Actes et Paroles volume1 Notes La propriété des œuvres d’art




CHAMBRE DES PAIRS

1846

NOTE 1
la propriété des œuvres d’art

Un projet de loi sur les dessins et modèles de fabrique était proposé par le gouvernement ; une longue discussion s’engagea, au sein de la chambre des pairs, sur la question de savoir quelle serait la durée de la propriété de ces dessins et de ces modèles. Le projet du gouvernement décrétait une durée de quinze années. La commission qui avait fait rapport sur le projet de loi proposait d’étendre le droit exclusif d’exploitation d’un modèle à trente ans. Quelques membres de la chambre voulaient le maintien pur et simple de la législation de 1793 qui attribue à l’auteur d’un dessin ou d’un modèle artistique destiné à l’industrie les mêmes droits qu’à l’auteur d’une statue ou d’un tableau. Victor Hugo demanda la parole.

Messieurs,

Je n’aurai qu’une simple observation à faire sur la question la plus importante, à mes yeux du moins, la question de durée ; et j’appuierai la proposition de la commission, en regrettant, je l’avoue même, l’ancienne législation. Je n’ai que très peu de mots à dire, et je n’abuserai jamais de l’attention de la chambre.

Messieurs, il ne faut pas se dissimuler que c’est un art véritable qui est en question ici. Je ne prétends pas mettre cet art, dans lequel l’industrie entre pour une certaine portion, sur le rang des créations poétiques ou littéraires, créations purement spontanées, qui ne relèvent que de l’artiste, de l’écrivain, du penseur. Cependant, il est incontestable qu’il y a ici dans la question un art tout entier.

Et si la chambre me permettait de citer quelques-uns des grands noms qui se rattachent à cet art, elle reconnaîtrait elle-même qu’il y a des génies créateurs, des hommes d’imagination, des hommes dont la propriété doit être protégée par la loi. Bernard de Palissy était un potier ; Benvenuto Cellini était un orfèvre. Un pape a désiré un modèle de chandeliers d’église ; Michel-Ange et Raphaël ont concouru pour ce modèle, et les deux modèles ont été exécutés. Oserait-on dire que ce ne sont pas là des objets d’art ?

Il y a donc ici, permettez-moi d’insister, un art véritable dans la question, et c’est ce qui me fait prendre la parole.

Jusqu’à présent cette matière a été régie en France par une législation vague, obscure, incomplète, plutôt formée de jurisprudence et d’extensions que composée de textes directs émanés du législateur. Cette législation a beaucoup de défauts, mais elle a une qualité qui, à mes yeux, compense tous les défauts, elle est généreuse.

Cette législation, que donnait-elle à l’art qui est ici en question ? Elle lui donnait la durée ; et n’oubliez pas ceci : toutes les fois que vous voulez que de grands artistes fassent de grandes œuvres, donnez-leur le temps, donnez-leur la durée, assurez-leur le respect de leur pensée et de leur propriété. Si vous voulez que la France reste à ce point où elle est placée, d’imposer à toutes les nations la loi de sa mode, de son goût, de son imagination ; si vous voulez que la France reste la maîtresse de ce que le monde appelle l’ornement, le luxe, la fantaisie, ce qui sera toujours et ce qui est une richesse publique et nationale ; si vous voulez donner à cet art tous les moyens de prospérer, ne touchez pas légèrement à la législation sous laquelle il s’est développé avec tant d’éclat.

Notez que depuis que cette législation, incomplète, je le répète, mais généreuse, existe, l’ascendant de la France, dans toutes les matières d’art et d’industrie mêlée à l’art, n’a cessé de s’accroître.

Que demandez-vous donc à une législation ? qu’elle produise de bons effets, qu’elle donne de bons résultats ? Que reprochez-vous à celle-ci ? Sous son empire, l’art français est devenu le maître et le modèle de l’art chez tous les peuples qui composent le monde civilisé. Pourquoi donc toucher légèrement à un état de choses dont vous avez à vous applaudir ?

J’ajouterai en terminant que j’ai lu avec une grande attention l’exposé des motifs ; j’y ai cherché la raison pour laquelle il était innové à un état aussi excellent, je n’en ai trouvé qu’une qui ne me paraît pas suffisante, c’est un désir de mettre la législation qui régit cette matière en harmonie avec la législation qui régit d’autres matières qu’on suppose à tort analogues. C’est là, messieurs, une pure question de symétrie. Cela ne me paraît pas suffisant pour innover, j’ose dire, aussi témérairement.

J’ai pour M. le ministre du commerce, en particulier, la plus profonde et la plus sincère estime ; c’est un homme des plus distingués, et je reconnais avec empressement sa haute compétence sur toutes les matières qui sont soumises à son administration. Cependant je ne me suis pas expliqué comment il se faisait qu’en présence d’un beau, noble et magnifique résultat, on venait innover dans la loi qui a, en partie du moins, produit cet effet.

Je le répète, je demande de la durée. Je suis convaincu qu’un pas sera fait en arrière le jour où vous diminuerez la durée de cette propriété. Je ne l’assimile pas d’ailleurs, je l’ai déjà dit en commençant, à la propriété littéraire proprement dite. Elle est au-dessous de la propriété littéraire ; mais elle n’en est pas moins respectable, nationale et utile. Le jour, dis-je, où vous aurez diminué la durée de cette propriété, vous aurez diminué l’intérêt des fabricants à produire des ouvrages d’industrie de plus en plus voisins de l’art ; vous aurez diminué l’intérêt des grands artistes à pénétrer de plus en plus dans cette région où l’industrie se relève par son contact avec l’art.

Aujourd’hui, à l’heure où nous parlons, des sculpteurs du premier ordre, j’en citerai un, homme d’un merveilleux talent, M. Pradier, n’hésitent pas à accorder leur concours à ces productions qui ne sont pour l’industrie que des consoles, des pendules, des flambeaux, et qui sont, pour les connaisseurs, des chefs-d’œuvre.

Un jour viendra, n’en doutez pas, où beaucoup de ces œuvres que vous traitez aujourd’hui de simples produits de l’industrie, et que vous réglementez comme de simples produits de l’industrie, un jour viendra où beaucoup de ces œuvres prendront place dans les musées. N’oubliez pas que vous avez ici, en France, à Paris, un musée composé précisément des débris de cet art mixte qui est en ce moment en question. La collection des vases étrusques, qu’est-ce autre chose ?

Si vous voulez maintenir cet art au niveau déjà élevé où il est parvenu en France, si vous voulez augmenter encore ce bel essor qu’il a pris et qu’il prend tous les jours, donnez-lui du temps.

Voilà tout ce que je voulais dire.

Je voterai pour tout ce qui tendra à augmenter la durée accordée aux propriétaires de cette sorte d’œuvres, et je déclare, en finissant, que je ne puis m’empêcher de regretter l’ancienne législation. (Très bien ! très bien !)