Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 04

Renard (Tome IIp. 67-83).


CHAPITRE IV.


Monsieur de Saint-Albe et messieurs Desmousseaux père et fils revinrent si tard de la chasse, qu’ils se séparèrent aussitôt, et mon oncle seul chez lui.

Après avoir pris un peu de repos, et au moment où il allait se mettre à table pour souper, il me demanda. Madame Blanchard vint lui dire que j’avais passé toute la journée chez madame Duperay ; elle offrait d’aller me chercher. « Non, répondit mon oncle, restez ; il est bien qu’elle voie Adrien avant de rentrer. Au terme où ils en sont, on peut les laisser ensemble. Je suis charmé de voir qu’elle s’oublie, car elle devrait être revenue depuis qu’elle sait que je suis ici. Eh bien ! madame Blanchard, vous voyez ce que c’est que l’autorité ? Grâce à ma fermeté, ma nièce obéit, et s’accoutume aujourd’hui à ce qu’elle redoutait il y a quinze jours. Tel est le résultat d’une sage résolution. Si j’avais pu voir mon neveu avant son sot mariage, il aurait obéi comme sa sœur. » Madame Blanchard se garda bien de contredire son maître, et sortit sans faire aucune réplique.

Cependant la nuit approchait et l’on n’entendait point parler de moi. Mon oncle inquiet ordonna qu’on allât me chercher. Tout le monde était couché et endormi chez M. Desmousseaux.

Un domestique qui ne se réveilla qu’avec beaucoup de peine, répondit qu’on ne m’avait pas vue de la journée. Surcroît d’inquiétude ! On réveilla Suzette qui dit ne m’avoir pas vue depuis le matin. Cette réponse jette l’alarme dans la maison ; mon oncle ordonne de chercher dans le canal, dans le puits et qu’on me ramène morte ou vive ! Il court dans ma chambre, trouva deux lettres sur la table : l’une à son adresse, et l’autre à celle d’Adrien.

Frappé de stupeur, ne pouvant en croire ses yeux, il renvoie tout le monde et lit celle qui lui était destinée :

Mon cher oncle,

L’action que je fais m’est inspirée par le désespoir. Je fuis un homme que je ne puis rendre heureux, et j’ai perdu celui que j’aurais préféré à tout !

Ah ! pourquoi le sort de ma tante n’a-t-il pu vous attendrir en ma faveur ? Vous m’avez traitée avec plus de rigueur qu’elle ne le fut. On la priva de celui qu’elle avait choisi, mais on ne la força point à en épouser un qu’elle n’aimait pas, et elle put vous regretter sans crime.

Je vous afflige, mais vous l’avez voulu.

Puissiez-vous rendre toute votre tendresse à mon frère, moins coupable que moi !

Le souvenir de vos bontés restera dans mon cœur.

Votre nièce,

Albertine.

Hors de lui après cette lecture, ne sachant quel parti prendre à l’heure qu’il était, il sortait de ma chambre lorsque son filleul entra effrayé du bruit qui se répandait. Mon oncle lui remit ma lettre sans pouvoir parler.

Adrien, pâle et désespéré, la prit, et voici ce qu’elle contenait :

Monsieur,

Je ne puis ni vous aimer ni vous tromper. Je pars pour fuir une union qui ne nous rendrait heureux ni l’un ni l’autre. Si je m’étais adressée à vous, j’aurais peut-être intéressé votre générosité, et la violence qu’on me fait eût cessé plutôt ; mais je ne l’ai pas osé. La sévérité de mon oncle rendait ce moyen impraticable.

Adieu, Adrien, adieu ! qu’une autre plus digne de vous apprécier soit heureuse à ma place ! Je vous rends votre parole, et je ne garde de vous que le souvenir d’une affection qui m’honorait et à laquelle je n’ai pu répondre.

J’embrasse mon amie, madame Duperay ; je ne l’oublierai jamais.

Albertine.

À côte de la lettre étaient les présens que j’avais reçus et sur lesquels j’avais écrit : à M. Adrien Desmousseaux ».

Désolé de tout ce qu’il voyait, de tout ce qu’il apprenait, Adrien voulait partir sans savoir où aller.

L’idée que madame de Genissieux avait mené cette intrigue, vint à l’esprit de M. de Saint-Albe. Adrien courut chez elle ; on répondit qu’elle était partie depuis deux jours et qu’on ne savait pas précisément où elle était allée ; ce mystère parut une ruse et confirma les soupçons de mon oncle. Il fut décidé que j’avais suivi madame de Genissieux et qu’elle servait nos projets pour se venger de n’être plus reçue au château. Cette démarche convenait, selon mon oncle, à son caractère inconséquent et léger. S’attachant à cette conjecture, il voulut alors empêcher le bruit scandaleux de ma fuite de se propager aux environs ; il dit à ses gens, en reconduisant Adrien, qu’il venait de découvrir que j’avais eu l’imprudence d’aller, sans le prévenir, rejoindre madame de Genissieux à dix lieues de Saint-Marcel, chez une de ses sœurs.

C’était la précaution inutile ; personne n’ajouta foi à ce conte, et chacun se retira en disant du bien de celle qui n’avait jamais fait de mal à personne.

Madame Blanchard, en secouant la tête disait : « Voilà ce que c’est que de vouloir contraindre les filles et les garçons ; ce sont des oiseaux qui s’envolent par la fenêtre ».

Le lendemain matin, au moment où mon oncle allait envoyer chercher l’homme de confiance de madame de Genissieux, la famille Desmousseaux entra chez lui. Tous les visages étaient décomposés. Adrien tenait une lettre à la main, et la présenta à M. de Saint-Albe sans avoir la force de dire un mot ; cette lettre était de madame de Séligny. Elle apprenait à Adrien la rupture du mariage de sa fille avec Léon. À peine arrivé, il lui avait écrit pour lui rendre sa parole et annoncer qu’il ne voulait point se marier encore. Il faisait des vœux pour le bonheur de son aimable fille et partait sur-le-champ pour l’Angleterre. Le style de madame de Séligny peignait sa rage et ses soupçons ; elle ne doutait point que Léon n’eût une passion dans le cœur, à laquelle il sacrifiait tout.

Le sujet de cette lettre, sa date, le refus de Léon, son départ précipité pour l’Angleterre, tout coïncidait avec ma fuite et le voyage de madame de Genissieux.

Il fut donc reconnu par mes amis que je m’étais sauvée pour courir après Léon, moi qui l’avais cru marié le jour où je partis et qui me jetais dans les bras de mon frère pour fuir un mariage forcé ! Madame Duperay, qui se trouvait dupe de sa morale prêchée avec tant de soins, ne cessait de répéter : « Je ne l’aurais jamais cru capable d’un procédé aussi odieux ! »

Mon oncle cédant à l’impétuosité de son caractère, écrivit une lettre fulminante à madame de Genissieux sur l’enlèvement de sa nièce, et finit par la menacer de l’attaquer devant les tribunaux.

Madame de Genissieux fut extrêmement surprise de ce qu’elle apprenait et ne savait qu’en penser ; mais comme elle en voulait à mon oncle, elle lui répondit : « qu’elle était charmée que j’eusse trouvé le moyen de fuir mes tyrans ; qu’elle regrettait de n’y avoir point pris de part, et que c’était le seul reproche qu’elle eût à me faire. Elle ajoutait que la menace des tribunaux ne lui faisait pas peur, et qu’elle prouverait l’injustice de la rendre responsable des actions d’une jeune fille persécutée par ses parens.

Par un P.-S. Je crois Léon marié, à l’heure qu’il est, à mademoiselle Octavie de Séligny.

De Fontaine, dix lieues de Saint-Marcel.

Cette réponse, qui fut communiquée à toute la famille, irrita mon oncle et l’affermit dans la croyance que madame de Genissieux était complice de ma fuite. Le ton ironique qu’elle employait lui en parut une seconde preuve, et Adrien se prépara à aller la voir chez cette sœur pour découvrir la vérité qu’on s’obstinait vainement à leur taire.

Au moment où il songeait à partir, mon malheureux frère et sa femme arrivaient, le cœur pénétré d’avance des scènes touchantes qui allaient se passer à Saint-Marcel, le jour d’une réconciliation, le jour du mariage d’une sœur chérie ! Ils descendirent dans une vaste cour et ne virent arriver personne à leur rencontre. En approchant, ils n’aperçurent que des domestiques consternés ; cet accueil les glaça d’effroi.

« — Où est mon oncle ? où est ma sœur, demanda Eugène, au premier venu ? de grâce apprenez-moi ce qui se passe ici, est-ce qu’on nous repousse ? — Ah ! Monsieur, s’écria le vieux serviteur en le reconnaissant ; nous sommes tous au désespoir ! mademoiselle votre sœur s’est sauvée ou a été enlevée à la veille de son mariage ! elle manque depuis hier ; on l’a cherchée partout ! — Ô ciel ! ma sœur enlevée ! et par qui ? Menez-moi près de mon oncle, je veux le voir, je veux tout apprendre de lui. — Tout apprendre ? Ah ! il n’en sait pas plus que nous, quoiqu’il veuille nous faire croire le contraire.

Eugène, suivi de sa femme, se précipite dans l’appartement de mon oncle, et y pénètre de force. Aussitôt que M. de Saint-Albe l’aperçut, il s’écria : « Eh bien ! Monsieur, vous voyez l’effet du mauvais exemple que vous avez donné à votre sœur. Vous vous êtes marié contre mon gré, et elle fuit un mari de mon choix. Ne suis-je pas bien à plaindre avec une telle famille ! »

Eugène et sa femme se jetèrent à ses genoux qu’ils embrassaient en versant des larmes, sans oser dire un mot. Mon oncle, ému de ce spectacle, les releva en disant brusquement : « Mêlons nos chagrins, voilà ce que nous avons de commun dans ce moment. Votre sœur s’est amourachée du baron d’Ablancourt et a fui Adrien Desmousseaux à qui elle est promise depuis six mois ! » Se tournant vers madame de Saint-Albe : « Pardon, Madame, lui dit-il, pardon ; vous voyez un homme accablé et peu civil. Je viens de perdre ma nièce, et de quelle manière ? J’aimerais mieux qu’elle fût morte ! — Souffrez, Monsieur… souffrez, mon oncle, que je la remplace. Je suis aussi voire nièce. Je vous consolerai tandis que mon mari ira partout chercher sa sœur. » Ces mots furent dits avec tant de grâce et de précision, que mon oncle en fut frappé, et la regarda plus attentivement. Émilie de Saint-Albe était d’une taille avantageuse, d’une figure intéressante, et douée du son de voix le plus touchant. « Eugène, votre femme a raison, reprit mon oncle, il faut courir après cette folle, cette extravagante, la trouver et la ramener ici. — Je pars à l’instant, mon oncle ; donnez-moi tous les renseignemens dont j’ai besoin. »

Mon oncle envoya chercher Adrien, ancien ami de mon frère ; ils s’embrassèrent et se revirent avec plaisir et douleur, se faisant tout à la fois des complimens de félicitations et de condoléance. On délibéra ensuite sur le parti qu’il fallait prendre. Les avis étaient partagés. Sur ces entrefaites, madame Blanchard arriva. Rien ne put l’empêcher de s’élancer dans les bras de son cher Eugène. Il l’embrassa de bon cœur, et la remercia de son dévouement, l’appela son défenseur, et la conduisit à sa femme qui voulut aussi l’embrasser ; mais madame Blanchard qui savait vivre, recula de deux pas d’un air à la fois modeste et capable ; enfin elle céda, Émilie l’embrassa, et lui dit les choses les plus obligeantes. Tout ceci se passait à part, tandis que ces messieurs délibéraient ensemble.

Le résultat de la délibération fut que mon frère retournerait sur-le-champ à Joigny où je pouvais m’être rendue ; qu’Adrien, de son côté, partirait pour Paris. Que là, par les soins et les conseils de son amie madame de Séligny, il parviendrait à découvrir quelques traces de ma fuite, et qu’il en donnerait aussitôt avis à toute la famille.

Ce plan, bien concerté, parut un chef-d’œuvre de conception, et ils commencèrent à espérer que je ne pourrais pas leur échapper plus long-temps.