Actes et Paroles volume1 Notes La marque de fabrique



Actes et parolesJ. Hetzel & Cie1 (p. 206-208).


NOTE 2

la marque de fabrique

Dans la discussion du projet de loi relatif aux marques de fabrique, deux systèmes étaient en présence, celui de la marque facultative et celui de la marque obligatoire. Analyser cette discussion nous conduirait trop loin ; nous pouvons d’ailleurs citer, sans autre commentaire, les deux discours que Victor Hugo prononça dans ce débat.

Messieurs,

Je viens défendre une opinion qui, je le crains, malgré les excellentes observations qui ont été faites, a peu de faveur dans la chambre. J’ose cependant appeler sur cette opinion l’attention de la noble assemblée. Le projet de loi sur les dessins de fabrique soulevait une question d’art ; le projet de loi sur les marques de fabrique soulève une question d’honneur, et toutes les fois que la loi touche à une question d’honneur, il n’est personne qui ne se sente et qui ne soit compétent.

Il y a deux sortes de commerce, le bon et le mauvais commerce. Le commerce honnête et loyal, le commerce déloyal et frauduleux. Le commerce honnête, c’est celui qui ne fraude pas ; c’est celui qui livre aux consommateurs des produits sincères ; c’est celui qui cherche avant tout, avant même les bénéfices d’argent, le plus sûr, le meilleur, le plus fécond des bénéfices, la bonne renommée. La bonne renommée, messieurs, est aussi un capital. Le mauvais commerce, le commerce frauduleux, est celui qui a la fièvre des fortunes rapides, qui jette sur tous les marchés du monde des produits falsifiés ; c’est celui, enfin, qui préfère les profits à l’estime, l’argent à la renommée.

Eh bien, de ces deux commerces que la loi actuelle met en présence, lequel voulez-vous protéger ? Il me semble que vous devez protection à l’un, et la protection de l’un c’est la répression de l’autre. J’ai cherché dans le projet de loi, dans l’exposé des motifs et dans le rapport de M. le baron Charles Dupin, s’il pouvait y avoir quelque mode de répression préférable au seul mode de répression qui se soit présenté à mon esprit, et j’avoue, à regret, n’en avoir pas trouvé. À mon avis, que je soumets à la chambre, il n’y a d’autre mode de répression pour le mauvais commerce, d’autre mode de protection pour le commerce loyal et honnête, que la marque obligatoire.

Mais on dira : La marque obligatoire est contraire à la liberté. Permettez que je m’explique sur ce point, car il est délicat et grave.

J’aime la liberté, je sais qu’elle est bonne ; je ne me borne pas a dire qu’elle est bonne, je le crois, je le sais ; je suis prêt à me dévouer pour cette conviction. La liberté a ses abus et ses périls. Mais à côté des abus elle a ses bienfaits, à côté des périls elle a la gloire. J’aime donc la liberté, je la crois bonne en toute occasion. Je veux la liberté du bon commerce ; j’admettrais même, s’il en était besoin, la liberté du mauvais commerce, quoique ce soit, à mon avis, la liberté de la ronce et de l’ivraie. Mais, messieurs, je ne pense pas que, dans la marque obligatoire, la liberté soit le moins du monde compromise.

Il existe un commerce, il existe une industrie qui est soumise à la marque obligatoire ; ce commerce, je vais le nommer tout de suite, c’est la presse, c’est la librairie. Il n’existe pas un papier imprimé, quel qu’il soit, dans quelque but que ce soit, sous quelque dénomination que ce soit, si insignifiant qu’il puisse être, il n’existe pas un papier imprimé qui ne doive, aux termes des lois qui nous régissent, porter le nom de l’imprimeur et son adresse. Qu’est-ce que cela ? C’est la marque obligatoire. Avez-vous entendu dire que la marque obligatoire ait supprimé la liberté de la presse ? (Mouvement.)

Je ne sache pas d’argument plus fort que celui-ci ; car voici une liberté publique, la plus importante de toutes, la plus vitale, qui fonctionne parmi nous sous l’empire de la marque obligatoire, c’est-à-dire de cet obstacle qu’on objecte comme devant ruiner une autre liberté dans ce qu’elle a de plus essentiel et de meilleur. Il est donc évident que puisque la marque obligatoire ne gêne dans aucun de ses développements la plus précieuse de nos libertés, elle n’aura aucun effet funeste, ni même aucun effet fâcheux sur la liberté commerciale. J’ajoute qu’à mon avis liberté implique responsabilité. La marque obligatoire, c’est la signature ; la marque obligatoire, c’est la responsabilité. Eh bien, messieurs les pairs, je suis de ceux qui ne veulent pas qu’on jouisse de la liberté sans subir la responsabilité. (Mouvement.)

Je voterai pour la marque obligatoire.


Je vois la chambre fatiguée, je ne crois pas au succès de l’amendement, et cependant je crois devoir insister. Messieurs, c’est que ma conviction est profonde.

La marque facultative peut-elle avoir ce rare résultat de séparer en deux parts le bon et le mauvais commerce, le commerce loyal et le commerce frauduleux ? Si je le pensais, je n’hésiterais pas à me rallier au système du gouvernement et de la commission. Mais je ne le pense pas.

Dans mon opinion, la marque facultative est une précaution illusoire. Pourquoi ? Messieurs les pairs, c’est que l’industrie n’est pas libre ; non, l’industrie n’est pas libre devant le commerce. Notez ceci : l’industrie a un intérêt, le commerce croit souvent en avoir un autre. Quel est l’intérêt de l’industrie ? Donner d’abord de bons produits, et, s’il se peut, des produits excellents, et, s’il se peut, dans les cas où l’industrie touche à l’art, des produits admirables. Ceci est l’intérêt de l’industrie, ceci est aussi l’intérêt de la nation. Quel est l’intérêt du commerce ? Vendre, vendre vite, vendre souvent au hasard, souvent à bon marché et à vil prix. À vil prix ! c’est fort cher. Pour cela, que faut-il au commerce, je dis au commerce frauduleux que je voudrais détruire ? Il lui faut des produits frelatés, falsifiés, chétifs, misérables, coûtant peu et pouvant, erreur fatale du reste, rapporter beaucoup. Que fait le commerce déloyal ? il impose sa loi à l’industrie. Il commande, l’industrie obéit. Il le faut bien. L’industrie n’est jamais face à face avec le consommateur. Entre elle et le consommateur il y a un intermédiaire, le marchand ; ce que le marchand veut, le fabricant est contraint de le vouloir. Messieurs, prenez garde ! Le commerce frauduleux qui n’a malheureusement que trop d’extension, ne voudra pas de la marque facultative ; il ne voudra aucune marque. L’industrie gémira et cédera. La marque obligatoire sera une arme. Donnez cette arme, donnez cette défense à l’industrie loyale contre le commerce déloyal. Je vous le dis, messieurs les pairs, je vous le dis en présence des faits déplorables que vous ont cités plusieurs nobles membres de cette Chambre, en présence des débouchés qui se ferment, en présence des marchés étrangers qui ne s’ouvrent plus, en présence de la diminution du salaire qui frappe l’ouvrier, et de la falsification des denrées qui frappe le consommateur ; je vous le dis avec une conviction croissante, devant la concurrence intérieure, devant la concurrence extérieure surtout, messieurs les pairs, fondez la sincérité commerciale ! (Mouvement.)

Mettez la marque obligatoire dans la loi.

L’industrie française est une richesse nationale. Le commerce loyal tend à élever l’industrie ; le commerce frauduleux tend à l’avilir et à la dégrader. Protégez le commerce loyal, frappez le commerce déloyal.