Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXIII/Cinquième partie/Livre II/Chapitre V

CHAPITRE V.

Surville. Marion. Kerguelen.

Deux riches particuliers français qui habitaient le Bengale étaient occupés de l’armement d’un navire qui devait commercer dans les mers de l’Inde sous le commandement de Surville, capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, lorsque la nouvelle se répandit qu’un vaisseau anglais avait découvert dans le grand Océan, entre les 27 et les 28° de latitude sud, une île dont on racontait des choses extraordinaires. Le désir de prévenir les Anglais, dans le cas où ils voudraient faire un second voyage pour prendre possession de l’île dont on vantait les richesses, détermina les deux Français à changer le but de leur expédition. Ils le pouvaient avec d’autant plus de facilité, que leur bâtiment, nommé le Saint-Jean-Baptiste, du port de sept cents tonneaux, était muni de vivres pour trois ans, et de tout ce que l’on regardait comme utile ou nécessaire pour mettre l’équipage en état de soutenir de grandes fatigues. D’ailleurs son chargement se composait de marchandises de prix sous un volume peu considérable.

Surville appareilla de la baie d’Angely, à l’embouchure du Gange, le 3 mars 1769. Il se rendit à Pondichéry après avoir touché à Masulipatnam et à Yanaon pour y compléter sa cargaison ; et, le 2 juin, quitta Pondichéry, dirigeant sa route sur les Philippines.

Pour mieux remplir sa mission, et contribuer à l’avantage de sa nation, il voulait passer entre les îles Nicobar, et désirait même s’y arrêter pour prendre des renseignemens sur une colonie que les Danois, disait-on, voulaient y établir ; mais comme on découvrit ces îles au moment qu’on ne s’y attendait pas, et au milieu de la nuit, la crainte de s’y briser obligea de faire voile au sud, et le vent ne permit plus de les atteindre une seconde fois.

Le 12 on vit les îles qui sont à la pointe d’Achem, et sept jours après on laissa tomber l’ancre près de la petite île de Verela , dans le détroit de Malaca. Labé, second capitaine, descendit à terre avec un détachement pour y chercher de l’eau ; mais il fut rappelé avant d’en avoir trouvé, parce qu’on apprit que des Malais, qui viennent à certains temps de l’année pécher le long de cette île, y avaient attaqué l’équipage d’un vaisseau portugais, qui avait eu beaucoup de peine à les repousser.

Le 29 on mouilla devant Malaca, où l’on fut obligé de faire un plus long séjour qu’on ne l’avait projeté, parce que l’on s’aperçut que la tête du gouvernail était brisée. Le gouverneur reçut fort bien les Français ; il facilita l’achat des vivres ; mais ayant ensuite conçu des soupçons sur la destination du vaisseau, ses dispositions changèrent. Il s’imagina que l’on avait des desseins sur quelqu’une des îles de l’archipel des Moluques. On fit de vains efforts pour le dissuader.

Surville remit à la voile le 14 juillet. Le 19 on doubla Pedra-Branca. Le 22 on attérit à Poulo-Timon, que les Malais nomment Chioumone. Comme on n’y trouva pas des provisions en assez grande abondance, on alla relâcher à Tronganon. Le 6 août on eut connaissance de Poulo-Condor, et, le lendemain, de Poulo-Sapouta. Le 17 on aperçut l’archipel des Philippines par 18° 24′ nord. On en prolongea la côte aussitôt que les vents le permirent, et on ne tarda pas à voir les îles Babuyanes, qui sont au nord de Luçon : elles sont basses et fort boisées. En continuant la route au nord, on rencontra les îles Bachy, et l’on mouilla entre l’île Bachy et l’île Monmouth.

Dampier est le premier navigateur qui ait fait mention de ces îles. Il les nomma Bachy, du nom d’une boisson que les insulaires composent avec du jus de canne à sucre, qu’on fait fermenter après y avoir ajouté une graine noire qu’on y laisse infuser pendant quelques jours. Cette boisson est agréable et enivrante ; mais cette ivresse ressemble par ses effets à celle que produit le vin de Champagne mousseux.

Les insulaires sont de taille moyenne ; ils ont les cheveux noirs et très-fournis, le teint cuivré, la figure douce et un peu arrondie, les lèvres minces, les yeux bridés, mais moins que les Chinois et les Malais. Les femmes sont laides ; elles portent un petit tablier qui leur descend jusqu’aux genoux. Ces insulaires se retirent sur les montagnes les plus escarpées, dont le pied aboutit à la mer ; ce n’est que par des échelles ou des espèces d’escaliers formés de marches très-étroites, et des sentiers extrêmement difficiles, qu’on parvient à leurs villages.

Leurs pirogues réunissent la légèreté à la solidité ; elles sont assez grandes pour contenir vingt à trente hommes ; ils s’en servent pour aller à la pêche. L’agriculture est l’occupation des femmes, qui ont aussi le soin du ménage. L’on ne voit parmi eux aucune distinction d’état. Dampier avait vanté la bonté de leur caractère : les Français eurent sujet de se convaincre que l’éloge n’était pas exagéré ; lorsque les matelots travaillaient, les insulaires les aidaient, et ne souffraient pas même qu’ils missent la main à l’ouvrage, quand ils pouvaient le faire. Cependant ils n’exigeaient aucun salaire. Ils s’empressaient d’apporter des provisions ; ils prêtaient leurs pirogues ; enfin ils se montraient obligeans, hospitaliers et généreux.

Surville rend justice à leur bonne foi ; il fait l’éloge de leur humanité ; mais sa conduite dut leur inspirer une bien mauvaise idée de lui. Trois de ses matelots désertèrent la veille du départ du vaisseau ; dès qu’il en fut instruit, il fit arrêter à terre six insulaires. Dès que ceux qui commerçaient paisiblement à bord virent leurs camarades qu’on emmenait prisonniers, la plupart se précipitèrent les uns dans leurs pirogues, les autres à la mer pour gagner leur île. Quoiqu’ils fussent en très-grand nombre, ils n’opposèrent aucune résistance à la violence dont on usait envers eux ; lorsque, dans ce moment d’alarme et de confusion, on en arrêta vingt que l’on conduisit, les mains liées derrière le dos, dans la chambre du conseil. Parmi ceux-ci quelques-uns eurent le courage de se jeter à la mer, et, au grand étonnement de l’équipage, eurent assez de force et d’adresse pour nager jusqu’à une de leurs pirogues qui se tenait à une assez grande distance du vaisseau pour n’en avoir rien à redouter.

On s’efforça de faire comprendre aux prisonniers qu’on n’en était venu à cette extrémité envers eux que dans l’espérance que leurs camarades ramèneraient les trois matelots qui avaient déserté. Ils exprimèrent par signes qu’ils entendaient ce qu’on demandait ; Surville les fit donc mettre en liberté, à l’exception des six saisis à terre ; et, à leur demande, on leur remit des cordes. Aussitôt ils se jetèrent dans leurs pirogues avec une grande précipitation. Le traitement qu’ils avaient éprouvé, et l’ardeur avec laquelle ils s’empressaient de s’éloigner du vaisseau, ne faisaient pas regarder leur retour comme probable. Aussi la surprise fut grande lorsque peu de temps après on les vit revenir avec de grandes acclamations de joie. On pensa qu’ils ramenaient les déserteurs ; mais l’étonnement fut au comble quand, au lieu des trois matelots, ils montrèrent trois cochons qu’ils avaient liés et garrottés. Le chef de ces insulaires les montrait à Surville en lui passant la main sur les épaules avec un air de satisfaction inexprimable ; mais il en fut repoussé d’un air si courroucé, que ces bonnes gens s’alarmèrent avec raison, et se hâtèrent de descendre dans leurs pirogues. D’autres pirogues revinrent aussi chargées de provisions que l’on prit en les payant. Un insulaire avait amené un cochon que sans doute il destinait à la rançon d’un de ses camarades, car il aima mieux le remporter que de vendre à quelque prix que ce fût une chose qu’il avait destinée à une fin si louable.

Surville, après avoir inutilement attendu les trois matelots pendant vingt-quatre heures prit le parti d’appareiller. De ses six prisonniers il n’en garda que trois pour remplacer les hommes qui lui manquaient. Ces derniers témoignèrent de vifs regrets en voyant partir leurs compatriotes, et fuir de leurs yeux les hautes montagnes de leur île. Mais la violence inexcusable dont ils étaient les victimes n’altéra pas la bonté de leur caractère ; ils se conduisirent pendant toute la traversée de manière à se concilier l’affection de tout l’équipage. Deux moururent du scorbut ; le troisième resta au service d’un officier.

Ce fut le 24 août que Surville quitta les îles Bachy, dirigeant sa route au sud-est ; les calmes furent très-fréquens pendant la traversée.

Depuis le 23 septembre jusqu’au 6 octobre on eut assez constamment des signes de terre, tantôt des paille-en-cul et d’autres oiseaux aquatiques ; tantôt des fruits, des morceaux de bois, et quelquefois des arbres entiers dépouillés de leur écorce, avec leurs racines. On aperçut plusieurs fois aussi des polypes d’une espèce particulière : semblables à des peaux de serpens dépouillés, on les voit ordinairement se laisser aller au gré de l’eau, avec l’apparence d’un reptile mort ; d’autres fois ils ont un mouvement aussi prompt que le serait celui d’un serpent ; mais ce mouvement cesse bientôt, et l’immobilité y succède.

On passa la ligne dans la nuit du 23 au 24 septembre, à 145° 32′ à l’est de Paris. Jusqu’à cette époque, la mousson du sud-ouest avait soufflé constamment à quelques légères variations près. Dès qu’on fut parvenu à la ligne, on éprouva des contrariétés de vent, des calmes absolus, des pluies abondantes. On stationna, pour ainsi dire, sous la ligne jusqu’à la fin de septembre.

Les courans avaient porté avec assez de violence dans le sud depuis que l’on avait eu les premiers indices de terre ; mais, du 1er. au 6 octobre leur direction changea : on reconnut qu’ils portaient sensiblement dans le nord.

On ne pouvait plus douter qu’on ne fût dans le voisinage d’une terre : tout semblait l’annoncer, et les vœux de l’équipage s’y portaient avec ardeur, dans l’espoir de s’y procurer des rafraîchissemens et d’y jouir de quelques jours de repos que les fatigues qu’il avait essuyées et le scorbut qui commençait à faire de grands progrès à bord lui rendaient si nécessaire. On était bien loin de soupçonner que cette terre après laquelle on soupirait serait la source de grands malheurs.

Le 6 octobre, au coucher du soleil, on crut reconnaître la terre dans le sud-sud-ouest : le 7, au point du jour, il n’y eut plus d’incertitude. À midi l’observation donna 6° 56′ sud, et l’estime 151° 30′ est. On nomma une île, île de la première Vue. Une chaîne de montagnes commençait à un gros morne que l’on apercevait au delà, et qui s’étendait à toute vue jusqu’à l’ouest un quart sud-ouest. Comme on ne connaissait aucun voyageur qui eût fait mention de terres entre la Nouvelle-Bretagne et la terre australe du Saint-Esprit de Quiros, on en conclut que celles que l’on venait de reconnaître n’avaient été aperçues par aucun navigateur.

Du 9 au 13 on louvoya avec de petits vents, des calmes et des courans, relevant les terres qu’on avait déjà reconnues, et celles qui se montrèrent pour la première fois, et n’osant se livrer avec ces temps incertains sur une côte qui paraissait très-entrecoupée, et pouvait être précédée de bancs et de récifs. On distinguait des terres plus basses que les autres et de grands enfoncemens ou ouvertures, qui indiquaient ou des embouchures de grandes rivières, ou des canaux entre des îles. On avait sondé fréquemment à différentes distances de terre ; mais on n’avait point eu de fond avec des lignes de soixante et soixante-dix brasses.

Le 13 Surville allait mouiller dans un excellent port que l’on avait découvert à l’abri de tous vents, et formé par une multitude de petites îles, lorsqu’on vit sortir d’un canal une pirogue montée d’un homme seul. Elle s’approcha du vaisseau presque portée de la voix, et l’insulaire faisait signe que l’on vint à terre, pendant que du vaisseau l’on cherchait à l’engager à venir à bord : on lui montrait un pavillon blanc, qui, même pour les nations sauvages, est un signe de paix assez universellement reconnu ; mais rien ne put le déterminer à se rendre à cette invitation.

On avait aperçu, en entrant dans le port, quelques Indiens sur une île couverte d’arbres : ils étaient armés de lances, et portaient sur le dos une espèce de bouclier. Ils s’étaient mis à l’eau jusqu’aux genoux, et suivaient le vaisseau à mesure qu’il avançait dans le passage ; mais, dès qu’il fut arrêté, ils se retirèrent dans les bois.

Quand le vaisseau fut mouillé, deux pirogues se détachèrent des îles, et vinrent l’examiner, mais en se tenant à une grande distance, et se contentaient d’en faire le tour. On leur fit des signes pour les engager à s’approcher, et on leur jeta un morceau d’étoffe bleue, attachée à un liége. Ils s’en saisirent avec empressement ; et l’un d’eux en tourna un bout autour de sa tête, en laissant pendre le reste sur ses épaules. Ils firent entendre par signes que dans le fond du port on trouverait de l’eau bonne à boire, et de quoi manger ; et ils répétèrent souvent les deux mots aoua, alaou.

Une troisième pirogue arriva montée par trois hommes. L’un d’eux, après avoir poussé un grand cri, qui sans doute était un cri de guerre, tira de son carquois de bambou une poignée de flèches ; et, en ajustant une à son arc, et se tenant debout sur l’avant de la pirogue, il menaçait de la décocher. On lui montra le pavillon blanc, et on lui fit passer, ainsi qu’à ses camarades, des bouteilles et des morceaux d’étoffe : ces présens parurent l’adoucir.

Au coucher du soleil, toutes les pirogues regagnèrent l’île sur laquelle on avait vu des naturels. On en était si près, que, de terre et du vaisseau, l’on entendait réciproquement tout ce qui se disait. Les Indiens y passèrent toute la nuit autour d’un grand feu. Ce qui parut fort singulier, c’est qu’ils imitaient parfaitement le sifflet du maître d’équipage, et répétaient mot pour mot et très-distinctement tout ce qu’ils entendaient dire à bord. À une heure après minuit, deux nouvelles pirogues parurent au clair de la lune, et firent plusieurs fois le tour du vaisseau, mais rien ne put les engager à s’en approcher.

Le 14, au lever du soleil, on porta une haussière à quarante brasses de distance, pour haler le vaisseau plus avant dans le port. Dès que les canots qui allongeaient cette touée furent un peu éloignés du bord, plusieurs pirogues s’en approchèrent. Les démonstrations d’amitié qu’on leur prodigua les enhardirent ; et lorsque les embarcations firent leur retour au vaisseau, les pirogues les suivirent. On en compta douze de différentes grandeurs, portant depuis un homme jusqu’à douze. Une seule, beaucoup plus grande, était montée de trente hommes ; c’était sans doute leur vaisseau amiral : elle avait cinquante-six pieds de long, sur trois pieds huit pouces de largeur. Les Indiens entrèrent dans les canots et les examinèrent fort attentivement, sans qu’on cherchât à les troubler. On était alors occupé à virer un cabestan, et on excitait les matelots par ces phrases usitées parmi les marins, pour soutenir le travail et y maintenir l’ensemble : les Indiens les répétaient toutes très-distinctement. On fit jouer un air de fifre, que le tambour accompagnait : ils écoutèrent cette musique avec une espèce de ravissement ; et bientôt, sortant de cette extase par un mouvement subit, ils se mettent à faire pirouetter leurs pirogues avec les signes de la plus vive allégresse, et font jaillir l’eau avec leurs pagaies, comme en cadence. Enfin un des Indiens qui étaient entrés dans les canots s’enhardit à monter à bord : il se promena sur le gaillard, examinant avec la plus grande attention tout ce qui se présentait à sa vue. Son exemple fut bientôt suivi : il monta successivement à bord plus de trente Indiens avec leurs armes. On fut obligé de contenir les autres, parce que, l’équipage ayant beaucoup de malades, le nombre des insulaires eût bientôt surpassé celui des matelots en bonne santé.

Quoiqu’on ne négligeât rien pour se concilier l’amitié de ces Indiens, on voyait cependant qu’on ne parvenait pas à détruire leur inquiétude ; leur contenance, leurs regards, leurs signes entre eux, tout annonçait la défiance. Au moindre mouvement qui se faisait sur le vaisseau, ils sautaient dans leurs pirogues, et même se jetaient à la mer. Ils avaient une adresse merveilleuse à dérober tout ce qu’ils pouvaient saisir, et ce n’était pas sans peine qu’on leur persuadait de le restituer. On reçut d’eux quelques petits présens, consistant en coquillages, et une espèce d’amande qui ressemble beaucoup à la badame. Un d’entre eux parut plus empressé que les autres d’être utile. Surville, dans la vue de se l’attacher et de s’en faire un ami, lui fit des présens distingués ; l’Indien donna à entendre qu’il indiquerait un endroit dans le fond du port où l’on trouverait des provisions, et où il serait facile de faire de l’eau.

Vers midi on arma deux canots pour visiter le port, chercher une aiguade, et tâcher de connaître les ressources du pays. Labé, dont la prudence égalait la bravoure, commandait le détachement. On arma les matelots de sabres ; les soldats avaient des fusils, des pistolets et des munitions.

Les Indiens paraissaient impatiens de voir les canots quitter le vaisseau ; à peine eurent-ils débordé qu’ils furent suivis par toutes les pirogues. Une de ces embarcations semblait servir de guide aux autres ; c’était celle que montait l’Indien qui avait fait à Surville des offres de service. Sur l’arrière du bâtiment un insulaire debout, ayant dans ses mains des paquets d’herbe, les tenait élevés à la hauteur de sa tête, et faisait divers gestes en cadence. Dans le milieu de la même pirogue, un jeune homme debout aussi, et appuyé sur une longue lance, conservait la contenance la plus grave ; des paquets de fleurs rouges étaient passés dans ses oreilles et dans la cloison de son nez, et ses cheveux étaient poudrés de chaux à blanc. On remarqua pendant le trajet une extrême agitation parmi les Indiens, des allées et des venues d’une pirogue à l’autre, et de grands pourparlers. On ne donna qu’une faible attention à ces mouvemens, qui parurent l’effet naturel de l’étonnement que causait aux sauvages l’arrivée d’hommes nouveaux, et l’inquiétude de ce que ceux-ci voudraient entreprendre. Pendant le trajet, plusieurs pirogues se détachèrent de quelques-unes des îles qui forment le port, et se joignirent à celles qui étaient parties du vaisseau.

Les canots furent conduits dans un endroit du havre assez resserré, à l’entrée d’un canal étroit dont les deux bords étaient garnis de broussailles. Les naturels indiquèrent que l’on trouverait de l’eau douce au fond de ce canal. À l’inspection du canal, et après avoir sondé et reconnu qu’il ne restait pas plus de deux à trois pieds d’eau sur un fond de vase, Labé ne jugea pas qu’il fût prudent d’y engager ses canots, quelque instance que fissent les naturels pour l’y déterminer. Il se contenta de mettre à terre un caporal et quatre soldats pour aller à la découverte, et reconnaître la source que les sauvages indiquèrent. Le caporal revint bientôt, et rapporta qu’après être allé fort avant dans le bois, il n’avait trouvé qu’un marais dans lequel on enfonçait jusqu’à la ceinture. Labé commença dès lors à soupçonner quelque trahison de la part des sauvages, qui auraient voulu engager les canots dans le canal étroit où ils auraient eu toute facilité pour les attaquer à l’abri des broussailles. Toutefois il dissimula ses soupçons, et demanda aux Indiens de lui indiquer de l’eau bonne à boire. Ils parurent quelques momens se disputer entre eux, et firent signe à Labé de les suivre. Les pirogues et les canots se mirent en marche : on fit route vers l’est, le long d’une montagne couverte de bois, dont la mer baigne le pied ; on laissa à gauche un archipel d’îles et d îlots qui dérobaient la vue du vaisseau, dont on était éloigné de plus de trois lieues ; et on mit à terre après avoir parcouru à peu près six milles. Plusieurs pirogues avaient devancé la flottille et débarqué leur monde. Le sergent fut détaché avec quatre soldats pour aller à la recherche de l’eau. Les insulaires les conduisirent à un endroit où l’eau découlait d’un rocher, mais en si petite quantité, qu’elle suffit à peine à les désaltérer ; leurs conducteurs les abandonnèrent là ; et ce fut avec beaucoup de difficulté qu’ils parvinrent, par des sentiers tortueux et remplis de broussailles, à regagner les canots. Pendant qu’on attendait le retour du détachement, les Indiens employèrent tous les moyens qu’ils purent pour engager Labé à échouer ses canots à terre, tantôt invitant les Français à y descendre pour y cueillir des cocos, tantôt se saisissant de la bosse ou de la gaffe d’un canot pour le haler à terre et l’amarrer à un arbre ; mais la prudence de cet officier, qui déconcerta pour le moment leur projet, ne put le garantir de la trahison que depuis long-temps ils méditaient.

Plus de deux cent cinquante insulaires, armés de lances de sept à huit pieds de longueur, d’épées ou de massues de bois, de flèches, de pierres, quelques-uns portant des boucliers, étaient rassemblés sur la plage, et observaient les mouvemens des canots. Lorsque les cinq hommes qui avaient formé le détachement mirent le pied à bord pour se rembarquer, les sauvages fondirent sur eux, blessèrent un soldat d’un coup de massue, le sergent d’un coup de lance, et plusieurs autres de différentes manières. Labé reçut deux flèches dans les cuisses, et une pierre à la jambe. On fit feu sur les traîtres. Une première décharge les étourdit au point qu’ils restèrent comme immobiles ; elle fut d’autant plus meurtrière, qu’étant réunis en peloton à une ou deux toises seulement des canots, tous les coups portèrent. Leur stupéfaction donna le temps d’en faire une seconde qui les mit en déroute ; mais la mort de leur chef contribua surtout à précipiter leur fuite. Labé l’ayant distingué séparé des combattans, levant les mains au ciel, se frappant la poitrine, et les encourageant de la voix, il l’ajusta et le renversa d’un coup de fusil. Ils traînèrent ou emportèrent leurs blessés, et laissèrent plus de trente morts sur le champ de bataille. Alors on débarqua, on rassembla celles de leurs armes qu’on trouva éparses ; on détruisit leurs pirogues, et on se contenta d’en emmener une à la remorque.

Surville était à la chasse sur une des îles de l’entrée du port lorsque les canots revinrent à bord ; il y retourna dès qu’il fut instruit de l’événement. Il aperçut sur un îlot six sauvages ; il espéra pouvoir les saisir à terre ; mais quoiqu’on en fût très-près, ils eurent l’adresse de lancer leurs pirogues à l’eau et de s’y embarquer. Les canots furent si bien dirigés, qu’on coupa le chemin aux Indiens : on fit feu sur eux ; un fut blessé, tomba à l’eau, gagna le rivage, et on le vit se traîner à quatre pates dans le bois ; les autres se jetèrent également à la nage, et il fut impossible d’en retrouver aucun. L’intention de Surville était d’en saisir un vivant pour se procurer un guide qui lui découvrît une aiguade : il voulait aussi donner à ces peuples une grande idée de la supériorité de ses forces, et les détourner de rien entreprendre contre lui, ce qu’ils auraient pu tenter avec succès, s’il leur eût été possible de connaître l’état de faiblesse dans lequel les maladies avaient réduit son équipage.

Peu de temps après on vit venir une pirogue conduite par deux hommes qui examinaient le vaisseau avec une grande attention. On employa pour les attirer un stratagème qui réussit. On fit embarquer deux matelots cafres dans une des pirogues qu’on avait saisies ; on les ajusta comme les naturels du pays, le corps nu, la tête poudrée à blanc ; et on les arma à la manière de ces sauvages, dont ils imitaient parfaitement les signes et les manières. La pirogue indienne, trompée par cet artifice, s’approcha du vaisseau aussi près que celle des Cafres ; on détacha deux canots pour lui donner chasse ; mais la célérité de sa marche la dérobant à la poursuite, on fut obligé de faire feu sur elle pour l’arrêter. Un des Indiens fut tué, et en tombant à la mer, il fit renverser la pirogue. Le second cherchait à gagner à la nage l’île la plus voisine ; on le joignit avant qu’il eût abordé ; il fit plusieurs fois le plongeon ; enfin on parvint à le saisir. C’était un jeune homme de quatorze à quinze ans. Il se défendit avec le plus grand courage, faisant quelquefois semblant de se mordre, mais mordant bien réellement ceux qui le tenaient. On lui lia les pieds et les mains ; et on le conduisit au vaisseau. Il y contrefit le mort pendant une heure ; mais lorsqu’on l’avait mis sur son séant, et qu’il se laissait retomber sur le pont, il avait grande attention que l’épaule portât avant la tête. Quand il fut las de jouer ce rôle, il ouvrit les yeux, et, voyant que l’équipage mangeait, il demanda du biscuit, en mangea de fort bon appétit, et fit divers signes très-expressifs. On eut soin de le lier et de le veiller, pour empêcher qu’il ne se jetât à la mer.

L’événement de la journée engagea Surville à se tenir la nuit sur ses gardes. À une heure on aperçut deux pirogues. L’une ne portait que deux hommes ; l’autre était montée de huit ou dix. On fit feu sur elles quand elles passèrent à portée du vaisseau. Les cris qui partirent de la plus grande firent juger que quelques sauvages avaient été blessés. Elles regagnèrent la terre en toute hâte.

Le 15 Surville se proposa de conduire le jeune prisonnier dans les îles voisines pour indiquer une aiguade. Il désigna d’abord celle de l’ouest ; mais, quand il fut dans le canot, il demanda par signes qu’on allât à une des îles orientales. Dès qu’on y eut abordé, on le fit descendre à terre, et on le conduisit en laisse, sans contrarier sa marche. Il prit un chemin assez long, et on s’aperçut que dans la route il avait trouvé le moyen de couper avec un morceau de coquille tranchante une partie de ses liens : on le veilla donc de plus près. Comme il fit signe qu’on n’était pas éloigné de l’eau douce, Surville le suivit encore quelque temps, quoiqu’il craignît qu’un événement imprévu ne favorisât sa fuite. Le jeune Indien ne trompait pas ; il conduisait en effet à une petite source ; mais un des soldats ayant trouvé un endroit plus propre à faire aiguade, on s’y arrêta. On ramena le jeune sauvage au bord de la mer ; lorsqu’il vit qu’on voulait le rembarquer, il se roula sur le rivage en poussant des hurlemens, et dans sa fureur il mordait le sable. On se hâta de le reconduire à bord, dans la crainte que ses cris ne fissent rassembler les insulaires des différentes parties du port, et qu’on ne fût obligé d’avoir recours, pour repousser l’attaque, aux mêmes moyens qu’on avait été forcé d’employer la veille pour punir la trahison.

La précaution que l’on prit de tirer sur toutes les pirogues qui se montraient, avant même qu’elles fussent à portée de la balle, assura la tranquillité des travailleurs ; et après avoir pratiqué un chemin pour rouler les barriques de l’aiguade à la mer, on fit assez commodément toute l’eau nécessaire pour l’approvisionnement du vaisseau. Cette île fournit aussi le bois dont on manquait. Un de ceux qu’on coupa parut propre à la teinture ; quand on le mettait à l’eau, il la colorait en rouge : on en fit bouillir l’écorce, et les morceaux de toile de coton qu’on trempa dans cette décoction prirent une couleur rouge assez agréable. On abattit aussi des arbres pour faire des esparres, et d’autres qu’on jugea propres à servir pour faire des poulies.

Après tous les actes d’hostilités qui avaient eu lieu, il fut impossible à Surville de tirer autre chose de ce pays que des choux palmistes. On ramassa sur les récifs, sur les roches et sur les mangliers, de très-bonnes huîtres et d’autres coquillages ; mais la qualité du fond ne permit pas de tirer la seine pour procurer du poisson frais à l’équipage.

Les pluies abondantes qui tombèrent pendant le séjour du Saint-Jean-Baptiste dans ce port augmentèrent le nombre des malades ; trois moururent avant qu’on l’eût quitté. Le sergent qui avait été blessé d’un coup de lance succomba aussi. Les violentes douleurs qu’il éprouvait avaient fait soupçonner au chirurgien qu’un corps étranger était resté dans la blessure ; mais elle paraissait si légère, qu’il ne put s’en assurer avec la sonde. Il l’ouvrit après sa mort, et trouva un morceau de lance de six pouces de long qui avait pénétré avec tant de force et si avant dans une vertèbre, qu’on employa sans succès des tenailles pour le retirer, et pour parvenir à l’extraire, il fallut casser l’os avec un ciseau et un marteau. Les autres blessés se rétablirent ; mais les blessures que Labé avaient reçues aux cuisses résistèrent long-temps au traitement : dix mois après, les plaies saignaient encore, ce qui donna lieu de soupçonner que les flèches qui l’avaient atteint étaient empoisonnées.

Surville, ayant reconnu l’impossibilité de se procurer d’autres secours dans sa relâche, prit le parti, le 21 octobre, de quitter cette terre, qu’il nomma Terre des Arsacides, à cause des hostilités qu’il y avait éprouvées. Le port dans lequel on avait mouillé fut nommé port Praslin. Avant d’en sortir, Surville laissa des inscriptions pour constater la venue du Saint-Jean-Baptiste, et des avertissemens aux navigateurs qui voudraient y aborder, pour qu’ils eussent à se tenir en garde contre la trahison des naturels. Le port Praslin serait un des plus beaux du monde, si la qualité du fond ne s’opposait pas à ce qu’il ait un bon port. La férocité des peuples qui habitent les îles dont il est fermé n’a pas permis de pénétrer dans l’intérieur du pays, et l’on n’a pu examiner que les parties voisines de la mer. On n’a aperçu aucun terrain cultivé. Les terres qui entourent le port, quoique sous l’eau à la mer haute, et presque partout marécageuses, sont couvertes d’arbres de haute futaie de différentes espèces.

On crut remarquer le cafeyer sauvage, l’ébénier, des baumiers tacamaca, quelques autres qui abondent en résine, ou qui produisent des amandes dont les insulaires se nourrissent.

En quittant cette terre qui avait été si funeste à ses équipages, Surville ne voulut pas rendre la liberté au jeune insulaire, qui se nommait Lova-Sarega ; mais il le traita avec beaucoup de bonté, et le fit manger à sa table. Lova-Sarega montra beaucoup de pénétration et de jugement, et surtout une heureuse facilité à apprendre différentes langues. Ses bonnes qualités lui méritèrent l’affection générale ; on lui fut redevable de divers renseignemens que l’on va donner sur son pays.

Les productions qu’il put indiquer, et dont on n’avait reconnu que quelques-unes, sont la banane, la canne à sucre, l’igname, le coco, la badiane, et l’amande dont on a parlé plus haut. Ces peuples se nourrissent de tortues et de poissons. Ils font aussi usage du binao, plante qui leur tient lieu de pain. Ils mâchent l’écorce d’un arbre qui a le goût de la cannelle. Pour s’éclairer, ils se servent d’un arbre résineux qui répand une odeur agréable en brûlant. Ils ont dans leurs bois des cacatoes, des loris, des pigeons ramiers et divers autres oiseaux, et dans leurs marécages, des courlis, des bécassines, et des espèces de canards ; ils ne connaissent pas celui d’Europe ; ils ont des poules, et les sangliers abondent dans leur pays.

Ces insulaires sont d’une stature moyenne, mais forts, nerveux et bien proportionnés. Ils ne paraissent pas appartenir tous à la même race ; les uns sont basanés, ont les cheveux lisses, et les coupent de différentes manières ; les autres sont entièrement noirs, ont les cheveux crépus et fort doux au toucher ; leur front est petit ; les yeux sont médiocrement enfoncés ; le bas du visage est pointu et garni d’un peu de barbe. Leur physionomie porte l’empreinte de la férocité. Ils diffèrent des Cafres en ce qu’ils n’ont ni le nez aussi épaté, ni les lèvres aussi épaisses. La plupart poudrent leurs cheveux et leurs sourcils avec de l’ocre. Plusieurs se peignent aussi une raie blanche d’une tempe à l’autre par-dessus les sourcils. Les femmes, dont on ne put entrevoir qu’une ou deux dans des pirogues qui passaient à vue du vaisseau, tracent ces raies en long sur les joues, et en font d’autres sur la gorge, d’une épaule à l’autre.

Les hommes et les femmes vont absolument nus, à l’exception d’un petit morceau de natte à la ceinture. Les hommes se tatouent le visage, les bras et d’autres parties du corps ; quelques-uns des dessins qu’ils y impriment ne sont pas désagréables. Les trous qu’ils font à leurs oreilles sont quelquefois si larges, qu’ils peuvent y fourrer toutes sortes d’ornemens, comme de grands anneaux d’écaille, des os, des feuilles d’arbre ou des fleurs ; ils se percent aussi la cloison du nez, et les ornemens de différente nature qu’ils y font passer allongent tellement ce cartilage, que dans quelques-uns il descend jusqu’au bord de la lèvre supérieure. Le bracelet est l’ornement le plus général ; ils en portent un au-dessous du coude ; il a un pouce d’épaisseur sur un pouce de largeur ; ceux qui ne l’ont pas en placent un au poignet. Quelques-uns suspendent à leur cou une espèce de peigne d'une pierre blanche à laquelle ils attachent un grand prix. D’autres avaient sur le front un coquillage très-blanc. On leur vit aussi des colliers et des ceintures faites de dents, dont quelques-unes étaient des dents d’hommes.

Leurs armes sont l’arc et les flèches, la lance et la massue ; leur bouclier est fait avec du rotin. Leurs pirogues sont légères, et vont d’une vitesse inconcevable. La nacre de perle, qu’ils trouvent en abondance sur leurs rivages, leur tient lieu de couteau ; le tranchant d’un silex fait l’office de rasoir pour la barbe et les cheveux. Une pierre noire et conique, fixée fortement avec du rotin à un manche de bois, leur tient lieu de marteau. Ils ont pour hache un morceau de coquillage très-dur, qui paraît être de la même espèce que celui dont ils font leurs bracelets. Ce coquillage, taillé en biseau, est attaché très-solidement avec du rotin à un morceau de bois coudé naturellement en forme de pioche. Ils ne connaissent nullement les métaux.

Les habitans des îles du port Praslin et des terres qui l’avoisinent sont dans un état de guerre continuel. Les prisonniers deviennent les esclaves des vainqueurs. L’autorité du chef ou roi est illimitée ; ses sujets sont tenus d’apporter chez lui le produit de leur pêche, les fruits qu’ils ont récoltés, les ouvrages de leurs mains, le butin qu’ils ont fait sur l’ennemi. Le chef en retient ce qui lui convient, et abandonne le reste aux propriétaires. Si l’un d’eux avait porté quelque effet dans sa case avant d’en avoir fait hommage au prince, une peine sévère suivrait de près cette coupable omission. Si par hasard quelqu’un marche sur l’ombre du roi, il est sur-le-champ mis à mort ; mais si c’est un grand personnage, il obtient sa grâce en sacrifiant une partie de ses richesses.

Ces peuples ont dans l’intérieur des terres des villages considérables. La pluralité des femmes est permise. Les filles, avant l’âge de puberté, habitent la maison paternelle des époux qu’on leur destine. Les médecins sont en grande vénération ; cet état exige dans celui qui le professe un âge avancé. Lova-Sarega préférait les médecins de son pays aux chirurgiens du vaisseau, parce qu’il trouvait que ces derniers faisaient durer la maladie trop longtemps.

Quant à leur religion, ils pensent que les hommes, après leur mort, vont au ciel, et qu’ils reviennent de temps à autre sur la terre pour apprendre à leurs amis les bonnes et les mauvaises nouvelles, et leur indiquer les endroits où la pêche est la plus abondante.

Il paraît que le commerce ne leur est pas inconnu. Malgré la fragilité de leurs embarcations, ils font des voyages de dix ou douze jours. Ils se guident dans leur route sur le mouvement des astres , et ils savent distinguer quelques étoiles. Ils trafiquent particulièrement avec un peuple beaucoup moins noir qu’eux. Lova-Sarega ajoutait que son père allait chez ce peuple, et y échangeait des esclaves noirs contre des blancs, et qu’il en rapportait aussi des toiles fines chargées de dessins, qui servent à ses compatriotes pour se faire des ceintures. Le pays habité par ces hommes moins noirs ne peut être fort éloigné du port Praslin, et doit appartenir au même archipel ; peut-être est-ce quelqu’une des îles de la partie orientale que Surville reconnut dans la suite.

Après avoir quitté le port Praslin le 21 octobre, Surville revit la terre le 23 au soir. Le 26 il découvrit une île qu’il nomma île Inattendue, parce qu’il croyait être arrivé à l’extrémité de la grande terre qu’il côtoyait sans la voir constamment. L’île Inattendue est basse, et couverte de bois ; elle a la figure d’une flèche : elle est à peu près à neuf lieues de la côte. Une autre île, d’un aspect agréable, fut nommée île des Contrariétés, parce que les calmes et les courans ne lui permirent pas de la doubler aussi promptement qu’il l’eût désiré. Pendant les trois jours qu’il resta en calme devant cette île, le vaisseau fut entouré de pirogues. Ce ne fut pas sans peine qu’on décida un des Indiens à monter à bord. Dès qu’il y fut, il s’empara de tout ce qu’il trouvait à sa convenance. On lui fit entendre avec douceur qu’il fallait restituer ce qu’il avait pris ; ce ne fut pas sans peine qu’il y consentit. Il grimpa ensuite jusqu’à la hune d’artimon avec l’agilité du meilleur matelot, et examina très-attentivement, de ce lieu toutes les parties du vaisseau. Redescendu sur la dunette, il se mit à faire des gambades. S’adressant ensuite à ses compatriotes, il les engageait par les gestes les plus extraordinaires à venir le rejoindre. Il suivit Surville dans la chambre du conseil. Comme il continuait à demander tout ce qu’il voyait, on parvint à le satisfaire en lui donnant un couteau flamand et deux aunes de toile bleue. Il discerna fort bien que Sur ville était le chef, et lui fit entendre qu’il l’était aussi.

Enhardis par son exemple, et plus encore par ses invitations, une douzaine de ses compatriotes montèrent à bord. On ne leur permit pas d’y apporter leurs armes ; mais leurs pirogues étaient remplies de lances, de flèches ébarbelées et d’arcs. Ces insulaires étaient absolument nus, et, comme ceux du port Praslin, paraissaient appartenir à différentes races : d’ailleurs ils leur ressemblaient par leurs ornemens et leur parure. Leurs pirogues sont mieux travaillées.

Le chef avait invité Surville de venir le voir à terre, et lui avait fait entendre qu’il trouverait en abondance des provisions de toute espèce. Ces démonstrations d’amitié, ces assurances ne pouvaient inspirer à Surville une grande confiance. La scène du port Praslin était trop présente à son esprit pour qu’il ne se tînt pas sur ses gardes contre la trahison ; cependant, l’île qu’il voyait à une très-petite distance présentait un aspect si riant ; les malades, dont le nombre croissait tous les jours dans une proportion effrayante, avaient un besoin si pressant de rafraîchissemens, qu’il se détermina à tenter une descente. L’iole fut mise à la mer, et Labé s’y embarqua avec un détachement de soldats bien armés. En même temps le vaisseau fit route pour protéger ce canot, et le soutenir par l’artillerie, s’il était attaqué.

À peine était-il éloigné de deux portées de fusil que les pirogues se réunirent en peloton comme pour tenir conseil ; et quatre s’étant détachées à la rencontre du canot, l’entourèrent. Les insulaires ajustaient déjà les flèches à leurs arcs ; mais Labé, qui avait appris à ses dépens, au port Praslin, que chez ces peuples l’effet suit de près la menace, crut devoir prévenir leur intention meurtrière, et ordonna de faire feu sur eux. Le vaisseau, d’où l’on avait suivi des yeux tous les mouvemens des pirogues, tira deux coups de canon à boulet sur celles qui étaient les plus éloignées. Toutes s’enfuirent à la hâte vers la terre, et l’iole revint à bord.

Cependant les sauvages furent bientôt remis de leur premier effroi, et à six heures du soir on vit une armée de pirogues s’avancer en bon ordre vers le vaisseau. Surville, qui désespéra de pouvoir effectuer son projet de débarquement, et qui voulut, en supposant de bonne heure à l’attaque, diminuer pour ces braves insulaires le danger auquel les exposait leur valeur imprudente, fit feu de son artillerie ; mais comme les pirogues naviguaient en peloton serré, et que les canons qu’on tira étaient chargés à mitraille, il est trop probable que ces Indiens firent une funeste expérience de la supériorité de nos forces ; la déroute et la fuite la plus prompte prouvèrent au moins qu’ils avaient reconnu l’insuffisance des leurs.

Aussitôt qu’ils eurent disparu, Surville ordonna de faire de la voile, et continua sa route.

Lova-Sarega ne comprenait pas la langue des habitans de l’île des Contrariétés. Ils lui proposèrent par signes, à plusieurs reprises, de l’emmener avec eux ; il s’en défendit toujours, et de manière à laisser juger qu’il les redoutait.

Labé avait vu cette île d’assez près. Le rivage, qui est assez élevé, est formé de rochers qui présentent l’apparence d’une jetée. Il aperçut sur les coteaux de belles plantations de cocotiers, et l’île lui parut en général bien cultivée. Il ne vit aucun brisan le long de la côte ; mais, à une lieue et demie de distance, il ne put trouver fond avec une ligne de quarante-cinq brasses.

Le 3 novembre Surville eut connaissance de trois petites îles auxquelles leur ressemblance fit donner le nom des trois Sœurs. La veille, on avait vu à l’ouest la pointe la plus méridionale de la grande terre, et, dans l’éloignement, une grande terre qui paraissait être une île. Quand on fut devant les trois Soeurs, on apercevait au delà, dans le sud-ouest, d’autres terres ; mais comme on ne distinguait plus la pointe qui la veille avait été relevée à l’ouest, et qu’on n’en découvrait aucune dans l’ouest des trois Sœurs, on jugea qu’entre les terres qu’on apercevait au delà de ces îles et les terres qu’on avait vues la veille, il devait y avoir ou un grand renfoncement, ou un grand passage. La crainte de s’enfoncer dans quelque golfe d’où l’on se relèverait difficilement avec des vents constans de la partie de l’est, ou de s’engager dans quelque archipel, détermina Snrville à continuer sa route au sud-est, dans l’espérance qu’il parviendrait enfin à l’extrémité de ces terres ou îles qu’il avait déjà prolongées sur une étendue de cent vingt lieues.

Dans l’après-midi on découvrit une quatrième île, qui fut nommée île du Golfe. Le temps était à grains, la mer fort houleuse, et le vaisseau, maîtrisé par des lames pendant le calme, se trouva affalé sur les terres situées dans le sud-est des trois Sœurs, dont on cherchait à doubler la pointe la plus orientale où l’on espérait qu’elles se termineraient. Heureusement les vents portaient au sud-est dans cette partie. Plusieurs pirogues vinrent rôder autour du vaisseau ; elles étaient montées par des hommes semblables à ceux de l’île des Contrariétés. On leur fit inutilement des signes d’amitié pour les engager à venir à bord.

Le 5 on découvrit des îlots sur la direction de la route, et l’on vit le cap qui termine la grande terre. Ces îlots, qui partirent être la fin de toutes les terres, forent nommées îles de la Délivrance, et le cap reçut le nom de Cap oriental. Ce nom, étant commun à tant d’autres caps, doit être changé en celui de cap Surville.

Ce navigateur a des droits à cette distinction, puisque, deux cents ans après Mendaña, il a retrouvé la plus grande partie de ses îles de Salomon dont Bougainville avait reconnu les plus septentrionales. Surville crut avoir fait la découverte d’un archipel nouveau, et lui imposa un nom ; il l’a seulement perfectionnée. Carteret avait aperçu trois îles de cet archipel : ce sont l’île Gower (île Inattendue de Surville), l’île Carteret et l’île Simpson. Mais il n’avait pas eu connaissance des grandes terres à l’ouest de l’île Gower. D’autres navigateurs ont ensuite voulu s’approprier ce qui appartient à Mendaña et à Surville ; leurs prétentions ne peuvent être admises.

Quand on fut à portée d’examiner les îles de la Délivrance, on reconnut qu’elles sont plates et bien boisées. La côte que termine le cap Surville, avec lequel elles forment un cap d’environ trois lieues, est plus élevée, et l’on distinguait par-delà des terres hautes et montagneuses.

Ce ne fut que le 6, dans l’après-midi, qu’on parvint à laisser les îles de la Délivrance dans le nord-ouest, et à se trouver dans une mer libre. On jugea qu’à partir du cap de Surville, la côte méridionale des dernières terres doit tourner brusquement vers le sud-ouest ; car, en continuant la route du sud-est, on les eut bientôt perdues de vue. Le 7, à neuf heures du matin, l’on ne vit plus aucune terre.

Surville et ses officiers, qui nous ont laissé les journaux de ce voyage, s’accordent à penser que la vaste étendue de côtes à la vue desquelles ils ont navigué n’appartient pas à un continent, mais qu’elle est partagée en un grand nombre d’îles, principalement dans la partie orientale, et que les grandes îles de cet archipel sont entourées d’autres plus petites. Leur opinion fut confirmée dans la suite par le témoignage du jeune Lova-Sarega ; il assura, quand on put s’en faire entendre, que de l’autre côté de son pays on trouve une mer sans fond.

On ne peut que regretter que la contrariété des vents n’ait pas permis à Surville de reconnaître plus en détail les terres qu’il avait découvertes ; mais s’il eût été en son pouvoir de vaincre cet obstacle, la prudence et l’humanité lui auraient toujours imposé l’obligation de ne pas prolonger son séjour sur une côte où le caractère féroce des habitans ne lui laissait aucun espoir de se procurer des rafraîchissemens qui pouvaient seuls arrêter les progrès d’une maladie dont les ravages devaient le mettre bientôt hors d’état de continuer sa navigation. Depuis son départ du port Praslin, en seize jours, le scorbut avait enlevé dix-huit hommes de son équipage, et les autres en étaient ou atteints ou menacés. Il était pressant de gagner un port où l’on pût s’établir avec sûreté, et procurer aux malades le repos, le bon air et les alimens sains, si nécessaires pour leur rétablissement. Surville se décida donc à diriger sa route sur la Nouvelle-Zélande, la terre la plus voisine de celle qu’il quittait, et qui n’était encore connue que par la relation d’Abel Tasman.

Ce fut le 12 décembre que Surville reconnut les terres du nord-ouest de la Nouvelle-Zélande, par 35° 37′. Les vents ne lui permirent pas de trouver mouillage avant le 17, jour où il jeta l’ancre à la côte nord-est, dans une baie qu’il nomma baie de Lauriston, du nom d’un des armateurs de son vaisseau. Au fond de cette baie est une anse qu’il nomma anse Chevalier, du nom de son autre armateur. La baie Lauriston est la baie des îles de Cook.

La manière dont Tasman avait été reçu dans ce pays faisait craindre d’y éprouver le même sort. Avant de laisser tomber l’ancre, on vit arriver une pirogue montée de six hommes, qui donnèrent un peu de poisson et quelques coquillages ; ils reçurent en échange de la toile de coton. En quittant le vaisseau ils montrèrent leur demeure. Peu de temps après trois autres grandes pirogues s’approchèrent à portée de fusil en montrant de temps en temps des poissons ; mais, s’ennuyant de ne rien recevoir, elles accostèrent le vaisseau. Les Indiens donnèrent une quantité prodigieuse de poissons en échange de petits morceaux de toile dont ils couvrirent leurs épaules. Le chef de ces insulaires ayant témoigné le désir de venir à bord, on lui fit signe d’y monter : Surville le reçut en l’embrassant. Il était vêtu d’une pelisse de peau de chien, que l’on voulut examiner. Aussitôt, s’imaginant qu’on en avait envie, il l’offrit ; mais on ne l’accepta pas, et on le fit passer dans la chambre. Surville lui donna une veste et une culotte rouge ; il mit la veste et garda la culotte sous son bras. En reconnaissance, il donna sa pelisse à Surville. Ceux qui l’avaient accompagné, ne le voyant pas reparaître au bout d’un certain temps, montrèrent de l’inquiétude : comme elle fut suivie d’une certaine rumeur, il se fit voir, et l’on comprit à ses gestes qu’il leur annonçait que sa personne était en sûreté. Alors plusieurs Indiens montèrent à bord, et s’emparèrent de tout ce qui se trouva sous leurs mains. Bientôt ils quittèrent le vaisseau, ayant chacun sur l’épaule une chemise, ou au moins un morceau de toile.

Le Saint-Jean-Baptiste avait perdu soixante hommes depuis le départ du port Praslin ; le scorbut attaquait tout le reste. Encore quelques jours de plus sans voir la terre, et le vaisseau, à moins d’un miracle, n’eût pas pu quitter ces parages. Le 18 décembre Surville descendit à terre. Le chef d’un village situé au fond de l’anse vint au-devant de lui sur le bord du rivage. Les insulaires, épars de côté et d’autre, tenaient à la main des peaux de chien et des paquets d’herbe qu’ils haussaient et baissaient alternativement, dans l’intention sans doute de lui rendre hommage. C’est ainsi que se passa en espèces de salutations la première entrevue. Le jour suivant, la réception fut bien différente. Les Indiens étaient réunis en troupe et armés. Le chef était venu dans sa pirogue au-devant de Surville pour l’engager par signes à l’attendre sur la plage, parce que les insulaires étaient sans doute dans de vives alarmes de voir descendre à terre une grande partie de l’équipage.

Surville se conforma aux désirs du chef, qui, après l’avoir salué, lui fit entendre qu’il allait parler à ses compagnons. Cette conférence achevée, il revint à Surville, et lui demanda son fusil, dont il ne connaissait que le bruit. Surville ne jugea pas à propos de le lui confier. Ce refus ne parut pas produire une impression fâcheuse sur l’esprit du chef ; sans se rebuter du peu de succès de sa première demande, il pria Surville de lui prêter son épée pour la montrer aux gens de son village. Surville pensa qu’il pouvait sans inconvénient lui accorder ce qu’il souhaitait. Le chef, satisfait, accourut montrer l’épée aux insulaires, qui paraissaient attendre avec inquiétude le dénoûment de cette entrevue. Le chef leur parla à haute voix et avec chaleur. Dès ce moment ils parurent tranquillisés, et il s’établit entre eux et l’équipage un commerce qui procura des rafraîchissemens et des secours de toute espèce aux malades. Ce chef obtint ensuite de Surville la permission de l’accompagner à bord de son vaisseau ; mais, dès que le canot qui les portait commença à s’éloigner de la côte, les cris des femmes et les alarmes des Indiens déterminèrent Surviile à le ramener promptement à terre, où il fut témoin de l’affection sincère de ces peuples pour leur chef.

Cook côtoyait alors la Nouvelle-Zélande : il releva même la baie où était Surville, sans se douter qu’un vaisseau français y fût mouillé. Il fait mention d’une tempête qu’il éprouva le 27 décembre, et dans laquelle Surville perdit ses ancres. Le Saint-Jean-Baptiste aurait même immanquablement péri, sans la manœuvre hardie de son capitaine, qui le mit à même de gagner un autre mouillage à l’abri de la tourmente.

Au commencement de la tempête, la chaloupe où étaient les malades tenta inutilement de gagner le vaisseau ; mais elle ne put pas même revenir au village. Elle fut jetée dans une anse, qu’on nomma anse du Refuge, et obligée d’y rester pendant toute la durée de l’ouragan. Naginoui, chef du village voisin, accueillit et reçut les malades dans sa maison : il leur prodigua tous les rafraîchissemens qu’il fut en son pouvoir de leur donner, sans vouloir recevoir aucune indemnité de ces soins généreux. Ce ne fut que le 29 que la chaloupe put rejoindre le vaisseau.

La tempête avait enlevé un des canots de Surville : l’ayant vu échoué sur le rivage de l’anse du Refuge, il l’envoya chercher. Les insulaires plus alertes s’en emparèrent et le cachèrent si bien, que l’on ne trouva que l’amarre. On soupçonna les insulaires de l’avoir coulé dans une petite rivière que l’on remonta et que l’on descendit à plusieurs reprises ; mais toutes les perquisitions furent inutiles. Surville, transporté de fureur, résolut de se venger d’une manière éclatante de l’enlèvement de son canot. Il fit signe à quelques Indiens qui étaient auprès de leurs pirogues de s’approcher. Un seul accourut, fut arrêté à l’instant, et conduit à bord : les autres, moins confians, prirent aussitôt la fuite. On s’empara d’une pirogue, on brûla les autres ; on mit le feu aux maisons, et l’on s’embarqua. Après avoir ainsi porté la désolation et l’effroi dans ces contrées, Surville conçut qu’il lui serait impossible d’avoir la moindre communication avec les habitans ; il quitta donc la Nouvelle-Zélande le 1er. janvier 1770, sans prévoir que l’injuste châtiment qu’il venait d’infliger aux insulaires aurait les suites les plus funestes pour les Européens qui auraient le malheur d’aborder sur ces plages lointaines.

L’insulaire qui avait été arrêté était Naginoui, ce chef humain, bon et sensible, qui avait accueilli si généreusement les malades dans sa maison, et qui, après les bienfaits dont il les avait comblés, ne devait pas s’attendre au traitement qu’on lui préparait lorsqu’il accourut an signal que Surville lui faisait de s’approcher. Cet infortuné n’eut pas plus tôt reconnu le chirurgien, qu’il se jeta à ses pieds, les larmes aux yeux, en le priant sans doute d’intercéder en sa faveur, et de le protéger ; car il croyait qu’on voulait le dévorer. Le chirurgien le rassura, en lui faisant entendre qu’on n’en voulait pas à ses jours. Naginoui le serrait dans ses bras et lui montrait sa terre natale qu’on le forçait d’abandonner. Surville, instruit du service éminent que Naginoui avait rendu à ses matelots, eut la cruauté de ne pas le renvoyer à terre. Il continua sa route à l’est. Lorsqu’il se vit à peu près dans les parages de l’île dont la recherche était, disait-on, l’objet principal de son voyage, il se tint dans la latitude de 27 à 28° sud ; mais les vents d’est ne lui permirent pas de suivre long-temps ce parallèle.

Toute idée de découvertes dut donc s’évanouir. Les faibles secours qu’on s’était procurés à la Nouvelle-Zélande avaient un peu diminué les progrès du scorbut, mais n’en avaient pas tari la source. Il commença de nouveau ses ravages : depuis plusieurs jours on était réduit à une chopine par homme. Le conseil assemblé décida unanimement de gagner le plus tôt possible un port de la côte du Pérou pour arracher à la mort les malheureux restes d’un équipage, qui, à peine avec le secours de ses officiers, pouvait suffire à manœuvrer les voiles.

Il fallut faire route au sud pour trouver les vents d’ouest. On était alors au 6 mars. Le 24, on aperçut les îles de Juan-Fernandès. Ce fut à la vue de ces îles que mourut Naginoui, consumé par le chagrin et les fatigues de la traversée.

Un dernier malheur attendait l’expédition aux côtes du Pérou. Le vaisseau était déjà à l’ancre le 8 avril, devant Chilca , près du Callao, lorsque Surville s’étant embarqué dans l’iole, pour être plus tôt rendu à terre et solliciter lui-même des secours que sa malheureuse situation rendait si pressans, la frêle embarcation sur laquelle son zèle l’avait exposé ne put franchir la barre contre laquelle la mer brisait, et chavira. Surville fut noyé, deux matelots le furent aussi, et un troisième, plus heureux, parvint à gagner la côte à la nage.

Surville fut généralement regretté de ses officiers et de ses matelots. Il serait difficile de rendre le degré de confiance que ses talens et son intrépidité inspiraient au milieu des dangers. Mais sa conduite envers les divers insulaires qui eurent le malheur de se trouver sur la route, ses enlèvemens d’hommes sans défense qui se confiaient à sa bonne foi, ses ruses pour surprendre ceux qui avaient la prudence de se défier de lui, seront toujours une tache pour sa mémoire aux yeux de quiconque a des sentimens de justice ou d’humanité. N’est-ce pas d’ailleurs un tort grave d’inspirer par-là à ces peuples sauvages des idées de haine pour les peuples civilisés ?

Ainsi finit un voyage dont une suite de malheurs avait contrarié l’objet. Les délais interminables des douanes et des formalités espagnoles retinrent le vaisseau devant Lima pendant trois années. Dans cet intervalle, dix-neuf hommes moururent, vingt-cinq autres désertèrent. Soixante-trois Espagnols obtinrent du vice-roi la permission de remplacer une partie de l’équipage, et avec ce renfort, Labé, qui avait appareillé du Callao, le 7 avril 1773, arriva le 24 août suivant, au port de Lorient.

On a vu précédemment que Bougainville s’était occupé des moyens de renvoyer Aotourou parmi les siens, et que le ministère français avait ordonné au gouverneur et à l’intendant de l’Île-de-France d’embarquer ce Taïtien sur un navire armé exprès pour le reconduire dans son île. Marion du Fresne, capitaine de brûlot, saisit avec ardeur cette occasion de se distinguer par un voyage qui lui procurait l’occasion de faire des découvertes. Il offrit donc à l’administration de la colonie de transporter Aotourou à ses frais à Taïti, demandant que l’on joignît une flûte du roi à un bâtiment qui lui appartenait, et s’offrant de supporter seul toutes les dépenses de l’expédition. On accorda sa demande et les avances nécessaires pour l’armement, et il donna des sûretés pour leur recouvrement.

D’après les instructions qui lui furent remises, il devait d’abord aller à Madagascar, pour y compléter ses approvisionnemens, puis faire route au sud, chercher le cap de la Circoncision, découvert par Lozier Bouvet, et reconnaître la terre australe ou les îles qui se trouvent dans cette partie du globe, en ne négligeant pas de visiter, la terre van Diemen et la Nouvelle-Zélande.

Marion commandait le Mascarin, et avait sous ses ordres le marquis de Castries, dont Duclesmeur était capitaine. Il partit de l’Île-de-France le 18 octobre 1771. On relâcha d’abord à l’île Bourbon. Aotourou y fut attaqué de la petite-vérole, dont vraisemblablement il avait apporté le germe de l’Île-de-France, où cette cruelle maladie exerçait ses ravages au départ des vaisseaux. Marion, obligé de s’éloigner de l’île Bourbon pour ne pas communiquer à cette colonie une maladie que l’on y regarde comme aussi dangereuse que la peste, alla relâcher dans la baie du Fort-Dauphin, de Madagascar. Le lendemain de son arrivée Aotourou mourut.

Le premier objet de l’expédition ne pouvant plus avoir lieu, Marion résolut de poursuivre son plan de découvertes. Il fit voile pour le cap de Bonne-Espérance, y compléta son approvisionnement pour une campagne de dix-huit mois, en repartit le 28 décembre, et se dirigea au sud. Il chercha inutilement les îles de Dina et de Marseven, marquées sur les cartes hollandaises entre le quarantième et le quarante-unième parallèle y et ne fut pas plus heureux pour le cap de la Circoncision. Parvenu le 11 janvier 1772 à 45° 43′ sud et 28° 40′ à l’est de Paris, la vue de phoques, d’oiseaux de mer qui ne s’éloignent pas beaucoup des côtes, et de goémons, lui fit conjecturer qu’il était dans le voisinage de quelque terre. Quoique l’on fût dans l’été de ces régions australes, on ressentait un froid violent. La neige qui tombait continuellement ne permettait pas d’attribuer à un changement subit de temps la rigueur de la température.

Le 13 janvier, à quatre heures et demie, on vit une terre dans l’ouest à cinq lieues de distance. Comme la brume était épaisse et que l’on pouvait se tromper, on sonda. L’on trouva fond à quatre-vingts brasses. En même temps on aperçut très-distinctement une autre terre au nord. La première terre parut très-élevée et couverte de hautes montagnes. On en vit les côtes dans une étendue de six à sept lieues. Marion la nomma Terre d’espérance, parce que cette découverte le flattait de l’espoir de trouver le continent austral qu’il cherchait. Elle était trop embrumée pour qu’il put découvrir si elle avait de la verdure et pouvait être habitée. Elle est située par 46° 45′ sud, et 34° 30′ à l’est de Paris.

La mer étant devenue très-grosse et le temps très-mauvais, on fut obligé de s’éloigner de terre. On vit à la partie nord-est de la seconde île une anse vis-à-vis de laquelle paraissait une grande caverne. On crut aussi apercevoir une cascade qui se précipitait du haut des montagnes. En doublant un cap on découvrit trois îlots. L’île parut avoir sept à huit lieues de circonférence, elle était absolument aride. On la nomma île de la Caverne.

La mer continuait à être très-houleuse. Les deux vaisseaux s’étant abordés, et ayant fracassé, l’un son mât d’artimon et de beaupré, l’autre tout son arrière, il fallut les réparer, ce qui prit trois jours. L’on ne pouvait plus, dans l’état où était le Castries, s’avancer davantage au sud ; il était très-probable que l’on ne tarderait pas à y rencontrer une mer embarrassée de glaces. On continua donc à faire route à l’est, en suivant le quarante-sixième parallèle. Le 22 janvier on vit de nouvelles terres qui furent nommées les îles Froides. Le 24 une autre terre très-haute, couverte de neige, fut appelée île Aride, et une île voisine où l’on descendit fut nommée île de Possession, parce qu’on y enterra une bouteille qui contenait l’acte par lequel on soumettait à la souveraineté du roi de France cette terre embrumée, rocailleuse et neigeuse, où il ne croissait pas le plus petit arbrisseau. Elle gît par 45° 50′ sud, et 43° à l’est de Paris. Exposée aux ravages continuels des vents orageux de l’ouest, elle n’est habitée que par des phoques, des manchots, des goëlands et des pétrels. Ces animaux, qui n’avaient jamais été troublés dans leurs affreux déserts, n’étaient nullement effrayés à la vue des hommes.

En partant de cette île on éprouva des brouillards si épais et si continus, que les deux vaisseaux étaient obligés de tirer fréquemment des coups de canon pour se conserver l’un près de l’autre. Enfin, arrivé le 10 février à 91° de longitude orientale, Marion fit route vers la pointe méridionale de la Nouvelle-Hollande. Il en eut connaissance le 3 mars, et alla mouiller dans la baie de Frédéric Henri, découverte par Tasman.

On descendit à terre sans éprouver aucune opposition de la part des naturels. Ils ramassèrent du bois, en firent une espèce de bûcher, et invitèrent les Français à y mettre le feu. L’officier qui commandait le détachement accéda à cette demande. Les naturels ne parurent pas surpris, et restèrent tranquillement auprès du bûcher, entourés de leurs femmes et de leurs enfans. Les hommes étaient armés de bâtons pointus et garnis de pierres tranchantes en forme de haches ; les femmes portaient leurs enfans sur le dos, au moyen de cordes de jonc. Tous, hommes et femmes, étaient absolument nus ; leur taille était moyenne. Leurs cheveux, laineux comme ceux des Cafres, noués par pelotons, et poudrés avec de l’ocre très-rouge, contribuaient avec leurs petits yeux jaunâtres, leur bouche très-fendue, et leur nez écrasé, à leur donner une figure hideuse. Quelques-uns avaient l’estomac tatoué. Leur poitrine est large, leurs épaules sont effacées. Leur taille est d’autant plus svelte qu’ils sont généralement maigres. Leur langage est très-dur ; ils semblent tirer les sons du fond du gosier.

On essaya de gagner leur bienveillance par de petits présens ; mais ils rejetèrent avec dédain tout ce qu’on leur proposa, même le fer, les miroirs, les mouchoirs et la toile. On leur montra des canards et des poules qu’on avait apportés du vaisseau, pour leur faire entendre qu’on désirait en acheter. Ils prirent ces oiseaux, qu’ils témoignèrent ne pas connaître, et les jetèrent avec un air de colère.

Sur ces entrefaites Marion débarqua. Un sauvage se détacha de la troupe, et vint lui offrir un petit brandon de feu pour allumer un petit bûcher. Marion fit, comme avait fait l’officier, persuadé que cette cérémonie avait pour but de prouver ses intentions pacifiques ; il mit le feu au bûcher ; l’événement prouva au contraire que c’était accepter un défi pour la guerre, car dès que le feu fut allumé les sauvages se retirèrent sur un monticule, d’où ils lancèrent une grêle de pierres. Le capitaine et un autre officier furent blessés. On répondit à cette agression par des coups de fusil, et tout le monde se rembarqua. Les embarcations côtoyèrent la baie pour trouver un endroit découvert et uni où l’on pût descendre à terre sans être inquiété par les sauvages placés sur des hauteurs. Alors ils envoyèrent leurs femmes et leurs enfans dans les bois, et suivirent les canots le long du rivage. Lorsque Marion voulut débarquer, un sauvage jeta un cri effroyable ; aussitôt toute la troupe lança ses bâtons et ses javelots. Un nègre blessé à la jambe par un de ces bâtons pointus fut guéri en peu de jours, ce qui prouva que l’arme n’était pas empoisonnée. On vengea cette attaque par une fusillade qui en blessa plusieurs et en tua un. Ils s’enfuirent aussitôt dans les bois en faisant des hurlemens affreux, et emportant leurs blessés. Un détachement de quinze hommes les poursuivit, et prit à l’entrée du bois un de ces sauvages qui avait reçu une blessure mortelle. On lava son corps, et on reconnut que leur peau, naturellement rouge, ne paraissait noire que par la crasse et la fumée dont elle est couverte.

Marion expédia ensuite deux détachemens bien armés pour chercher de l’eau douce et des arbres propres à remâter le Castries. Cette recherche fut sans succès ; les détachemens parcoururent deux lieues sans rencontrer ni eau douce, ni arbres convenables pour des mâts ni habitans. On resta six jours dans cette baie à continuer des recherches inutiles. La terre y est sablonneuse comme au cap de Bonne-Espérance, couverte de bruyères et d’arbrisseaux. La plupart étaient dépouillés de leur écorce par les sauvages, qui s’en servent pour faire cuire les coquillages dont ils se nourrissent. On voyait partout des traces de feu ; le sol paraissait couvert de cendres. Un pin un peu moins haut que ceux de France avait seul été ménagé par les sauvages, qui apparemment en tirent quelque utilité. Sans doute cette espèce d’arbres doit être plus commune dans l’intérieur, et s’y trouver de dimensions suffisantes pour servir à la mâture des vaisseaux.

Dans les endroits où la terre n’était pas brûlée, on voyait de l’herbe, de l’oseille, de la fougère et d’autres plantes. On aperçut peu de gibier ; cependant des trous semblables à ceux d’une garenne semblaient annoncer qu’ils étaient faits par un animal. On tua des corbeaux, des merles, des tourterelles, une perruche à bec blanc, et des oiseaux de mer. La pêche ne fut pas moins abondante que la chasse. Le climat de cette terre parut très-froid, quoique l’on fût à la fin de l’été, et l’on ne concevait pas comment les sauvages pouvaient aller nus. On fut également surpris de ne trouver rien qui ressemblât à une maison, que des abat-vents formés par des branches d’arbres entrelacées grossièrement.

Marion, voyant qu’il perdait son temps sur cette terre, aussi sauvage que ses habitans, se décida à faire voile pour la Nouvelle-Zélande. Il attérit le 24 mars à la vue d’une haute montagne qu’il nomma Pic Mascarin. Cook l’a nommé Mont d’Egmont. Elle est située par 39° 6′ sud, et 172° à l’est de Paris. On présuma qu’elle formait au sud l’entrée de la baie des Assassins de Tasman, et en conséquence on s’en éloigna. On fit route au nord, et, après avoir doublé la partie septentrionale de l’île, on mouilla le 6 mai dans un port qui fait partie de la baie des îles.

Plusieurs jours auparavant, pendant que l’on cherchait un ancrage sûr, des pirogues s’étaient approchées des vaisseaux. Les naturels étaient montés à bord ; on leur avait fait des présens ; ils avaient paru fort contens. Quelques-uns restèrent même à coucher à bord, entre autres Tacoury, un de leurs chefs. On leur arrangea des lits ; ils dormirent bien, sans témoigner la moindre méfiance. Cependant on les veilla toute la nuit. Chaque fois que le vaisseau s’éloignait un peu de la côte pour courir des bordées, Tacotiry témoignait de vives inquiétudes. On n’en concevait pas la cause, parce que l’on ignorait la triste aventure de Naginoui.

Dès que les vaisseaux furent en sûreté, Marion envoya établir des tentes sur une île située dans l’enceinte du port où il y avait de l’eau et du bois, et qui présentait une anse très-abordable. Les naturels la nomment Motouaro.

« À peine on avait mouillé, dit Crozet, lieutenant du Mascarin et auteur de la relation de ce voyage, qu’il nous vint à bord une quantité de pirogues qui nous apportèrent du poisson en abondance : les naturels nous faisaient entendre qu’ils l’avaient péché exprès pour nous. Nous ne savions quel langage leur parler. J’imaginai par hasard de prendre un vocabulaire de l’île de Taïti, provenant de l’expédition de Bougainville, que m’avait remis l’intendant de l’Île-de-France. Je lus quelques mots de ce vocabulaire, et je vis avec la plus grande surprise que les sauvages m’entendaient parfaitement. Je reconnus bientôt que la langue de l’île où nous étions était absolument la même que celle de l’île de Taïti, qui en est éloignée de plus de six cents lieues.

» À l’approche de la nuit les pirogues se retirèrent, et laissèrent à bord une dizaine de sauvages qui passèrent la nuit avec nous comme si nous étions leurs camarades depuis long-temps. Le lendemain, le temps étant très-beau, ces pirogues vinrent en plus grand nombre, amenant des femmes et des enfans. Les hommes étaient sans armes. En arrivant au vaisseau ils commençaient par crier taro ; c’est le nom qu’ils donnent au biscuit de mer. On leur en donnait, mais avec une certaine économie, car ils étaient grands mangeurs et en si grand nombre, qu’ils auraient eu bientôt consommé tous les vivres des deux vaisseaux. Ils apportaient du poisson en grande quantité. On le leur troquait pour des verroteries et des morceaux de fer. Dans les premiers jours, ils se contentaient de vieux clous de deux à trois pouces ; par la suite ils devinrent plus difficiles, et en demandaient de quatre à cinq pouces. Leur objet, en demandant des clous, était d’en faire de petits ciseaux pour travailler le bois. Dès qu’ils avaient obtenu un petit morceau de fer, ils allaient aussitôt le porter à quelque matelot pour le prier par signes de l’aiguiser sur la meule ; et ils payaient ce léger service par le don de quelques poissons.

» Tous ces insulaires avaient l’air fort doux, et même caressant. En peu de temps ils apprirent les noms des officiers. Nous ne laissions entrer dans la chambre du conseil que les chefs, les femmes et les filles. Les chefs se distinguaient aisément par des plumes d’aigrettes ou d’autres oiseaux aquatiques, plantées dans leurs cheveux au sommet de la tête. Les femmes mariées se reconnaissaient aussi à une espèce de tresse de jonc qui leur liait les cheveux au sommet de la tête. Les filles n’avaient pas cette marque distinctîve ; leurs cheveux tombaient naturellement sur le cou. Les insulaires s’étaient empressés de nous faire connaître ces distinctions, en nous donnant à entendre par signes qu’il ne fallait pas toucher aux femmes mariées, mais que nous pouvions en toute liberté nous adresser aux filles. Il n’était pas possible en effet d’en trouver de plus faciles. Marion fit passer cet avis dans les équipages des deux vaisseaux, afin de conserver la bonne harmonie avec les insulaires. Elle ne fut pas troublée à cause des femmes. »

On ne s’étendra pas sur les mœurs de ces insulaires, ni sur la description de leur pays, donnée par Crozet. On trouvera ces détails dans le voyage de Cook.

Lorsque Marion eut fait connaissance avec les insulaires, les chefs l’engagèrent à les visiter dans leurs villages. Il se rendit à leur invitation, en se faisant accompagner d’un détachement de soldats armés. Il parcourut d’abord une partie de la baie, où il compta vingt villages contenant un nombre de maisons suffisant pour loger quatre cents personnes. Il descendit à plusieurs endroits, et fut reçu avec des démonstrations d’amitié.

Marion fit ensuite diverses courses le long des côtes et dans l’intérieur du pays pour chercher des arbres dont on pût tirer des mâts pour le Castries.

Les insulaires l’accompagnaient partout. Le 23 mai, il trouva une forêt de cédres magnifiques, à deux lieues dans l’intérieur des terres, et à portée d’une anse éloignée d’une lieue et demie des vaisseaux. On fit aussitôt un établissement dans cet endroit. On y envoya les deux tiers des équipages avec les outils et les appareils nécessaires pour abattre les arbres, les façonner, et ouvrir un chemin qui facilitât leur transport au bord de la mer. Cet établissement correspondait avec un poste placé sur le rivage, où l’on envoyait tous les jours les chaloupes chargées de provisions pour les ouvriers cabanés dans l’intérieur. La forge était sur l’île Moutouaro, avec les futailles vides. Tous ces postes étaient commandés par des officiers.

Les insulaires étaient sans cesse avec les Français dans ces postes et sur les vaisseaux : ils mangeaient avec les matelots, et les aidaient dans leurs travaux. En échange de clous, ils fournissaient du poisson et du gibier. L’intimité était si bien établie, que les jeunes gens, attirés par les caresses des naturels, et la facilité de leurs filles, faisaient des courses dans l’intérieur, allaient à la chasse, et quelquefois même s’écartaient si loin, qu’ils parvenaient chez des peuplades différentes. Ils y virent des villages plus considérables que ceux du voisinage du port, et des hommes plus blancs, qui les reçurent fort bien. Ils menaient dans ces excursions des insulaires, qui, au passage des marais et des ruisseaux, les portaient sur leurs épaules avec la même facilité qu’un homme porterait un enfant. Enfin la confiance parvint à un tel degré, que les Français traversaient de nuit les forêts, sans autre escorte que celle des insulaires. Marion ordonna même de désarmer les chaloupes et les canots lorsqu’ils iraient à terre.

Crozet ne partageait pas la confiance de Marion. « Je fis, dit-il, tout ce qui dépendait de moi pour faire rétracter cet ordre : je ne pouvais oublier la triste aventure de Tasman dans la baie des Assassins. Cependant j’ignorais que Cook eût trouvé des anthropophages dans cette île, et qu’il avait failli à être tué dans le port même où nous étions mouillés. Maintenant que j’y réfléchis, il me semble bien étonnant que ces insulaires qui, l’année précédente, avaient vu un vaisseau français et un vaisseau anglais qui avaient traité avec eux, ne nous aient rien laissé voir des objets qu’ils avaient sans doute reçus des Européens, et ne nous aient pas donné à comprendre qu’ils avaient vu d’autres navires que les nôtres. Il est vrai que les effets que nous leur donnions. tous les jours ne reparaissaient plus. »

Marion, parvenu à la plus grande sécurité, faisait son bonheur de vivre avec ces sauvages. Il les comblait de marques de bienveillance : à l’aide du Vocabulaire de Taïti, il tâchait de s’en faire comprendre. De leur côté, ils le connaissaient parfaitement pour le chef des deux vaisseaux. Ils savaient qu’il aimait le turbot : tous les jours ils lui en apportaient de fort beaux. Dès qu’il avait l’air de désirer quelque chose, ils s’empressaient d’aller au-devant de ce qui pouvait lui être agréable. Lorsqu’il allait à terre, on l’accompagnait avec des démonstrations de joie ; les femmes, les filles, les enfans même venaient lui faire des caresses : tous l’appelaient par son nom.

Tacoury, chef du plus grand des villages de la baie, était sans cesse avec les Français, qui le comblaient à l’envi de marques d’amitié, et de présens. Il avait amené sur le Mascarin son fils, âgé d’environ quatorze ans, qu’il paraissait aimer beaucoup, et l’avait laissé passer la nuit sur le vaisseau. C’était un jeune homme beau, bien fait, d’une physionomie douce et toujours riante.

Trois esclaves de Marion avaient déserté dans une pirogue, qui submergea en arrivant à terre. Tacoury fit arrêter ceux qui ne s’étaient pas noyés. Un sauvage était entré un jour par le sabord de la sainte-barbe, et avait volé un sabre. On s’en aperçut : on le fit monter à bord. On le dénonça à Tacoury, qui le réprimanda fortement, et demanda qu’on le mît aux fers : on le renvoya sans correction.

« Nous étions si familiers avec ces hommes, dit Crozet, que presque tous les officiers avaient parmi eux des amis particuliers qui les servaient et les accompagnaient partout. Si nous étions partis à cette époque, nous eussions rapporté en Europe l’idée la plus avantageuse de ces insulaires ; nous les eussions peints dans nos relations comme le peuple le plus affable, le plus humain, le plus hospitalier qui existe sur la terre. D’après nos relations, les philosophes panégyristes de l’homme de la nature eussent triomphé de voir leurs spéculations confirmées par les récits des voyageurs, qu’ils eussent prônés comme très-dignes de foi. Nous eussions été les uns et les autres dans l’erreur. »

Le 8 juin Marion descendit à terre, et y fut reçu avec des démonstrations de joie et d’amitié encore plus vives qu’à l’ordinaire. On lui plaça sur le sommet de la tête les quatre plumes blanches qui distinguent un chef ; on lui en accordait le rang. Il revint au vaisseau plus content que jamais de ces bons sauvages.

« Le même jour, le fils de Tacoury, qui venait me voir tous les jours, dit Crozet, et me témoignait beaucoup d’attachement, m’apporta en présent des armes, des outils et des ornemens d’un très-beau jade, que j’avais paru désirer. Il avait, contre son ordinaire, l’air triste. Il refusa tout ce que je lai offris en échange de ses jades : je voulais les lui faire reprendre, il n’y consentit pas ; il refusa de manger ; enfin il s’en alla fort triste : je ne l’ai pas revu. D’autres insulaires, amis de nos officiers, accoutumés à les venir visiter tous les jours, disparurent de même. Nous ne fîmes pas assez d’attention à cette singularité. Habitués depuis trente-trois jours à vivre dans la meilleure intelligence avec ces sauvages, nous ne pouvions pas les soupçonner d’intentions perfides.

» Enfin, le 12 juin, à deux heures après midi, Marion descendit à terre, emmenant avec lui deux jeunes officiers, un volontaire, le capitaine d’armes, et douze matelots. Tacoury, un autre chef et cinq insulaires accompagnaient Marion. On devait donner quelques coups de filet au pied du village de Tacoury, et manger des huîtres. Le soir, Marion, contre son ordinaire, ne revint pas coucher à bord. On n’en fut pas inquiet. On supposa qu’il était resté à terre afin d’être plus à portée le lendemain d’aller visiter dans l’intérieur l’atelier où l’on travaillait à la mâture du Castries, qui était fort avancée. »

Le 13, à cinq heures du matin, le Castries avait envoyé sa chaloupe faire du bois et de l’eau pour sa consommation journalière. À neuf heures, Duclesmeur, capitaine de ce bâtiment, aperçut un homme qui nageait vers les vaisseaux. Aussitôt il dépêcha un canot qui amena cet homme à bord. C’était Yves Thomas, un des matelots qui étaient partis le matin. Il raconta que la chaloupe ayant abordé le rivage à sept heures, les insulaires s’étaient présentés sans armes pour porter, suivant leur usage, ceux qui avaient craint de se mouiller, et avaient donné les mêmes marques d’amitié qu’à l’ordinaire. Cependant les matelots s’étaient séparés pour ramasser la provision de bois ; alors les sauvages, armés de casse-têtes, de massues et de lances, s’étaient jetés par troupes de huit à dix sur chacun de ces malheureux, et les avaient massacrés. Thomas, n’étant attaqué que par deux sauvages, s’était d’abord défendu et avait reçu deux coups de lance ; ensuite, voyant venir à lui d’autres insulaires, et se trouvant près du bord de la mer, il s’était caché dans les broussailles. Il avait vu de là tuer tous ses camarades ; les sauvages les avaient ensuite dépouillés, leur avaient ouvert le ventre et commençaient à les hacher en morceaux lorsqu’il avait pris le parti de se mettre à la nage pour gagner un des vaisseaux.

Après un rapport si affreux, on ne douta plus que Marion et les seize hommes qui l’accompagnaient n’eussent éprouvé le même sort que les onze matelots de la chaloupe. Duclesmeur assembla les officiers des deux vaisseaux, et, de concert avec eux, prit les mesures nécessaires pour sauver les trois postes que l’on avait à terre.

Une chaloupe armée, expédiée du Mascarin, découvrit la chaloupe du Castries et le canot de Marion échoués sous le village de Tacoury, et entourés de sauvages armés de haches, de sabres et de fusils, qu’ils avaient pris dans les deux embarcations, après avoir égorgé les Français. L’officier qui commandait la chaloupe ne s’arrêta pas à reprendre les bateaux et à disperser les sauvages ; il se hâta de porter du secours au poste de l’intérieur. Crozet y avait passé la nuit, faisant faire bonne garde. Dès qu’il fut informé des tristes événemens qui venaient de se passer, il fit cesser tous les travaux, rassembler les outils et les armes, et charger les fusils. Tout ce qui ne put pas être emporté fut enterré ; ensuite on abattit la baraque, et on y mit le feu pour cacher sous les cendres et les décombres le peu d’outils et d’ustensiles que l’on était forcé de laisser.

Crozet partit de ce poste important à la tête de soixante hommes ; il traversa plusieurs troupes de sauvages qui répétaient souvent ces tristes paroles : Tacoury matè Marion (Tacoury a tué Marion). Quoique ces cannibales prissent un plaisir féroce à crier sans cesse que Marion était mort et mangé, ils n’attaquèrent pas les Français, qui brûlaient d’impatience de venger la mort de leur chef. Mais ce n’était pas le moment de songer à la vengeance. Dans la position où l’on se trouvait, la perte d’un seul homme était irréparable. Si l’on en eût perdu plusieurs, les deux vaisseaux n’eussent jamais pu sortir de la Nouvelle-Zélande. Il fallait d’ailleurs mettre encore en sûreté le poste des malades.

On marcha ainsi près de deux lieues. Quand on fut arrivé sur le rivage, les insulaires serrèrent les Français de plus près. Crozet fit embarquer les premiers les matelots chargés d’outils, puis s’adressant à un chef de sauvages, il planta un piquet en terre, à dix pas de lui, et lui fit entendre que, si un seul insulaire passait la ligne de ce piquet, il serait tué à l’instant ; en même temps il lui ordonna, d’un ton menaçant, de s’asseoir ainsi que tous ceux qui l’accompagnaient. Quoiqu’ils fussent au nombre de mille, cet ordre fut docilement exécuté. Crozet s’embarqua le dernier ; alors les sauvages se levèrent tous ensemble, jetèrent le cri de guerre et lancèrent des javelots qui ne blessèrent personne. Crozet ne voulait pas qu’on tirât sur ces forcenés ; mais comme ils entraient dans l’eau pour venir attaquer la chaloupe, il devenait nécessaire de leur faire connaître la supériorité des armes des Européens. On tira sur les chefs qui paraissaient les plus animés ; chaque coup abattit un de ces malheureux. La fusillade continua ainsi pendant quelques minutes. Les sauvages voyaient tomber leurs camarades avec une stupidité incroyable. Ils ne concevaient pas comment des armes qui ne les touchaient point, comme leurs casse-têtes et leurs massues, pouvaient les tuer. À chaque coup de fusil, ils s’agitaient horriblement sans changer de place. On les eût détruits jusqu’au dernier, si l’on eût voulu continuer la fusillade. « Après en avoir fait tuer malgré moi beaucoup trop, dit Crozet, je fis ramer vers le vaisseau, et les sauvages ne cessèrent pas de crier sans bouger de place. »

Les malades qui étaient sur l’île Moutouaro furent ramenés à bord sans accident. On laissa sur l’île un détachement pour garder la forge. Les sauvages rôdèrent toute la nuit aux environs. Le 14 on y envoya un second détachement. Les sauvages qui habitaient un village aux environs du poste, et qui jusqu’alors avaient paru tranquilles, s’avancèrent vers les Français en leur faisant des menaces et les défiant au combat. On marcha contre eux la baïonnette au bout du fusil ; ils s’enfuirent dans leur village, on les y poursuivit, tous furent tués ou culbutés dans la mer. On resta ainsi maître de l’île, et l’on acheva la provision de bois et d’eau. On eut plusieurs alertes qui ne servirent qu’à faire tuer les sauvages qui les donnaient. Quelques-uns étaient vêtus des habillemens des officiers et des matelots qu’ils avaient égorgés.

Cependant, comme on n’avait pas de certitude sur le sort de Marion et des hommes qui l’avaient suivi, Duclesmeur voulut s’en éclaircir, et en conséquence, il expédia la chaloupe avec un fort détachement au village de Tacoury. À son approche, les insulaires décampèrent. Les traîtres sont lâches dans tous les pays au monde ; on vit de loin Tacoury, qui s’enfuyait avec le manteau de Marion sur ses épaules. On ne trouva dans le village que des vieillards qui n’avaient pu suivre leurs camarades et qui étaient assis tranquillement à la porte de leurs maisons. On voulut les arrêter ; l’un d’eux, sans avoir l’air de beaucoup s’émouvoir, frappa un soldat d’un javelot ; on le tua. On ne fit aucun mal aux autres, qu’on laissa dans le village.

On fouilla ensuite toutes les maisons ; on trouva dans la cuisine de Tacoury une partie de la tête d’un homme, cuite depuis plusieurs jours ; on voyait sur les parties charnues l’impression des dents des anthropophages ; une cuisse humaine tenait à une broche de bois ; elle était aux trois quarts mangée. Dans une autre maison, on aperçut le corps d’une chemise que l’on reconnut pour celle de Marion. Le col en était tout ensanglanté ; on remarquait également sur les côtés quatre trous tachés de sang ; enfin, dans d’autres maisons, on rencontra des vêtemens et des armes des malheureux qui avaient été massacrés.

Après avoir rassemblé toutes les preuves de l’assassinat de Marion et de ses compagnons, on mit le feu au village. Dans le même instant on s’aperçut que les insulaires évacuaient un village voisin beaucoup mieux fortifié que les autres. On alla le visiter, on y trouva aussi des lambeaux de hardes de matelots français, et des effets provenant des embarcations. On réduisit encore ce village en cendres ; ensuite on poussa à l’eau deux pirogues de guerre d’environ soixante pieds : on en tira les planches et les bois qui pouvaient servir ; on brûla le reste.

Après avoir ainsi constaté la mort de Marion, l’on chercha dans ses papiers ses projets pour la continuation du voyage ; l’on n’y trouva que des notes de l’intendant de l’Île-de-France. Alors les officiers assemblés ayant considéré qu’on avait perdu les meilleurs matelots ; que le Castries, privé de ses ancres, de ses câbles et de sa chaloupe, n’avait qu’un mauvais mât ; que le nombre des malades était considérable ; enfin qu’il ne restait plus que pour huit à neuf mois de vivres, en supposant que tout fût bien conservé ; il fut décidé que l’on prendrait la route des Philippines en passant par les îles Rotterdam et Amsterdam de Le Maire et Schouten, et par les Ladrones.

Le 14 juillet on quitta le port auquel on donna avec raison le nom de port de la Trahison, et l’on fit route au nord-est. On ne put trouver les îles Rotterdam et Amsterdam ; mais le 6 août on eut connaissance d’une chaîne d’îles basses, bordées de brisans et couvertes de cocotiers. Elles étaient par 20° 9′ sud, et 182° à l’est de Paris. Le 13, on vit par 16° sud, et 182° 30′ est, une île qu’on nomma île du Point du jour ; elle se présentait sous la forme d’un pic aride, escarpé, entouré de rochers ; elle parut avoir cinq lieues de circonférence. Le 20 septembre on eut la vue de Guam ; on ne put y mouiller que le 27. Après s’être approvisionné de tout ce dont on avait besoin, on quitta ce port le 19 novembre ; les matelots nommèrent cette île le Paradis Terrestre. Le 8 décembre on mouilla dans le port de Cavite, dans la baie de Manille. Le 15 février, le Castries, entièrement réparé, fit voile pour l’Île-de-France ; le Mascarin ne put le suivre que le 1er. mars. Les deux vaisseaux arrivèrent heureusement à leur destination, sans avoir rapporté de ce long voyage les productions nouvelles dont Poivre voulait enrichir la colonie confiée à ses soins.

On a vu plus haut que la recherche des terres australes occupait fortement les esprits en France à l’époque des voyages que l’on vient de lire. On croyait fermement à leur existence, et l’on supposait que l’on y pourrait former des établissemens utiles au commerce et à la navigation. Il n’est pas surprenant que Kerguelen ait été favorablement écouté, lorsqu’en 1770 il proposa au ministre de la marine le plan d’une campagne de découvertes dans les mers antarctiques. On lui donna le commandement du vaisseau du roi le Berrier, avec lequel il partit de Lorient le 1er. mai 1771. Il avait trois cents hommes d’équipage. Il prit pour quatorze mois de vivres.

Ses instructions portaient que, selon toutes les apparences, il existait un très-grand continent dans le sud des îles de Saint-Paul et d’Amsterdam, et qui devait occuper une partie du globe depuis les 45° de latitude sud jusqu’aux environs du pôle, dans un espace immense où l’on n’avait pas encore pénétré. On citait à ce sujet le voyage de Gonneville, navigateur français, qui, selon l’opinion commune, avait abordé à ces terres en 1503, et y avait séjourné six mois, pendant lesquels il avait été fort bien traité par les gens du pays. Mais comme on ne connaissait ce voyage de Gonneville que par un extrait publié plus de cent cinquante ans après que son expédition avait eu lieu, on ne pouvait avoir que des idées très-confuses sur sa découverte ; l’exemple était donc mal choisi. D’ailleurs il est vraisemblable que Gonneville n’alla pas au delà de Madagascar, et que c’est dans cette île qu’il séjourna.

Les instructions ajoutaient que, si Kerguelen découvrait les terres australes, il devait chercher un port où il pût être à l’abri ; prendre toutes les précautions possibles pour descendre à terre avec sûreté ; tâcher de lier commerce et amitié avec les habitans ; examiner les productions du pays, sa culture, ses manufactures, s’il y en avait, et quel parti on en pourrait tirer pour le commerce de la France. On voit par ces instructions que la connaissance de la partie australe du globe n’était pas encore bien avancée en 1771. Ce ne fut que quelques années après qu’une des plus hardies navigations qui aient jamais été entreprises, et dont nous entretiendrons plus tard nos lecteurs, fit enfin disparaître cette chimère de terres australes, auxquelles on donnait quinze cents lieues d’étendue d’orient en occident. Leur découverte avait été l’objet des méditations des hommes les plus éclairés. « C’est, dit Maupertuis, l’entreprise la plus grande, la plus noble, la plus utile et la plus capable d’illustrer une nation. » D’autres écrivains partagèrent les vues et l’enthousiasme de Maupertuis. Il n’est donc pas surprenant que le projet de chercher ce prétendu continent ait fait courir les chances de plusieurs expéditions.

Kerguelen était aussi chargé de parcourir une nouvelle route que le chevalier Grenier, officier de la marine, avait indiquée comme plus courte pour aller aux Indes. Rochon, astronome, s’embarqua sur le Berrier. Il devait s’occuper des observations pour déterminer la position des lieux.

On arriva le 20 août à l’Île-de-France. La première opération de Kerguelen fut de changer de vaisseau. Il lui fallait une corvette armée de cent hommes pour lui servir de conserve. Pour diminuer la dépense, au lieu du Berrier, on lui donna les flûtes la Fortune et le Gros-Ventre. Il avait ainsi l’avantage de naviguer avec deux bâtimens légers et d’épargner cent hommes à l’état. Ces dispositions prises de concert avec le gouverneur et l’intendant, il partit vingt jours après avoir mouillé à l’Île-de-France, et fit route au nord. Il alla jusqu’au milieu des îles Maldives, prolongea l’île de Ceylan jusqu’à Trinquemalé, et le 1er. novembre, repassa la ligne. Le 15 décembre, il était de retour à l’Île-de-France. Suivant son opinion, la route proposée par Grenier n’offre pas assez d’avantages sur celle que l’on prenait ordinairement pour la faire préférer, et présente autant de dangers ; mais cet avis n’a pas prévalu, et l’expérience a décidé la question. La route de Grenier est la seule qui soit suivie par les bàtimens qui vont dans l’Inde pendant la mousson du nord-est.

Rochon avait refusé d’accompagner Kerguelen, et sa conduite avait été approuvée. Ce dernier remit en mer le 16 janvier 1772, pour aller à la recherche des terres australes, dirigeant le plus qu’il lui fut possible sa route directement au sud. Il vit des annonces de terre du 1er. au 10 février, depuis les 37 jusqu’aux 42e. degrés de latitude. Il tombait de la neige et de la grêle ; le vent était fort, la mer grosse, la brume très-épaisse. Le 12 février on était par 50° 5′ de latitude ; on vit une petite île. Le lendemain on en découvrit une autre plus à l’est, et successivement on découvrit des terres toutes très-hautes, qui présentaient une étendue de vingt-cinq lieues de côtes. Kerguelen resta devant les îles jusqu’au 18. Le mauvais temps, les brumes, le délabrement de son vaisseau le forcèrent à partir sans avoir pu débarquer. Sa conserve, dont il avait été séparé par une tempête, fut plus heureuse ; elle mit à terre, et y laissa un acte de prise de possession.

Kerguelen se hâta de revenir en France faire part de sa découverte au ministre. Il fut présenté au roi. Louis xv, frappé de la description pompeuse qu’il entendit faire d’un pays qui devait, disait-on, enrichir la couronne de plusieurs millions par an, attacha, de sa main, la croix de Saint-Louis à la boutonnière de Kerguelen, et lui annonça qu’il le faisait capitaine de vaisseau. Ce prince ordonna bientôt après d’armer une seconde expédition, destinée à vérifier la découverte. Kerguelen en eut le commandement. Il montait le vaisseau le Roland, et avait sous ses ordres la frégate l’Oiseau. Il partit de Brest le 26 mars 1773, et laissa tomber l’ancre devant l’Île de France le 29 août. Il obtint encore la corvette la Dauphine pour lui servir de conserve ; et, après s’être approvisionné à l’île de Bourbon, il fit route pour le sud le 29 octobre. Le 14 décembre on vit la terre par 49° 10′ sud, et 64° 45′ à l’est de Paris. Depuis ce jour jusqu’au 6 janvier 1774, on reconnut et nomma plusieurs petites îles qui environnaient la plus grande ; on fit le relèvement de près de quatre-vingts lieues de côtes. On mit à terre dans une baie, au fond de laquelle coule une petite rivière d’eau douce, et on y déposa un acte de possession, qui a ensuite été retrouvé par Cook.

Le temps était constamment mauvais, la mer très-grosse, le froid excessif, les brumes continuelles ; quelquefois il pleuvait à torrens ; enfin une tempête affreuse, qui s’éleva le 17 février, fit prendre le parti de quitter ces horribles climats. L’équipage était malade, ou épuisé de fatigues ; on n’avait, on ne pouvait espérer aucun rafraîchissement pour soulager ceux qui souffraient ; toutes les volailles, tous les moutons avaient péri par le froid ; les bâtimens étaient dans un triste état. Le 18 on prit la route de Madagascar. Kerguelen préféra cette relâche à celle de l’Île-de-France, parce qu’il était sûr d’y arriver plus tôt, qu’il ne voulait pas surcharger la colonie de ses malades, qu’il n’aurait pas trouvé à l’Île-de-France de la viande fraîche et des rafraîchissemens, et que la saison des ouragans régnait encore à cette dernière île. Il mouilla, le 20 février, dans la baie d’Antougil, et alla ensuite au cap de Bonne-Espérance. Il perdit beaucoup de monde pendant ces deux traversées. Le 7 septembre il était de retour à Brest.

Le résultat de ce voyage ne fut ni brillant ni utile. Kerguelen convient lui-même que sa terre australe est située dans un climat très-rigoureux ; il ne croit pas qu’elle soit habitée, et dit qu’il aimerait mieux vivre en Islande. Au reste, cette campagne eut des suites funestes pour Kerguelen. Accusé par un officier de son vaisseau d’avoir mal rempli sa mission, de s’être conduit d’une manière peu convenable envers les personnes de son état-major, et d’avoir abandonné une embarcation avec tout son équipage dans les parages déserts où il naviguait, et d’où elle ne fut tirée que par une espèce de miracle, qui amena par hasard dans le lieu où ils étaient la corvette qui naviguait de conserve avec Kerguelen, il fut traduit devant un conseil de guerre, déclaré déchu de son grade, et condamné à être enfermé au château de Saumur. On a pensé que l’animosité avait eu part à ce jugement sévère. Il fut relâché au bout de quelques années de détention, et mourut en 1797.

La terre qu’il a découverte doit conserver le nom de terre de Kerguelen, puisqu’il l’a vue le premier, et en a constaté la position. Elle a été vue plus tard par Cook, qui l’a décrite en détail, comme on le verra dans son second voyage.

FIN DU VINGT-TROISIÈME VOLUME.