité : elle résolut de voir Charles le plus tôt possible ; et, réfléchissant à tous les charmes qu’elle possédait, elle ne douta plus de parvenir à l’enflammer.

Le rusé colonel se laissa courtiser par Alexandrine avec un flegme dont il s’amusait intérieurement. Irrités par la résistance, les desirs de madame Durancy ne connurent plus de frein ; elle entendait dire chaque jour à son amant que la seule femme capable de lui plaire serait celle dont les vertus et la simplicité égaleraient l’esprit et les grâces. Alexandrine voulant être aimée, n’importe à quel prix, renonça, en apparence, à tous les goûts frivoles qui faisaient le fond de son caractère ; sa maison fut fermée à presque tous les hommes ; sa coquetterie disparut ; enfin, son changement subit fut un sujet d’étonnement pour la ville entière. Chaque réforme était payée par un éloge de Charles ; déjà même il commençait à parler d’amour. Alexandrine, enivrée du sien, ne songeait pas à regretter ses sacrifices ; elle eût voulu pouvoir en faire de plus grands encore ; un sourire de son amant, un mot passionné, étaient pour elle le comble du bonheur.

Le colonel parvint à l’asservir tellement à ses volontés, qu’elle n’osait plus faire une démarche sans son aveu. Sa vanité étant satisfaite, il ne songea plus qu’à ses plaisirs ; et la brûlante Alexandrine reçut enfin le prix de tant d’amour.

Le colonel possédait vraiment des qualités faites pour charmer la plus insensible ; et s’il avait rarement fixé, c’est que son caractère inconstant ne le lui avait jamais fait desirer. Tourner la tête à toutes les femmes, désunir les époux les plus fidèles, les amans les mieux assortis, avaient été jusqu’alors son but unique et son plus grand plaisir. Il savait feindre l’amour et s’en garantir : voilà ce qui le rendait si dangereux. Il n’était pas plus amoureux d’Alexandrine, qu’il ne l’avait été de ses autres conquêtes ; mais comme l’amour propre le dirigeait toujours, et qu’il ne pouvait avoir de plus grands triomphes que de fixer une femme aussi légère, il résolut de profiter de cette occasion pour connaître si la constance offrait vraiment quelques plaisirs.

Cette liaison dura pendant près de trois années, à la grande surprise de tous ceux qui avaient connu les deux amans. L’amour d’Alexandrine subsistait toujours avec la même violence, ce n’était plus cette femme altière et coquette, dont les nombreux caprices étaient toujours satisfaits ; elle était devenue tendre et modeste, son amant seul attirait ses regards. Madame Durancy avait fait des sacrifices de plus d’un genre au colonel ; une partie de la fortune de son époux était passée dans les mains de son amant ; elle aurait fini par être tout-à-fait victime de ses folies, si la mort de M. Durancy n’était venu mettre un terme à ses prodigalités.

Aussitôt après cet événement, les héritiers se présentent pour faire valoir leurs droits à la succession. Madame Durancy n’ayant pas eu d’enfans, n’avait que son douaire à réclamer : le peu d’égards qu’elle méritait personnellement, et surtout la mauvaise humeur qu’eurent les héritiers, en voyant qu’elle avait dissipé plus des trois quarts de la fortune qu’ils venaient recueillir, la firent traiter sans ménagemens. Le colonel lassé d’une constance de trois années, et n’étant plus retenu par l’intérêt, prétexta la nécessité indispensable d’aller rejoindre son régiment qui depuis six mois avait quitté la ville, et laissa Alexandrine doublement veuve, et doublement désespérée de perdre à la fois sa fortune et son amant.

Les héritiers de M. Durancy trouvèrent le moyen de disputer à sa veuve le douaire qui lui avait été promis ; ils voulurent en conséquence entrer en arrangement avec elle, et ne lui en donner qu’une partie. Madame Durancy, outrée d’un pareil procédé, ne voulut rien entendre, et préféra courir la chance d’un procès, ne doutant pas que ses grâces et son esprit ne lui rendissent ses juges favorables. Effectivement elle gagna sa cause ; mais les héritiers, de plus en plus acharnés contre elle, en appelèrent à Paris. Alexandrine croyant toujours sa présence nécessaire, se détermina à en faire le voyage ; elle vendit tout, et munie d’autant d’argent qu’elle avait pu s’en procurer, elle se mit en route pour la Capitale, déterminée à y jouer un grand rôle, dût-elle n’y briller qu’un moment.

Alexandrine arrivée à Paris, monta sa maison à peu près sur le même pied qu’en Bretagne ; ses moyens étaient bien éloignés de répondre à un pareil luxe ; mais elle comptait sur ses charmes pour le soutenir. Dès les premiers jours, le hasard offrit à sa vue M. de Saint-Far : non moins intéressée que lui à connaître la personne dont elle avait si exclusivement fixé l’attention, elle le fit suivre le même soir par l’un de ses gens, et apprit que la conquête qu’elle venait de faire était de nature à mériter tous ses soins. Depuis ce jour, Alexandrine évita de donner prise sur elle, et renonça au systême de coquetterie qu’elle s’était formé, jugeant que pour captiver un homme du caractère de M. de Saint-Far, il fallait commencer par lui faire prendre d’elle une haute opinion.

Voilà quelle était la femme qui venait d’enflammer M. de Saint-Far. Charmé de ses grâces, de sa décence, de cet air de fierté qui lui allait si bien, il crut n’avoir jamais rien rencontré de comparable à madame Durancy. Les sentimens qu’il éprouvait pour elle étaient si vifs, qu’ils semblaient faire partie de son existence. Quoiqu’il n’eût pas précisément obtenu la permission de se présenter chez elle, il ne put résister au desir d’y aller le lendemain ; il se fit annoncer, et n’essuya pas de refus. Alexandrine était à sa toilette dans le négligé le plus galant ; elle plaisanta M. de Saint-Far sur les manières dont il savait éviter aux femmes la peine d’un consentement. « Je suis bien aise, ajouta-t-elle en souriant, d’avoir hier résisté à vos instances, puisque je n’en éprouve aucune privation ».

M. de Saint-Far en prenant congé d’Alexandrine, sentit encore plus de regrets que la veille, et plus d’empressement à la revoir. En rentrant chez lui, il vit Amélie qui accourait l’embrasser ; il rougit, en pensant que depuis plusieurs jours il avait à peine passé quelques heures près de sa fille ; elle le lui reprocha en lui faisant mille caresses. M. de Saint-Far les lui rendit en soupirant, et d’un air si distrait, que la sensible Amélie craignant d’avoir offensé son père, se retira pour lui dérober ses larmes.

M. de Saint-Far, resté seul, réfléchit sur la force de ses nouveaux sentimens, et fut épouvanté de l’empire qu’ils avaient pris sur lui ; il avait fait vœu de ne pas se remarier pour se consacrer entièrement au bonheur de sa fille ; et déjà cette fille chérie avait été négligée, et pour qui ? pour une femme qu’il ne connaissait point, qui peut-être était indigne de son amour, qui peut-être en aimait un autre ! — À cette idée, il sentit tout son sang se glacer. Si Alexandrine en aimait un autre, il ne lui restait plus qu’à mourir. — Mais si au contraire elle était digne de la passion qu’elle lui avait inspirée, si elle y était sensible, pourquoi hésiter à devenir le plus fortuné des hommes ? Amélie ! que deviendrait-elle alors ? Soumise aux caprices d’une belle-mère ; dépouillée de sa fortune par des enfans qui viendraient peut-être lui ravir jusqu’à la tendresse de son père ! quel tableau ! — Non, s’écria M. de Saint-Far, dans un accès d’enthousiasme ; non, je ne serai pas assez barbare pour sacrifier mon Amélie à mes plaisirs ; et, dussé-je être à jamais malheureux, je jure, ô ma chère Adèle, poursuivit-il en fléchissant un genou devant un portrait de sa femme, je jure par ton ame céleste de ne jamais former d’autres liens !

Amélie, après avoir séché ses larmes accourait demander à son père le pardon de sa chimérique offense ; elle ouvre la porte, et le voit à genoux devant le portrait de sa mère. La surprise la rend immobile, son émotion redouble en l’entendant prononcer son serment ; et ne pouvant plus réprimer les divers sentimens qui l’agitent, elle court se jeter dans les bras de son père. M. de Saint-Far, interdit, mais glorieux de l’effort qu’il vient de faire sur lui-même, la presse sur son cœur, et lui demande mille pardons dont elle ne conçoit pas le sens. Amélie s’efforce de le calmer, il l’embrasse, il lui sourit, et le plaisir vient enfin chasser de son front les soucis qui l’assiégeaient quelques instans avant.

Quel que fût le triomphe passager de la tendresse paternelle, l’amour ne perdit pas ses droits. Deux jours après, M. de Saint-Far retourna chez Alexandrine, croyant avoir fait un effort héroïque en passant un jour sans la voir. Il en fut reçu avec un abandon si plein de charmes, qu’il oublia la nouveauté de leur liaison, et ne vit plus en elle que la femme qui devait le fixer pour le reste de sa vie. Madame Durancy lui parla de son procès, et le fit de manière à exciter l’intérêt le plus vif. M. de Saint-Far lui promit d’employer tout son crédit pour elle, et lui présagea un plein succès ; il n’avait jamais fait de promesses plus sincères, ni desiré avec autant d’ardeur de réussir dans ses démarches.

Ces démarches lui fournirent des prétextes pour aller journellement chez Alexandrine ; celle-ci le recevait comme un protecteur, comme un ami ; elle écoutait avec complaisance les aveux qu’il ne pouvait plus retenir ; il semblait même lui en échapper d’enchanteurs. M. de Saint-Far, hors de lui-même, voulait la presser dans ses bras ; mais un regard sévère d’Alexandrine, en arrêtant son transport, ne lui laissait que la honte de l’entreprise et la crainte d’avoir déplu.

C’est ainsi qu’Alexandrine se plaisait à exciter et réprimer tour à tour les transports de M. de Saint-Far ; souvent elle brûlait de les partager, non pas qu’elle eût conçu pour lui le moindre amour, mais ses sens parlaient vivement en sa faveur ; la voix de l’intérêt venait alors imposer silence à celle des passions. Madame Durancy sentait qu’une longue résistance était le seul moyen d’obtenir sur M. de Saint-Far l’empire absolu qu’elle desirait avoir ; son intention n’était pas de résister toujours, mais elle voulait lui persuader qu’elle ne cédait qu’au délire de l’amour.

Alexandrine redoutait si vivement les récits qui pouvaient parvenir de Bretagne à M. de Saint-Far, qu’elle voulait que sa conduite fût un démenti formel à toutes les noirceurs qu’on débiterait sur son compte, afin qu’il les regardât comme inventées à plaisir : effectivement le censeur le plus sévère n’aurait pu blâmer une seule de ses actions depuis qu’elle était à Paris ; elle ne recevait que M. de Saint-Far, elle ne sortait qu’avec lui ; quelquefois Amélie était en tiers. Madame Durancy n’épargnait rien pour captiver la confiance de cette aimable enfant ; mais Amélie se sentait pour elle une aversion qu’elle ne pouvait définir : souvent elle s’efforçait de la surmonter, afin de plaire à M. de Saint-Far, qui lui répétait sans cesse qu’elle devait aimer madame Durancy à l’égal de lui-même. Amélie se reprochait de ne pouvoir obéir à son père, et de répondre par tant d’indifférence à la vive tendresse que lui témoignait Alexandrine.

Un soir que M. de Saint-Far avait ramené madame Durancy chez elle après avoir fait une promenade charmante, et s’être enivré de plaisirs de la voir et de l’entendre, il causait familièrement avec elle sur un sopha, et puisait dans ses yeux un délire dont il pouvait à peine se rendre maître. Alexandrine avait ôté son schall et ses gants, et laissait voir, sans paraître y faire attention, les formes les plus desirables. M. de Saint-Far avait un bras passé autour de sa jolie taille, et pressait doucement sa main dans la sienne. Alexandrine pencha languissamment sa tête sur l’épaule de M. de Saint-Far ; celui-ci, sans penser encore à devenir téméraire, posa ses lèvres sur celles de sa maîtresse ; l’électricité ne produit pas de commotion plus vive ni plus forte que celle que causa ce dangereux baiser. M. de Saint-Far ne se connaît plus, ses mains dévorent à leur tour ce que ses yeux ont si long-temps dévoré ; la faible résistance qu’on lui oppose ; ne fait que l’irriter davantage ; il ne respecte plus rien, et tout ce qu’il découvre est fait pour aiguillonner les desirs. À peine Saint-Far peut-il admirer les attraits enchanteurs qui s’offrent à sa vue. Son délire est trop grand ; il ne caresse pas, il ravage. Alexandrine brûlante de desirs, se souvient à peine de l’importance du rôle qu’elle s’est imposé : accoutumée à provoquer le plaisir, à s’y livrer avec fureur, où trouverait-elle le courage de lui résister ? — Ses transports sont d’autant plus vifs, que depuis long-temps elle est sevrée de ces jouissances que l’habitude lui a rendu nécessaires ; elle repousse Saint-Far, et le serre dans ses bras ; elle évite ses baisers, et le moment d’après les appelle ; ce n’est plus du sang qui circule dans ses veines, c’est du feu ; ses sens, enfin, font taire sa raison ; elle veut jouir, n’importe à quel prix. Saint-Far non moins ardent, non moins empressé qu’elle, est prêt à consommer le sacrifice ! — Il entend du bruit dans la pièce voisine ; il s’arrête, en ouvre la porte, c’est Amélie ! —

La crainte d’être surpris par sa fille dans une situation aussi équivoque, et de détruire en un instant, par son mauvais exemple, l’innocence de celle que le ciel et la nature avaient mise sous sa protection, fit frémir M. de Saint-Far, et succéder le calme le plus complet à la fièvre de l’amour. La candeur d’Amélie était si parfaite qu’elle ne conçut aucun soupçon du désordre qu’on ne put lui cacher : son entrée subite n’avait rien que de fort naturel ; elle avait accompagné son père et madame Durancy dans la promenade, d’où elle avait rapporté des fleurs qu’elle s’était amusée à tresser dans une pièce voisine. Elle venait de finir une guirlande qu’elle apportait à son père ; et, comme la scène qui venait d’avoir lieu n’avait pas été préméditée, on n’avait pas pris le soin de mettre les verroux. Alexandrine, d’abord très-contrariée de ce contre-temps, finit par s’en consoler en pensant qu’il valait mieux pour elle que Saint-Far ne fût pas sitôt heureux.

Après s’être convaincu que sa fille n’avait aucune idée de ce qui s’était passé, M. de Saint-Far prit congé d’Alexandrine, se promettant bien d’être une autre fois plus circonspect, ou de prendre mieux ses précautions. Amélie avait treize ans, et sous beaucoup de rapports, elle était très-avancée pour son âge ; mais n’ayant jamais lu de romans, n’ayant jamais été entourée que de personnes sages et discrètes, elle était, sur tout ce qui concerne l’amour, dans une parfaite ignorance. Son père poussait le scrupule jusqu’à lui interdire toute espèce d’intimité avec les jeunes personnes de son âge. Une vieille gouvernante sévère, mais douce, était chargée de la veiller sans cesse ; et la fille de cette femme qui avait environ deux ans de plus qu’Amélie, et qui avait été la compagne de son enfance, la servait en qualité de femme de chambre. Cette jeune personne, pour laquelle Amélie avait conçu la plus tendre amitié, était la confidente de ses peines et de ses plaisirs : elles avaient toutes deux une égale candeur ; mais Élise, c’était son nom, commençait à trouver singulières des choses auxquelles Amélie ne faisait pas encore la moindre mention. Au nombre des choses qui la faisaient rêver, était la tendresse extrême que M. de Saint-Far montrait à madame Durancy, pour laquelle Élise sentait autant d’éloignement qu’Amélie.

Le lendemain de cette aventure M. de Saint-Far fut chez Alexandrine, se promettant de se dédommager avec usure des plaisirs dont il avait été privé la veille. Il la trouva sur ce même sopha où il avait été près de devenir le plus heureux des hommes ; il en tira un bon augure ; et s’asseyant auprès de sa maîtresse, au lieu de lui baiser la main, comme il le faisait toujours, il voulut cueillir un baiser sur ses lèvres. Alexandrine le repoussa doucement, mais avec froideur et dignité : « Saint-Far » lui dit-t-elle en levant ses beaux yeux qui semblaient encore tout humides de larmes, « après ce qui s’est passé hier entre nous, je ne sais quelle idée vous aurez conçue de moi ; mais je crains bien qu’elle ne me soit défavorable. Les hommes, en pareilles circonstances, ne savent jamais distinguer le délire du sentiment d’avec celui des passions. Une femme qui cède est toujours une femme qui se déshonore ; elle perd son plus grand charme, même aux yeux de celui qui la subjugue. Il a la faiblesse, l’injustice de croire qu’un autre aurait pu réussir comme lui, et cette fausse idée émousse et détruit souvent le prestige de l’amour. Quant à moi, je n’ai pas assez d’orgueil pour croire qu’il soit en ma puissance de résister sans cesse au penchant qui m’entraîne vers vous ; mais j’en ai trop pour supporter l’idée de mon déshonneur. Il faut donc, mon cher Saint-Far ; il faut, quoi qu’il m’en coûte… ne plus nous voir ». »

Ô ciel, s’écria M. de Saint-Far ! Alexandrine, pouvez-vous me tenir un pareil discours ? croyez-vous que je consente jamais à vous perdre, et que la terre puisse recéler un endroit assez obscur pour vous soustraire à mes yeux ? Non, mon amie, n’essayez pas de me livrer au désespoir, cet effort serait inhumain, et vous n’en remporteriez pas même l’affreux triomphe de vous dérober à mon amour ; et d’ailleurs que pouvez-vous craindre ? est-ce une passion comme la mienne qui doit vous alarmer ? Certaine d’être adorée, de l’être toujours, pourquoi refuseriez-vous de me rendre le plus heureux des hommes ? Ce pouvoir irrésistible qui nous attire l’un vers l’autre, qui nous fait éprouver les mêmes desirs, qui nous égare par les mêmes transports ; croyez-moi, ma chère Alexandrine, ce pouvoir est plus qu’humain. Vous chercheriez en vain à nous y soustraire ; et s’il est écrit que nous devons être heureux l’un par l’autre, à quoi bon y mettre obstacle ? pourquoi différer l’instant de notre bonheur ? »

« Saint-Far », reprit madame Durancy, « tous les hommes à votre place tiendraient le même langage ; ils ne peuvent aimer une femme sans desirer avec fureur la posséder tout entière ; son ame, son cœur, ses sentimens les plus tendres, ses pensées les plus secrètes, tout est à vous, tout est pour vous, et ce tout ne vous suffit pas ; c’est moins encore l’attrait du plaisir qui vous guide que la gloire du triomphe. Vous savez que, lorsque nous avons accordé ce que vous sollicitez avec tant d’ardeur, notre félicité, notre repos, jusqu’à notre existence sont en votre pouvoir, et ce n’est que cette domination sans borne qui peut contenter votre humeur altière ; mais non moins altière que vous, je ne puis supporter l’idée d’avoir un maître, et peut-être après avoir regretté la perte de ma liberté, de pleurer la fin de mon esclavage.

« Ô mon amie », reprit M. de Saint-Far, « vous ne pensez pas que je puisse jamais cesser de vous aimer. Où pourrais-je trouver une femme qui vous égalât ? Chaque jour je vous vois, et chaque jour je vous chéris davantage ; j’ai vu peu de femmes aussi belles que vous, je n’en ai jamais rencontrées que l’on pût vous comparer pour l’esprit et les grâces. Oui, mon Alexandrine, vous êtes la seule femme qui m’ayez inspiré ce sentiment ardent et délicieux ; cédez aux vœux de votre amant, cédez aux vœux de la nature, et je jure à vos pieds une constance éternelle… »

M. de Saint-Far, emporté par sa passion, dérobait de nouvelles faveurs. Alexandrine, qui se défiait d’elle-même, et qui ne jugeait pas encore le moment favorable pour se rendre, se défendait de bonne foi ; elle parvint enfin à se dégager des bras de son amant ; et, se levant avec un air de courroux : « Saint-Far », lui dit-elle, « tout-à-l’heure je voulais vous fuir, parce que je vous trouvais trop séduisant ; sans avoir altéré ma volonté, vous en avez changé le motif ; je ne saurais continuer de voir un homme que j’ai cessé d’estimer. »

« Pardonnez, Alexandrine, pardonnez à l’excès de mon égarement », s’écria M. de Saint-Far au désespoir ! « j’ai mérité votre colère, je sais qu’un homme délicat doit obtenir les faveurs et non pas les arracher ; punissez-moi, je supporterai tout, excepté votre absence. Alexandrine, n’irritez pas ma douleur par vos dédains ; oubliez ce qui vient de se passer, promettez-moi de ne pas me fuir, et je jure à vos genoux de ne plus rien entreprendre qui puisse vous déplaire. »

« Eh bien », répondit Alexandrine, de l’air le plus tendre, « je consens à tout pardonner, à tout oublier ; je sens qu’en m’arrachant à vous, je détruirais tout ce qui fait le charme de mon existence ; je n’aurai pas le cruel courage de nous rendre tous deux malheureux pour une crainte peut-être chimérique. Il est une autre manière d’éviter le mal que je redoute ; c’est entre vos mains que je remets le soin de ma gloire ; c’est vous qui me défendrez contre vous et contre moi-même ; vous avez pu sans crime chercher à m’obtenir lorsque je ne pensais qu’à vous combattre, mais vous ne pourriez, sans vous avilir, profiter de ma faiblesse, lorsque je me repose entièrement sur votre honneur ».

Que votre confiance est cruelle, ma douce amie ! où trouver la force de la mériter ? Il faudra donc m’interdire jusqu’aux libertés les plus innocentes ; car si je presse votre main, si je la porte à mes lèvres, je sens une vive chaleur qui s’empare de tout mon être ; mes desirs n’ont plus de bornes, et la crainte de vous déplaire peut seule en arrêter la fougue ; mais si plus téméraire j’ose respirer votre douce haleine, alors je ne me connais plus, et le ciel lui-même n’oserait me rendre responsable des excès que je pourrais commettre. N’importe, je suis trop glorieux de cette marque de confiance pour ne pas chercher à la mériter. Je vous promets, Alexandrine, de m’immoler à votre repos ».

Pourquoi le vice peut-il employer l’air et le langage de la vertu ? Quels sont donc les avantages de l’innocence ? d’être plus facilement séduite, et d’avoir moins de moyens de plaire. — Rien n’était plus propre à enflammer que le discours et la conduite d’Alexandrine, et le piége adroit qu’elle venait de tendre à M. de Saint-Far lui laissait la liberté de se rendre, et le droit d’en rejeter le blâme sur celui qui trahissait sa prétendue confiance.

Madame Durancy commençait à être embarrassée sur les moyens de soutenir le luxe qu’elle avait affiché. M. de Saint-Far, jugeant de sa fortune par l’état de sa maison, aurait cru l’offenser en lui offrant plus que son cœur, et l’orgueil d’Alexandrine ne lui avait pas permis, jusqu’alors, de le désabuser. La fin de son procès vint mettre un terme à ses anxiétés ; grâces aux soins de M. de Saint-Far, elle eut un entier succès ; il vint lui annoncer cet heureux événement avec plus de plaisir qu’il n’en aurait éprouvé, si l’affaire lui eût été personnelle. Alexandrine ne dissimula pas sa joie, et son amant profita de sa belle humeur pour prendre avec elle les plus douces familiarités ; mais la crainte de déplaire l’empêcha de profiter d’une circonstance aussi favorable ; il se souvint qu’Alexandrine avait promis de ne se défendre qu’à la dernière extrémité, et n’attribua son humeur facile qu’à l’excès de la confiance. Le véritable amour rend donc maladroits ceux qui sont le moins susceptibles de l’être ?

Le président P***, chez lequel M. de Saint-Far avait fait la connaissance d’Alexandrine, devait donner un très-beau bal, auquel ils étaient tous les deux invités. Le président ayant chargé M. de Saint-Far de faire agréer son invitation à mad. Durancy, il vola aussitôt chez elle, et s’acquitta de sa commission. Alexandrine ayant hésité quelques momens, lui dit qu’elle n’irait point au bal. M. de Saint-Far, surpris de ce refus, lui en demanda la raison ; après avoir rougi, balbutié, fait enfin toutes les petites minauderies nécessaires, elle lui dit que ce bal devant être très-brillant, elle ne pouvait pas y paraître sans diamans, et que des pertes qu’elle avait essuyées, ne lui permettant pas de se satisfaire sur cet objet, elle aimait mieux se priver de ce plaisir, que de s’exposer à faire une folie ou à mortifier son amour-propre. M. de Saint-Far trouva son excuse excellente, et lui dit que lui-même serait vivement blessé de voir une femme qui s’éclipsât ; après s’être assuré que c’était là sa seule objection, il la quitta, la laissant réfléchir sur la manière singulière dont il avait adopté son avis.

Quelques jours se passèrent sans qu’il fût question du bal. Alexandrine craignant d’avoir été devinée, se reprochait de n’avoir pas employé plus d’adresse : mais quelles furent sa surprise et sa joie, lorsque le jour où le bal devait avoir lieu, elle trouva sur sa toilette l’écrin le plus beau et le plus complet. Elle était encore à examiner ces bijoux précieux lorsque M. de Saint-Far entra ; il lui demanda en souriant s’il devait la venir prendre le soir ; quand on sait comme vous lever les obstacles, lui répondit-elle sur le même ton, on est bien sûr d’être obéi. Le soir même, madame Durancy parut chez le président avec tout l’éclat que sa vanité pouvait lui faire desirer : non seulement elle éclipsait, par sa parure, les femmes les mieux mises ; mais ce qui devait lui paraître un triomphe plus flatteur encore, elle les surpassait toutes pour la beauté. M. de Saint-Far jouissait intérieurement de l’enthousiasme que causait sa maîtresse ; il voyait sans jalousie les desirs qu’elle excitait ; lui-même il ne l’avait jamais trouvée si séduisante ; il n’avait jamais éprouvé tant de plaisir à la contempler que depuis qu’il la voyait embellie de ses dons.

Alexandrine, après avoir passé la soirée la plus délicieuse, se retira l’imagination exaltée par les louanges qu’on lui avait prodiguées. M. de Saint-Far l’accompagna, et lui tint pendant la route les discours les plus tendres ; il était trois heures du matin ; et sans autre intention que de la voir un moment de plus, il lui donna la main jusqu’à son appartement : il s’assit nonchalamment sur le sopha où il avait été si près d’être heureux. Alexandrine avait sonné sa femme de chambre, et s’amusait, en l’attendant, à détacher ses bijoux qu’elle examinait les uns après les autres. M. de Saint-Far s’applaudissait du plaisir qu’il causait à sa maîtresse, et se disait tout bas que ce plaisir était d’un heureux présage.

Sophie, étant arrivée, déshabilla sa maîtresse qui mettait une adroite lenteur à se dépouiller de ses vêtemens, afin de laisser à l’œil attentif de M. de Saint-Far le temps de parcourir les charmes qui, successivement et comme par hasard, s’offraient à sa vue. Après s’être débarrassée des fleurs qui ornaient sa tête, elle laissa retomber sur ses épaules de longs cheveux noirs et bouclés dont elle fut entièrement couverte. Sophie, en la déchaussant, découvrit la moitié d’une jambe faite au tour. Le corset fut ôté sans que leurs formes délicieuses qu’il recelait parussent en être altérées ; ensuite Alexandrine passa une robe de mousseline claire, plutôt faite pour dessiner les contours que pour les voiler, et cette robe était son unique vêtement. Sophie, n’ayant plus rien à faire, sortit, et madame Durancy alla s’asseoir auprès de M. de Saint-Far.

Il serait difficile de décrire les divers mouvemens qui l’avaient agité pendant cette scène muette ; il avait été vingt fois sur le point de se jeter aux pieds d’Alexandrine, il maudissait le témoin importun qui le forçait de réprimer ses transports ; et maintenant qu’il se trouvait seul avec elle, il semblait comme anéanti par le nombre et la force de ses sensations. Alexandrine, après l’avoir fixé quelques momens, lui prit la main et lui dit avec un air d’intérêt : « Il est bien tard, vous devez être fatigué ? » La pression de cette jolie main tira M. de Saint-Far de sa rêverie, il posa la sienne sur le genou d’Alexandrie et tressaillit en sentant sa douce chaleur qui pénétrait au travers de la légère mousseline.

Madame Durancy était à demi-couchée sur le sopha, et ses yeux languissans semblaient plutôt appeler le plaisir que le sommeil. M. de Saint-Far se pencha vers elle, la prit dans ses bras ; et, la tête placée sur le même coussin, il aspirait son haleine embaumée ; il restait immobile sur le sein palpitant d’Alexandrine ; il semblait craindre de troubler son bonheur en cherchant à l’accroître. Alexandrine voulut poser son pied sur le sopha ; son amant se dérangea pour lui faire place : en se rebaissant, leurs bouches se rencontrèrent et restèrent collées l’une à l’autre ; les battements précipités de leurs cœurs semblaient se répondre ; leurs bras s’enlacèrent, tant leurs corps frémirent : l’amour lui-même leva la simple bannière qui les séparait encore, et la nature acheva son ouvrage.

― Hé quoi ! s’écria madame Durancy après être revenue de son ivresse, est-ce donc là le prix de la confiance aveugle que j’avais placée dans votre honneur ? Me voilà coupable et … — Non, vous n’êtes pas coupable, interrompit M. de Saint-Far avec vivacité, et malgré les apparences je ne mérite aucuns reproches, car je n’ai pas même eu l’idée de manquer à ma parole : mon bonheur est complet, et je m’en étonne encore ; c’est l’ouvrage du hasard, ou plutôt c’est un miracle de l’amour. Mais de grâce ne troublez pas ma félicité par d’inutiles regrets : puisque vous êtes à moi, soyez-y toute entière.

Non, mon ami, répondit Alexandrine de l’air le plus tendre, je n’empoisonnerai pas mon plaisir par des regrets trop tardifs ou des reproches que j’aurais à peine le courage de vous faire. Je n’ai combattu que trop long-temps un penchant irrésistible : puisque, malgré mes efforts et votre délicatesse, l’amour à su triompher de nous, profitons des délices qu’il nous offre, et ne songeons plus qu’à nous en rendre dignes.

M. de Saint-Far, surpris et charmé du discours d’Alexandrine, l’en remercia par les plus vives caresses : Il trouvait, peut-être avec raison, que ce langage était plus naturel que celui que tiennent ordinairement les femmes en pareilles circonstances ; effectivement, pourquoi se plaindre d’avoir cédé lorsqu’on est prêt à céder encore ? Il faut ne pas se repentir ou n’être coupable qu’une fois.

Nos deux amans ne se séparèrent qu’après avoir scellé leurs sermens d’éternelle constance par de nouveaux plaisirs. Le jour vint les surprendre dans les bras l’un de l’autre. Alexandrine parut très-alarmée de l’atteinte qu’une pareille imprudence pouvait porter à sa réputation, et de la nécessité de mettre sa femme de chambre dans la confidence, afin de faire évader M. de Saint-Far.

Autant il est difficile d’obtenir la première faveur, autant les autres coûtent peu de peine. M. de Saint-Far continua à s’enivrer des plus doux plaisirs ; mais Alexandrine avait tant d’esprit, elle était si voluptueuse, que son amour, quoique satisfait, ne se ralentit point. Les fantaisies de madame Durancy étaient si multipliées, qu’un homme moins épris ou moins généreux que M. de Saint-Far se serait lassé de les satisfaire ; mais quoiqu’il vît avec une espèce d’inquiétude que tous les jours les desirs de sa maîtresse étaient d’un genre plus élevé, il ne pouvait se résoudre à lui rien refuser.

Amélie, qui partageait avec madame Durancy toute la tendresse de son père ; touchait au moment le plus intéressant de la vie ; elle allait avoir, quinze ans, elle avait toute la fraîcheur, toute la modestie de cet âge ; elle était d’une taille moyenne, mais si bien prise et si bien proportionnée, que l’œil le plus exercé n’eût pu lui trouver un défaut ; ses cheveux d’un blond cendré offraient le plus heureux contraste avec ses sourcils d’un noir d’ébène qui surmontaient de grands yeux bleus, plus tendres que languissans ; sa bouche petite et vermeille laissait voir, en s’entrouvrant, deux rangées de perles d’une blancheur éclatante ; sa peau était un doux mélange de lis et de roses ; la nature n’avait jamais broyé de si belles couleurs.

Amélie joignait à tant d’avantages de l’esprit, de la finesse et des talens ; elle aimait son père à l’idolâtrie, il était le centre de toutes ses affections ; elle n’avait jamais éprouvé une sensation agréable dont il ne fût l’objet, toutes ses pensées se rapportaient à lui, toutes ses actions étaient dirigées par le desir de lui plaire. Sans avoir pour madame Durancy une amitié bien vive, elle était du moins parvenue à vaincre l’aversion qu’elle lui avait inspirée d’abord. Amélie avait souvent soupiré en voyant l’attachement extrême que son père avait pour Alexandrine, non pas qu’une honteuse jalousie vint souiller une si belle ame, mais Amélie n’était heureuse que lorsqu’elle était avec son père, et elle n’y avait jamais été si peu que depuis qu’il avait formé cette liaison.

Amélie épanchait souvent ses chagrins dans le sein de sa fidèle Élise, et lui demandait pourquoi son père aimait tant une femme qui n’était pas la sienne. Élise, qui avait fait souvent cette réflexion, était enfin, après bien des recherches, parvenue à le savoir ; plus âgée, plus vive, et surtout plus curieuse que sa maîtresse, la jeune Élise, malgré la surveillance de sa mère, commençait à avoir beaucoup plus de science, que son air ingénu ne permettait de le supposer ; mais la crainte d’affliger Amélie, en lui apprenant quelle était la nature de sentimens de M. de Saint-Far pour Alexandrine, lui avait jusqu’alors fait garder le silence.

M. de Saint-Far avait depuis longtemps formé le projet de donner une fête magnifique le jour où sa fille aurait quinze ans. Il voulait faire connaître le trésor qu’il possédait, et donner à Amélie l’occasion de déployer toutes ses grâces et tous ses talens. Au jour marqué, l’on se rendit en foule chez M. de Saint-Far, bien déterminé à admirer sa fille, qu’elle fût ou non digne de l’être, et surtout à profiter des plaisirs qui devaient se trouver rassemblés, chez lui. Madame Durancy s’était chargée de l’ordonnance de cette fête ; c’est assez dire qu’on y voyait régner le luxe et la profusion.

On avait mis en évidence de très-beaux dessins de la main d’Amélie, et elle devait exécuter sur la harpe et sur le piano les morceaux les plus difficiles. Après un concert où la réunion des meilleurs artistes n’avait pu garantir de l’ennui, Amélie ouvrit le bal ; et la légèreté de ses pas, la grâce de tous ses mouvemens n’excitèrent pas moins de plaisir que la douce harmonie qui s’était échappée de ses doigts.

Un jeune homme de vingt-deux ans, grand, bien fait, d’une figure agréable et distinguée, ouvrit le bal avec Amélie ; il avait admiré ses dessins avec une attention minutieuse ; il l’avait entendu chanter avec transport, il la regardait avec délices ; pendant toute la soirée il n’avait pas perdu un des mouvemens d’Amélie, il ne voyait, il n’entendait qu’elle ; il parvint enfin à s’en faire remarquer : il s’en aperçut avec une joie extrême. Amélie, surprise d’être l’objet de tant d’attentions, jetait en rougissant des regards furtifs sur le bel inconnu ; elle rencontrait toujours les siens, et baissait aussitôt les yeux en rougissant encore davantage : quelle que fût sa timidité, le plaisir qu’elle éprouvait à voir ce jeune homme lui faisait malgré elle tourner sans cesse la tête de son côté : une fois même elle essaya de le fixer tandis qu’il avait les yeux attachés sur les siens ; un trouble inconnu, mais extrême, fut le résultat de cette témérité ; tous les feux dont brûlait déjà l’aimable Ernest vinrent embraser l’ame d’Amélie.

Confuse des sentimens qu’elle éprouvait, et croyant que tout le monde pouvait lire ce qui se passait dans son cœur, Amélie se réfugia vers une fenêtre, sous prétexte de respirer le frais. Ernest l’y suivit bientôt, et l’aborda avec ce trouble et cet égarement qu’on n’éprouve qu’auprès de ce qu’on aime avec transport. Il voulut lui parler, sa voix expira sur ses lèvres. Amélie lui adressa d’un air embarrassé, quelques paroles insignifiantes qu’Ernest trouva très-spirituelles. Encouragé par le bon exemple, il eut enfin la force de prononcer quelques mots sans suite qui firent tressaillir Amélie ; elle entendait sa voix pour la première fois. Revenu de ce trouble, la conversation s’anima, et devint aussi intéressante qu’elle peut l’être entre deux personnes qui ne se connaissent pas, mais qui desirent vivement de se connaître. Amélie apprit qu’Ernest était le fils d’un ancien ami de son père ; elle fut charmée de cette découverte, et trouva que cette liaison l’autorisait à le traiter d’une manière particulière.

La bienséance les obligea de se séparer ; ils se suivirent des yeux en s’éloignant l’un de l’autre. Amélie fut aussitôt entourée d’un groupe de jeunes gens qui venaient lui prodiguer des louanges méritées, chose bien rare dans le monde. Parmi les hommes qui environnaient Amélie, il y en avait un dont la mise élégante, la jolie figure, et surtout l’air suffisant, le faisaient distinguer des autres. Il fixait Amélie de manière à lui faire baisser les yeux, et lui tenait des propos si galans, qu’elle avait peine à les comprendre ; il laissait à peine aux autres le temps de placer un mot. Amélie, plus ennuyée qu’embarrassée, cherchait à se défaire de cet importun ; mais la chose n’était pas facile : elle aperçut enfin madame Durancy qui traversait le salon ; elle l’appela : le cercle s’ouvrit pour laisser passer Alexandrine, qui souriait avec complaisance à tous ceux qui l’entouraient. Elle ouvrait la bouche pour demander ce qu’on desirait d’elle, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur le persécuteur d’Amélie ; une pâleur soudaine vint effacer les roses de son teint, et elle sembla prête à tomber sans connaissance. Madame se trouve mal, s’écria celui qui venait de lui causer une si vive impression ! la chaleur sans doute en est cause, il faut la faire sortir à l’instant. En disant ces mots, il l’avait retenue dans ses bras. Alexandrine le fixa de nouveau, et paraissait faire un effort sur elle-même pour cacher une partie de son émotion. Elle passa dans le jardin en continuant de s’appuyer sur lui. Amélie la suivit, et lui proposa d’aller appeler son père. Alexandrine, avec un mouvement de crainte qu’elle ne put retenir, la supplia de ne lui rien dire. Pourquoi l’inquiéter inutilement, ajouta-t-elle ? vous voyez que je suis mieux. Je vais me promener quelques momens ; vous, ma bonne amie, retournez au salon où votre présence est nécessaire. Amélie obéit, doublement heureuse de s’être débarrassée d’un homme qui l’ennuyait, et d’aller retrouver Ernest dont elle aurait déjà voulu ne plus se séparer.

Hé quoi ! madame, s’écria l’inconnu aussitôt après le départ d’Amélie, vous que j’ai vue si pleine de courage, bravant le monde et ses opinions ; vous dont j’ai tant admiré, dans maintes circonstances, la présence d’esprit et le sang-froid, vous vous troublez aujourd’hui à la vue d’un homme qui n’a rien d’effrayant, j’espère ; et vous risquez de vous compromettre pour n’avoir pas su réprimer un premier mouvement !

Colonel, reprit madame Durancy, sans répondre à vos railleries, je vous prierai seulement de vous ressouvenir qu’avec vous je n’ai jamais été moi ; maîtresse de mes mouvemens, de mes sensations, au-dessus de mon sexe avec tous les hommes, avec vous je n’ai jamais été qu’une femme ordinaire, c’est-à-dire aimant à l’excès, soumise jusqu’à la faiblesse, confiante jusqu’à la sottise ; et si tout ce qui me concerne est effacé de votre mémoire, j’ajouterai, colonel, que pour prix de tant d’amour, et je puis dire de tant de bienfaits, vous m’avez abandonnée sans ménagemens à l’instant où l’honneur et la délicatesse devaient le plus fortement vous attacher à moi.

Que de grands mots ! s’écria le colonel avec un sourire impertinent, et comme cet air de dignité vous sied bien ! Mais puisque nous sommes en train de nous rafraîchir la mémoire, souvenez-vous, ma belle Alexandrine, que cet amour ardent, dont vous avez brûlé pour moi, n’était qu’une preuve évidente de mon mérite, puisque je remplaçais auprès de vous une ville entière ; quant à vos prétendus bienfaits, je ne crois pas que quelques légers services puissent entrer en comparaison avec l’honneur de m’avoir fixé pendant trois ans ; et quant à mon dernier crime, qui sans doute est le plus grand, dites-moi franchement, dans le fond de votre ame, ne me sûtes-vous pas bon gré de vous avoir débarrassée, sous un prétexte honnête, d’un homme auquel vous ne teniez plus que par l’habitude ? Trois années de constance pour des êtres comme nous, accoutumés à répandre leur bénigne influence sur tout ce qui les environnait, c’était un vol fait à la société ; il était temps que je vous rendisse aux hommes que je faisais mourir de jalousie, et que j’allasse consoler les femmes qui, malgré mon indifférence, daignaient encore soupirer pour moi.

Ce ton léger me blesse sans me surprendre, répondit madame Durancy ; mais brisons là, colonel, une conversation également désagréable à tous deux ; nous nous aimions, l’indifférence est venue remplacer notre amour ; nous nous sommes trop bien appréciés pour devenir jamais amis : évitons donc avec soin les occasions de nous rencontrer, et promettez-moi de ne jamais reparaître chez M. de Saint-Far. — Non, ma charmante Alexandrine, je ne vous ferai pas une semblable promesse ; la maison de M. de Saint-Far est agréable, sa fille est charmante, sa maîtresse adorable ; je veux profiter de la première, séduire la seconde, et lui enlever la troisième ; voilà mon plan qui sera bientôt une réalité, car la seule personne qui pourrait en retarder l’exécution est en mon pouvoir. — Ô ciel ! quel comble d’infamie ! Comment ai-je pu aimer un pareil homme ? — Parce qu’un pareil homme est charmant quand il veut l’être ; et ne doutez pas, Alexandrine, que cette volonté ne lui revienne bientôt auprès de vous. Je vous ai trouvée délicieuse lorsque vous m’apparteniez ; mais aujourd’hui que vous êtes le bien d’un autre, et qu’une longue absence vous a rendu tout le piquant de la nouveauté, je sens que vous me feriez faire toutes les folies imaginables.

— Vos folies seraient inutiles, répondit madame Durancy d’un air dédaigneux, je veux bien vous en avertir, afin de vous les épargner ; mais sortons d’ici, je crains déjà que mon absence n’ait été remarquée. — Un seul mot, et je vous quitte : mais réfléchissez-y sérieusement ; je sens renaître tous mes desirs, n’importe à quel prix il faut qu’ils soient satisfaits ; si vous voulez y répondre de bonne grâce, je ne troublerais pas votre liaison avec M. de Saint-Far ; il ignorera même que je vous ai connue ; mais si j’éprouve la moindre résistance de votre part, aussitôt il apprendra qui vous êtes ; je puis vous perdre, et vous ne sauriez douter qu’en pareil cas je n’en aie la volonté. Demain matin je serai chez vous, d’ici là différez votre réponse.

En achevant ces mots, le colonel s’éloigna avec vivacité. Madame Durancy resta quelques instans comme pétrifiée de ce qu’elle venait d’entendre ; l’émotion dont elle avait été saisie à la vue de Charles était plutôt l’effet de l’amour que du ressentiment, et elle aurait volontiers repris ses chaînes s’il n’avait, dès le premier mot, blessé sa vanité. Mais l’ordre absolu de céder à ses desirs, et surtout celui de ne point s’opposer aux desseins qu’il paraissait avoir sur Amélie, la révoltaient ; mais que n’avait elle pas à redouter de sa résistance ! Le colonel pouvait aisément effectuer ses menaces, il n’hésiterait pas à le faire ; alors il fallait renoncer à M. de Saint-Far, et c’est ce qu’elle redoutait par dessus tout, non pas qu’elle eût pour lui beaucoup d’attachement, ses richesses seules faisaient son mérite à ses yeux. Mais ce mérite était d’autant plus grand, que chaque jour par sa coupable adresse elle envahissait une partie de cette fortune, qui lui faisait faire tant de bassesse. Lorsque madame Durancy fut tout-à-fait remise, elle rentra dans le salon où son premier soin fut de chercher le colonel ; elle le vit assis auprès d’Amélie, à laquelle il semblait parler avec feu. Ernest était de l’autre côté, et paraissait écouter impatiemment cette conversation ; effectivement le colonel était venu troubler le plus doux entretien pendant lequel Ernest et Amélie oubliaient la foule qui les entourait pour ne s’occuper que d’eux seuls.

Le venin de la jalousie s’empara du cœur d’Alexandrine ; elle ne douta pas qu’Amélie ne vît le colonel avec les yeux dont elle-même l’avait vu, et que son inexpérience ne rendît sa défaite certaine. L’orgueil s’unit à la jalousie pour réveiller un sentiment qu’avait éteint l’absence. Madame Durancy pensa que le seul moyen de détourner le colonel de ce nouveau caprice était de lui rendre ses bonnes grâces, et elle ne douta pas que toute rivalité cesserait au moment où elle voudrait prendre la peine de plaire.

Le reste de la soirée, Amélie fut obsédée par le colonel qu’elle aurait trouvé fort aimable, si quelqu’un avait pu lui paraître tel auprès d’Ernest. Mais ce dernier avait touché son cœur : pour la première fois il venait de s’ouvrir aux douces impressions de l’amour ; ce qu’elle éprouvait était délicieux, et elle s’y livrait avec d’autant plus d’abandon et de plaisir qu’elle en ignorait le danger.

On ne se sépara qu’au grand jour. Amélie se coucha remplie de pensées agréables et de desirs inconnus. Un doux sommeil vint rafraîchir ses membres délicats que la fatigue avait épuisés ; et des rêves enchanteurs lui représentèrent Ernest lui parlant d’amour.

Tout le monde ne dormait pas. M. de Saint-Far avait reconduit Alexandrine ; et, toujours amoureux comme le premier jour, il s’exprimait avec une éloquence qui ne pouvait manquer de la toucher. Alexandrine s’était mise au lit ; son heureux amant dévorait avec ivresse les charmes que lui soumettait l’amour ; il baisait tout ce qu’il voyait, puis il admirait de nouveau ce qu’il avait baisé ; ses mains inquiètes, avides de saisir, s’égaraient partout, et pressaient avec une voluptueuse fureur ce que ses yeux et sa bouche avaient parcouru ; il suçait avec délice les jolies fraises qui couronnaient son sein ; il semblait y puiser une nouvelle existence ; l’excès du desir vint mettre un terme à ces charmans préliminaires. Alexandrine en donna le signal par le baiser le plus expressif ; son amant, fier de lui voir demander grâce, s’empressa de la satisfaire, et l’on n’entendit plus que le bruit de leurs soupirs.

M. de Saint-Far s’arracha avec peine des bras de sa maîtresse pour aller prendre quelque repos que les fatigues de la nuit et celles de l’amour lui rendaient fort nécessaires : il donna à madame Durancy le baiser d’adieu, ferma ses rideaux, les rouvrit pour l’embrasser encore, et partit enfin après avoir juré sur sa bouche entrouverte de l’aimer jusqu’au dernier soupir.

Alexandrine avait à peine goûté quelques heures de sommeil, lorsqu’elle fut réveillée par un léger bruit que l’on faisait dans la chambre ; c’était le colonel qui, ponctuel à son rendez-vous, venait demander la réponse de madame Durancy, ou plutôt reprendre ses droits. Convenez, Alexandrine, s’écria-t-il d’un air cavalier en s’asseyant sur son lit, que je suis d’une complaisance incroyable ? Je sais que Saint-Far est venu goûter dans vos bras des plaisirs que je lui enviais, et je l’ai laissé tranquillement retourner chez lui : il est vrai que je ne craignais pas qu’il satisfît vos desirs au point de les éteindre ; de pareils miracles n’appartiennent qu’à moi ; et je trouvais, je l’avoue, un certain piquant à penser que tous ses efforts n’aboutiraient peut-être qu’à me faire recevoir de meilleure grâce.

Toujours avantageux, colonel ; et qui vous a dit que je consentirais à renouer avec vous ?

C’est moi, mon bel ange, et vous allez bientôt le confirmer.

Non pas, s’il vous plaît, j’estime M. de Saint-Far, il m’adore ; cette liaison me convient à tous égards, et je ne fais rien qui puisse la rompre.

Loin de la rompre, je prétends la resserrer, je serrai la chaîne qui vous attachera l’un à l’autre ; mais ne croyez pas que je souffre que vous lui soyiez fidèle ; vous me l’avez été, du moins vous me l’avez fait croire ; si cette gloire était partagée, elle cesserait d’en être une. Épargnez-vous donc de vaines simagrées : je ne viens pas ici en humble soupirant implorer des faveurs que l’on peut me refuser avec dédain ; je viens faire valoir mes droits, mais en maître généreux, qui payera par les plaisirs les plus vifs la soumission qu’il exige.

Charles avait prononcé ces mots d’un air tout à la fois impérieux et badin. Il faisait à madame Durancy mille agaceries dont elle avait peine à se défendre ; elle ne savait encore que résoudre ; le parti de la rigueur lui semblait très-dangereux, et son imagination lui retraçait avec force les plaisirs enchanteurs qu’elle avait goûtés dans les bras du colonel ; après de pareilles réminiscences il était bien difficile que la balance ne penchât pas en sa faveur.

Le colonel, bien différent de M. de Saint-Far, n’était pas de ces hommes délicats qui savourent jusqu’à la plus légère faveur ; il savait prendre toutes les formes, et dans l’occasion jurer le sentiment et la délicatesse de manière à en imposer à l’œil le plus exercé ; mais son caractère était un mélange de luxure et d’égoïsme, qui n’était tempéré que par la nécessité de cacher de pareils vices. L’ardeur de son tempérament en le portant à se livrer à de fréquentes débauches, lui avait en même temps donné la force d’y résister, et son physique était moins blasé que son imagination. Une jouissance ordinaire à ses yeux ne méritait plus ce nom, il lui fallait un objet nouveau ou bien des plaisirs bizarres. Dès que Charles sentait l’aiguillon du desir, il s’y serait livré s’il n’avait su par expérience que ces accessoires qu’il dédaignait par eux-mêmes servaient à rendre plus vive la crise du plaisir.

Charles, après avoir donné à madame Durancy quelques vigoureux baisers, se dépouilla de ses vêtemens, et dans un instant présenta à sa vue un modèle parfait de beautés masculines, que relevait encore quelque chose de plus qu’humain.

Les voiles furent inventés par la laideur et la difformité, s’écria gaîment le colonel en mettant Alexandrine dans un état pareil au sien ; et quand on a vos charmes, ma belle amie, on ne doit pas craindre la nudité ; j’aime à voir ces charmans contours que la nature a pris plaisir à former, et que le ciseau d’un Pigmalion essaierait vainement de surpasser.

Alexandrine sentant que la résistance serait inutile, se décida à se soumettre de bonne grâce ; elle répondit à ces agaceries avec une vivacité qui faisait assez voir qu’elles ne lui déplaisaient pas. Le colonel, après l’avoir baisée partout, se coucha sur le lit ; il enlaçait ses membres dans les siens, s’en détachait, la défiait au combat ; puis il prenait les postures les plus voluptueuses, qu’il s’amusait à voir représenter dans tous les sens par les glaces qui tapissaient l’alcôve. Alexandrine, s’écria le colonel avec une espèce de délire, tu ne m’as jamais paru si belle, tu ne m’as jamais inspiré de pareils desirs. Je ne sais par quelle bizarrerie l’idée que tu sors des bras de Saint-Far ajoute à tes charmes un nouveau piquant ; ton amant a échauffé la place que j’occupe : ce lit est encore humide de la rosée du plaisir ; qu’il soit témoin de nouveaux hommages. Viens, ma douce amie, viens confondre mon ame avec la tienne, et tu me diras après qui des deux t’a le mieux mérité.

Alexandrine volant toujours au-devant du plaisir, se précipite dans les bras du colonel ; et, mesurant le temps d’après l’ardeur de ses desirs, elle se hâte de l’identifier avec lui ; ses soupirs entrecoupés s’exhalent dans les airs ; elle s’agite avec volupté, elle prodigue à son amant tous ces noms emportés que l’amour inspire ; elle fait succéder l’indolence à la fureur, la vivacité à l’abattement. Le colonel expire enfin, et sa maîtresse qui jamais ne demande grâce le serre contre son sein avec une force nouvelle, en s’écriant : Ne me quitte pas encore !

En vérité, ma charmante amie, s’écrie le colonel dans un intervalle lucide, je ne te reconnais plus ! je t’ai vue plus tendre peut-être, mais jamais si emportée, si voluptueuse ; maintenant rien ne t’effraie, tu saisis tout avec une conception qui m’étonne, tu exécutes avec un art qui m’enchante, tu as même des idées neuves ; en un mot, tu as atteint un degré de perfection que je n’avais pas encore rencontré. Qui donc t’a si bien stylée ? serait-ce M. de Saint-Far ? Il s’en faut bien que ce soit lui, répondit Alexandrine, je me souviens à peine d’avoir été novice dans cet art charmant, et je crois que la nature m’en a plus appris que les meilleurs maîtres ; je n’étais ni moins habile ni moins ardente lorsque je t’ai connu ; mais alors je t’aimais avec une telle passion, que le plaisir de te voir et de te presser dans mes bras suffisait pour me rendre heureuse ; et je craignais, en rendant tes jouissances trop vives, de faire naître la satiété.

Je serais tenté, reprit le colonel, de rendre grâce à l’indifférence que maintenant tu ressens pour moi, car jamais indifférence n’a ressemblé davantage au plus ardent amour. Semblable au reste des hommes, tu confonds l’amour avec le desir, et pourtant rien n’est si différent ; le premier est aussi rare que le second est commun : l’amour pénètre rarement jusqu’au cœur, mais il est dans toutes les bouches ; c’est un prétexte honnête dont on se sert auprès des femmes pour excuser les tentations les plus impertinentes, et les femmes s’en servent à leur tour pour déguiser des desirs qu’elles auraient honte d’avouer, quoiqu’elles ne rougissent pas de les satisfaire. Je suis trop au-dessus des préjugés pour désavouer les miens ; tu viens de les exciter au plus haut degré. Lorsque je t’aimais davantage, Charles, je ne te desirais pas autant. — Je préfère ce sentiment d’aujourd’hui. — Il sera moins durable. — N’importe, il est plus vif, il est plus de mon goût. — Mais les desirs sont quelquefois insatiables. — Je veux l’essayer.

La lutte recommence, et madame Durancy force enfin le colonel d’avouer que cette manière d’aimer peut avoir des inconvéniens.

Le colonel, exténué de fatigue et ayant autant regagné dans l’esprit d’Alexandrine par ses valeureux exploits qu’elle venait de perdre dans le sien par son extrême condescendance, la quitte en lui promettant de revenir bientôt la voir, et de ne rien faire qui pût nuire à sa liaison avec monsieur de Saint-Far.

Amélie avait reposé avec le calme de l’innocence ; elle avait vu Ernest en songe, elle le voyait encore à son réveil ; son image était si bien gravée dans son cœur, qu’il ne sortait plus de sa pensée. Elle trouvait un plaisir extrême à se rappeler tout ce qu’il lui avait dit ; ses moindres paroles avaient du prix pour elle, aucune n’était sortie de sa mémoire. Elle ne savait quand elle reverrait Ernest, mais elle espérait le revoir bientôt, car elle ne doutait pas qu’il ne partageât son empressement : elle était encore livrée à ces douces rêveries, lorsqu’Élise entra dans sa chambre. As-tu vu Ernest, s’écrie la naïve Amélie ? dis-moi, l’as-tu trouvé bien joli ? — Quel est cet Ernest ? demanda la curieuse Élise ; je ne connais ni ce nom, ni celui qui le porte ! — Ah ! tu le connaîtras bientôt, répondit Amélie avec des yeux pleins de vivacité, c’est un jeune homme charmant qui était hier au bal ; j’ai dansé avec lui, j’ai causé avec lui, je n’ai vu que lui pendant toute la soirée, et je crois le voir encore maintenant qu’il est loin de moi ! — Il est donc bien beau, bien aimable cet Ernest ? — Ah ! ma chère Élise, j’essayerais vainement de te faire son portrait ; ce n’est pas précisément sa beauté qui m’a touchée, quoiqu’il fût assurément le cavalier le mieux fait du bal ; c’est son air, c’est son regard qui m’allaient au cœur ; j’ai d’abord éprouvé, en le voyant, un embarras si grand… Il a dû me trouver bien gauche ! mais aussi indulgent qu’aimable, loin de se moquer de mon embarras, il a feint de le partager, sans doute afin de m’en sauver la honte : j’ai été si reconnaissant de cet excès de délicatesse, que je me suis remise peu à peu ; et chaque instant, en dissipant mon trouble, semblait accroître le plaisir que j’éprouvais à la vue d’Ernest ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que ma présence produisait sur lui le même effet ; il ne pouvait me quitter, il ne se lassait ni de me regarder, ni de m’entendre ; il me disait que jamais pareilles sensations ne l’avaient agité, qu’il m’aimait déjà comme sa sœur, et que bientôt il m’aimerait davantage ; moi je lui ai répondu qu’après mon père, c’était lui que j’aimais le mieux, et que je craignais bien, si cela continuait, de ne savoir plus auquel donner la préférence. Imagine-toi, ma chère Élise, que cela lui a fait tant de plaisir que j’ai cru qu’il allait en devenir fou. —

Mais, mademoiselle, vous ne savez donc pas que vous avez fait là des déclarations qu’une jeune personne ne doit jamais se permettre, et que M. votre père vous gronderait s’il en savait quelque chose ? — Que dis-tu donc là ? moi je ferais du mal en aimant Ernest ! Mon père est l’ami du sien : comment pourrait-il m’en vouloir de l’amitié que je ressens pour le fils de son ami, et quoi de plus naturel que de dire à Ernest ce qui lui faisait tant de plaisir, puisqu’il usait de la même franchise envers moi ? — Si votre Ernest était une fille, vous n’auriez rien fait que de fort naturel : mais ce que vous éprouvez pour lui est bien autre chose que de l’amitié ! — Eh ! qu’est-ce que c’est donc, ma chère Élise ? En quoi le titre d’homme peut-il influer sur le sentiment qu’il m’inspire ? — Ce sont là de ces secrets que je ne devrais peut-être pas vous révéler ; mais autant vaut-il que vous les appreniez de ma bouche que de celle d’Ernest ; sachez donc que ce que vous sentez c’est… c’est de l’amour ! Et quelle différence existe-t-il entre l’amour et l’amitié ? — Ah ! voilà précisément ce qu’il est plus facile de sentir que d’expliquer ; mais pour vous en citer un exemple, M. votre père a de l’amitié pour vous, et de l’amour pour madame Durancy. — Ah ! s’il en est ainsi, je lui pardonne de me quitter si souvent pour elle, s’écria vivement Amélie ; car je sens déjà qu’il doit être impossible de résister à la force d’un pareil sentiment ; mais me voilà entièrement rassurée. Comment voudrais-tu que mon père condamnât l’amour, puisque lui-même il s’y livre ?

Vous vous abusez, mademoiselle, j’en sais sur cet article beaucoup plus que je n’ose vous en dire ; mais je puis vous assurer que, bien que M. votre père soit amoureux et ne se contraigne point, il trouverait très-mauvais que vous l’imitassiez. — Va, chère Élise, tu ne connais pas mon père, il est trop juste pour défendre à sa fille ce qu’il se permet à lui-même, et trop bon pour vouloir troubler mon bonheur. —

Élise secoua la tête avec un air qui disait : Vous verrez, mais trop tard, que j’avais raison. Elle n’osa pas en dire davantage dans la crainte de fâcher Amélie, ou de se mettre dans la nécessité de lui faire des confidences qu’elle jugeait dangereuses. Le jour se passa sans rendre Ernest au vœu d’Amélie ; elle s’y attendait, et s’en consola en parlant sans cesse de lui à sa chère Élise, qui venait de lui devenir plus chère encore par cette confidence : le lendemain lui sembla plus long ; car, selon elle, les bienséances ne demandaient pas plus de vingt-quatre heures de délai ; mais lorsqu’elle vit se passer trois, quatre, cinq jours, sans qu’Ernest reparût, sa douleur devint insupportable : Eh quoi ! disait-elle à Élise, m’aurait-il trompée, ou le plaisir qu’il avait à me voir se serait-il sitôt effacé de sa mémoire ? —

Le colonel, dont Amélie avait oublié jusqu’aux importunités, vint dès le second jour rendre sa visite ; il fut très-bien accueilli par M. de Saint-Far, mais il le fut très-froidement de sa fille, quoiqu’il déployât pour lui plaire toutes les grâces de sa personne et de son esprit. Amélie entendit avec regret son père inviter le colonel à venir souvent chez lui, l’assurant qu’il mettrait au nombre des jours heureux ceux où il aurait le plaisir de l’avoir pour convive. Le colonel promit de montrer par son empressement combien de telles offres lui étaient agréables ; effectivement il devint bientôt l’hôte journalier de M. de Saint-Far.

Que faisait le pauvre Ernest pendant qu’Amélie déplorait son absence ? Il se désolait de son côté de ne pouvoir céder au desir de voler près d’elle ; mais plus il avait à cœur de se procurer la libre entrée de la maison de M. de Saint-Far, et plus il jugeait la discrétion nécessaire. Enfin, après avoir laissé s’écouler une semaine, la plus longue de sa vie, il jugea qu’il était temps d’aller présenter ses respects à M. de Saint-Far, et son amour à son aimable fille. La crainte de ne plus voir Ernest et les pleurs qu’elle versait en secret avaient terni les roses qui paraient les joues d’Amélie : on la croyait malade, elle n’osait dire le contraire. Mais son extrême pâleur fit place au plus vif incarnat, lorsqu’on annonça son bien-aimé ; elle n’eut pas la force de quitter son siége, elle craignait même de lever les yeux sur Ernest, non pas cette fois pour ne point rencontrer les siens, mais de peur de laisser paraître son trouble. Malheureusement pour Amélie, on était en petit comité, et plus malheureusement encore le colonel était près d’elle ; sa rougeur ne lui échappa pas, et l’instruisit en un moment de la cause de ses dédains ; il vit que le seul moyen de réussir auprès d’Amélie était de se défaire de ce dangereux rival, se promit d’employer contre lui l’arme du ridicule qu’il savait manier avec une adresse merveilleuse.

La conversation s’engagea. Ernest s’exprimait avec une aisance et une modestie qui défiaient les traits de la satire ; il rappela à M. de Saint-Far la liaison qui avait existé entre lui et son père. M. de Saint-Far, toujours bon, toujours aimant, serra affectueusement la main du jeune homme, et lui dit que, malgré la différence de leurs âges, il sentait qu’il aurait bientôt pour le fils une amitié non moins tendre que celle qu’il avait éprouvée pour le père. Amélie fut transportée de joie en entendant ces paroles qui lui semblaient du plus heureux augure pour son amour.

Ernest parlait peu, mais tout ce qu’il disait était marqué au coin de l’esprit et du jugement. Le colonel pensa que s’il l’obligeait à se déployer davantage, il paraîtrait sans doute sous un jour moins favorable, surtout s’il l’avait pour antagoniste ; il s’établit entre eux une petite guerre dans laquelle le colonel n’épargna rien pour terrasser ou du moins embarrasser son adversaire. Mais il ne réussit qu’à faire briller Ernest et à le faire dès le premier jour apprécier à sa juste valeur, chose que sa modestie, sans cette occasion, aurait rendue longue et difficile. M. de Saint-Far paraissait s’amuser beaucoup de cette lutte et s’intéresser vivement au jeune Ernest ; car il souriait chaque fois que celui-ci, par un mot heureux, échappait au piége que lui avait tendu le colonel. Madame Durancy n’était pas moins charmée de l’esprit d’Ernest ; et sans la crainte de piquer Charles, elle se serait déclarée ouvertement en faveur du premier ; la contrainte qu’elle était obligée de s’imposer ne fit qu’exciter son enthousiasme. Elle examina l’aimable Ernest avec une attention scrupuleuse, et fut surprise de trouver autant d’agrémens dans les détails que de noblesse dans l’ensemble ; elle se dit qu’un pareil homme devait faire passer de bien doux momens, et que sa jeunesse, qui le rendait un objet d’envie, devait lui faire trouver les tentations irrésistibles.

Alexandrine se regarda devant une glace, et sourit en pensant qu’avec autant de charmes on ne risquait pas de refus. Elle retourna s’asseoir auprès d’Ernest auquel elle fit pendant le reste de la soirée l’accueil le plus flatteur. Ernest connaissant le pouvoir qu’elle avait sur l’esprit de M. de Saint-Far, fut charmé de se voir dès le premier jour si avant dans ses bonnes grâces, et n’épargna rien pour soutenir la bonne opinion qu’elle paraissait avoir conçue de lui. Madame Durancy prit aisément le change, et s’imagina qu’Ernest briguait ses faveurs lorsqu’il ne cherchait que sa protection.

Amélie était mécontente, elle aurait desiré avec ardeur le retour d’Ernest ; et, loin de trouver dans cette visite le plaisir qu’elle y attendait, son mal semblait s’augmenter encore par une sensation pénible dont elle ignorait la cause, c’était la jalousie. Effectivement Ernest, malgré le desir qu’il éprouvait de s’occuper exclusivement d’Amélie, pouvait à peine lui adresser quelques mots insignifians. Le colonel s’était d’abord emparé de lui de manière à ne lui laisser aucune liberté, et lorsque las d’une lutte où il n’y avait rien à gagner pour lui, il avait enfin quitté la partie. Alexandrine s’était à son tour saisie du pauvre Ernest, et c’est alors qu’Amélie ne pouvant plus supporter l’excès de sa douleur, se promit de ne plus avoir d’amour, puisque cela faisait tant de mal.

Lorsqu’Ernest prit congé de monsieur de Saint-Far, il en reçut l’invitation la plus pressante de venir souvent le voir. Madame Durancy y joignit les choses les plus flatteuses, et lui dit qu’elle se promettait de disputer bientôt à M. de Saint-Far le plaisir de le recevoir. Amélie ne lui dit rien, mais ses yeux parlèrent pour elle, et l’on sait combien ce langage est expressif.

Le colonel devenait chaque jour plus assidu chez M. de Saint-Far qui, charmé de trouver en lui un convive toujours aimable, et d’une gaité que rien n’altérait, se félicitait de cette liaison. Jamais il ne lui était venu à l’esprit que cet homme qu’il recevait si bien, pût être son rival ou le séducteur de sa fille.

L’amour que Charles avait conçu pour Amélie s’irritait par la difficulté ; il avait vainement tout employé pour lui plaire, il ne se flattait plus d’y réussir tant qu’il aurait Ernest pour concurrent, car il ne doutait pas d’avoir en lui un rival, et un rival aimé ; il fallait, à quelque prix que ce fût, se débarrasser du dangereux Ernest ; mais celui-ci avait su gagner l’estime de M. de Saint-Far, captiver le cœur d’Amélie et exciter les desirs de madame Durancy ; il ne donnait aucune prise à la médisance, et l’on ne pouvait, sans danger, employer la calomnie auprès de gens si intéressés à connaître la vérité. Le colonel ne vit qu’un moyen de parvenir à son but ; ne pouvant réussir par adresse, il imagina que la force lui serait plus favorable ; il alla donc trouver madame Durancy à laquelle il déclara que les visites d’Ernest lui déplaisaient, et qu’il n’entendait plus le voir ni chez elle ni chez M. de Saint-Far. Rien n’est si facile, répondit Alexandrine avec un extrême sang froid : cessez d’y venir, et vous serez sûr de ne plus l’y voir. — Ce n’est pas ainsi que je l’entends, répondit le colonel d’un ton absolu ; vous savez que je n’ai pas l’habitude de céder la place ; c’est Ernest qui doit être exclu, la chose est en votre pouvoir, et vous entendez trop bien vos intérêts pour oser me résister. — Si vous m’avez vu céder une fois à la nécessité, n’en concluez point que vous pouvez toujours me parler en maître. Lorsque j’avais tout à craindre et vous rien à risquer, j’eusse fait preuve de folie et non de caractère en vous résistant ; mais aujourd’hui la partie est égale : si vous me perdez dans l’esprit du père, je vous éloigne à jamais de la fille ; et puisque c’est pour l’obtenir que vous voulez sacrifier Ernest, vous n’emploierez pas, pour y parvenir, un moyen qui vous ôterait tout espoir.

Le colonel plaisanta madame Durancy sur sa logique, et tâcha d’obtenir par ses caresses ce qu’il ne pouvait gagner par la crainte ; tous ses efforts furent inutiles. L’homme qu’on a aimé ne l’emporte jamais sur celui qui commence à plaire.

Ernest s’apercevait de l’envie que lui portait le colonel, il s’en affligeait sans s’en inquiéter beaucoup. La tendre et naïve Amélie lui parlait de son amour avec un abandon si doux, que le cœur le plus soupçonneux n’aurait pu concevoir la moindre alarme. Ernest, sans blesser les bienséances, était enfin parvenu à voir Amélie presque tous les jours ; il avait eu l’art, en multipliant ses visites, de se faire engager à les rendre plus fréquentes encore ; il n’était jamais seul avec Amélie, mais souvent ils n’avaient qu’Élise pour témoin. Élise, confidente de leurs amours, n’était ni d’âge ni de caractère à montrer de la sévérité. Devant elle, nos amans pouvaient, sans contrainte, parler du sentiment qui les occupait tout entiers, se donner les noms les plus tendres, se serrer la main, se donner un baiser, lorsqu’à dessein Élise détournait la tête. Que leur fallait-il de plus ? Amélie était trop innocente pour croire qu’il existât un plus grand bonheur. Ernest était trop amoureux pour en desirer davantage.

Quoiqu’Alexandrine eût refusé au colonel de lui sacrifier Ernest, elle voyait avec un dépit égal au sien l’amour qui régnait entre les deux jeunes gens ; elle s’était flattée de plaire à l’aimable Ernest, et elle voyait avec douleur que l’attachement qu’il avait pour Amélie le rendait insensible au reste des femmes. Alexandrine, toujours ardente, toujours desirant avec fureur, ne pouvait endurer ce phlegme avec lequel Ernest recevait ses nuances ; il avait l’air de ne pas les apercevoir ; ou, lorsqu’elles étaient tellement marquées qu’il ne pouvait avoir recours à la feinte, il la remerciait de la protection dont elle l’honorait et l’assurait de sa reconnaissance. Ce mépris coloré n’en imposait pas à madame Durancy ; souvent l’humeur qu’elle en concevait lui faisait croire que la haine avait pris dans son cœur la place de l’amour ; et, ne voulant pas laisser jouir Amélie d’un bien qu’elle ne pouvait lui enlever, elle se décida à avertir M. de Saint-Far de leur intelligence ; mais l’amour qu’elle ne pouvait dompter venait toujours adoucir sa colère, et l’espoir achevait d’en triompher. Alexandrine s’accusait de maladresse pour excuser la froideur d’Ernest, et elle épargnait sa rivale pour ne pas perdre son amant.

Le colonel ne savait plus quel parti prendre pour s’assurer la possession d’Amélie ; c’était la première femme qu’il eût desirée avec passion sans l’obtenir ; cette nouveauté le piquait, et lui semblait d’un mauvais augure. Eh quoi ! disait-il, c’est un enfant qui me résiste ! c’est un enfant qui me l’enlève ! Non, je ne puis soutenir un pareil outrage ; si j’échoue, ma réputation est perdue. À force de rêver, il lui vint à l’esprit qu’en séduisant Élise, tâche qui lui paraissait assez facile, il se procurerait près d’Amélie un appui très-zélé, et peut-être même les moyens de s’introduire dans son appartement, et d’obtenir par la ruse ce qu’il ne pouvait plus espérer du sentiment.

Plein de cette idée, il devint familier avec la jeune Élise, lui fit quelques agaceries auxquelles elle répondit sans se fâcher, et quelques cadeaux quelle reçut de fort bonne grâce ; femme qui accepte, prend l’engagement de ne rien refuser ; le colonel, pénétré de cette maxime, l’attendit plus qu’une occasion favorable pour se faire payer de ses dons.

Cette occasion arriva bientôt ; M. de Saint-Far fut invité par le président P*** à venir dîner à la campagne. Comme l’endroit qu’il habitait était assez éloigné de Paris, M. de Saint-Far partit de bonne heure, accompagné de sa fille et de madame Durancy ; les domestiques profitèrent de l’absence de leur maître pour aller courir ; et la mère d’Élise, qui se piquait d’une grande dévotion, s’en fut droit à l’église entendre les offices. Élise était restée presque seule à l’hôtel avec la recommandation très-positive de n’en point sortir. Elle n’avait garde, l’amour l’attendait là.

La jeune Élise n’avait pas besoin du motif qui attirait près d’elle le colonel pour exciter des desirs ; c’était une petite brune de dix-sept ans aussi fraîche que piquante ; son minois chiffonné plaisait au premier coup d’œil, et son air fripon attachait sur elle le regard ; elle était blanche et potelée ; sa gorge, un peu volumineuse, mais ferme et rondelette, offrait aux amateurs, selon l’occasion, de quoi éveiller le desir ou se reposer des fatigues de l’amour.

Le colonel, fort content de sa petite Élise, et desirant n’avoir, pour obtenir Amélie, que de pareils obstacles à vaincre, guetta le départ de la mère, et la vit sortir enveloppée dans une grande coiffe noire, un gros livre sous le bras. Dès qu’elle fut à une distance assez grande pour ne pas le voir, il se glissa dans l’hôtel, et monta légèrement jusqu’à la chambre de sa belle, qui peut-être l’attendait, mais qui feignit une surprise extrême en l’apercevant.

Hé quoi ! c’est vous, monsieur le colonel, lui dit Élise en rougissant ! Qui vous amène ici ?… — Toi exactement, Élise, le desir de te voir, de t’embrasser, de te dévorer ! — Ah ! mon dieu ! que faites-vous donc ? — Je prélude ; la jolie gorge ! ce joli cou, le dos d’une blancheur extrême !… — Ne vous gênez pas, monsieur. — Je profiterai de la permission. — Mais êtes-vous fou ? — Ah ! oui, je suis fou de toi ! Ne détourne donc pas la tête ; ta bouche est si fraîche ! laisse moi la baiser. — Vous m’étouffez ! — Je suis trop léger pour cela ; tu me mets en feu, donne-moi ta main. — Ciel ! je n’ai jamais vu un pareil homme ! — Je le crois bien, les hommes comme moi sont rares. — Mais, monsieur, finissez donc ! — Je cède à ton empressement ; viens dans mes bras, ma chère Élise ! viens, idole de mon cœur ! que je t’enivre de plaisir !… Mais d’où vient ce transport ? Pourquoi refuser une chose que tu demandes ? — Monsieur le colonel, vous feignez d’avoir pris le change ; mais je n’accorde pas des faveurs pour des railleries ; un pareil marché vous ferait rire à mes dépens. — Peste soit de la friponne ! et que faut-il donc pour obtenir les faveurs de mademoiselle ? — Cela ne s’accorde à personne ; ma mère me recommande mille fois le jour d’être sage, de fuir tous les hommes ; je l’ai promis, et je tiens ma parole ; aussi, à moins qu’on ne me viole… Ah ! mais dans ce cas-là je n’aurais rien à me reprocher. — S’il ne tient qu’à cela, je vais te violer… Ah ! les belles formes ! que tout cela est appétissant ! quel plaisir que de violer ainsi ! ne te défends donc pas si fort, tu me déranges ! — Ah ! monsieur, par grâce arrêtez ; vous me froissez, vous m’abîmez ! tenez, j’aime mieux vous laisser faire ! mais vous voyez bien que c’est malgré moi. —

Mademoiselle Élise, dit le colonel en se rajustant, il me semble que vous avez l’habitude de faire des accommodemens avec votre conscience, car je ne suis sûrement pas le premier qui vous ai violée ? — Vraiment, si j’avais eu quelque chose à perdre, je ne vous aurais pas laissé faire. — L’aveu est fort naïf ; et quel est donc celui qui vous a mis dans le cas de n’avoir plus rien à perdre ! — Un jeune homme charmant qui possédait un trésor égal au mien ; depuis long-temps je lui avais donné mon cœur, et j’avais reçu le sien ; il nous prit envie de faire un second échange, mais le résultat en fut bien différent, car j’ai toujours un cœur à donner, et je n’ai plus de rose à laisser prendre. — Je m’en suis aperçu. Ah, çà, ma belle enfant, il est juste que je te rende confidence pour confidence ! tu sauras donc que j’aime ta maîtresse à la folie, et que… — Et que c’est pour l’amour d’elle que vous m’avez violée ? — Non pas précisément, tu mérites bien qu’on en prenne la peine ; mais, outre le plaisir que j’étais sûr de trouver dans tes bras, j’étais bien aise de m’assurer de ta discrétion. — Vous pouvez compter, monsieur, que je ne dirai rien de ce qui s’est passé. — Ce n’est pas là mon inquiétude ; mais, je te prie, écoute-moi sans m’interrompre. Je t’ai déjà dit que j’aimais ta maîtresse, je la vois souvent, mais toujours devant témoins, et j’ai besoin de lui parler en secret ; il faut que par ton moyen je m’introduise dans la chambre d’Amélie, afin d’avoir avec elle une explication très-nécessaire à tous les deux ; j’aurais pu m’adresser à elle, et je ne doute pas que je n’eusse obtenu son aveu pour cette entrevue, mais j’ai craint d’effaroucher sa pudeur, et j’aime mieux user d’adresse, que de lui épargner la peine d’un consentement. — Je vois, monsieur, l’excès de votre délicatesse, et il ne sera pas dit qu’une soubrette aura cédé sur cet article à un officier ; cette vertu est assez nouvelle aux gens de votre sorte et de la mienne, pour que nous en donnions un grand exemple. Je vous dirai donc, pour mon dernier mot, que vous vous arrangerez avec mademoiselle comme vous l’entendrez, mais que je ne m’en mêlerai pas. — Élise me plaisante ! c’est charmant ! au surplus, je savais bien, ma chère, que ton attachement pour ta maîtresse te rendrait un peu récalcitrante. Je savais qu’on ne parviendrait jusqu’à elle qu’en te passant sur le corps, voilà pourquoi je n’ai rien ménagé ; mais maintenant que j’ai su me frayer un passage, rien ne doit plus, rien ne peut plus m’arrêter, et toi-même me servira de guide ; car, si tu me refusais, j’en sais long sur ton compte ; et, sans parler de mes hauts faits, l’histoire du jeune homme charmant suffirait, je pense, pour te mettre à la raison. — S’il vous convient, monsieur, de dire à mes maîtres que, ne dédaignant pas de vous abaisser jusqu’à moi, vous m’avez dit que j’étais jolie ; que vous avez joint à des louanges, des présens qui flattaient ma vanité ; qu’abusant de ma jeunesse et de mon inexpérience, vous m’avez ravi un trésor que j’ignorais posséder ! Il ne tient qu’à vous, monsieur : je ne vous démentirai pas ; mais je ne crains nullement que vous parliez d’un homme dont vous ne connaissez ni le nom ni l’état, car vous n’avez pas l’intention sans doute de m’appeler en témoignage. Allez, monsieur, je me rends trop de justice pour imaginer que je suis un sujet digne d’exercer votre médisance. — Quelle femme êtes-vous donc, Élise ? et que ce langage s’accorde peu avec votre condition ! — Je conçois votre étonnement, monsieur ; mais élevée près de mademoiselle, ayant en partie partagé son éducation, je n’ai conservé de soubrette que le tablier ; et je sens que si mademoiselle ne me traitait pas comme une amie, je ne pourrais pas supporter l’état humiliant où le ciel m’a placé.

Le colonel allait répliquer, lorsqu’on entendit la voix de la mère d’Élise : il fallut s’enfuir aussitôt ; le colonel prit un dernier baiser sur la bouche de la tremblante Élise, et sortit de l’hôtel aussi heureusement qu’il y était entré.

Le colonel qui n’avait jamais vu dans Élise qu’une fille fort simple et fort ingénue, fut très-surpris de la découverte qu’il venait de faire ; il en conclut qu’Élise lui serait beaucoup plus utile qu’il ne l’avait pensé d’abord, si elle lui était favorable ; mais que si Ernest l’avait prévenue, elle ferait naître pour lui de nouveaux obstacles.

Tandis que le colonel conspirait vainement contre l’innocence d’Amélie, l’Amour lui tendait des piéges bien plus dangereux encore, car elle ne s’en défiait pas. Amélie était partie pour la campagne avec cette espèce de langueur qui ne la quittait pas en l’absence d’Ernest. Elle soupirait en pensant qu’elle ne le verrait pas de la journée. Que les jours où je ne le vois pas sont longs, se disait-elle, et que les momens où je le vois sont courts !

Qu’on juge du plaisir d’Amélie, lorsqu’en arrivant à la campagne, le premier objet qu’elle aperçut fut Ernest qui avait quitté la voiture et qui accourait lui offrir la main ! Jamais plaisir imprévu ne fut mieux senti : les joues d’Amélie se colorèrent du plus vif incarnat, et la joie la plus pure éclata dans ses yeux. Alexandrine, attentive aux mouvemens d’Amélie, découvrait avec une fureur concentrée tout ce qui se passait dans son ame : elle lisait dans les regards d’Ernest l’amour le plus ardent, les plus impétueux desirs, et ces desirs et cet amour étaient pour une odieuse rivale ! — À peine Alexandrine pouvait-elle se contenir ; mais, forcée d’étouffer sa rage, elle jura que jamais Ernest ne connaîtrait le bonheur dans les bras d’Amélie.

Nos deux amans, charmés de se voir, étaient bien éloignés de penser que tant de gens conspiraient contre eux ; l’envie, étrangère à leurs cœurs, leur paraissait une chimère ; s’aimer, s’adorer était là leur unique étude : l’orage grondait autour d’eux sans pouvoir les en distraire.

À la campagne, la promenade est un des plus grands plaisirs ; le maître de la maison aime à montrer son jardin, son parc, jusqu’à son potager ; il ne vous épargne pas le moindre carré de terre ; et ses convives, soit dans le dessein de lui faire la cour en s’émerveillant sur tout ce qu’il a fait faire, soit dans l’espoir de s’égarer, ne refusent jamais de l’accompagner. Le président avait rassemblé chez lui une société nombreuse ; il proposa une promenade dans le parc, qui fut aussitôt acceptée. Tout le monde sortit ensemble ; peu à peu on se sépara, et bientôt on ne fut plus que deux à deux.

On devine aisément qu’Ernest s’était emparé du bras d’Amélie ; et, soit que les autres les aient quittés, soit qu’ils aient quitté les autres, ils se trouvèrent, sans trop savoir comment, tête à tête, dans un bosquet touffu, où un banc de gazon, qui n’était pas placé là pour rien, les invita à s’asseoir. L’air était embaumé par les arbustes qui formaient le berceau ; de belles grappes d’or se balançaient mollement agitées par un doux zéphir, et des oiseaux voltigeaient de branches en branches, chantaient le plaisir, et donnaient l’envie de mieux faire.

Quel plaisir j’éprouve ici, s’écrie la naïve Amélie, en serrant la main d’Ernest qu’elle tenait dans la sienne ! Pourquoi les hommes sont-ils assez fous pour habiter des villes ; on est bien loin d’éprouver les vives sensations que l’on éprouve à la campagne : une chaumière et vous, mon aimable ami, et je serais sûre d’être heureuse à jamais ! — Je sens, comme vous, lui répondit Ernest, une émotion délicieuse ; mais je crains, ma chère Amélie, que la campagne y contribue moins que votre présence ; car lorsque je vous vois à Paris, je me dis, ainsi qu’à présent, que mon bonheur est à son comble. — Le bonheur de vous voir est toujours le même ; il est trop grand pour que rien puisse l’accroître, mais ce que j’éprouve est encore autre chose : mon cœur bat avec une violence… Sentez plutôt, mon ami.

Ernest se laissa conduire la main sur un sein charmant qui n’avait jamais été touché ; cette main chérie le fit battre encore davantage. Amélie s’en aperçut et renouvela l’épreuve en appuyant plus fort la main d’Ernest, comme pour arrêter le battement de son cœur. Ernest éprouvait une agitation extrême, et craignait de ne plus pouvoir maîtriser ses desirs ; son respect pour Amélie égalait son amour, mais il avait vingt-deux ans, un cœur tendre, un tempérament de feu ; il était seul au fond d’un bois avec une femme qu’il adorait, et qui, loin de chercher à se défendre, irritait encore ses desirs par ses innocentes caresses. Ernest vit le péril, il en frémit ; l’amour lui fit envisager les plaisirs qui l’attendaient ; la première image s’affaiblit. Ernest ne vit plus que sa maîtresse, que sa beauté, que ses grâces ; il l’embrassa comme il l’avait déjà fait mille fois à la dérobée ; mais n’ayant pas la crainte d’être aperçu, sa bouche resta collée sur celle d’Amélie ; il la prit dans ses bras, et, après l’avoir serrée contre son cœur, il l’étendit sur ce banc de gazon ; il lui donna de nouveau le baiser le plus tendre et le plus savoureux, écarta le voile qui couvrait son sein, le baisa, répara le désordre, le rendit plus grand encore, et ne songea plus à le réparer. Amélie, tout entière à l’amour, ignorait ce qu’elle avait à craindre, et partageait, sans le savoir, tous les desirs de son amant.

Ernest, après avoir vainement lutté contre ses transports, cède enfin à leur impétuosité ; sa main s’égare et parcourt les charmes les plus ravissans, il n’ose encore provoquer les caresses qu’il prodigue. Amélie lui sourit ; ce sourire fait évanouir le reste de ses scrupules ; il se décide à tout braver… — Une femme, ou plutôt une furie, s’élance dans le berceau, saisit Amélie par le bras et la traîne à terre avec violence en l’accablant des plus sanglans reproches. Amélie éperdue, se connoissant à peine, demande en même temps sa grâce ; et quel est son crime ? Ernest, rempli de fureur à ce spectacle inattendu, arrache la tremblante Amélie des mains d’Alexandrine, et lui dit, avec des yeux étincelans de rage, qu’il connaît assez la cause de sa colère, et que ce n’est point l’amour de la vertu qui la fait agir. Épargnez Amélie, madame, ajouta-t-il ; je suis le seul coupable, et je rends grâce au ciel de ce qu’il ne m’a pas permis de détruire son innocence ; gardez-vous donc de l’instruire, par vos injustes reproches, de ce qu’elle ne doit apprendre que de l’amour.

Je consens, répondit madame Durancy, à taire les horreurs dont j’ai été témoin ; mais souvenez-vous que vous êtes l’un et l’autre à ma discrétion, et conduisez-vous en conséquence.

Ernest ne répondit que par un regard d’indignation, et tous trois quittèrent le bosquet en gardant un morne silence. Alexandrine, qui savait par expérience qu’on ne s’égare pas impunément avec sa maîtresse, avait suivi les deux amans, les avait vus entrer dans le berceau, et s’était cachée sous un épais feuillage, d’où elle avait entendu tout ce qui s’était passé. Le dépit qu’elle ressentait ne lui aurait pas permis d’attendre si long-temps pour se découvrir, sans le dessein qu’elle avait formé de les surprendre dans un moment critique, afin de les mettre dans sa dépendance et de forcer Ernest de se rendre à ses desirs, dans la crainte de perdre Amélie. Le reste de la journée se passa d’une manière assez triste ; Amélie n’osa plus se promener avec Ernest, et madame Durancy les veillait de si près, qu’elle ne put pas même lui demander pourquoi cette dernière s’était mise dans une si grande colère. Malgré cette contrainte, Amélie ne vit pas arriver sans regrets la fin du jour ; il fallut se séparer d’Ernest, et ce moment était toujours pénible pour son cœur.

De retour chez son père, Amélie fit à Élise le récit de ce qui s’était passé, et lui demanda si elle devinait ce qui avait excité la colère de madame Durancy ; Élise sourit et lui répondit qu’elle croyait le savoir, mais qu’elle n’osait pas le lui dire ; Amélie la pressa si vivement de s’expliquer, que ne pouvant plus se défendre, elle lui dit qu’Alexandrine avait de la jalousie. — Et de qui serait-elle jalouse ? demanda Amélie. — De vous. — Et pourquoi jalouse de moi ? — Parce qu’Ernest vous aime. — Mais puisqu’elle a de l’amour pour mon père, elle ne peut en avoir pour Ernest. — L’amour se passe comme il vient, sans trop savoir pourquoi ; et je suis bien sûre que maintenant elle en ressent pour Ernest, car je l’ai surprise le regardant et lui parlant de manière à n’en laisser aucun doute. — Et penses-tu qu’Ernest partage ses sentimens ? — Oh ! non vraiment, Ernest vous aime et n’aime que vous ; vous pouvez m’en croire.

Amélie se sentit soulagée par cette assurance. Mais l’idée que madame Durancy aimait Ernest lui laissa dans l’ame une tristesse extrême.

M. de Saint-Far, depuis quelque temps, semblait en proie aux plus vives douleurs ; son caractère aimable avait fait place à une humeur maussade qui ne le quittait presque plus ; la vue de sa fille semblait surtout l’affecter d’une manière pénible, et lorsqu’elle essayait à chasser de son front les nuages qui l’assiégeaient, au lieu de répondre à ses caresses, il l’arrosait de ses larmes et la suppliait de le laisser seul. Amélie se désespérait de ce fatal changement, et remarquait avec douleur que chaque jour la santé de son père devenait plus chancelante.

Le médecin de M. de Saint-Far lui ordonna d’aller passer quelques mois à la campagne. Il avait un château très-beau dans les environs de Paris ; et malgré la répugnance qu’il paraissait avoir pour l’habiter, les instances d’Alexandrine et d’Amélie l’y déterminèrent. Il fut décidé que sous quinze jours on partirait.

En attendant, madame Durancy recommanda à la mère d’Élise de veiller de très-près sur les actions d’Amélie, et surtout de prendre bien garde qu’elle ne se trouvât seule avec Ernest, lui faisant entendre qu’elle avait des motifs secrets pour lui faire cette recommandation. La vieille gouvernante l’assura qu’elle redoublerait de vigilance, et que ni M. Ernest ni d’autres n’entretiendraient Amélie hors de sa présence.

La contrainte irrite les esprits, et semble redoubler d’amour. Amélie qui, jusqu’alors, avait joui de beaucoup de liberté, n’avait jamais eu l’idée d’en mésuser ; la surveillance importune de sa gouvernante lui parut insupportable, et lui fit apprécier tous les charmes de l’indépendance qu’elle avait perdue. Il lui semblait que de voir Ernest devant Élise ne pouvait que blesser les bienséances, et elle n’avait jamais desiré qu’Élise les laissât seuls ; mais avoir sans cesse pour témoin une femme dont l’âge et les manières ne lui inspiraient que du respect et de la crainte, c’était une gêne à laquelle elle ne pouvait se soumettre, et elle se surprit pour la première fois avoir un vif desir de se soustraire à la contrainte qu’on lui imposait.

Amélie, aidée des conseils d’Élise, serait sûrement parvenue à tromper la surveillance de son argus, et aurait fait quelque étourderie, si, au moment où elle était résolue de tout entreprendre pour voir son amant en secret, on ne l’avait emmenée à la campagne. Madame Durancy se doutant que l’on méditait quelque ruse, avait à dessein hâté le jour du départ, et la pauvre Amélie eut la douleur amère de quitter Paris sans avoir pu faire d’adieux à son bien-aimé.

Le colonel qui, par son extrême enjouement, avait seul le talent de ranimer quelques étincelles de gaieté chez M. de Saint-Far, fut de la partie ; il vivait toujours avec madame Durancy sur le même pied : mais on se figure aisément qu’épris l’un et l’autre d’un objet qu’il desirait vainement posséder, cette liaison était fort languissante. Le colonel ne recherchait plus les faveurs d’Alexandrine que pour éteindre des desirs qu’Amélie avait fait naître, et madame Durancy ne recevait les caresses du colonel que parce que son tempérament les lui rendait nécessaires.

Alexandrine n’avait pas voulu qu’Ernest les accompagnât, parce qu’à la campagne il lui semblait impossible de l’empêcher de se trouver seul avec Amélie ; elle avait mieux aimé se priver de sa présence, que de leur fournir l’occasion de recommencer la scène du bosquet.

On passa quelques jours au château d’une manière assez maussade ; la santé de M. de Saint-Far, loin de s’améliorer, s’altérait de plus en plus, et sa tristesse s’augmentait visiblement. Amélie se désespérait de voir souffrir son père, et de ne plus voir Ernest. Alexandrine souffrait presque aussi vivement qu’elle de cette privation. Charles, seul, semblait avoir conservé son caractère aimable ; on apercevait même dans ses regards une joie qui semblait déplacée, et qu’il s’efforçait, mais en vain, de dissimuler ; cette joie provenait d’un plan qu’il avait conçu pour parvenir à posséder Amélie, et la réussite lui paraissait si sûre qu’il pouvait à peine contenir les transports que cette idée lui causait.

L’appartement de madame Durancy était situé à l’une des extrémités du château ; celui de Charles était à peu de distance du sien, Amélie occupait l’extrémité opposée, et M. de Saint-Far habitait une aile du côté de madame Durancy, qui n’avait en apparence aucune communication avec ce château. Il n’y avait dans l’appartement d’Amélie, qui était assez vaste, que la seule Élise qui couchait dans la première pièce. Le colonel s’était d’abord flatté qu’Élise consentirait à le faire parvenir jusqu’à sa maîtresse ; mais il n’avait pu s’y déterminer ni par ses carresses, ni par ses menaces ; la seule chose qu’il en avait obtenu à force de supplications, était la promesse d’être absolument passive dans tout ce qu’il entreprendrait. Content de cette promesse, le colonel résolut de faire servir Alexandrine à ses projets ; il trouvait que tenir Amélie de sa main, ce serait compléter sa jouissance.

Un soir, après être convenu avec Alexandrine qu’il irait la trouver à minuit, il se munit d’un pistolet, et se rendit dans son appartement à l’heure convenue ; tout le monde s’était retiré de bonne heure ; le colonel avait pris la précaution de faire un tour de jardin pour voir si tout était tranquille, et s’il apercevait encore quelque lumière ; le silence et l’obscurité régnaient partout, Alexandrine et lui étaient les seuls qui veillassent.

Lorsque Charles fut entré chez madame Durancy, il referma soigneusement la porte ; cette précaution n’avait rien que de fort naturel : ensuite il s’approcha d’elle ; et après lui avoir fait quelques caresses très-vives, il l’exhorta à se déshabiller. Alexandrine ne se le fit pas répéter ; et le colonel, tout en folâtrant, lui ôta jusqu’à son dernier vêtement.

Ma belle amie, s’écria le colonel après avoir mis Alexandrine dans l’état où il la desirait, la vue de tant de charmes me fait regretter l’injure que je vais leur faire ; mais vous qui connaissez si bien toutes les bizarreries de l’amour, vous excuserez sans doute une victime de ses caprices. Je vois l’étonnement où ce discours vous jette, je ne me plairai pas à le prolonger. Sachez donc que vous êtes destinée à jouer cette nuit un rôle très-inattendu et très-indigne de vous, celui de confidente. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que j’aime Amélie ; mais ce que vous ne pouvez concevoir, c’est l’impétuosité des desirs qu’elle m’inspire ; je volerais dans ses bras avec la certitude d’être écrasé par la foudre, pourvu qu’elle ne me frappe qu’après l’avoir possédée. Il faut que cette nuit même j’éteigne dans les plaisirs une partie du feu qui me dévore ; et c’est vous, belle Alexandrine, qui m’en fournirez les moyens. Vous avez une clef de l’appartement d’Amélie ; vous allez me conduire à l’instant près d’elle.

Ma surprise est si grande, colonel, qu’elle ne m’a pas permis de vous interrompre ; mais vous avez perdu l’esprit, car vous n’avez jamais pu croire que vous obtiendriez de moi une chose aussi ridicule.

J’ai si peu perdu l’esprit, reprit le colonel en posant froidement un pistolet sur la table, que j’ai prévu toutes vos objections ; et vous verrez que je me suis pourvu de ce qu’il fallait pour y répondre. Cependant je me verrais avec peine forcé d’user de violence, et j’aime mieux vous convaincre par de bonnes raisons que, nos intérêts étant communs, vous gagnerez à me servir. Si j’aime Amélie avec idolâtrie, vous aimez Ernest avec fureur ; elle seule vous prive de votre amant : mettez donc Amélie en ma puissance, et je vous garantis de mettre Ernest à vos pieds.

Vos menaces sont trop frappantes pour produire l’effet que vous en attendez ; et, loin de m’émouvoir, elles me font pitié ! Avez vous cru m’en imposer avec ce pistolet, et ne sais-je pas bien que mes jours sont en sûreté quand les vôtres m’en répondent ?

D’un mot je vais détruire votre sécurité ; vous savez qu’afin de passer avec vous une nuit plus tranquille, après avoir fait mes adieux à M. de Saint-Far, j’ai feint de partir pour Paris ; ma chaise m’attend au bout du parc ; et s’il arrivait cette nuit quelque accident au château, assurément personne ne songerait à m’en rendre responsable. Votre vie est donc entre mes mains sans aucun risque pour la mienne ; et, malgré l’horreur que j’éprouve à la seule idée d’attenter à vos jours, j’ai été trop loin pour m’arrêter maintenant.

Une louve vous a donc porté dans son flanc, vous a donc nourri de son lait, s’écria madame Durancy avec l’accent de la rage : je vous connaissais tous les défauts, tous les vices, vous m’en avez donné des preuves ; mais j’aurais rougi de voir un assassin !…

Puisque les raisonnemens vous mettent en fureur, la force vous appaisera : obéissez, Alexandrine, venez m’ouvrir l’appartement d’Amélie, vous me faites perdre des instans trop précieux.

Souffrez au moins que je m’habille ; non, c’est dans cet état que vous me conduirez ; il le faut, pour que vous partagiez la crainte que j’ai d’être découvert.

Alexandrine, les yeux étincelant de fureur, précéda le colonel d’un pas chancelant ; vingt fois elle s’arrêta et le conjura d’un air qu’elle s’efforçait de rendre suppliant, de la laisser retourner chez elle. Mais le colonel, trop exaspéré pour se laisser émouvoir, se contentait de lui faire signe de poursuivre son chemin. Ils arrivèrent enfin à l’appartement d’Amélie. Alexandrine ouvrit la porte d’une main tremblante, et voulait se retirer : Entrez, lui dit le colonel ; il faut que vous me conduisiez jusqu’à son lit, après quoi je vous ramenerai chez vous.

Alexandrine ouvrait toutes les portes avec les précautions que sa situation exigeait. Amélie dormait profondément et n’entendit rien. Le colonel, après l’avoir admirée quelques instans, fit signe à madame Durancy de sortir ; ils laissèrent les portes ouvertes, et furent bientôt rendus dans l’appartement d’Alexandrine. Le colonel s’empara de tous ses vêtemens ; et, après lui avoir recommandé d’une manière ironique l’oubli des injures, il l’enferma à double tour.

Charles regagna d’un pas léger la chambre d’Amélie ; il mit doucement les verroux, ouvrit une fenêtre qui donnait sur le parc, y attacha une corde, souffla sa bougie, et se précipita sur le lit de sa victime. Charles, qui avait remarqué combien Amélie dormait tranquillement, voulut jouir quelques instans encore de son sommeil ; il réprima ses transports et modéra ses caresses. Il respira son haleine embaumée ; ce souffle si pur sembla régénérer son ame. Cet homme, qui le moment d’avant, menaçait les jours d’une femme, fut, par un miracle de l’amour, métamorphosé en amant délicat et tendre. Charles, qui n’avait jamais su apprécier ces faveurs délicieuses qui sont le principal ou l’accessoire du plaisir, selon celui qui les reçoit, pour la première fois, les savourait avec délices. La peau satinée d’Amélie, ses chairs fermes, sa gorge arrondie, offraient à la main connaisseuse des trésors inépuisables. Quelles que fussent les précautions du colonel, le sommeil d’Amélie fut bientôt troublé par ses caresses : elle jeta un cri perçant en se sentant entre les bras de quelqu’un qui la serrait avec force. Le colonel, afin de l’empêcher de crier, lui ferma la bouche avec la sienne. Ernest était le seul qui jusqu’alors eût approché ses lèvres de celles d’Amélie. Ce mouvement lui fit croire que c’était son amant ; et, presque rassurée par cette erreur, elle demanda en adoucissant sa voix : « Ernest, est-ce toi ? — » Oui, lui répondit très bas le colonel, c’est ton amant qui, désespéré de ton absence, vient chercher dans tes bras le remède à tous ses maux. — Mon cher Ernest, qui a pu t’introduire ici ? conçois-tu bien le danger auquel tu t’exposes, et ne redoutes-tu pas les fureurs de madame Durancy ? — J’ai tout prévu, mon Amélie, sois tranquille, ne songeons qu’au bonheur de nous revoir, et consacrons à l’amour ces précieux instans.

Laissons le colonel profiter, bien ou mal, de l’erreur de la trop crédule Amélie, et retournons à madame Durancy, que la rage a pour quelques instans privée de toutes ses facultés. Alexandrine haïssait Amélie et l’aurait livrée elle-même entre les bras d’un homme qui n’eût pas été son amant ; mais le colonel qu’elle avait si long-temps, si ardemment aimé, que peut-être elle aimait encore, le colonel prodiguant à sa rivale des caresses qui lui appartenaient, s’enivrant de plaisirs qui lui étaient si chers, cette idée était déchirante et révoltait tous ses sens. Lorsqu’elle fut revenue de l’état de stupeur où l’étonnement et la rage l’avaient mise, elle songea aux moyens de faire manquer l’entreprise du colonel. Il avait cru s’enfermer ; mais il ignorait qu’il existait une porte secrète qui communiquait à l’appartement de M. de Saint-Far ; le premier mouvement d’Alexandrine fut de courir l’avertir de ce qui se passait ; sa nudité l’arrêta. Comment se présenter à M. de Saint-Far dans un pareil état ? que lui dire ? que faire ? Alexandrine, désespérée, se jette sur son lit, en poussant de profonds mugissemens. — En étendant les bras, elle sent un morceau de mousseline, c’est une robe du matin, heureusement échappée aux recherches du colonel ; malgré l’obscurité, elle s’en affuble ; et, prenant la muraille pour guide, elle arrive à la porte secrète, enfile un long corridor et se trouve enfin dans la chambre à coucher de M. de Saint-Far. Le bruit l’avait réveillé. Surpris d’entendre Alexandrine venir chez lui à une pareille heure, il se lève pour aller au-devant d’elle ; mais sa surprise redouble en la voyant pâle, échevelée, les yeux hagards, et s’écriant avec l’accent de la terreur et du désespoir : Un assassin ! un monstre ! Amélie ! Courez chez Amélie !

Que voulez-vous dire, lui demande M. de Saint-Far, avec la plus cruelle anxiété ? Expliquez-vous : où est ma fille ? — Elle est chez elle, courez-y. — M. de Saint-Far, sans en demander davantage, volait au secours de sa fille, lorsque madame Durancy l’arrêta en lui disant qu’on était venu l’enfermer chez elle, et qu’il ne pourrait traverser son appartement. Voilà une clef qui ouvrira toutes les portes, répond M. de Saint-Far, et une épée qui vengera ma fille.

M. de Saint-Far traverse tous les appartemens avec la rapidité de l’éclair. Alexandrine le suit, tremblante, éperdue, et craignant pour les jours du colonel qu’elle aurait voulu trancher elle-même un moment auparavant. Ils arrivent à la porte d’Amélie, ils écoutent ; le plus profond silence règne autour d’eux. M. de Saint-Far veut faire usage de sa clef, la serrure cède ; mais les verroux résistent. Il demande du secours à grands cris, ses gens trop éloignés ne peuvent l’entendre ; il appelle Élise : celle-ci qui s’intéresse au colonel, au lieu de répondre, court à la chambre d’Amélie l’avertir du danger qui la menace ; Charles, qui se croyait assuré d’une nuit tranquille, au lieu de précipiter le moment décisif, s’était livré au doux plaisir d’entendre des aveux charmans, qui, quoique adressés à son rival, le transportaient par leur naïveté et leur tendresse ; il n’avait fait à Amélie que de ces simples caresses qu’Ernest lui avait prodiguées mille fois ; mais, profitant de son erreur, il allait s’initier aux plus doux mystères de l’amour, lorsque l’officieuse Élise vint l’avertir que M. de Saint-Far enfonçait la porte. Amélie, à moitié morte de frayeur, l’engage de se sauver, et ne sait comment il pourra s’y prendre. Le colonel, sans lui répondre, la quitte, et vole à la fenêtre où la corde est attachée ; il la saisit, il se glisse ; à peine est-il en bas, que la porte cède aux efforts redoublés de M. de Saint-Far ; il jette en passant un regard sur Élise qui semble profondément endormie ; il court au lit de sa fille, elle dort ! Pendant qu’il demande à madame Durancy, qui a pu faire naître des alarmes en apparence si peu fondées, Élise se lève doucement et va détacher la corde qui pendait à ses croisées. La corde tombe dans des broussailles sans causer le moindre bruit, et avec elle se perd le seul indice qui pouvait constater un attentat.

Alexandrine, confondue de trouver tout si tranquille, ne doute plus qu’Amélie ne soit d’intelligence avec le colonel. Cette pensée ranime toute sa colère. Elle est prête à nommer le coupable ; mais elle ne peut fournir les preuves de ce qu’elle avance sans risquer de se compromettre ; cette pensée l’arrête. Elle garde le silence. M. de Saint-Far redouble ses questions ; l’embarras d’Alexandrine augmente. Que voulez-vous, dit-elle enfin, que je vous réponde ? Un fait incontestable, c’est qu’on est venu fermer ma porte en dehors ; quelques instans après j’ai cru entendre des cris qui partaient de l’appartement d’Amélie : je vois que je me suis trompée ; mais ma surprise n’en est pas moins extrême. Pourquoi m’enfermer chez moi ? Quel est l’insolent qui a osé se le permettre ? — Mon étonnement est égal au vôtre, répondit M. de Saint-Far : assurément ce n’est pas l’un de mes gens qui aurait eu pareille effronterie ; mais ce que je ne puis concevoir, c’est le but qu’on se proposait en vous enfermant ainsi !… Au reste, peut-être, avec d’exactes recherches, découvrirons-nous le coupable. Venez, nous visiterons tous les appartemens. Pendant que M. de Saint-Far faisait d’inutiles recherches, et qu’Alexandrine se perdait en conjectures, le colonel, moins inquiet des suites de cette aventure que piqué de n’avoir pas mieux profité de l’occasion, avait regagné sa chaise, et volait vers Paris avec une vélocité surprenante,

M. de Saint-Far, après s’être convaincu qu’il n’y avait personne dans le château qui pût en troubler la tranquillité, alla se remettre au lit, très-persuadé qu’Alexandrine avait été la dupe de son imagination ; celle-ci, bien sûre de son fait, ne concevait pas par où le colonel avait pu s’évader ; elle se coucha, mais ne dormit pas ; elle comparait sans le vouloir les plaisirs qu’elle s’était promis aux vexations qu’elle avait éprouvées ; la colère, la jalousie, l’amour et la haine venaient l’agiter tour à tour ; cette nuit lui sembla d’une longueur extrême, et le jour reparut sans soulager ses ennuis.

Dès qu’Élise n’entendit plus de bruit, elle passa dans la chambre de sa maîtresse, très-curieuse d’apprendre comment tout cela s’était passé, et non moins surprise de la facilité avec laquelle Amélie avait souffert la visite du colonel. Mademoiselle, dormez-vous, demanda doucement Élise ? — Peux-tu le croire, lui répondit Amélie, comment dormirai-je avec l’inquiétude qui m’agite ? mais qu’est-il devenu ? est-il en sûreté ? — Il est maintenant hors de toutes poursuites, grâce à son agilité ; il a franchi toutes les barrières ; il s’est glissé par la croisée comme un singe ; et comme il n’y avait personne dans le parc, il aura gagné la grande route sans courir le risque d’être découvert. — Tu me rassures ! je n’ai jamais éprouvé de pareilles frayeurs, mon pauvre Ernest ! — Oui, votre pauvre Ernest, s’il savait ce qui vient de se passer, il aurait bien du chagrin ! Oh ! mais, on n’est pas obligé de tout dire. — Pourquoi donc le lui cacherai-je ? Crois-tu qu’il ne s’en doute pas ? — Lui, s’en douter ! Vous voudriez le lui dire ? à lui, à Ernest ? assurément. Mademoiselle, vous voulez rire. — Je ne suis pas en train de plaisanter, Élise, et je ne te comprends pas. — Comment, Mademoiselle, vous voudriez dire à M. Ernest que le colonel a couché avec vous ? — Le colonel ! as-tu perdu l’esprit, Élise ? Le colonel… je ne puis achever ! — Comment ! le colonel ne sort pas d’avec vous ? il n’y était pas depuis une demi-heure ? je ne suis pas venue l’avertir que M. votre père enfonçait la porte ! Le colonel ne s’est pas sauvé par la croisée en me recommandant d’en détacher la corde ! assurément, Mademoiselle, je n’ai pas rêvé tout cela. — Mais, chère Élise, c’était Ernest et non pas le colonel ! — Comment auriez-vous pris ce change ? Le colonel vous aurait-il persuadé qu’il était Ernest ? — Ah ! ma chère Élise, quelle horreur tu me fais entrevoir ! — Serait-il bien possible que le colonel ait eu cette audace ? Quoi ! je lui aurais prodigué des baisers et des caresses qui n’appartiennent qu’à mon Ernest, qui mourrait, m’a-t-il dit mille fois, si je les accordais à d’autres ! Mais es tu bien sûre que ce soit le colonel ? il est parti hier soir : qui aurait pu l’introduire jusqu’à moi ? — C’est le colonel lui-même, je l’ai vu de mes propres yeux. Madame Durancy l’a conduit ici ; mais il semblait que c’était bien malgré elle, car elle pleurait. Lorsque j’ai su le colonel dans votre chambre, j’ai cru que vous alliez m’appeler, et j’aurais aussitôt crié au secours ; mais quand j’ai vu que vous ne faisiez aucun bruit, j’ai pensé que vous étiez d’accord, et je n’ai pas soufflé : quant au désespoir de M. Ernest, vous n’en devez rien craindre ; on ne s’afflige pas d’un mal qu’on ignore, et tout le monde est payé pour garder le secret,

Lorsqu’Amélie fut convaincue que c’était le colonel qu’elle avait serré dans ses bras, auquel elle avait livré le secret de ses amours, son désespoir fut inexprimable ; elle fondit en larmes, et sa douleur s’exhala en regrets pleins d’amertumes. Élise resta près de sa maîtresse, et s’efforça de lui persuader que le mal n’était pas si grand qu’elle se l’imaginait, et qu’elle n’avait surtout aucun reproche à se faire, puisqu’elle avait été la dupe d’une illusion. La douleur d’Amélie s’appaisa insensiblement ; elle céda enfin aux bonnes raisons que lui donnait Élise, et lui promit de renoncer au projet qu’elle avait formé de tout dire à Ernest, afin d’en obtenir son pardon.

Le lendemain, M. de Saint-Far railla Madame Durancy sur sa prétendue frayeur : ne sachant trop comment y répondre, elle le fit avec humeur ; c’était une manière sûre d’écarter ce sujet. M. de Saint-Far n’en parla plus.

On resta à la campagne le temps prescrit par le médecin. M. de Saint-Far, loin de se trouver mieux, se sentant plus mal que jamais, préféra retourner à Paris. Alexandrine et Amélie le desiraient avec une égale vivacité ; on se hâta de quitter un séjour qui n’offrait plus que de l’ennui.

Avec quel plaisir Ernest et Amélie se revirent ! que de feu dans leurs regards ! que de tendresse dans leurs discours ! L’amour propice à leur vœux, avait écarté les argus et les jaloux. Élise seule était près d’Amélie lorsque son amant vint la voir ; sa présence ne diminua rien de la douceur de leurs épanchemens. Que je vous aime, lui disait Ernest ! quelle ivresse j’éprouve lorsque je suis auprès de vous ! tout alors devient pour moi une source de bonheur. Si je regarde votre charmant visage, j’y vois l’expression du plus tendre amour ; si je vous écoute, votre organe enchanteur porte le trouble dans tous mes sens : si je vous presse contre mon cœur, je sens le battement du vôtre, et tout mon corps tressaille de plaisir ! — Que j’aime à vous entendre, lui répondit Amélie ! est-il une félicité comparable à celle de se voir adoré par l’objet que l’on chérit ? parlez-moi de votre amour, mon cher Ernest, parlez m’en sans cesse. Quel bonheur de pouvoir se dire : Je l’aimerais toute ma vie, et je n’ai rien à redouter de son inconstance.

Ernest, charmé d’un discours aussi tendre, baisait avec vivacité les mains de sa maîtresse ; les yeux fixés l’un sur l’autre, ils y puisaient de nouveaux feux, en y lisant l’expression de la plus vive tendresse. Nos deux amans, malgré la présence d’Élise, agités d’un trouble secret, enivrés de mille délices, ne sentaient plus que leurs desirs.

M. de Saint-Far, qui avait été faire une visite avec Alexandrine, rentra au moment où sa présence était la plus nécessaire et la moins desirée ; les joues d’Amélie, embellies des roses du plaisir, se colorèrent encore davantage par la crainte que son père ne le remarquât. M. de Saint-Far s’en aperçut sans le laisser paraître, et fit à Ernest un accueil tellement gracieux, qu’il fit disparaître à l’instant le trouble que son entrée subite avait causé.

Madame Durancy, non moins connaisseuse que M. de Saint-Far, avait jugé, dès le premier moment, que leur entretien avait été fort tendre ; elle aurait même été plus loin que la réalité, si la présence d’Élise ne l’avait rassurée sur le point principal. Elle fit de son mieux pour cacher son dépit ; la conversation fut d’abord un peu froide ; quelques momens après il survint du monde. Alexandrine fit, selon son usage, les honneurs de la maison, et n’eut pas l’air de s’apercevoir qu’Ernest et Amélie séparés de la société causaient familièrement dans un coin du salon.

Ils venaient pour la première fois de concevoir l’espérance d’une union qui était le but de tous leurs desirs. La naissance d’Ernest égalait celle d’Amélie ; mais sa fortune était très-bornée, et la fille unique de M. de Saint-Far était, par ses richesses, un parti auquel il ne pouvait prétendre ; cependant l’accueil flatteur que venait de lui faire M. de Saint-Far dans un moment où leur trouble décelait leur amour, semblait leur présager un heureux succès. Amélie avait la première parlé de son espoir, Ernest le partageait et n’osait l’avouer ; il aurait voulu pouvoir changer leurs sorts pour un seul moment : mettre aux pieds d’Amélie une fortune immense, qui aurait été pour lui le comble du bonheur, mais sa délicatesse était blessée d’être obligé de recevoir ce qu’il lui aurait été si doux d’offrir.

Amélie, remplie de l’idée délicieuse que son père approuverait son amour, quitta son amant avec moins de peine qu’à l’ordinaire ; elle venait d’être délivrée d’un poids insupportable, celui de croire criminel un sentiment qu’elle ne pouvait dompter.

Le colonel, fort inquiet d’apprendre s’il pouvait se présenter de nouveau chez M. de Saint-Far, s’empressa d’aller chez Alexandrine, dès qu’il la sut de retour. Elle lui avait fait interdire sa porte, mais cette précaution n’empêcha pas le colonel de pénétrer jusqu’à elle. Vous me boudez donc, s’écrie Charles en entrant ; d’honneur, je le mérite ; aussi, je viens, ma belle amie, dans l’intention de réparer mes torts. — Cette peine était inutile, lui répondit Alexandrine d’un air où la colère était peinte ; il est de certains torts que rien ne peut faire oublier. — Les miens sans doute sont des plus graves ; je me suis conduit comme un insensé, quand je songe surtout à ce que je vous préférais… Voilà ce qui augmente ma honte ! un enfant, sans esprit, sans grâces, sans tournure, aussi incapable de m’apprécier qu’indigne du caprice que j’avais pour elle ; je me suis répété cela mille fois depuis : mais avant l’épreuve que j’en ai fait, on me l’aurait dit sans succès ; c’était une folie, une fureur, d’autant plus forte, qu’elle était peu fondée, et j’ai pu, pour cette petite sotte, poursuivit le colonel en se rapprochant d’Alexandrine et lui saisissant la main, négliger une femme adorable que j’aime avec idolâtrie, qui possède tous les charmes qui peuvent plaire et fixer ! Ah ! ma charmante amie, plaignez plutôt mon aveuglément que de le condamner.

Alexandrine, adoucie par ces éloges, répondit d’un ton moins sévère ; le colonel les redoubla, y joignit de tendres caresses que l’on repoussa d’abord, que l’on souffrit ensuite, et que bientôt l’on rendit. Les caresses excitent les desirs ; et les desirs, lorsqu’ils ne rencontrent pas d’obstacles, ne s’éteignent que dans les plaisirs. Le colonel reprit ses droits sans qu’Alexandrine s’en offensât : la paix signée par l’Amour fut ratifiée par la Volupté, et les soupirs des deux amans remplacèrent les chants de triomphe.

Lorsque le calme fut rétabli, le colonel demanda à madame Durancy comment elle avait pu sortir de sa prison, et quel en avait été le résultat ; elle le lui raconta avec assez de détail, supprimant seulement la porte mystérieuse dont elle avait intérêt à ne pas faire mention. Après avoir satisfait la curiosité du colonel, elle lui demanda à son tour comment il se faisait qu’Amélie eût gardé le silence : Vous étiez donc d’accord, ajouta-t-elle, car les femmes ne taisent jamais de pareilles injures que lorsque l’insolent leur plaît. — Amélie, répondit Charles, a été la dupe de son cœur ; elle m’a fourni elle-même l’heureuse et singulière idée de me faire passer pour son amant ; elle a cru recevoir Ernest dans ses bras, et sous ce nom supposé j’ai reçu les aveux les plus tendres, les caresses les plus vives que l’Amour ait jamais faits : je vous avoue qu’en jouant le rôle d’Ernest, j’en ai pris toute l’imbécillité au lieu de profiter des instans précieux que m’accordait l’Amour pour enlever à cet heureux Ernest la rose chérie qu’on lui destine. Je n’ai fait que causer, qu’embrasser, que caresser, et pour la première fois une fille charmante est sortie vierge de mes bras.

Le tour est délicieux, s’écria madame Durancy en éclatant de rire ; il faut que la conversation d’Amélie soit bien intéressante pour que vous, toujours si pressé d’arriver au but, oubliiez, pendant une demi-heure, le motif de votre visite nocturne.

Je mérite que vous riiez à mes dépens, reprit le colonel ; mais au surplus je sais bien auprès de qui cet oubli me serait impossible.

Il fut convenu que le colonel retournerait, selon sa coutume, chez M. de Saint-Far dont il n’avait rien à redouter, puisque l’ombre du soupçon n’avait pas même plané sur lui.

Le lendemain Charles alla dîner chez M. de Saint-Far, qui le reçut avec sa grâce ordinaire ; il n’en fut pas de même d’Amélie : la présence du colonel lui causa une telle révolution, qu’elle fut prête à se trouver mal ; elle alla se renfermer dans sa chambre, où, prétextant un très-grand mal de tête, elle resta jusqu’au soir.

Élise, qui seule consolait Amélie lorsqu’elle était affligée, eut bien de la peine à lui faire entendre qu’il fallait s’accoutumer à la présence du colonel, et surtout éviter de laisser paraître son aversion, dans la crainte qu’on ne l’interprétât et qu’on ne parvînt à deviner une partie de la vérité. La fine Élise engagea sa maîtresse à retourner au salon. Son éloquence aurait été vaine sans l’espoir d’y trouver Ernest ; mais cette idée eut plus de poids que les meilleurs raisonnemens. Amélie s’essuya les yeux et se laissa conduire, guidée par l’espérance de revoir son amant, et tremblante de se retrouver avec un homme qu’elle abhorrait. Elle ne regretta pas d’avoir cédé aux prières d’Élise, ou plutôt à l’impulsion de son cœur ; elle trouva Ernest qui déplorait son absence ; le premier regard qu’ils se lancèrent fit concevoir leur tristesse ; les amans sont comme les enfans, un rien les afflige, un rien les rend heureux.

Quelques mois se passèrent pendant lesquels Amélie acquit la presque certitude de voir son amour approuvé par son père ; rien n’aurait égalé la joie que lui causait cette heureuse decouverte, si le dépérissement visible de M. de Saint-Far n’avait eu fermé son cœur à tous les sentimens de plaisir.

Le Colonel, convaincu de l’impossibilité de posséder Amélie, de son propre aveu, et désespérant d’y réussir par la ruse, finit par renoncer aux projets qu’il avait sur elle. Il n’en fut pas de même de madame Durancy ; l’amour qu’elle avait pour Ernest s’était augmenté par la difficulté de lui plaire ; son amour-propre offensé ne lui laissait aucun moment de repos ; ne pouvant inspirer d’amour, elle voulut au moins inspirer des desirs ; elle se persuada que l’âge d’Ernest, en rendant cette tâche plus facile, le mettrait dans l’impossibilité d’y résister.

Il fallait, pour exécuter ce dessein, qu’Alexandrine se trouvât seule avec Ernest à une heure où elle n’eût aucune crainte d’être surprise : la prudence de celui-ci rendait une pareille entrevue bien difficile ; car ne pouvant se dispenser d’aller chez madame Durancy, il choisissait les jours où il y avait cercle chez elle, et il évitait, avec un soin extrême, de rester un des derniers.

Alexandrine, voyant qu’elle n’avait rien à espérer du hasard, résolut de faire naître l’occasion qu’elle attendait en vain. Causant un soir avec Ernest chez M. de Saint-Far, elle lui dit, avec un ton qui ne permettait pas un refus : Mon jeune ami, j’ai demain quelques visites à faire. M. de Saint-Far ne peut me donner la main, il faut que vous le remplaciez ; je vous attendrai à neuf heures, n’y manquez pas.

Ernest fut très-surpris de recevoir une semblable prière, ou plutôt un pareil ordre. M. de Saint-Far avait eu jusqu’alors le privilége exclusif d’accompagner madame Durancy ; cette distinction, qui eût charmé tout autre qu’Ernest, l’accabla d’un mortel déplaisir ; mais ne pouvant s’y soustraire sans une impolitesse marquée, il répondit à madame Durancy qu’il serait à ses ordres.

Le lendemain, quoiqu’Ernest ne fût pas très-exact à l’heure que lui avait indiquée madame Durancy, il arriva avant que sa toilette fût commencée ; elle s’excuse de sa négligence, et lui dit que les charmes d’un roman nouveau, qu’elle s’était mise à lire, lui avait fait oublier l’heure du rendez-vous, mais qu’elle allait s’habiller en diligence, afin de le faire attendre moins long-temps. Ernest voulut se retirer par discrétion. Non, restez, lui dit Alexandrine, vous ne me gênez en rien. Je ne vous crois pas, mon cher Ernest, ajouta-t-elle en riant, du nombre des hommes dont on ait à redouter quelque chose.

Ernest se pinça les lèvres, et fut prêt à répondre un mot piquant. Les hommes supportent impatiemment une raillerie de ce genre, lors même qu’ils n’ont pas la moindre envie de désabuser. Alexandrine se mit à sa toilette, et remarquait qu’Ernest restait assis loin d’elle d’un air distrait : Je pense, lui dit-elle, que vous n’osez pas lever les yeux dans la crainte du sort d’Actéon. — Non, madame, répondit-il, car Diane ne l’eût pas puni s’il eût été là par son ordre. — Vous avez raison, ma comparaison ne vaut rien, vous n’aurez jamais aucun rapport avec un téméraire. — Je ne le ferai jamais de sang-froid. — Et je pense qu’il est difficile de vous le faire perdre. — Oui, quand on l’essaie. — Je ne crois pas qu’on en ait pris souvent la peine, reprit Alexandrine d’un ton piqué. — Madame sait à quoi s’en tenir. — J’ai pitié de votre embarras, reprit Alexandrine après quelques momens de silence ; et, pour vous délivrer de la contrainte où la nouveauté de votre situation vous jette, prenez ce livre, et lisez-m’en quelques pages. — Très-volontiers, dit Ernest en examinant ce titre ; c’est Julie, ou j’ai sauvé ma rose[1] ! cette lecture est très-édifiante ! — Ne va-t-elle pas vous faire rougir ? Mais, dites-moi, ne trouvez-vous pas beaucoup d’analogie entre vous et le marquis de Belgrade ? — Avec un peu plus de mémoire, madame se rappellerait que je suis loin d’atteindre une aussi grande vertu. — L’air de la campagne sans doute produisait son effet. — Non, madame ; ce n’était point l’air de la campagne. — Lisez donc, Ernest, reprit Alexandrine avec impatience ; je ne vois que ce moyen d’entendre sortir de votre bouche des choses supportables.

Ernest obéit ; il tombe sur un passage où les délices de l’amour étaient décrits avec tant de feu ; les peintures en étaient si voluptueuses, qu’elles auraient excité des desirs chez l’homme le plus froid, et notre Ernest n’était pas de ce nombre. À peine eut-il lu quelques pages, que sa figure s’anima, ses yeux devinrent brillans ; et, loin d’éviter ceux d’Alexandrine, il les reposait, avec un plaisir qu’il ne dissimulait point, sur les charmes qu’elle offrait à sa vue. Vous êtes distrait, lui dit Alexandrine en souriant, et vous vous interrompez si souvent qu’il est impossible d’y rien comprendre. — Je lis pour vous amuser, madame, et je cesse de lire pour vous contempler ; mes distractions n’ont rien qui doivent vous surprendre. — Ernest, il est plus de dix heures, et ma toilette n’est pas finie ; si nous remettions ces visites à un autre jour, vous sentiriez-vous le courage de passer avec moi le reste de la soirée ? — Si vous m’en trouvez digne, vous n’en pouvez douter. —

Alexandrine renvoya sa femme de chambre, et resta dans le plus grand négligé ; c’est-à-dire, dans le plus galant. Elle s’assit sur un sopha, et fit mettre Ernest à côté d’elle. Les desirs, qui, pendant un moment, avaient triomphé de sa raison, se calmèrent en voyant que ce rendez-vous n’était qu’un piége qu’Alexandrine lui avait tendu pour le rendre infidèle à son Amélie. Ernest, en apercevant le danger, se promit de le braver ; mais cette tâche était bien difficile !

Mon cher Ernest, s’écria madame Durancy en jetant sur lui des regards passionnés, vous n’aimez donc pas les femmes ? — Je crois que, pour en bien aimer une, il ne faut pas les aimer toutes. — Vous êtes dans l’erreur ; on en aime une pour les plaisirs du cœur, on aime les autres pour les plaisirs des sens. — Je crois que quand le cœur n’est pas de la partie, les plaisirs des sens sont peu de chose. — Vous avez donc toujours été amoureux des femmes que vous avez eues ? — Non. — Et ces femmes que vous n’aimiez pas ne vous ont donc donné aucun plaisir ? — Je mentirais en disant non. — Vous voyez donc que l’on peut jouir sans aimer, comme on peut aimer sans jouir. Ce point est résolu ; mais je gage que, parmi les préjugés dont vous êtes rempli, la fidélité est une de vos chimères favorites ? — Oui, madame, je suis grand partisan de cette chimère, et je ne vois pas pourquoi j’exigerais une chose à laquelle je ne voudrais pas me soumettre. — Pour deux raisons : étant dans l’impossibilité de savoir si la femme que vous aimez vous est fidèle, votre obligation n’est qu’illusoire, car la vertu ne gît que dans l’opinion que vous en avez. Si vous n’adoptez pas cette idée, vous conviendrez au moins que lorsqu’on ne possède pas la femme dont on est amoureux, il n’existe aucun motif pour se priver d’une jouissance qu’elle dédaigne ce qu’elle ne peut partager. Je vais plus loin, je prétends que celle qui exigerait un semblable sacrifice n’aimerait point son amant, ou n’aurait qu’un amour égoïste. — J’ai vu des hommes libertins, j’en ai vu quelques-uns chercher à cacher leurs vies licencieuses ; mais vous êtes sans doute la première de votre sexe, madame, qui vouliez justifier les vices du nôtre. — Croyez-vous manquer de foi à votre maîtresse, en fixant avec attention une statue parfaite ? Supposons pour un moment que le feu de vos regards anime le marbre, qu’il sorte de sa bouche des sons mélodieux, que sa main se soulève avec grâce, qu’elle saisisse la vôtre, qu’elle la porte sur son sein, comme je fais là ; le marbre a perdu sa froideur, mais ces contours gracieux que vous admiriez sont toujours les mêmes ! Les yeux de la statue perdent leur immobilité, ils vous contemplent, ils vous admirent à leur tour, ils se remplissent de volupté : surpris de ce prodige et ne craignant rien d’une statue, vous cherchez si toutes les parties de son corps ressemblent à la main qui vous caresse ; mais à mesure que la vôtre se promène, elle opère de nouveaux miracles, elle communique la plus douce chaleur à tout ce qu’elle touche ; et bientôt la statue sentant que le souffle qui l’anime s’est émané de votre ame, s’efforce de s’identifier de nouveau avec elle. Elle vous enlace, elle vous baise, elle vous prodigue ses charmes ; et vous, sensible au prodige que vous avez opéré, vous achevez votre ouvrage !

À moins de doubler la métamorphose et d’être à son tour changé en statue, qui eût pu garantir Ernest de l’effet de ces ingénieuses caresses ? La nouvelle Galatée, pourvue de tous les charmes qui peuvent émouvoir les sens, y joignoit encore les attitudes les plus voluptueuses ; tantôt passant ses beaux bras au cou d’Ernest, elle se collait sur sa bouche et lui donnait les baisers les plus savoureux. Tantôt se couchant à moitié, elle laissait voir dans tout leur avantage deux globes charmans qui semblaient vouloir, s’envoler vers Ernest. Ravi de tant d’attraits, il ne peut plus résister au feu qui le dévore ; il se jette sur cette gorge divine faite pour servir de trône au plaisir ; il la presse, il la serre avec transport. Alexandrine éprouve un frémissement délicieux, elle s’agite, elle se retourne en cent façons ; semblable à la vigne qui s’unit à l’ormeau, tous ses membres s’enlacent autour de ceux d’Ernest : elle lui demande un baiser, il quitte à regret le sein qu’il dévore, et bientôt l’oublie sur une bouche dont rien n’égale la fraîcheur. Alexandrine, heureuse de respirer l’haleine de son amant lui prodigue les baisers les plus voluptueux ; leurs langues se rencontrent, s’excitent, se caressent, se quittent pour se chercher encore. Alexandrine est prête à se pâmer. Ernest, hors de lui-même, cède enfin à la vivacité de ses desirs. Le temple s’ouvre, Ernest se précipite sur sa victime qui vole au-devant de ses coups ; leurs âmes se confondent, ils nagent dans une mer de délices, et l’excès de leurs sensations leur fait enfin perdre le sentiment.

Ah ! cher Ernest, s’écria madame Durancy après un long silence ! de quel plaisir tu viens de m’enivrer ! je n’avais jusqu’alors rien éprouvé de comparable ; c’était à toi, à toi seul au monde, qu’il était réservé de me faire connaître dans toute son étendue l’ivresse de l’amour ! le plaisir s’était tellement emparé de mon être, que je ne pouvais plus distinguer le siége de la volupté ; le calme a succédé à ton délire, et moi je jouis encore ! — Alexandrine, répondit Ernest en poussant un soupir, ne parle pas de ce que je t’ai fait éprouver, notre bonheur est ton ouvrage, et tu peux t’en enorgueillir, car tes charmes ont triomphé de ma raison, et j’ai goûté sans le vouloir une félicité qui surpasse tout ce que j’avais imaginé. — Que cet aveu me charme, et qu’il est doux de rendre heureux ce qu’on aime ! — Cette idée est pour moi si délicieuse, qu’elle a seule assuré ta victoire : j’aurais pu résister à mes propres desirs, je n’ai pu résister à ceux que je faisais naître. — Et pourquoi te refusais-tu aux délices qui t’attendaient ? — Alexandrine, que sert-il de réveiller en moi un sentiment que vous avez pu me faire un instant oublier, mais que rien ne pourra jamais effacer de mon cœur ? J’aime Amélie, vous le savez, et l’amant d’Amélie ne saurait être le vôtre. — Mais cette Amélie est-elle donc plus belle que moi ? — Non. — T’aime-t-elle davantage ? — Je le crois. Vous n’êtes que voluptueuse, Alexandrine, et vous devez l’être avec tous ceux qui vous plaisent. Amélie est tendre, elle ne l’est que pour moi ; vous vous êtes fait une étude de plaire, Amélie s’en fait une d’aimer. Enfin, lorsque vous avez daigné jeter les yeux sur moi, vous avez eu le plaisir pour but ; et l’attachement d’Amélie serait éternel, lors même que ce dieu ne viendrait pas resserrer nos liens. — Que résulte-t-il de ce long discours ? Qu’Amélie est faite pour l’amour platonique, et moi formée pour le plaisir. Soupire donc pour l’une, puisque tel est ton destin ; mais fais fumer sur l’autel de l’autre l’encens profane que l’honneur te défend d’offrir à la première.

En achevant ces mots, Alexandrine fit de nouvelles agaceries à son amant ; l’infidélité d’Ernest était complète, c’était la chose et non pas le nombre qui faisait son crime ; d’ailleurs, après ce qui s’était passé, les scrupules auraient eu mauvaise grâce en se refusant à ce nouveau combat : on le soupçonnerait peut-être de manquer de pouvoir plutôt que de volonté ? Ernest faisait ces réflexions, en recevant avec assez d’indolence les caresses de madame Durancy ; bientôt le souvenir de son ivresse vint réveiller ses desirs, et les desirs une fois dans la balance ne manquent jamais de l’emporter. Ernest rendit caresse pour caresse, il parcourut avec ravissement tous les charmes qu’il n’avait fait qu’entrevoir ; enfin l’imagination exaltée, la bouche desséchée à force de desirs, il se convainquit que l’on peut jouir sans aimer, et la brûlante Alexandrine s’enivra de l’encens dont elle était avide.

Ernest employa si bien le reste de la soirée, qu’en se séparant d’Alexandrine, il la laissa plus éprise que jamais ; et, bien convaincue qu’il s’accoutumerait facilement à sa double manière d’aimer : Qu’Amélie garde son cœur, se disait-elle, et nous serons toutes deux contentes de notre lot.

Ernest fut quelques jours sans oser se présenter devant Amélie ; son cœur lui reprochait vivement une erreur dont il n’avait pu le garantir. Il se disait qu’il aurait dû résister ; mais n’était-ce pas une chose impossible ? — Enfin l’amour triompha de la honte. Ernest ne pouvant plus supporter les supplices qu’il éprouvait lorsqu’il ne voyait pas Amélie, se décida à faire cesser la privation qu’il s’était imposée pour expier sa faute.

Quel fut le désespoir d’Ernest, en apprenant le changement qui s’était opéré chez M. de Saint-Far, pendant la cruelle semaine qu’il avait passée sans le voir ! Il le trouva dans son lit qu’il gardait depuis quelques jours. Amélie était assise à côté de lui, pensive, abattue, et portant sur son joli visage toutes les traces de la plus vive douleur. Au chagrin de voir son père malade, s’était joint celui d’être abandonnée d’Ernest ; la nature et l’amour semblaient agir d’intelligence pour dérober son triste cœur. À la vue de son amant, elle laissa échapper un cri que le plaisir lui arracha ; rougissant aussitôt de s’être trahie, elle veut prononcer quelques mots, la parole expire sur ses lèvres. M. de Saint-Far voit son embarras ; il en sourit. Amélie se déconcerte davantage, et se jette enfin dans les bras de son père en s’écriant : Est-ce donc un mal de l’aimer ? — Non, ma fille, lui répondit-il : Ernest est digne de l’être, et j’approuve ton amour. — Ah ! mon père ! reprit vivement Amélie, répétez-lui ce que je viens d’entendre, c’est la vie que vous nous donnez ! — Amélie courut vers Ernest, et, lui saisissant la main, elle l’entraîna près du lit de M. de Saint-Far. Venez, lui dit-elle, venez entendre de la bouche de mon père la permission de nous aimer toujours, et l’assurance d’être à jamais l’un à l’autre. — Ah ! monsieur, s’écria Ernest en s’inclinant vers M. de Saint-Far, daignerez-vous me regarder comme un fils ? — Oui, mon jeune ami, lui répondit-il, j’ai pour vous assez de tendresse pour vous donner ce titre avec joie ; mais je ne jouirai pas de la douce satisfaction de presser mes deux enfans sur mon cœur ; je sens ma fin s’approcher, un ver rongeur me conduit au tombeau. Ne pleure pas, ma chère Amélie, tu ne connais, hélas ! que la plus faible partie de tes maux ; tu crois n’avoir à craindre que la perte d’un père chéri ! qu’il m’est douloureux d’être obligé de t’apprendre qu’avec lui va s’évanouir tout l’éclat qui t’environne !… Cet hôtel, ce château, tous ces biens dont on me croit possesseur… ma fille, ils ne m’appartiennent plus !… ton père qui t’aimait à l’égal de lui-même, ton père qui, pour se conserver à toi, a refusé les partis les plus brillans, ton père, hélas ! aveuglé par une passion funeste t’a dépouillée, t’a réduite à l’indigence ! Ah ! pardonne-moi, ma fille : mes remords te vengent, ils me coûtent la vie dans un âge où je pouvais me promettre encore de longues et de douces années !

Mon père, s’écria vivement Amélie en s’efforçant de dévorer ses larmes, cessez de déchirer mon cœur et le vôtre par ces aveux cruels ! Si le regret d’avoir perdu quelques biens vous conduit au tombeau, songez que votre existence m’est plus précieuse que toutes les richesses du monde : la fortune n’est pas nécessaire à mon bonheur ; mais si je vous perds, je n’ai plus à espérer un instant de repos. Vivez donc, ô mon père ! N’est-ce pas le seul moyen de réparer les torts que vous croyez avoir envers moi ? — Il ne dépend pas de moi de prolonger mon existence, et la mort me semble préférable à l’état humiliant où je me verrais réduit, si le ciel ne daignait y mettre un terme Mais je veux profiter de l’instant où nous sommes seuls pour t’apprendre jusqu’où va l’excès de ton malheur ! De tous les biens que je possédais, ma chère Amélie, il ne me reste qu’une seule ferme dont le revenu est fort modique. Je devais cet éclaircissement à Ernest aussi bien qu’à toi, car ta situation peut changer ses sentimens ? — Ah ! monsieur, pouvez-vous le croire, s’écria Ernest avec feu, je rougissais d’aimer Amélie lorsque je la croyais comblée des faveurs de la fortune ; mais maintenant devenue mon égale, c’est à genoux que j’implore le don de sa main.

Bon jeune homme, répondit M. de Saint-Far attendri, tu mérites ma fille, et je te la donne. Que ne puis-je joindre à ce trésor ceux que j’ai si follement dissipés ! Mais peu fortunés l’un et l’autre, cette alliance serait une folie si je n’avais les moyens de réparer, du moins en partie, les caprices du sort. Il faudra payer par quelques larmes, mes chers enfans, le bonheur d’être l’un à l’autre : j’ai, à Saint-Domingue, un ami qui est le plus riche propriétaire de cette île ; j’ai eu le bonheur de lui rendre il y a douze ou quinze ans un service tellement essentiel, qu’il m’est redevable de toute sa fortune ; cet ami, nommé M. Duclusel, a cherché vainement depuis les moyens de s’acquitter envers moi. Voici la première fois que l’occasion s’en présente, et je suis certain qu’il la saisira avec ardeur. Dès que vous m’aurez fermé les yeux, Ernest, il faudra partir pour Saint-Domingue. Je vais vous donner pour M. Duclusel une lettre où je lui peindrai tout l’intérêt que je prends à vous ; et je ne doute pas que, guidé par ses conseils et aidé de ses moyens, vous ne parveniez à faire une fortune rapide. J’exige que vous passiez deux ans auprès de cet ami, après lesquels vous reviendrez jouir en paix avec votre Amélie des fruits de vos travaux. Ernest, y consentez-vous ? Ma fille est à ce prix.

Vos volontés sont des lois, répondit Ernest ; et je m’y soumets d’autant plus aisément, que le temps fixé pour mon départ me laisse entrevoir l’espérance de ne pas me séparer d’Amélie. — Vous l’espérez en vain, mon jeune ami ; quelques jours encore et je ne serai plus !

M. de Saint-Far s’arrêta en voyant le désespoir où ce discours plongeait sa fille ; il essaya de la consoler en lui disant que dans sa situation la mort était un bienfait de la Providence. Mais si de pareils sophismes peuvent éblouir l’esprit, ils ne sauraient persuader le cœur. Amélie, hors d’état de lui répondre, arrosait ses mains de larmes amères. Ernest, troublé d’une scène aussi douloureuse qu’inattendue, savait à peine ce qu’il disait, et encore moins ce qu’il faisait. Il était au pied d’Amélie, il la conjurait d’écouter la voix de la raison ; il lui disait que le ciel sensible à leurs vœux leur rendrait son père, et qu’ils passeraient leurs jours à le servir et à l’adorer. M. de Saint-Far, attendri de ce spectacle, les pressa tous deux dans ses bras, et les bénit avec une onction si touchante, qu’ils tombèrent à genoux.

Le calme se rétablit enfin. M. de Saint-Far, fatigué à l’excès, pria qu’on le laissât reposer. Amélie et son amant s’éloignèrent, et se mirent à causer des objets qui les intéressaient tant. Amélie peignit à Ernest avec la plus vive expression la peine et l’inquiétude que lui avaient causées son absence et les progrès de la maladie de son père. Ernest s’excusa mal. Heureusement Amélie n’était pas difficile à tromper. Son âge et son amour contribuèrent à la rendre confiante, mais sa crédulité ne fit qu’augmenter les remords de son amant.

Quelques jours se passèrent dans la tristesse et les larmes. M. de Saint-Far empirait à chaque moment. Il sentit enfin arriver l’heure fatale : il fit appeler Alexandrine, Ernest et Amélie ; et, se soulevant avec peine : Mes enfans, dit-il d’une voix faible, venez recevoir le dernier baiser d’un père, et jurez-moi que toutes vos actions désormais ne tendront qu’à vous rendre dignes l’un de l’autre. Promets-moi, mon Amélie, de modérer ta douleur ; je connais toute la sensibilité de ton ame, et le chagrin que te causera ma perte empoisonne mes derniers momens ; laisse un libre cours à tes larmes, ma fille, mais souffre que l’amour les essuie et qu’il en tarisse la source. Et vous, Ernest, souvenez-vous que je vous ai confié le bonheur d’Amélie. Ne l’oubliez jamais ! ne la quittez pas dans les premiers momens de sa douleur, vous seul pouvez l’adoucir ; mais, dès qu’elle entendra la voix de la raison, arrachez-vous d’auprès d’elle ! et courez la mériter. Alexandrine, je vous recommande ma fille, et je vous donne sur elle tous les droits que j’avais moi-même ; servez-lui de mère jusqu’à ce qu’elle épouse Ernest, vous savez si c’est un devoir… aimez-la : songez que c’est ma fille, songez qu’elle n’a plus rien !… Mes enfans venez, encore une fois m’embrasser ! …

M. de Saint-Far fait un dernier effort pour les presser sur son cœur. Amélie, à moitié expirante, ne peut se détacher des bras de son père, il la conjure de se retirer ; Ernest y joint ses prières, mais elle ne les entend pas. Madame Durancy, debout à quelques distances, semble pétrifiée de ce spectacle ; les remords l’accablent, cette scène de douleur est son ouvrage. Cet homme qui l’a tant aimée, qui l’aime encore à ses derniers momens ; cet homme qui l’a comblée de bienfaits, reçoit la mort pour prix de tant d’amour ! Amélie, victime de son avarice, se voit enlever par elle, et sa fortune, et son père ! — Ce tableau l’émeut ; pendant un moment bien court, ses richesses lui font horreur !… Mais bientôt le naturel l’emporte ; ces richesses la rendant indépendante, la mettent à même de se livrer à tous ses goûts, de satisfaire tous ses caprices ; pourrait-elle les payer trop cher ? D’ailleurs, cet homme qui lui a tout sacrifié, ne l’eût pas fait s’il n’eût trouvé dans ses bras un plaisir qu’il préférait à son or. Elle ne lui doit donc aucune reconnaissance, puisqu’un sentiment d’égoïsme a seul dicté toutes ses actions ; et pourquoi se reprocherait-elle sa mort ? pourquoi croirait-elle l’avoir causée ? Au moment où il a vu le jour, celui où il devait le perdre était fixé ; elle ne pouvait rien changer à l’ordre du destin. Mais pendant plusieurs années elle a fait le charme de son existence. D’où proviendraient donc ses remords ? Serait-ce le sort de cette Amélie qui pourrait les causer ? Si son père n’en a pas eu pitié, pourquoi donc la plaindrait-elle ? Amélie ne lui enlève-t-elle pas un amant qu’elle adore, un amant qui ferait sa félicité ! Amélie lui sacrifierait-elle cet amant qu’elles chérissent toutes deux, et croit-elle devoir à sa rivale des dédommagemens pour les maux qu’elle lui fait éprouver ? Amélie a mérité sa haine ; et l’indigence où elle la plonge était la moindre vengeance qu’elle en pût tirer. D’ailleurs, Amélie est jeune, belle ; elle peut aisément acquérir une fortune plus brillante encore que celle qu’elle lui a ravie.

Alexandrine ayant ainsi fait taire sa conscience, s’approcha du lit de M. de Saint-Far, auquel elle tint les discours les plus touchans. Il lui réitéra la prière de servir de mère à sa fille ; elle le lui promit, et prodigua à la triste Amélie les expressions de la plus vive tendresse. M. de Saint-Far lui en exprima sa reconnaissance par un sourire ; et, joignant les mains d’Ernest et d’Amélie dans une des siennes, il les pressa en laissant tomber sur eux un regard où se peignait toute la sensibilité de son ame : il voulut en même temps prononcer quelques mots qui expirèrent sur ses lèvres. Il perdit aussi-tôt connaissance ; les lis de la mort se répandirent sur ses joues flétries ; on lui prodigua vainement tous les secours, il n’était plus.

Amélie, restée près du lit de son père, fut, à ce spectacle, saisie d’une telle horreur, qu’elle tomba sur le parquet sans sentiment. On profita de son évanouissement pour l’éloigner de cette scène de douleur. Ernest l’emporta dans ses bras et la posa sur un lit de repos, où il s’empressa, avec l’aide d’Élise, de lui faire reprendre ses esprits. Amélie rouvrit ses beaux yeux, et chercha vainement son père. Ramenez-moi près de lui ! s’écria-t-telle : mes baisers le rendront à la vie !

Ernest employa tout le pouvoir qu’il avait sur elle pour modérer ses transports ; il partagea son affliction. Ils s’attendrirent ensemble. Amélie put enfin pleurer ; et l’on sait, dans une grande douleur, combien les larmes soulagent.

Parmi les papiers de M. de Saint-Far, on en trouva un qui désignait madame Durancy comme tutrice de sa fille. Cette disposition surprit tout le monde ; mais l’étonnement redoubla, lorsqu’on apprit que M. de Saint-Far avait dissipé toute sa fortune, et qu’il ne restait à Amélie qu’une seule ferme, située en Bourgogne. Cette unique ressource lui fut encore enlevée. Madame Durancy, soit qu’elle fût guidée par une avarice sordide, soit qu’elle eût l’intention de se rendre maîtresse absolue du sort d’Amélie en la privant de tous les moyens d’exister, fit vendre cette ferme pour acquitter un billet que lui avait soi-disant souscrit M. de Saint-Far ; et, la ferme vendue, elle resta encore créancière de quelques milliers d’écus.

Cette affaire fit grand bruit : l’indigne conduite de madame Durancy souleva tous les gens d’honneur ; on alla jusqu’à dire que le Gouvernement devait s’en mêler, et faire restituer au noble rejeton des Saint-Far, des richesses qui étaient devenues la récompense du vice. Alexandrine apprit à temps ce qui se tramait contre elle. Elle trouva le moyen de voir ceux qui déclamaient avec le plus de violence. Elle était belle, elle parlait bien, elle séduisit facilement ; et les plus zélés défenseurs d’Amélie devinrent bientôt les admirateurs d’Alexandrine.

Madame Durancy crut donner au monde un grand exemple de générosité, et imposer silence à ce qu’elle appelait la calomnie, en recevant sa pupille chez elle, et l’accueillant avec une apparence de bonté. En conséquence, elle fit préparer dans son hôtel un appartement pour Amélie, qui vint aussitôt l’occuper.

Amélie, navrée de douleur, ne savait quelle conduite tenir envers madame Durancy ; elle ne pouvait douter qu’elle ne fût la cause de son infortune. Comment ne pas haïr celle qui la privait de tout, qui peut-être même avait abrégé les jours de son père ? Mais dans l’affreuse indigence où elle se trouvait réduite, madame Durancy la recevait comme une fille chérie. Les dernières paroles de son père avaient été l’ordre absolu d’avoir envers elle une soumission entière. Ne pouvant l’aimer, il fallait du moins lui obéir ; et son intérêt exigeait qu’elle cachât l’aversion qu’elle ressentait pour Alexandrine, dans la crainte de ralentir sa bienveillance.

Ernest se sentait pénétré d’indignation contre madame Durancy ; son dernier trait avait achevé de le révolter : il ne pouvait songer sans colère à la nécessité d’abandonner Amélie pendant deux ans entre les mains d’une telle femme ; cependant il était forcé de concentrer sa rage, dans la crainte d’aigrir Alexandrine contre sa pupille. Ernest voyait Amélie tous les jours ; sa présence seule adoucissait ses maux ; sa sensibilité, augmentée par ses souffrances, semblait avoir doublé son amour. Ce qu’elle sentait pour Ernest ressemblait à de l’idolâtrie ; son ame toute entière à ce sentiment finit par oublier sa douleur. Voir Ernest ou l’attendre, l’adorer, le lui dire, lire dans l’avenir l’assurance d’être à lui, voilà où se bornèrent bientôt les pensées d’Amélie.

Madame Durancy ne pouvait voir sans un dépit extrême l’amour violent qui les unissait ; en vain s’était-elle flattée de profiter des fréquentes visites d’Ernest pour le faire succomber de nouveau à la plus séduisante des tentations. Depuis qu’Amélie était malheureuse, elle était devenue trop chère à son amant pour qu’il pût lui manquer de foi ; les plaisirs qu’il avait goûtés dans les bras d’Alexandrine ne lui avaient laissé que des souvenirs pleins d’amertume ; aussi se tenait-il en garde contre les piéges qu’elle pouvait lui tendre.

L’amour d’Alexandrine, irrité par les plus froids dédains, finit par se changer en haine. Ernest, aux pieds de sa rivale, lui devint un être insupportable ; et, ne pouvant exiger qu’il cessât de voir Amélie, elle le fit ressouvenir de l’engagement qu’il avait pris envers M. de Saint-Far, de partir pour l’Amérique aussitôt que sa fille pourrait se passer de ses soins. Qu’attendez vous pour tenir votre parole, lui dit-elle un jour ? les larmes d’Amélie ont cessé, le souvenir d’un père ne l’attriste plus que faiblement ; est-ce donc par de fades soupirs, par de languissans aveux, que vous croyez la mériter ? Obéissez aux ordres de son père, et songez qu’en précipitant votre départ, vous hâtez votre retour.

Oui, madame, lui répondit Ernest ; je sens qu’il faut me décider à ce douloureux sacrifice ; et la peine qu’il me fait éprouver m’arrête moins que celle que ressentira mon Amélie ; mais j’avoue que je crains pour elle cette fatale séparation ; cette nouvelle douleur va rouvrir son ancienne blessure, et je ne serai plus là pour la consoler ! — Amélie, répondit Alexandrine avec un sourire ironique, sera peut-être moins affligée que vous ne semblez le craindre : la perte qu’elle va faire assurément sera très-grande ; mais on peut trouver des dédommagemens. — Non, madame, on n’en trouve point pour un pareil mal lorsqu’on a l’ame d’Amélie. — L’avenir décidera qui de nous deux se trompe, répondit Alexandrine d’un air dédaigneux ; mais je vous conseille en attendant de faire vos dispositions pour un prompt départ.

Ernest ne savait comment préparer Amélie à cette séparation, qu’il jugeait vraiment nécessaire. Depuis la mort de M. de Saint-Far, elle avait passé tout son temps dans la retraite la plus absolue. Madame Durancy, Ernest et Élise étaient les seules personnes qui l’eussent approchée ; elle avait obstinément refusé de paraître le soir au salon, malgré les instances que lui avait faites Alexandrine. Comment, dans cette disposition d’esprit, pourrait-elle supporter l’absence d’Ernest ? voilà ce qu’il se demandait, et ce qui causait ses craintes. Il se détermina cependant à lui en parler. Aux premiers mots de séparation, Amélie fondit en larmes : Vous voulez m’abandonner, s’écria-t-elle ! vous voulez me livrer à madame Durancy ! Ernest, aurez-vous ce barbare courage ? — Calme-toi, ma douce amie, répondit Ernest de l’air le plus tendre ; songe que je ne te quitte que pour acquérir les moyens de te posséder plus sûrement ; si je restais toujours ici, nous ne serions jamais l’un à l’autre ; ne consentirais-tu pas à souffrir un peu pour m’appartenir toute entière ?

Amélie ne goûta pas ce raisonnement : le plaisir présent, quoiqu’imparfait, lui semblait préférable à ceux qu’elle devait payer par deux ans d’absence. Ernest cessa de combattre son avis ; mais le lendemain il lui en parla de nouveau : elle pleura moins. Tous les jours il s’étendait davantage sur ce sujet ; il la fit enfin convenir de la nécessité de son départ, mais il ne put jamais l’y résoudre. Désespérant de lui faire entendre raison, il se décida à partir secrètement : il en parla à madame Durancy, qui le fortifia dans cette idée. Cependant Ernest trouvait bien douloureux de quitter Amélie sans lui dire adieu ; il lui semblait que c’était la tromper ; il balançait. Alexandrine, à qui ce projet convenait, leva tous ses scrupules ; elle lui mit sous les yeux le bonheur qui l’attendait à son retour, la fortune qu’il allait acquérir pour mettre aux pieds de sa maîtresse : cette idée l’électrisa ; tout était prêt depuis longtemps pour son départ ; un vaisseau, dont un de ses amis était capitaine, devait mettre à la voile sous peu de jours pour Saint-Domingue. Excité par les exhortations insidieuses d’Alexandrine, exalté par l’idée d’enrichir Amélie, il se décida à partir le lendemain à la pointe du jour.

Ernest passa la soirée avec son Amélie ; il fut prêt vingt fois à lui déclarer son cruel projet ; il tombait à ses genoux, il lui baisait les mains, il les pressait sur son cœur ; il lui tenait les discours les plus tendres, et souvent les plus insensés. Amélie ne concevait rien au trouble qui l’agitait, mais ce trouble semblait lui présager un événement funeste : une sombre tristesse s’empara de son âme. Ernest s’était détourné pendant un moment, pour lui cacher quelques larmes qui s’échappaient malgré lui. Amélie attentive à tous ses mouvemens s’en aperçoit : hors d’elle-même à ce spectacle, elle se jette au cou d’Ernest : Mon ami, s’écrie-t-elle ! laisse-moi recueillir ces larmes précieuses, mes baisers les sécheront. Amélie s’enivre avec une sorte de fureur des pleurs de son amant ; bientôt ses caresses en ont tari la source. Ernest oublie tous ses chagrins, il rend avec usure les caresses qu’on lui prodigue ; sans avoir cru changer de place, ils se trouvent sur un sopha. Amélie est nonchalamment étendue ; tous ses charmes sont devenus la proie de son amant, qui fait pleuvoir sur elle une grêle de baisers ; sa bouche est devenue le siége de son ame, elle seule agit, elle seule reçoit les sentimens de plaisirs qu’il éprouve ; c’est l’organe par lequel il se communique à toutes les parties de son corps. Ivre d’amour et de desirs, Ernest oublie la retenue qu’il s’est imposée jusqu’alors, il saisit la main d’Amélie et lui fait sentir pour la première fois une colonne enflammée qui bondit sous ses jolis doigts : Amélie surprise à l’excès, mais trop émue pour réfléchir, presse doucement ce bijou précieux dont elle ignore encore l’usage : cette douce pression augmente son ardeur, il brûle, il s’agite. Amélie craint qu’il ne s’échappe, et se prête avec complaisance à ses divers mouvemens. Bientôt Ernest suspend ses baisers, il s’appuie sur le dos du sopha, il s’y cramponne de manière à l’ébranler ; tous ses membres se roidissent, une fureur amoureuse le transporte. Amélie, effrayée du rouge qui colore son visage et du feu qui semble sortir de ses yeux, l’appelle, mais en vain ; il ne répond pas ; sa frayeur redouble, elle l’appelle encore ; mais quel est l’excès de sa surprise, en voyant le serpent à son tour écumer de rage ! Amélie lâche aussitôt sa proie ; et son amant qui semblait prêt à briser le trône de leur plaisir, tombe sans force et presque évanoui.

Amélie de plus en plus effrayée reçoit Ernest dans ses bras : il est encore palpitant de plaisir, et de légers frémissemens, suite de son extase, l’agitent par intervalles. Amélie voudrait appeler, leur désordre l’en empêche ; elle épie avec une tendre sollicitude tous les mouvemens de son amant. Ernest soulève enfin une paupière languissante, et jette sur elle des regards pleins de volupté : un doux sourire erre sur ses lèvres ; il veut parler, sa voix expire, son ame est encore toute entière au bonheur !… En recouvrant ses facultés, les sentimens de plaisir se dissipent, et font place aux regrets qu’enfante la froide raison ; l’état où il se trouve l’étonne et le remplit de honte ; il croit être la dupe d’un songe, mais c’est bien Amélie qui le caresse, qui lui sourit, qui lui fait mille questions qui prouvent sa précieuse innocence ; il ne sait comment y répondre : s’il craint d’éclairer son esprit, il ne redoute pas moins une ignorance qui l’expose à tomber dans tous les piéges qu’on ne manquera pas de lui tendre ; car on ne peut éviter que les dangers qu’on prévoit.

Cependant Ernest ne peut se résoudre à traiter un semblable sujet : il craint d’enflammer son imagination, et de ne pouvoir s’en tenir aux préceptes ; il pense qu’il serait bien dangereux, au moment d’un départ, d’initier sa maîtresse aux délicieux mystères de Vénus ; car une place à laquelle on a fait brèche, se défend plus difficilement contre un ennemi audacieux. Il répondit donc à Amélie, qu’il était trop tard pour pouvoir lui apprendre ce qu’elle desirait savoir, mais que la première fois qu’il la reverrait, il lui promettait d’éclaircir tous ses doutes. — À demain donc, reprit Amélie en l’embrassant, mais tu me diras tout, n’est-ce pas ? — À demain ! répondit Ernest en soupirant.

Les deux amans se séparent enfin, après s’être juré mille fois de s’aimer éternellement. Ernest partit le cœur serré, pouvant à peine s’arracher des bras d’Amélie qui, remplie d’une douce sécurité, ne se promettait pour ce lendemain fatal que de nouveaux plaisirs.

Ernest, en quittant Amélie, passa chez Alexandrine, qui était fort curieuse de savoir comment s’était passée cette soirée, et si la vue d’Amélie n’avait pas ébranlé les résolutions d’Ernest. Elle apprit avec une vive satisfaction qu’il n’avait pas changé de sentimens, et qu’il venait lui faire ses adieux ; elle le félicita sur son courage, l’assura qu’elle prodiguerait tous ses soins à Amélie, et qu’elle n’épargnerait rien pour l’aider à supporter son absence.

Ernest, tranquillisé par ces promesses, alla prendre quelques heures de repos ; et, dès que le soleil eut éclairé l’horizon, il se mit tristement en route pour l’Orient, où il trouva son ami qui n’attendait qu’un vent favorable pour partir. Le lendemain de son arrivée, on mit à la voile. Ernest vit avec un serrement de cœur inconcevable disparaître les côtes de France ; il lui sembla qu’il se séparait une seconde fois d’Amélie : cette nouvelle barrière qu’il mettait entre eux, lui paraissait encore plus douloureuse que la première ; il se reprocha d’avoir abandonné sa maîtresse, non seulement au désespoir que son absence devait lui causer, mais aux séductions dont elle allait être environnée sous la tutelle d’une femme aussi pervertie qu’Alexandrine. Il aurait voulu retourner vers elle ; mais hélas ! ces regrets trop tardifs ne servirent qu’à lui déchirer l’ame : il fallut se soumettre à son destin. Au milieu du vaste Océan, il ne voyait plus que les flots et les cieux ; son œil cherchait en vain à distinguer la terre qu’il venait de quitter ; son cœur seul pouvait encore franchir l’espace qui le séparait d’Amélie, et le vaisseau battu par les vagues était moins agité que lui.

Fin du premier Volume.
  1. Ce joli Roman du même Auteur, forme deux volumes in-12, prix 4 francs.