Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 03

Renard (Tome IIp. 35-66).


CHAPITRE III.


Nous mîmes deux jours pour arriver à Joigny ; j’étais très-fatiguée, et surtout très-agitée. Je suis persuadée que j’avais un peu de fièvre. En entrant dans la ville, la jeune femme me donna son adresse et disparut.

Je me fis conduire chez l’associé de mon frère avec ma fermière. On m’introduisit seule auprès de lui ; il me reçut très-bien, me fit asseoir, et m’apprit que M. de Saint-Albe et sa femme étaient partis la veille pour Saint-Marcel sur l’invitation d’une vieille gouvernante qui avait enfin obtenu de son maître le pardon de son neveu. C’était une surprise que l’oncle voulait bien accorder à sa nièce le jour d’un mariage qui comblait ses vœux et ceux de son filleul.

Cette nouvelle inattendue me causa un grand saisissement. Mon frère arrivant le jour de ma fuite ! Mon oncle, trompé dans son attente le seul jour on il s’était avisé d’être généreux ! Et cette pauvre madame Blanchard ? Ah ! j’aurais voulu mourir à l’instant. Il fallait cependant dissimuler tout ce que je sentais. Je me trouvais dans un grand embarras ; je ne savais à qui m’adresser. Cet associé ne me connaissant pas, ne me faisait aucune offre. Je me déterminai sur-le-champ à réclamer les bons offices de ma compagne de voyage, et je saluai l’associé sans me faire connaître. Je sortis avec la fermière qui m’attendait à la porte.

Je me rendis chez madame Duclos, et sans lui dire le nom de mon frère, je lui fis part de mon infortune. Je fus touchée de sa cordialité ; elle voulut que je vinsse loger chez elle en attendant des nouvelles de ma famille. Je me vis forcée d’accepter sa proposition ; elle en parut charmée, et je la priai d’ajouter à ses bontés le soin de me chercher une maison où je pourrais être admise auprès d’une dame, en qualité de demoiselle de compagnie. Elle approuva cette idée, et me promit de s’en occuper dès le lendemain, m’assurant qu’elle connaissait beaucoup de monde, et qu’elle me trouverait ce que je désirais. Je pensai alors à faire repartir ma bonne fermière, lui recommandant bien de ne point me trahir. Je m’en séparai le jour suivant, en lui disant que j’allais rejoindre mon frère à la campagne.

Un peu tranquillisée sur le présent, je songeai à prendre du repos, j’en avais grand besoin. Je dormis peu, et fus réveillée par des songes qui m’offraient tantôt Léon conduisant Octavie aux autels, tantôt mon oncle furieux, suivi d’Adrien, découvrant la trace de mes pas.

Le lendemain, ma jeune protectrice sortit de bonne heure pour remplir sa promesse, et j’attendis avec anxiété sans oser me montrer.

Elle revint assez tard, et me cria de loin : « Allons, allons, tout ira bien : j’ai votre affaire. Vous allez vivre auprès de trois dames bien intéressantes. Vous serez chargée de donner tous vos soins à la cadette des deux sœurs qui n’est pas mariée. La mère est la bonté même ; il n’y a de redoutable que le père qui est un homme violent et un vrai tyran, mais il est malade, et j’espère qu’il n’ira pas loin. » La fin de son discours me fit frémir. Je ne savais que penser de la méchanceté de cet homme. Je ne croyais pas qu’on pût être plus despotiquement maître chez soi que mon oncle, et cependant personne autour de lui ne désirait sa mort. J’eus envie de refuser, mais que devenir ? Cette réflexion me rendit moins difficile. Je pensai aussi que, si j’étais trop mal, cette famille pourrait ensuite me protéger et me faire placer ailleurs. J’acceptai donc, et nous nous rendîmes chez madame D***. Cette dame me reçut avec bonté. Elle m’apprit que, devant accompagner son mari à Paris où il allait consulter la médecine, elle serait charmée de me placer auprès de sa fille qu’elle laissait dans sa terre avec sa sœur aînée. « J’ai la plus grande confiance dans madame Duclos, ajouta-t-elle, et tout ce que je vois en vous, me prévient en votre faveur. » Après m’avoir beaucoup questionnée sur ma famille Dupré et sur les talens qui pouvaient me rendre utile à sa fille, elle nous quitta pour rejoindre son mari.

Dès le lendemain, j’entrai chez elle. Je fus enchantée de la douceur de ses deux filles. Le malade allait toujours plus mal. Au bout de deux jours, il fallut renoncer à le faire voyager. Je ne le voyais point, mais je l’entendais qui, de son lit, grondait tous ceux qui l’entouraient. Grâce aux domestiques qui le haïssaient, je fus bientôt informée de tous les détails de l’intérieur de cette famille. Je suspendis un instant mes propres malheurs pour compatir à ceux de ces victimes du pouvoir absolu.

Une sœur de madame D***, grande babillarde et l’ennemie jurée de son beau-frère, se fit un devoir et un plaisir de me mettre au fait de tout ce qui se passait dans la famille ; et pendant que tout le monde s’agitait autour du malade, elle m’emmenait dans sa chambre pour m’apprendre tous ses griefs contre M. D***, et pour déplorer le sort de sa sœur et de ses neveux.

Quinze jours après mon entrée dans cette maison, M. D*** succomba à sa maladie. Je n’entrai pas un instant dans sa chambre, et ce fut encore l’obligeante sœur de madame D*** qui, à la nouvelle de cette mort, vint me chercher pour m’en apprendre les détails. Voici à peu près ce que cette dame me confia en me répétant de nouveau toute l’histoire de l’impitoyable beau-frère.

MORT DE M. D***.

M. D*** a été l’homme le plus despote que j’aie jamais connu ; sa femme et ses enfans tremblaient à son approche, et le son de sa voix formidable faisait fuir tout le monde lorsqu’il se mettait en colère.

Il possédait une fortune honnête et qui aurait suffi pour embellir l’existence de sa famille : mais son plaisir consistait au contraire à la priver des avantages qu’elle procure, et ce qu’un autre eût fait par avarice, il le faisait par pure méchanceté. Lorsque ses filles eurent atteint l’âge de dix ans, on eut beaucoup de peine à le décider à leur accorder quelques maîtres. Quant à ses fils, il les tint toujours en pension loin de lui, et les regardant comme ses héritiers, il les haïssait comme ses ennemis naturels.

On juge de ce que dut souffrir pendant vingt ans la femme d’un tel être. Toute sa consolation était dans sa tendresse pour ses quatre enfans, dont l’amour et les soins lui faisaient supporter une vie aussi misérable qu’uniforme. L’aînée de ses filles, arrivée à l’âge de dix-huit ans, fut demandée en mariage par un jeune homme d’un caractère aimable, d’une grande pureté de mœurs, et d’une fortune assurée.

Rien ne devait faire soupçonner un refus : conformité d’âge, de goût, de condition, tout concourait à former une union si bien assortie. Cependant M. D***, inquiet de voir un peu de bonheur entrer dans sa famille, prétexta des raisons pour appuyer son refus, et le mariage ne se fit pas.

Le jeune homme conserva un tendre attachement pour mademoiselle B***, s’absenta pendant un an, et après ce terme renouvela sa demande sans se rebuter.

M. D***, sollicité à cette époque par des personnes recommandables, céda enfin, et consentit au bonheur des deux jeunes gens. Tout le monde applaudit, et chacun pensa que M. D*** avait écouté la voix de la raison et de l’amitié ; il n’en était rien. Ni la tendresse paternelle, à laquelle il était étranger, ni la considération qu’il devait aux conseils de plusieurs personnes de mérite, n’eurent aucune part à son consentement. Ceci va peindre son caractère tout entier.

Pendant l’année qui suivit la première demande, M. D*** eut occasion de prendre des informations sur le jeune homme qu’il avait refusé ; soit qu’il s’adressât à quelqu’un qui le connût mal, ou qui eût des raisons pour lui nuire, soit que l’on ne l’eût pas bien désigné, il n’eut sur lui que des renseignemens peu satisfaisans et de nature à consoler un père de n’avoir pas établi sa fille. On lui apprit que ce jeune homme était difficile à vivre, violent, jaloux, et qu’une femme serait très-malheureuse avec lui.

Il n’y pensa plus.

À la seconde demande, M. D*** se ressouvint de tout ce qu’on lui avait dit contre ce jeune homme, et cela seul le détermina à l’accepter pour gendre. L’idée que sa fille aurait le même sort que sa mère, et serait asservie à un homme de sa trempe, le réjouit et lui fit presser ce mariage. Mais son attente fut trompée, les époux heureux vivaient dans la meilleure intelligence, et la jeune femme, entourée du prestige de la beauté et de la séduction, exerçait sur l’esprit de son mari cet empire si doux à supporter quand c’est l’amour et l’innocence qui l’imposent.

Ce n’était pas ce qu’attendait M. D***. Le bonheur de ses enfans qui faisait la satire de sa conduite, l’inquiétait, le fatiguait, et ne pouvait durer long-temps. Sa fille ! oser dominer un sexe fait pour tout maîtriser, c’était méconnaître ses devoirs, c’était manquer aux lois naturelles et sociales.

À quelque temps de là, la jeune femme crut remarquer un léger changement dans l’humeur de son mari ; il paraissait rêveur, la querellait sur un mot, l’accusait quelque fois de coquetterie, et s’absentait souvent de chez lui. Elle ne se plaignit pas d’abord ; elle pensa que son mari, plus libre après six mois d’union, se gênait moins, et comme elle l’aimait tendrement, et de bonne foi, elle redoubla d’attention, de prévenances, et se flatta d’adoucir ce caractère devenu un peu bizarre. Ses soins n’eurent point le succès qu’elle en attendait. La jalousie de son mari devint insupportable, offensante ; et dans ses momens d’humeur, il finit par accuser de fausseté et d’hypocrisie celle dont la douceur était exemplaire ; et la paix du ménage fut troublée dès ce moment.

M. D*** fut informé des chagrins de sa fille ; il dit en riant, et en se frottant les mains : « Elle n’a que ce qu’elle mérite, qu’elle se soumette ; Voilà son lot. »

La jeune femme, blessée de la conduite de son mari, et trop fière pour demander une explication sur des torts qu’elle n’avait pas, évitait sa rencontre, venait pleurer auprès de sa mère, et prendre d’elle des leçons sur le malheur. M. D*** les surprenait quelquefois, et montrait, malgré lui, qu’il jouissait de ce spectacle. La mère et la fille ne s’en étonnaient point, et trouvaient que ce procédé était un trait de caractère de plus à ajouter à tous les autres.

Les deux fils revenus un instant dans la maison paternelle, avaient été bientôt obligés de la fuir, et servaient depuis plusieurs années comme, volontaires dans les bataillons de nos armées. La seconde fille, traitée en petite Cendrillon, ne paraissait sentir que les peines de sa mère et de sa sœur.

M. D**** n’avait jamais été sensible qu’aux plaisirs de la bonne chère. L’abus des mets recherchés et des liqueurs fortes le jeta dans un état de santé si fâcheux qu’il fut obligé de garder le lit, et les progrès d’une maladie grave devinrent si rapides et si alarmans que les médecins crurent de leur devoir de l’avertir qu’il était en danger, et qu’il devait songer à mettre ordre à ses affaires. Il reçut la nouvelle et le conseil avec indignation, ordonna à ses docteurs impertinens de sortir de chez lui, et se mit dans une telle fureur qu’il hâta ses derniers momens, et mourut comme il avait vécu, l’injure à la bouche.

Toute sa famille était près de son lit ; sa femme, ses deux fils, revenant de l’armée, ses deux filles et son gendre.

Il venait d’expirer et tous craignaient encore sa colère ! Le son de cette voix redoutable retentissait autour d’eux, comme le tonnerre après l’orage. Ne l’entendant plus respirer, ils s’approchent timidement et n’osent éclaircir leurs doutes ; ses traits défigurés ne sont plus reconnaissables, son pouls ne bat plus… ce cœur si endurci n’a plus de pulsation… tout leur apprend qu’il n’existe plus ! Ce souffle qui vient de s’exhaler, leur a-t-il rendu la liberté ? À cette idée que tout confirme, la joie se peint sur tous les visages ; on s’embrasse, on se jette dans les bras d’une mère, d’un frère, d’une sœur, on n’ose se communiquer sa pensée, mais tout le monde la devine ; et c’est un père de famille qui vient de mourir entouré de ses enfans ! Un mouvement machinal que fit le corps de M. D***, et qui fut le dernier de son agonie, les replongea dans l’effroi et la stupeur. Ils reculent et tremblent tous devant un cadavre, se jettent en même temps à genoux et invoquent la pitié céleste ; ce fut la dernière angoisse que leur donna ce père dénaturé. Sa mort bien constatée, ils se livrent plus modérément à leurs transports et disent tout bas : « Enfin nous allons vivre » !

Après un moment de silence, ma dame D*** pria son gendre, placé devant le secrétaire de son mari, de lui remettre des lettres adressées à elle et qu’il avait contracté l’habitude de décacheter sans lui en faire part. Le gendre s’empressa d’ouvrir le tiroir, il cherche parmi plusieurs lettres ; un papier frappe ses regards, il parcourt… ô découverte inouïe ! Il ose à peine en croire ses yeux. Ce papier, de l’écriture de M. D***, est la copie d’une lettre anonime qu’il a reçue, il y a trois mois, mais écrite d’une autre main.

C’est un père qui, par une calomnie atroce, a troublé le bonheur de sa fille !

Ce jeune homme, hors de lui, oubliant le respect dû aux morts, se retourne vers le lit et s’écrie avec l’accent de la rage : « J’ai donc enfin trouvé l’auteur de cet infâme écrit ! » et s’adressant à sa femme étonnée : « Pardonnez un mari injuste, et que cette lecture soit ma seule vengeance ! »

Alors il lit à haute voix la lettre que M. D*** lui avait adressée comme venant d’un ami caché. Il l’avertissait de se défier de l’empire que sa femme prenait sur lui, se faisant un devoir de lui apprendre qu’elle avait une inclination ; que la coquetterie et la fausseté étaient le fond de son caractère, et que l’amitié s’affligeait de le voir dupe de ses sentimens ; qu’en épiant sa femme avec adresse, il découvrirait plus d’une intrigue, et que, pour preuve de la vérité de son assertion, il n’en appelait qu’à l’indifférence et à la hauteur avec lesquelles elle accueillerait son changement de conduite.

Cette lecture, faite devant le coupable, hors d’état de répondre, fit la plus vive sensation dans l’ame des assistans. Chacun alors se livrant à ce qu’il éprouvait, retraça les duretés dont il avait été la victime, et ce concert n’était pas près de finir, lorsque la jeune femme, heureuse de recouvrer la tendresse de son mari, se jeta à genoux devant son père, et levant les yeux au Ciel, s’écria : « Ô mon Dieu ! pardonnez-lui comme je lui pardonne ; il a été si malheureux d’être du nombre des méchans dans ce monde ; ah ! qu’il soit plus heureux dans l’autre ! »

Ce récit me fit une vive impression ; je plaignis ces infortunés qui ne pouvaient regretter un père ; mais je pris la résolution de ne point m’attacher à cette famille, et de tâcher, par son secours, de me placer à Paris, où j’espérais vivre plus cachée, plus ignorée. Je ne sais quel instinct me faisait pencher pour la capitale ; l’idée de revoir la capitale, une autre idée plus confuse, et dont je ne voulais pas me rendre compte, m’entraînait malgré moi vers ce que je devais éviter.

Je fis part de mon projet à la sœur de madame D***. « Vous avez bien raison, me dit-elle, de songer à quitter cette maison. Ma pauvre sœur et ses enfans sont si fous de leur liberté qu’ils en perdent la tête, et sont peu en état de s’occuper de vous. Voilà bien des affaires qui vont les obliger à des voyages ; et je me charge de vous placer. Envoyez-moi madame Duclos, je veux qu’elle vous présente à une dame dont la terre est dans le voisinage ; elle sera charmée de vous connaître, et vous la trouverez bien aimable. Elle doit partir pour Paris ; si vous lui convenez, elle vous emmènera avec elle. » C’était là tout ce que je désirais. J’avertis madame Duclos, qui s’empressa de venir parler à ma nouvelle protectrice.

Je l’attendis dans ma chambre ; elle s’y rendit aussitôt après sa conférence, et me félicita sur l’heureux hasard qui allait me placer peut-être auprès de la femme la plus respectable du monde. « Que nous serons heureuses si vous lui convenez ! je connais la maison, on m’y traite assez bien, et j’ai tout lieu de croire que nous réussirons. Soyez prête dans une heure ; je viendrai vous prendre. Nous aurons une lettre de madame D*** pour être reçues de sa part. » Ce début me donna la plus grande envie de connaître cette dame, et je m’empressai de demander son nom. Quelle fut ma surprise en apprenant que c’était madame d’Ablancourt ! je me décidai sur-le-champ à refuser, sous quelque prétexte, une entrevue si dangereuse, et je fis l’observation que s’il y avait un fils ou une fille, il serait inutile de me présenter, ne voulant plus me placer qu’auprès d’une dame seule. « Justement, reprit madame Duclos, elle est seule, son fils est absent. Il vient… — De se marier ? — Non ; il devait se marier, mais le mariage a manqué et ne se fera pas ; sa mère en est très-affligée, c’était un mariage arrangé depuis long-temps. M. Léon, son fils, vient de partir pour l’Angleterre ; vous voyez bien que cette dame est seule. » Avec quel ravissement j’écoutais ce récit ! J’apprenais que, malgré son indignation contre moi, Léon avait refusé mademoiselle de Séligny ! Il était absent pour plusieurs années, sans doute, et j’allais peut-être convenir à sa mère, vivre auprès d’elle, lui plaire et entendre parler de lui ! Mon sort était sur le point de changer, un mot allait décider de toute ma vie. Allons, disais-je en moi-même, Léon a raison, il faut espérer et avoir du caractère, j’en aurai ; mais, lui, n’en a-t-il pas trop avec moi ? Je sortis de ma rêverie, et ne trouvant plus de motif pour refuser, je consentis à suivre madame Duclos quand elle le voudrait. Demeurer chez madame d’Ablancourt sans y être connue, pendant l’absence de son fils, ne me parut point une conduite opposée à la décence. Je pensai qu’aussitôt que je serais instruite de son retour, je trouverais des raisons pour demander un congé ; je retournerais alors chez madame Duclos, où mon frère viendrait à mon secours. Mon unique projet était de faire la conquête de madame d’Ablancourt, et de forcer son fils à me rendre justice quand il pourrait découvrir un jour quelle personne était venue se réfugier chez sa mère. Comme madame de Séligny était brouillée avec madame d’Ablancourt, j’étais sûre de ne pas la voir chez elle, et je me promettais bien de sortir rarement pour éviter cette fâcheuse rencontre.

Arrivées chez madame d’Ablancourt, nous fûmes introduites dans son appartement. Que je fus frappée de sa ressemblance avec son fils ! c’était le même visage avec des traits plus doux, le même ton, la même grâce dans le langage. En la voyant, j’éprouvai une telle émotion que je fus obligée de m’appuyer contre une table pour me soutenir. Elle s’aperçut de ce mouvement et me demanda avec tout l’intérêt qu’y aurait mis Léon, si je ne me trouvais pas trop fatiguée ? ce n’était pas le moyen de me remettre. Elle me fit asseoir, je tâchai de recouvrer mes forces, et je répondis si bien à toutes ses questions, qu’elle se décida à me prendre auprès d’elle. — Je crois, dit-elle en me regardant, que je serai très-contente de mon acquisition, et j’espère que vous n’aurez pas à vous plaindre de moi. Elle dit quelques mots à ma compagne tandis que je jetais les yeux sur des tableaux, et lui demanda d’où elle me connaissait. Apprenant que j’étais la sœur d’un négociant de Joigny, elle parut satisfaite et me donna rendez-vous au lendemain matin. En nous en allant, ma jeune amie me fit compliment sur ma nouvelle condition, et m’assura que je ne pouvais rencontrer une personne plus aimable et plus respectable que madame d’Ablancourt (je la croyais sans peine) et que son séjour dans sa terre ne devait pas être de longue durée.

Après avoir rendu grâce à cette excellente personne, j’arrivai le lendemain chez madame d’Ablancourt, suivie de mon petit paquet ; elle avait du monde et l’on me fit entrer dans la chambre qui touchait à la sienne. Là j’eus le temps de réfléchir à la manière modeste avec laquelle j’entrais dans une maison où j’aurais dû être conduite avec éclat par le chef de la famille. Je songeai aussi aux réponses que je devais arranger pour ne me point trahir.

Aussitôt que madame d’Ablancourt fut seule, elle me fit appeler. « Hier j’ai oublié de vous demander votre nom ? — Madame, je m’appelle Constance Dupré. — Eh ! bien, mademoiselle Constance, en attendant que je vous dise ma chère Constance, vous saurez que vous ne devez point me quitter. Nous partirons pour Paris sous peu de jours. J’espère que vous ne me trouverez pas toujours aussi maussade qu’à présent, votre société contribuera sans doute à m’égayer. J’ai un fils… On ne vous a pas dit peut-être que j’avais un fils ? — Pardonnez-moi, Madame, répondis-je en baissant les yeux. — Ce fils est absent depuis peu, et je m’habitue difficilement à en être séparée. J’attends de ses nouvelles à tout moment ; je dois en recevoir aujourd’hui. Tenez, me dit-elle en me montrant une porte, rendez-moi un service, voyez s’il n’y aurait pas une lettre là-dedans ; j’entends entrer un domestique. » J’ouvris la porte, et, en effet, on me remit une lettre d’une écriture bien connue. Elle s’écria : « Oh ! oui, c’est bien lui, et la décacheta. Il m’écrit de Calais, mais il doit être à Londres, à présent. »

Pendant qu’elle lisait, je songeais à la bizarrerie du destin qui me plaçait toujours près d’une personne en correspondance avec Léon, et je ne savais si c’était un bien ou un mal pour moi.

Après avoir lu sa lettre, madame d’Ablancourt me fit encore quelques questions, et sonna un domestique pour me conduire à la chambre qu’elle me donnait. Je me retirai en la saluant, et ne reparus que lorsqu’elle me fit appeler.

Nous partîmes quatre ou cinq jours après mon entrée chez madame d’Ablancourt, et nous arrivâmes le même soir à Paris.

L’idée d’habiter la maison de Léon avec sa mère, me causait une sensation pleine de charme. Tout me prouvait qu’il reviendrait, et malgré moi l’espérance renaissait dans mon cœur : cependant je le trouvais toujours le plus injuste des hommes.