Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXIII/Cinquième partie/Livre II/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Bougainville.

Dans le mois de février 1764, la France avait commencé un établissement aux iles Malouines. L’Espagne le revendiqua comme une dépendance du continent de l’Amérique méridionale ; et son droit ayant été reconnu par le roi de France, Bougainville, alors capitaine de vaisseau, reçut ordre d’aller remettre cet établissement aux Espagnols, et de se rendre ensuite aux Indes orientales, en traversant le grand Océan entre les tropiques. On lui donna pour cette expédition le commandement de la frégate la Boudeuse, de vingt-six canons de douze, et il devait être joint aux îles Malouines par la flûte l’Étoile, destinée à lui apporter les vivres nécessaires pour une longue navigation, et à le suivre le reste de la campagne. Il partit de Nantes le 15 novembre 1766, et alla mouiller le 31 janvier 1767 dans la rivière de la Plata , où il joignit des frégates espagnoles, avec lesquelles il se rendit aux îles Malouines, et s’acquitta de sa commission. Des Malouines Bougainville retourna au Brésil, et joignit à Rio-Janeiro la flûte l’Étoile. Les deux navires remirent à la voile pour passer ensemble dans le grand Océan par le détroit de Magellan, que Bougainville appelle, comme tous les navigateurs,

Nimborum patriam, loca fœta furentibus austris.

Le 2 décembre il reconnut le cap des Vierges, et le 8 il laissa tomber l’ancre dans la baie Boucault.

« Dès que nous y fûmes mouillés, dit-il, je fis mettre à la mer un de mes canots et un de l’Étoile. Nous nous y embarquâmes au nombre de dix officiers armés chacun de nos fusils, et nous allâmes descendre au fond de la baie, avec la précaution de faire tenir nos canots à flot, et les équipages dedans. À peine avions-nous mis pied à terre, que nous vîmes venir à nous six Américains à cheval, et au grand galop. Ils descendirent de cheval à cinquante pas, et sur-le-champ accoururent au-devant de nous en criant chaoua. En nous joignant, ils tendaient les mains, et les appuyaient contre les nôtres. Ils nous serraient ensuite entre leurs bras, répétant à tue-tête chaoua, chaoua, que nous répétions comme eux. Ces bonnes gens parurent très-joyeux de notre arrivée. Deux des leurs qui tremblaient en venant à nous ne furent pas long-temps sans se rassurer. Après beaucoup de caresses réciproques, nous fîmes apporter de nos canots des galettes et un peu de pain frais que nous leur distribuâmes, et qu’ils mangèrent avec avidité. À chaque instant leur nombre augmentait ; bientôt il s’en ramassa une trentaine, parmi lesquels il y avait quelques jeunes gens, et un enfant de huit à dix ans. Tous vinrent à nous avec confiance, et nous firent les mêmes caresses que les premiers. Ils ne paraissaient point étonnés de nous voir ; et, en imitant avec la voix le bruit de nos fusils, ils nous faisaient entendre que ces armes leur étaient connues. Ils paraissaient attentifs à faire ce qui pouvait nous plaire. M. de Commerson, et quelques-uns de nos messieurs, s’occupaient à ramasser des plantes ; plusieurs Patagons se mirent aussi à en chercher, et ils apportaient les espèces qu’ils nous voyaient prendre. L’un d’eux, apercevant le chevalier du Bouchage dans cette occupation, lui vint montrer un œil auquel il avait un mal fort apparent, et lui demander par signes de lui indiquer une plante qui le pût guérir. Ils ont donc une idée et un usage de cette médecine qui connaît les simples, et les applique à la guérison des hommes. C’était celle de Machaon, le médecin des dieux, et on trouverait plusieurs Machaons chez les sauvages du Canada.

» Nous échangeâmes quelques bagatelles précieuses à leurs yeux contre des peaux de guanaques et de vigognes. Ils nous demandèrent par signes du tabac à fumer, et le rouge semblait les charmer : aussitôt qu’ils apercevaient sur nous quelque chose de cette couleur, ils venaient passer la main dessus, et témoignaient en avoir grande envie. Au reste, à chaque chose qu’on leur donnait, à chaque caresse qu’on leur faisait, le chaoua recommençait : c’étaient des cris à étourdir. On s’avisa de leur faire boire de l’eau-de-vie, en ne leur en laissant prendre qu’une gorgée à chacun. Dès qu’ils l’avaient avalée, ils se frappaient avec la main sur la gorge, et poussaient en soufflant un son tremblant et inarticulé, qu’ils terminaient par un roulement avec les lèvres. Tous firent la même cérémonie, qui nous donna un spectacle assez bizarre.

» Cependant le soleil s’approchait de son couchant, et il était temps de songer à retourner à bord. Dès qu’ils virent que nous nous y disposions, ils en parurent fâchés ; ils nous faisaient signe d’attendre, et qu’il allait encore venir des leurs. Nous leur fîmes entendre que nous reviendrions le lendemain, et que nous leur apporterions ce qu’ils désiraient. Il nous sembla qu’ils eussent mieux aimé que nous couchassions à terre. Lorsqu’ils virent que nous partions, ils nous accompagnèrent au bord de la mer ; un Patagon chantait pendant cette marche. Quelques-uns se mirent dans l’eau jusqu’aux genoux pour nous suivre plus long-temps. Arrivés à nos canots, il fallut avoir l’œil à tout : ils saisissaient tout ce qui leur tombait sous la main. Un d’eux s’était emparé d’une faucille ; on s’en aperçut, et il la rendit sans résistance. Avant de nous éloigner, nous vîmes encore grossir leur troupe par d’autres qui arrivaient incessamment à toute bride. Nous ne manquâmes pas, en nous séparant, d’entonner un chaoua dont toute la côte retentit.

» Ces Américains sont les mêmes que ceux vus par l’Étoile en 1766. Un de nos matelots, qui était alors sur cette flûte, en a reconnu un qu’il avait vu dans le premier voyage. Ces hommes sont d’une belle taille : parmi ceux que nous avons vus, aucun n’était au-dessous de cinq pieds cinq à six pouces, ni au-dessus de cinq pieds neuf à dix pouces ; les gens de l’Étoile en avaient vu dans le précédent voyage plusieurs de six pieds. Ce qui m’a paru être gigantesque en eux, c’est leur énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres. Ils sont robustes et bien nourris, leurs nerfs sont tendus, leur chair est ferme et soutenue ; c’est l’homme qui, livré à la nature et à un aliment plein de sucs, a pris tout l’accroissement dont il est susceptible ; leur figure n’est ni dure ni désagréable, plusieurs l’ont jolie ; leur visage est rond et un peu plat ; leurs yeux sont vifs ; leurs dents, extrêmement blanches, n’auraient pour Paris que le défaut d’être larges ; ils portent de longs cheveux noirs attachés sur le sommet de la tête. J’en ai vu qui avaient sous le nez des moustaches plus longues que fournies. Leur couleur est bronzée comme l’est sans exception, celle de tous les Américains, tant de ceux qui habitent la zone torride que de ceux qui naissent dans les zones tempérées et glaciales. Quelques-uns avaient les joues peintes en rouge : il nous a paru que leur langue était douce, et rien n’annonce en eux un caractère féroce. Nous n’avons point vu leurs femmes ; peut-être allaient-elles venir car ils voulaient toujours que nous attendissions, et ils avaient fait partir un des leurs du côté d’un grand feu, auprès duquel paraissait être leur camp, à une lieue de l’endroit où nous étions, nous montrant qu’il en allait arriver quelqu’un.

» L’habillement de ces Patagons est le même à peu près que celui des Indiens de la rivière de la Plata ; c’est un simple bragué de cuir qui leur couvre les parties naturelles, et un grand manteau de peaux de guanaques ou de sourillos attaché autour du corps avec une ceinture ; il descend jusqu’aux talons, et ils laissent communément retomber en arrière la partie faite pour couvrir les épaules ; de sorte que, malgré la rigueur du climat, ils sont presque toujours nus de la ceinture en haut. L’habitude les a sans doute rendus insensibles au froid ; car, quoique nous fussions ici en été, le thermomètre de Réaumur n’y avait encore monté qu’un seul jour à 10 degrés au-dessus de la congélation. Ils ont des espèces de bottines de cuir de cheval, ouvertes par-derrière, et deux ou trois avaient autour du jarret un cercle de cuivre d’environ deux pouces de largeur. Quelques-uns de nos messieurs ont aussi remarqué que deux des plus jeunes avaient de ces grains de rassade dont on fait des colliers.

» Les seules armes que nous leur ayons vues sont deux cailloux ronds, attachés aux deux bouts d’un boyau cordonné, semblables à ceux dont on se sert dans toute cette partie de l’Amérique. Ils avaient aussi de petits couteaux de fer, dont la lame était longue d’un pouce et demi à deux pouces. Ces couteaux, de fabrique anglaise, leur avaient vraisemblablement été donnés par M. Byron. Leurs chevaux, petits et fort maigres, étaient scellés et bridés à la manière des habitans de la rivière de la Plata. Un Patagon avait à sa selle des clous dorés, des étriers de bois recouverts d’une lame de cuivre, une bride en cuir tressé ; enfin tout un harnais espagnol. Leur nourriture principale paraît être la moelle et la chair de guanaques et de vigognes. Plusieurs en avaient des quartiers attachés sur leurs chevaux, et nous leur en avons vu manger des morceaux crus. Ils avaient aussi avec eux des chiens petits et vilains, lesquels, ainsi que leurs chevaux, boivent de l’eau de mer, l’eau douce étant fort rare sur cette côte, et même sur le terrain.

» Aucun d’eux ne paraissait avoir de supériorité sur les autres ; ils ne témoignaient même aucune espèce de déférence pour deux ou trois vieillards qui étaient dans cette bande. Il est très-remarquable que plusieurs nous ont dit les mots espagnols suivans : manana, muchacho, bueno chico, capitan. Je crois que cette nation mène la même vie que les Tartares. Errans dans les plaines immenses de l’Amérique méridionale, sans cesse à cheval, hommes, femmes et enfans, suivant le gibier ou les bestiaux dont ces plaines sont couvertes, se vêtant et se cabanant avec des peaux, ils ont encore vraisemblablement avec les Tartares cette ressemblance, qu’ils vont piller les caravanes des voyageurs. Je terminerai cet article en disant que nous avons trouvé depuis dans la mer Pacifique une nation d’une taille plus élevée que ne l’est celle des Patagons. »

Bougainville, en avançant dans le détroit, vit des habitans de la Terre du Feu ; les premiers étaient sur la côte opposée au cap Froward…. « Nous traversâmes, dit-il, un grand enfoncement dont nous n’apercevions pas la fin. Son ouverture, d’environ deux lieues, est coupée dans son milieu par une île fort élevée. La grande quantité de baleines que nous vîmes dans cette partie, et les grosses houles nous firent penser que ce pourrait bien être un détroit, lequel doit conduire assez proche du cap de Horn. Étant presque passés de l’autre bord, nous vîmes plusieurs feux paraître et s’éteindre ; ensuite ils restèrent allumés, et nous distinguâmes des sauvages sur la pointe basse d’une baie où j’étais déterminé de m’arrêter. Nous allâmes aussitôt à leurs feux, et je reconnus la même horde de sauvages que j’avais déjà vue à mon premier voyage dans le détroit. Nous les avions alors nommés Pécherais, parce que ce fut le premier mot qu’ils prononcèrent en nous abordant, et que sans cesse ils nous le répétaient, comme les Patagons répètent le mot chaoua. La même cause nous a fait leur laisser cette fois le même nom. Le jour prêt à finir ne nous permit pas cette fois de rester long-temps avec eux. Ils étaient au nombre d’environ quarante hommes, femmes et enfans, et ils avaient dix ou douze canots dans une anse voisine.

» Le 6 janvier 1768 nous eûmes à bord la visite de quelques sauvages. Quatre pirogues avaient paru le matin à la pointe du cap Galant, et, après s’y être tenues quelque temps arrêtées, trois s’avancèrent dans le fond de la baie, tandis qu’une voguait vers la frégate. Après avoir hésité pendant une demi-heure, enfin elle aborda avec des cris redoublés de pécherais. Il y avait dedans un homme, une femme et deux enfans. La femme demeura dans la pirogue pour la garder ; l’homme monta seul à bord avec assez de confiance et l’air fort gai. Deux autres pirogues suivirent l’exemple de la première, et les hommes entrèrent dans la frégate avec les enfans ; bientôt ils y furent fort à leur aise. On les fit chanter, danser, entendre des instrumens, et surtout manger ; ce dont ils s’acquittèrent avec grand appétit. Tout leur était bon, pain, viande salée, suif ; ils dévoraient tout ce qu’on leur présentait. Nous eûmes même assez de peine à nous débarrasser de ces hôtes dégoûtans et incommodes, et nous ne pûmes les déterminer à rentrer dans leurs pirogues qu’en y faisant porter à leurs yeux des morceaux de viande salée. Ils ne témoignèrent aucune surprise à la vue des navires ni à celle des objets divers qu’on y offrit à leurs regards ; c’est sans doute que, pour être surpris de l’ouvrage des arts, il en faut avoir quelques idées élémentaires. Ces hommes brutes traitaient les chefs-d’œuvre de l’industrie humaine comme ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes. Pendant plusieurs jours que cette bande passa dans le port Galant, nous la revîmes souvent à bord et à terre.

» Ces sauvages sont petits, vilains, maigres et d’une puanteur insupportable. Ils sont presque nus, n’ayant pour vêtement que de mauvaises peaux de phoques trop petites pour les envelopper, peaux qui servent également et de toits a leurs cabanes, et de voiles à leurs pirogues. Ils ont aussi quelques peaux de guanaque, mais en fort petite quantité. Les femmes sont hideuses, et les hommes semblent avoir pour elles peu d’égards. Ce sont elles qui voguent dans les pirogues et qui prennent soin de les entretenir, au point d’aller à la nage, malgré le froid, vider l’eau qui peut y entrer dans les goémons qui servent de ports à ces pirogues, assez loin du rivage ; à terre elles ramassent le bois et les coquillages, sans que les hommes prennent aucune part au travail. Les femmes même qui ont des enfans à la mamelle ne sont pas exemptes de ces corvées. Elles portent sur le dos les enfans pliés dans la peau qui leur sert de vêtement.

» Leurs pirogues sont d’écorce, mal liées avec des joncs et de la mousse dans les coutures. Il y a au milieu un petit foyer de sable où ils entretiennent toujours un peu de feu. Leurs armes sont des arcs faits, ainsi que les flèches, avec le bois d’une épine-vinette à feuilles de houx, qui est commune dans le détroit ; la corde est de boyaux, et les flèches sont armées de pierres taillées avec assez d’art mais ces armes sont plutôt contre le gibier que contre des ennemis ; elles sont aussi faites que les bras destinés à s’en servir. Nous leur avons vu de plus des os de poisson longs d’un pied, aiguisés par le bout et dentelés sur un des côtés. Est-ce un poignard ? Je crois plutôt que c’est un instrument de pêche. Ils l’adaptent à une longue perche, et s’en servent en manière de harpon. Ces sauvages habitent pêle-mêle, hommes, femmes et enfans, dans les cabanes, au milieu desquelles est allumé le feu. Ils se nourrissent principalement de coquillages ; cependant ils ont des chiens et des lacs faits de barbes de baleine. J’ai observé qu’ils avaient les dents gâtées ; et je crois qu’on doit en attribuer la cause à ce qu’ils mangent des coquillages brùlans, quoiqu’à moitié crus.

» Au reste, ils paraissent assez bonnes gens ; mais ils sont si faibles, qu’on est tenté de ne pas leur en savoir gré. Nous avons cru remarquer qu’ils sont superstitieux et croient à des génies malfaisans ; aussi chez eux les mêmes hommes qui en conjurent l’influence sont en même temps médecins et prêtres. De tous les sauvages que j’ai vus dans ma vie, les Pécherais sont les plus dénués de tout ; ils sont exactement dans ce qu’on peut appeler l’état de nature ; et en vérité, si l’on devait plaindre le sort d’un homme libre et maître de lui-même, sans devoir et sans affaires, content de ce qu’il a parce qu’il ne connaît pas mieux, je plaindrais ces hommes qui, avec la privation de ce qui rend la vie commode, ont encore à souffrir la dureté du plus affreux climat de l’univers. Les Pécherais forment aussi la société d’hommes la moins nombreuse que j’aie rencontrée dans toutes les parties du monde ; cependant, comme on va en voir la preuve on trouve parmi eux des charlatans.

» Le 7 et le 8 furent si mauvais, qu’il n’y eut pas moyen de sortir du bord ; nous chassâmes même dans la nuit et fûmes obligés de mouiller une ancre du bossoir. Il y eut des instans jusqu’à quatre pouces de neige sur le pont, et le jour naissant nous montra que toutes les terres en étaient couvertes, excepté le plat pays, dont l’humidité empêche la neige de s’y conserver. Le thermomètre fut à 5, 4, baissa même jusqu’à 2 degrés au-dessus de la congélation. Le temps fut moins mauvais le 9 après midi. Les Pécherais s’étaient mis en chemin pour venir à bord ; ils avaient même fait une grande toilette ; c’est-à-dire qu’ils s’étaient peint tout le corps de taches rouges et blanches ; mais voyant nos canots partir du bord et voguer vers leurs cabanes, ils les suivirent ; une seule pirogue fut à l’Étoile. Elle y resta peu de temps, et vint rejoindre aussitôt les autres, avec lesquelles nos messieurs étaient en grande amitié. Les femmes cependant étaient toutes retirées dans une même cabane, et les sauvages paraissaient mécontens lorsqu’on y voulait entrer. Ils invitaient au contraire à venir dans les autres, où ils offrirent à ces messieurs des moules qu’ils suçaient avant de les présenter. On leur fit de petits présens qui furent acceptés de bon cœur. Ils chantèrent, dansèrent, et témoignèrent plus de gaieté que l’on aurait cru en trouver chez des hommes sauvages dont l’extérieur est ordinairement sérieux.

» Leur joie ne fut pas de longue durée. Un de leurs enfans âgé d’environ douze ans, le seul de toute la bande dont la figure fut intéressante à nos yeux, fut saisi tout à coup d’un crachement de sang accompagné de violentes convulsions. Le malheureux avait été à bord de l’Étoile, où on lui avait donné des morceaux de verre et de glace, ne prévoyant pas le funeste effet qui devait suivre ce présent. Ces sauvages ont l’habitude de s’enfoncer dans la gorge et dans les narines de petits morceaux de talc. Peut-être la superstition attache-t-elle chez eux quelque vertu à cette espèce de talisman ; peut-être le regardent-ils comme un préservatif à quelque incommodité à laquelle ils sont sujets. L’enfant avait vraisemblablement fait le même usage du verre. Il avait les lèvres, les gencives et le palais coupés en plusieurs endroits, et rendait le sang presque continuellement.

» Cet accident répandit la consternation et la méfiance ; ils nous soupçonnèrent sans doute de quelque maléfice ; car la première action du jongleur qui s’empara aussitôt de l’enfant fut de le dépouiller précipitamment d’une casaque de toile qu’on lui avait donnée. Il voulut la rendre aux Français ; et, sur le refus qu’on fit de la reprendre, il la jeta à leurs pieds : il est vrai qu’un autre sauvage qui sans doute aimait plus les vêtemens qu’il ne craignait les enchantemens la ramassa aussitôt.

» Le jongleur étendit d’abord l’enfant sur le dos, dans une des cabanes, et s’étant mis à genoux entre ses jambes, il se courbait sur lui, et avec la tête et les deux mains il lui pressait le ventre de toute sa force, criant continuellement sans qu’on pût distinguer rien d’articulé dans ses cris. De temps en temps il se levait, et paraissait tenir le mal dans ses mains jointes ; il les ouvrait tout d’un coup en l’air en soufflant comme s’il eût voulu chasser quelque mauvais esprit. Pendant cette cérémonie, une vieille femme en pleurs hurlait dans l’oreille du malade à le rendre sourd. Ce malheureux cependant paraissait souffrir autant du remède que de son mal. Le jongleur lui donna quelque trêve pour aller prendre sa parure de cérémonie ; ensuite, les cheveux poudrés et la tête ornée de deux ailes blanches assez semblables au bonnet de Mercure, il recommença ses fonctions avec plus de confiance et aussi peu de succès. L’enfant alors paraissant plus mal, notre aumônier lui administra furtivement le baptême.

» Les officiers étaient revenus à bord, et m’avaient raconté ce qui se passait à terre. Je m’y transportai aussitôt avec notre chirurgien major, qui fit apporter un peu de lait et de la tisane émolliente. Lorsque nous arrivâmes, le malade était hors de la cabane ; le jongleur auquel il s’en était joint un autre paré des mêmes ornemens, avait recommencé son opération sur le ventre, les cuisses et le dos de l’enfant. C’était pitié de les voir martyriser cette infortunée créature qui souffrait sans se plaindre. Son corps était déjà tout meurtri, et les médecins continuaient encore ce barbare remède avec force conjurations. La douleur du père et de la mère, leurs larmes, l’intérêt vif de toute la bande, intérêt manifesté par des signes non équivoques, la patience de l’enfant, nous donnèrent le spectacle le plus attendrissant. Les sauvages s’aperçurent sans doute que nous partagions leur peine, du moins leur méfiance sembla-t-elle diminuée ; ils nous laissèrent approcher du malade, et le major examina sa bouche ensanglantée que son père et un autre Pécherais suçaient alternativement. On eut beaucoup de peine à leur persuader de faire usage du lait ; il fallut en goûter plusieurs fois, et malgré l’invincible opposition des jongleurs, le père enfin se détermina à en faire boire à son fils ; il accepta même le don de la cafetière pleine de tisane émolliente. Les jongleurs témoignaient de la jalousie contre le chirurgien, qu’ils parurent cependant à la fin reconnaître pour un habile jongleur. Ils ouvrirent même pour lui un sac de cuir qu’ils portent toujours pendu à leur côté, et qui contenait leur bonnet de plumes, de la poudre blanche, du talc, et les autres instrumens de leur art ; mais à peine y eut-il jeté les yeux qu’ils le refermèrent aussitôt. Nous remarquâmes aussi que, tandis qu’un des jongleurs travaillait à conjurer le mal du patient, l’autre ne semblait occupé qu’à prévenir par ses enchantemens l’effet du mauvais sort qu’ils nous soupçonnaient d’avoir jeté sur eux.

» Nous retournâmes à bord à l’entrée de la nuit ; l’enfant souffrait moins. Toutefois un vomissement presque continuel qui le tourmentait nous fit appréhender qu’il ne fût passé du verre dans l’estomac. Nous eûmes lieu de croire que nos conjectures n’avaient été que trop justes. Vers les deux heures après minuit, on entendit du bord des hurlemens répétés ; et dès le point du jour, quoiqu’il fît un temps affreux, les sauvages appareillèrent. Ils fuyaient sans doute un lieu souillé par la mort, et des étrangers funestes qu’ils croyaient n’être venus que pour les détruire. Jamais ils ne purent doubler la pointe occidentale de la baie. Dans un instant plus calme ils remirent à la voile ; un grain violent les jeta au large, et dispersa leurs faibles embarcations. »

Nous n’omettrons pas un avis important que Bougainville donne aux navigateurs, au sujet de ce terrible passage du détroit de Magellan, dans lequel il éprouva, comme tant d’autres, des peines et des fatigues, et dont il sortit le 27 janvier. « Malgré les difficultés que nous avons essuyées, dit-il, je conseillerai toujours de préférer cette route à celle du cap Horn, depuis le mois de septembre jusqu’à la fin de mars. Dans les autres mois de l’année, quand les nuits sont de seize, dix-sept et dix-huit heures, je prendrais le parti de passer à mer ouverte. Le vent contraire et la grosse mer ne sont pas des dangers, au lieu qu’il n’est pas sage de passer à tâtons entre les terres. On sera sans doute retenu quelque temps dans le détroit, mais ce retard n’est pas en pure perte. On y trouve en abondance de l’eau, du bois et des coquillages, quelquefois aussi de très-bons poissons ; et assurément je ne doute pas que le scorbut ne fit plus de dégât dans un équipage qui serait parvenu à la mer occidentale en doublant le cap Horn que dans celui qui sera entré par le détroit de Magellan. Quand nous en sortîmes, nous n’avions personne sur les cadres. »

Depuis son entrée dans le grand Océan, Bougainville, après quelques jours de vents variables de la région de l’ouest, eut promptement les vents de sud et de sud-est. Il ne s’était pas attendu à les trouver sitôt, les vents d’ouest conduisant ordinairement jusque par les , et il avait résolu de relâcher à l’île de Juan Fernandès pour tâcher d’y faire de bonnes observations astronomiques. « Je voulais aussi, ajoute-t-il, établir un point de départ assuré pour traverser cet océan immense, dont l’étendue est marquée différemment par les diffèrens navigateurs. La rencontre accélérée des vents de sud et de sud-est me fit renoncer à cette relâche qui eût allongé mon chemin.

» Lorsque nous fûmes dans la mer Pacifique, je convins avec le commandant de l’Étoile qu’afin de découvrir un plus grand espace de mer, il s’éloignerait de moi dans le sud tous les matins, à la distance que le temps permettrait, sans nous perdre de vue ; que le soir nous rallierions, et qu’alors il se tiendrait dans nos eaux environ à une demi-lieue. Par ce moyen, si la Boudeuse eut rencontré, la nuit, quelque danger subit, l’Étoile était dans le cas de manœuvrer pour nous donner les secours que les circonstances auraient comportés. Cet ordre de marche a été suivi pendant tout le voyage. »

Bougainville eut le 21 mars un indice du voisinage de terre par la pêche d’un thon, dans l’estomac duquel on trouva, non encore digérés, de petits poissons dont les espèces ne s’éloignent jamais des côtes. Effectivement, le lendemain on eut connaissance en même temps de quatre îlots et d’une petite île. Bougainville nomma les îlots les quatre Facardins ; et comme ils étaient trop au vent, il fit courir sur la petite île qu’il avait devant lui. À mesure qu’il s’en approchait, il découvrit qu’elle est bordée d’une plage de sable très-unie, et que tout l’intérieur est couvert de bois touffus au-dessus desquels s’élèvent les cocotiers. La mer brisait assez au large au nord et au sud, et une grosse lame qui battait toute la côte de l’est défendait l’accès de l’île. « Cependant, continue-t-il, la verdure charmait nos yeux, et les cocotiers nous offraient partout leurs fruits et leur ombre, sur un gazon émaillé de fleurs ; des milliers d’oiseaux voltigeaient autour du rivage, et semblaient annoncer une côte poissonneuse ; on soupirait après la descente. Nous crûmes qu’elle serait plus facile dans la partie occidentale, et nous suivîmes la côte à la distance d’environ deux milles. Partout nous vîmes la nier briser avec la même force, sans une seule anse, sans la moindre crique qui pût servir d’abri et rompre la lame. Perdant ainsi toute espérance de pouvoir y débarquer, à moins d’un risque évident de briser les bateaux, nous remettions le cap en route, lorsqu’on cria qu’on voyait deux ou trois hommes accourir au bord de la mer. Nous n’eussions jamais pensé qu’une île aussi petite pût être habitée, et ma première idée fut que sans doute quelques Européens y avaient fait naufrage. J’ordonnai aussitôt de mettre en panne, déterminé à tout tenter pour les sauver. Ces hommes étaient rentrés dans les bois ; bientôt après, ils en sortirent au nombre de quinze ou vingt, et s’avancèrent à grands pas ; ils étaient nus et portaient de fort longues piques qu’ils vinrent agiter vis-à-vis les vaisseaux, avec des démonstrations de menaces ; après cette parade, ils se retirèrent sous les arbres, où on distingua des cabanes avec les longues vues. Ces hommes nous parurent fort grands et d’une couleur bronzée. J’ai nommé l’île qu’ils habitent île des Lanciers. Étant à moins d’une demi-lieue dans le nord-est de cette île, je fis signal à l’Étoile de sonder ; elle fila deux cents brasses de ligne sans trouver de fond. »

Depuis ce jour, Bougainville diminua de voile dans la nuit, craignant de rencontrer tout d’un coup quelques-unes de ces terres basses dont les approches sont si dangereuses. Il fut même obligé de rester en travers une partie de la nuit du 22 au 23 ; le temps s’étant mis à l’orage avec un grand vent, de la pluie et du tonnerre, au point du jour on vit une terre et des brisans le long de la côte. L’île était très-basse, et couverte d’arbres. On reconnut qu’elle n’était formée que par deux langues de terre fort étroites qui se rejoignent dans la partie du nord-ouest, et laissent une ouverture au sud-est entre leur pointe. Le milieu est ainsi occupé par la mer dans toute sa longueur, qui est de dix à douze lieues, en sorte que la terre présente une espèce de fer à cheval très-allongé.

L’après-midi l’on aperçut des pirogues qui naviguaient dans l’espèce de lac que cette île embrasse, les unes à la voile, les autres avec des pagaies. Les sauvages qui les conduisaient étaient nus. Le soir on vit un assez grand nombre d’insulaires dispersés le long de la côte. Ils parurent avoir aussi à la main de ces longues lances dont les habitans de la première île menaçaient les Français. On ne trouva aucun endroit où les canots pussent aborder ; partout la mer écumait avec une égale force. La forme de cette île la fit nommer île de la Harpe.

Le même jour, à cinq heures du soir, on aperçut une nouvelle terre ; c’était encore une île très-basse qui avait environ vingt-quatre milles de long. Jusqu’au 27 on continua à naviguer au milieu d’îles basses et en partie noyées, dont on examina encore quatre autres de la même nature, toutes inabordables, et qui ne méritaient pas qu’on perdît de temps à les visiter. Bougainville nomme Archipel dangereux cet amas d’îles, dont il avait vu neuf, et qui, observe-t-il, sont probablement en plus grand nombre.

Ce nom, suivant la remarque de Fleurieux, doit être conservé ; car, sans les arbres élevés qui servent en quelque sorte de balises, et sont tout à la fois des arbres de subsistance pour les insulaires, et des arbres de salut pour les navigateurs, souvent, au déclin du jour ou avant l’aube, on n’apercevrait ces îles basses, ces plateaux que lorsqu’on ne serait plus à temps de se garantir du danger de leur rencontre. Le nom du navigateur français doit rester attaché à cet archipel, puisque, des dix-sept îles dont il se compose, il en a découvert neuf, Wallis six, et Cook deux seulement : on le nommera donc Archipel dangereux de Bougainville. Il commence à l’est, à l’île Whit-Sunday (la Pentecôte) de Wallis, et il se termine à l’ouest, à Chain island (île de la Chaîne) de Cook ; il est situé au sud entre les 17° et 19° 30′ de latitude méridionale, et son étendue en longitude est d’environ , ou de plus de cent quarante lieues.

Bougainville se détermina à faire route un peu au sud, afin de sortir de ces parages dangereux ; effectivement, dès le 28 il cessa de voir des terres.

Le 2 avril on aperçut une montagne haute et fort escarpée, qui parut isolée, et que Bougainville nomma Boudoir ou le Pic de la Boudeuse. Il courait dessus pour la reconnaître lorsqu’il eut la vue d’une autre terre dans l’ouest-quart-nord-ouest, dont la côte non moins élevée offrait aux yeux une étendue indéterminée. « Nous avions, continue-t-il, le plus urgent besoin d’une relâche qui nous procurât du bois et des rafraîchissemens, et on se flattait de les trouver sur cette terre. Il fit presque calme tout le jour. La brise se leva le soir, et nous courûmes sur la terre jusqu’à deux heures du matin, que nous remîmes pendant trois heures le bord au large. Le soleil se leva enveloppé de nuages et de brume, et ce ne fut qu’à neuf heures du matin que nous revîmes la terre. On n’apercevait plus le Pic de la Boudeuse que du haut des mâts. Les vents soufflaient du nord au nord-nord-est, et nous tînmes le plus près pour attérir au vent de l’île. Nous aperçûmes au delà de sa pointe du nord une autre terre éloignée plus septentrionale encore, sans que nous pussions alors distinguer si elle tenait à la première île, ou si elle en formait une seconde.

» Pendant la nuit du 3 au 4, nous louvoyâmes pour nous élever dans le nord. Des feux que nous vîmes avec joie briller de toutes parts sur la côte nous apprirent qu’elle était habitée. Le 4, au lever de l’aurore, nous reconnûmes que les deux terres qui la veille nous avaient paru séparées étaient unies ensemble par une terre plus basse qui se courbait en arc, et formait une baie ouverte au nord-est. Nous courions à pleines voiles vers la terre, présentant au vent de cette baie, lorsque nous aperçûmes une pirogue qui venait du large et voguait vers la côte, se servant de sa voile et de ses pagaies. Elle nous passa de l’avant, et se joignit à une infinité d’autres qui de toutes les parties de l’île accouraient au-devant de nous. L’une d’elles précédait les autres ; elle était conduite par douze hommes nus, qui nous présentèrent des branches de bananiers, et leurs démonstrations attestaient que c’était là le rameau d’olivier. Nous leur répondîmes par tous les signes d’amitié dont nous pûmes nous aviser ; alors ils accostèrent le navire, et l’un d’eux, remarquable par son énorme chevelure hérissée en rayons, nous offrit, avec son rameau de paix, un petit cochon et un régime de bananes. Nous acceptâmes son présent, qu’il attacha à une corde qu’on lui jeta ; nous lui donnâmes des bonnets et des mouchoirs, et ces premiers présens furent le gage de notre alliance avec ce peuple.

» Bientôt plus de cent pirogues de grandeurs différentes, et toutes à balancier, environnèrent les deux vaisseaux. Elles étaient chargées de cocos, de bananes et d’autres fruits du pays. L’échange de ces fruits, délicieux pour nous contre toutes sortes de bagatelles se fit avec bonne foi, mais sans qu’aucun des insulaires voulût monter à bord. Il fallait entrer dans leurs pirogues ou montrer de loin les objets d’échange ; lorsqu’on était d’accord, on leur envoyait au bout d’une corde un panier ou un filet ; ils y mettaient leurs effets, et nous les nôtres, donnant ou recevant indifféremment avant d’avoir donné ou reçu, avec une bonne foi qui nous fit bien augurer de leur caractère. D’ailleurs nous ne vîmes aucune espèce d’armes dans leurs pirogues, où il n’y avait point de femmes à cette première entrevue. Les pirogues restèrent le long des navires jusqu’à ce que les approches de la nuit nous firent revirer au large ; toutes alors se retirèrent.

» Nous tâchâmes dans la nuit de nous élever au nord, n’écartant jamais la terre de plus de trois lieues. Tout le rivage fut jusqu’à près de minuit, ainsi qu’il l’avait été la nuit précédente, garni de petits feux à peu de distance les uns des autres : on eût dit que c’était une illumination faite à dessein, et nous raccompagnâmes de plusieurs fusées tirées des deux vaisseaux.

» La journée du 5 se passa à louvoyer, afin de gagner au vent de l’île, et de faire sonder par les bateaux pour nous trouver un mouillage. L’aspect de cette côte élevée en amphithéâtre nous offrait le plus riant spectacle. Quoique les montagnes y soient d’une grande hauteur, le rocher n’y montre nulle part son aride nudité ; tout y est couvert de bois. À peine en crûmes-nous nos yeux, lorsque nous découvrîmes un pic chargé d’arbres jusqu’à sa cime isolée, qui s’élevait au niveau des montagnes dans l’intérieur de la partie méridionale de l’île. Il ne paraissait pas avoir plus de trente toises de diamètre, et il diminuait en grosseur en montant ; on l’eût pris de loin pour une pyramide d’une hauteur immense, que la main d’un décorateur habile aurait parée de guirlandes de feuillages. Les terrains élevés sont entrecoupés de prairies et de bosquets, et, dans toute l’étendue de la côte il règne sur les bords de la mer, au pied du pays haut, une lisière de terre basse et unie, couverte de plantations. C’est là qu’au milieu des bananiers, des cocotiers et d’autres arbres chargés de fruits, nous apercevions les maisons des insulaires.

» Comme nous prolongions la côte, nos yeux furent frappés de la vue d’une belle cascade qui s’élançait du haut des montagnes, et précipitait à la mer ses eaux écumantes. Un village était bâti au pied, et la côte y paraissait sans brisans ; nous désirions tous de pouvoir mouiller à portée de ce beau lieu ; sans cesse on sondait des navires, et nos bateaux sondaient jusqu’à terre : on ne trouva dans cette partie qu’un platier de roches , et il fallut se résoudre à chercher ailleurs un mouillage.

» Les pirogues étaient revenues au navire des le lever du soleil, et toute la journée on fit des échanges. Il s’ouvrit même de nouvelles branches de commerce ; outre les fruits de l’espèce de ceux apportés la veille, et quelques autres rafraîchissemens, tels que poules et pigeons, les insulaires apportèrent avec eux toutes sortes d’instrumens pour la pêche, des herminettes de pierre, des étoffes singulières, des coquilles, etc. Ils demandaient en échange du fer et des pendans d’oreilles. Les trocs se firent, comme la veille, avec loyauté ; cette fois aussi il vint dans les pirogues quelques femmes jolies et presque nues. À bord de l’Étoile il monta un insulaire qui passa la nuit sans témoigner aucune inquiétude.

» Nous l’employâmes encore à louvoyer ; et le 6 au matin nous étions parvenus à l’extrémité septentrionale de l’île. Une seconde s’offrit à nous ; mais la vue de plusieurs brisans qui paraissaient défendre le passage entre les deux îles me détermina à revenir sur mes pas chercher un mouillage dans la première baie que nous avions vue le jour de notre attérage. Nos canots qui sondaient en avant et en terre de nous, trouvèrent la côte du nord de la baie bordée partout, à un quart de lieue du rivage, d’un récif qui découvre à basse mer. Cependant, à une lieue de la pointe du nord, ils reconnurent dans le récif une coupure large de deux encâblures au plus, dans laquelle il y avait trente à trente-cinq brasses d’eau, et en dedans une rade assez vaste, où le fond variait depuis neuf jusqu’à trente brasses. Cette rade était bornée au sud par un récif qui, partant de terre, allait se joindre à celui qui bordait la côte. Nos canots avaient sondé partout sur un fond de sable, et ils avaient reconnu plusieurs petites rivières commodes pour faire de l’eau. Sur le récif du côté du nord il y a trois îlots.

» Ce rapport me décida à mouiller dans cette rade, et sur-le-champ nous fîmes route pour y entrer. Nous rangeâmes la pointe du récif de stribord en entrant, et dès que nous fûmes en dedans, nous mouillâmes notre première ancre sur trente-quatre brasses, fond de sable gris, coquillage et gravier, et nous étendîmes aussitôt une ancre à jet dans le nord-ouest pour y mouiller notre ancre d’affourche. l’Étoile passa au vent à nous, et mouilla dans le nord à une encâblure. Dès que nous fûmes affourchés, nous amenâmes basses vergues et mâts de hune.

» À mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d’amitié, ; tous demandaient des clous et des pendans d’oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes, qui ne le cèdent pas pour l’agrément de la figure au plus grand nombre des Européennes, et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord de leurs pirogues des agaceries, où, malgré leur naïveté, on découvrait quelque embarras ; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans le pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes, plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement : ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande, comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n’avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille, qui vint sur le gaillard d’arrière se placer à une des écoutilles, qui sont au-dessus du cabestan ; cette écoutille était ouverte pour donner de l’air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien : elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats s’empressaient pour parvenir à l’écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une pareille activité.

» Nos soins réussirent cependant à contenir ces hommes ensorcelés ; le moins difficile n’avait pas été de parvenir à se contenir soi-même. Un seul Français, mon cuisinier, qui, malgré les défenses, avait trouvé le moyen de s’échapper, nous revint bientôt plus mort que vif. À peine eut-il mis pied à terre avec la belle qu’il avait choisie, qu’il se vit entouré par une foule d’Indiens qui le déshabillèrent dans un instant, et le mirent nu de la tête aux pieds. Il se crut perdu mille fois, ne sachant où aboutiraient les exclamations de ce peuple, qui examinait en tumulte toutes les parties de son corps. Après l’avoir bien considéré, ils lui rendirent ses habits, remirent dans ses poches tout ce qu’ils en avaient tiré, et firent approcher la fille, en le pressant de contenter les désirs qui l’avaient amené à terre avec elle. Ce fut en vain. Il fallut que les insulaires ramenassent à bord le pauvre cuisinier, qui me dit que j’aurais beau le réprimander, je ne lui ferais jamais autant de peur qu’il venait d’en avoir à terre.

» On a vu les obstacles qu’il avait fallu vaincre pour parvenir à mouiller nos ancres. Lorsque nous fûmes amarrés, je descendis à terre avec plusieurs officiers, afin de reconnaître un lieu propre à faire de l’eau. Nous fûmes reçus par une foule d’hommes et de femmes qui ne se lassaient point de nous considérer : les plus hardis venaient nous toucher ; ils écartaient même nos vêtemens, comme pour vérifier si nous étions absolument faits comme eux : aucun ne portait d’armes, pas même de bâtons. Ils ne savaient comment exprimer leur joie pour nous recevoir. Le chef de ce canton nous conduisit dans sa maison et nous y introduisit. Il y avait dedans cinq ou six femmes et un vieillard vénérable. Les femmes nous saluèrent en portant la main sur la poitrine, et criant plusieurs fois tayo. Le vieillard était père de notre hôte. Il n’avait du grand âge que ce caractère respectable qu’impriment les ans sur une belle figure : sa tête, ornée de cheveux blancs et d’une longue barbe, tout son corps nerveux et rempli, ne montraient aucune ride, aucun signe de décrépitude. Cet homme vénérable parut s’apercevoir à peine de notre arrivée ; il se retira même sans répondre à nos caresses, sans témoigner ni frayeur, ni étonnement, ni curiosité : fort éloigné de prendre part à l’espèce d’extase que notre vue causait à tout ce peuple, son air rêveur et soucieux semblait annoncer qu’il craignait que ces jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race.

» On nous laissa la liberté de considérer l’intérieur de la maison. Elle n’avait aucun meuble, aucun ornement qui la distinguât des cases ordinaires que sa grandeur. Elle pouvait avoir quatre-vingts pieds de long sur vingt de large. Nous y remarquâmes un cylindre d’osier, long de trois ou quatre pieds, et garni de plumes noires, lequel était suspendu au toit, et deux figures de bois que nous prîmes pour des idoles. L’une, c’était le dieu, était debout contre un des piliers : la déesse était vis-à-vis, inclinée le long du mur, qu’elle surpassait en hauteur, et attachée aux roseaux qui le forment. Ces figures, mal faites et sans proportions, avaient environ trois pieds de haut ; mais elles tenaient à un piédestal cylindrique, vidé dans l’intérieur et sculpté à jour. Il était fait en forme de tour, et pouvait avoir six à sept pieds de hauteur sur un pied de diamètre ; le tout était d’un bois noir fort dur.

» Le chef nous proposa ensuite de nous asseoir sur l’herbe au-dehors de sa maison, où il fit apporter des fruits, du poisson grillé et de l’eau ; pendant le repas il envoya chercher quelques pièces d’étoffes et deux grands colliers faits d’osier et recouverts de plumes noires et de dents de requins. Leur forme ne ressemble pas mal à celle de ces fraises immenses qu’on portait du temps de François 1er. Il en passa un au cou du chevalier d’Oraison, l’autre au mien, et distribua les étoffes. Nous étions prêts à retourner à bord, lorsque le chevalier de Suzannet s’aperçut qu’il lui manquait un pistolet qu’on avait adroitement volé dans sa poche. Nous le fîmes entendre au chef, qui sur-le-champ voulut fouiller tous les gens qui nous environnaient ; il en maltraita même quelques-uns. Nous arrêtâmes ses recherches, en tâchant seulement de lui faire comprendre que l’auteur du vol pourrait être la victime de sa friponnerie, et que son larcin lui donnerait la mort.

» Le chef et tout le peuple nous accompagnèrent jusqu’à nos bateaux. Près d’y arriver, nous fûmes arrêtés par un insulaire d’une belle figure, qui, couché sous un arbre, nous offrit de partager le gazon qui lui servait de siége. Nous l’acceptâmes ; cet homme alors se pencha vers nous, et d’un air tendre, aux accords d’une flûte dans laquelle un autre Indien soufflait avec le nez, il nous chanta lentement une chanson, sans doute anacréontique : scène charmante et digne du pinceau de Boucher. Quatre insulaires vinrent avec confiance souper et coucher à bord. Nous leur fîmes entendre flûte, basse, violon, et nous leur donnâmes un feu d’artifice composé de fusées et de serpenteaux. Ce spectacle leur causa une surprise mêlée d’effroi.

» Le 7 au matin, le chef, dont le nom est Ereti, vint à bord. Il nous apporta un cochon, des poules, et le pistolet qui avait été pris la veille chez lui. Cet acte de justice nous en donna bonne idée. Cependant nous fîmes dans la matinée toutes nos dispositions pour descendre à terre nos malades et nos pièces à l’eau, et les y laisser en établissant une garde pour leur sûreté. Je descendis l’après-midi avec armes et bagages, et nous commençâmes à dresser le camp sur les bords d’une petite rivière, où nous devions faire notre eau. Ereti vil la troupe sous les armes et les préparatifs du campement sans paraître d’abord surpris ni mécontent. Toutefois, quelques heures après, il vint à moi, accompagné de son père et des principaux du canton qui lui avaient fait des représentations à cet égard, et me fit entendre que notre séjour à terre leur déplaisait, que nous étions les maîtres d’y venir le jour tant que nous voudrions, mais qu’il fallait coucher la nuit à bord de nos vaisseaux. J’insistai sur l’établissement du camp, lui faisant comprendre qu’il nous était nécessaire pour faire de l’eau, du bois, et rendre plus faciles les échanges entre les deux nations. Ils tinrent alors un second conseil, à l’issue duquel Ereti vint me demander si nous resterions ici toujours, ou si nous comptions repartir, et dans quel temps. Je lui répondis que nous mettrions à la voile dans dix-huit jours, en signe duquel nombre je lui donnai dix-huit petites pierres ; sur cela, nouvelle conférence à laquelle on me fit appeler. Un homme grave, et qui paraissait avoir du poids dans le conseil, voulait réduire à neuf les jours de notre campement, j’insistai sur le nombre que j’avais demandé, et enfin ils y consentirent.

» De ce moment la joie se rétablit ; Ereti même nous offrit un hangar immense tout près de la rivière, sous lequel étaient quelques pirogues qu’il en fit enlever sur-le-champ. Nous dressâmes dans ce hangar les tentes pour nos scorbutiques, au nombre de trente-quatre, douze de la Boudeuse et vingt-deux de l’Étoile, et quelques autres nécessaires au service. La garde fut composée de trente soldats, et je fis aussi descendre des fusils pour armer les travailleurs et les malades. Je restai à terre la première nuit, qu’Ereti voulut aussi passer dans nos tentes. Il fit apporter son souper qu’il joignit au nôtre, chassa la foule qui entourait le camp, et ne retint avec lui que cinq ou six de ses amis. Après souper, il demanda des fusées, et elles lui firent au moins autant de peur que de plaisir. Sur la fin de la nuit, il envoya chercher une de ses femmes, qu’il fit coucher dans la tente de M. de Nassau. Elle était vieille et laide.

» La journée suivante se passa à perfectionner notre camp. Ce hangar était bien fait et parfaitement couvert d’une espèce de natte. Nous n’y laissâmes qu’une issue, à laquelle nous mîmes une barrière et un corps-de-garde. Ereti, ses femmes et ses amis, avaient seuls la permission d’entrer ; la foule se tenait en dehors du hangar : un de nos gens, une baguette à la main, suffisait pour la faire écarter. C’était là que les insulaires apportaient de toutes parts des fruits, des poules, des cochons, du poisson et des pièces de toile qu’ils échangeaient contre des clous, des outils, des perles fausses, des boutons et mille autre bagatelles qui étaient des trésors pour eux. Au reste, ils examinaient attentivement ce qui pouvait nous plaire ; ils virent que nous cueillions des plantes antiscorbutiques, et qu’on s’occupait aussi à chercher des coquilles. Les femmes et les enfans ne tardèrent pas à nous apporter à l’envi des paquets des mêmes plantes qu’ils nous avaient vus ramasser, et des paniers remplis de coquilles de toutes espèces. On payait leurs peines à peu de frais.

» Ce même jour, je demandai au chef de m’indiquer du bois que je pusse couper. Le pays bas où nous étions n’est couvert que d’arbres fruitiers et d’une espèce de bois plein de gomme et de peu de consistance : le bois dur vient sur les montagnes. Ereti me marqua les arbres que je pouvais couper, et m’indiqua même de quel côté il fallait les faire tourner en les abattant. Au reste les insulaires nous aidaient beaucoup dans nos travaux ; nos ouvriers abattaient les arbres et les mettaient en bûches, que les gens du pays transportaient aux bateaux : ils aidaient de même à faire l’eau, emplissant les pièces et les conduisant aux chaloupes. On leur donnait pour salaire des clous dont le nombre se proportionnait au travail qu’ils avaient fait. La seule gêne qu’on eût, c’est qu’il fallait sans cesse avoir l’œil à tout ce qu’on apportait à terre, à ses poches même ; car il n’y a point en Europe de plus adroits filous que les gens de ce pays.

» Cependant il ne semble pas que le vol soit ordinaire entre eux. Rien ne ferme dans leurs maisons, tout y est à terre ou suspendu, sans serrure ni gardiens. Sans doute la curiosité pour des objets nouveaux excitait en eux de violens désirs, et d’ailleurs il y a partout de la canaille. On avait volé les deux premières nuits, malgré les sentinelles et les patrouilles, auxquelles on avait même jeté quelques pierres. Les voleurs se cachaient dans un marais couvert d’herbes et de roseaux qui s’étendait derrière notre camp. On le nettoya en partie, et j’ordonnai à l’officier de garde de faire tirer sur les voleurs qui viendraient dorénavant. Ereti lui-même me dit de le faire ; mais il eut grand soin de me montrer plusieurs fois où était sa maison, en recommandant bien de tirer du côté opposé. J’envoyais aussi tous les soirs trois de nos bateaux armés de pierriers et d’espingoles mouiller devant le camp.

» Au vol près, tout se passait de la manière la plus amiable. Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays, sans armes, seuls ou par petites bandes. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maisons ; ils leur offraient de jeunes filles ; la case se remplissait à l’instant d’une foule curieuse d’hommes et de femmes qui faisaient un cercle autour de l’hôte et de la jeune victime du devoir hospitalier ; la terre se jonchait de feuillage et de fleurs, et des musiciens chantaient aux accords de la flûte un hymne de jouissance. Vénus est ici la déesse de l’hospitalité ; son culte n’y admet point de mystères, et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait : nos mœurs ont proscrit cette publicité. Toutefois je ne garantirais pas qu’aucun n’ait vaincu sa répugnance, et ne se soit conformé aux usages du pays.

» J’ai plusieurs fois été, moi second ou troisième, me promener dans l’intérieur. Je me croyais transporté dans le jardin d’Éden ; nous parcourions une plaine de gazon couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvéniens qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers ; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se rangeaient de côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce, et toutes les apparences du bonheur.

» Je fis présent au chef du canton où nous étions d’un couple de dindons et de canards mâles et femelles ; c’était le denier de la veuve. Je lui proposai aussi de faire un jardin à notre manière, et d’y semer différentes graines ; proposition qui fut reçue avec joie. En peu de temps, Ereti fit préparer et entourer de palissades le terrain qu’avaient choisi nos jardiniers. Je le fis bêcher ; ils admiraient nos outils de jardinage. Ils ont bien aussi autour de leurs maisons des espèces de potagers garnis de giraumons, de patates, d’ignames et d’autres racines. Nous leur avons semé du blé, de l’orge, de l’avoine, du riz, du maïs, des ognons et des graines potagères de toute espèce. Nous avons lieu de croire que ces plantations seront bien soignées ; car ce peuple nous a paru aimer l’agriculture, et je crois qu’on l’accoutumerait facilement à tirer parti du sol le plus fertile de l’univers.

Les premiers jours de notre arrivée, j’eus la visite du chef d’un canton voisin, qui vint à bord avec un présent de fruits, de cochons, de poules et d’étoffes. Ce seigneur, nommé Toutaa, est d’une belle figure et d’une taille extraordinaire. Il était accompagné de quelques-uns de ses parens, presque tous hommes de six pieds. Je leur fis présent de clous, d’outils, de perles fausses et d’étoffes de soie. Il fallut lui rendre sa visite chez lui ; nous fûmes bien accueillis, et l’honnête Toutaa m’offrit une de ses femmes fort jeune et assez jolie. L’assemblée était nombreuse, et les musiciens avaient déjà entonné les chants de l’hyménée. Telle est la manière de recevoir les visites de cérémonie.

» Le 10 il y eut un insulaire tué, et les gens du pays vinrent se plaindre de ce meurtre. J’envoyai à la maison où avait été porté le cadavre : on vit effectivement que l’homme avait été tué d’un coup de feu. Cependant on ne laissait sortir aucun de nos gens avec des armes à feu, ni des vaisseaux, ni de l’enceinte du camp. Je fis sans succès les plus exactes perquisitions pour connaître l’auteur de cet infâme assassinat. Les insulaires crurent sans doute que leur compatriote avait eu tort ; car ils continuèrent à venir à notre quartier avec leur confiance accoutumée. On me rapporta qu’on avait vu beaucoup de gens emporter leurs effets à la montagne, et que même la maison d’Ereti était toute démeublée. Je lui fis de nouveaux présens, et ce bon chef continua à nous témoigner la plus sincère amitié.

» Cependant je pressais nos travaux de tous les genres ; car, encore que cette relâche fût excellente pour nos besoins, je savais que nous étions mal mouillés. En effet, quoique nos câbles, paumoyés presque tous les jours, n’eussent pas encore paru ragués, nous avions découvert que le fond était semé de gros corail, et d’ailleurs, en cas d’un grand vent du large, nous n’avions pas de chasse. La nécessité avait forcé de prendre ce mouillage, sans nous laisser la liberté du choix, et bientôt nous eûmes la preuve que nos inquiétudes n’étaient que trop fondées.

» Le 12, à cinq heures du matin, les vents étant venus au sud, notre câble et un grelin furent coupés sur le fond. Nous mouillâmes aussitôt notre grande ancre ; mais avant qu’elle eut pris fond nous tombâmes sur l’Étoile, que nous abordâmes à bas-bord. Nous virâmes sur notre ancre, et l’Étoile fila rapidement, de manière que nous fûmes séparés avant d’avoir souffert aucune avarie. Nous relevâmes ensuite notre grande ancre, et rembarquâmes le grelin et le câble coupés sur le fond. Celui-ci l’avait été à trente brasses de l’entalingure ; notre ancre du sud-est était perdue, et nous tâchâmes inutilement de sauver l’ancre à jet dont la bouée avait coulé, et qu’il fut impossible de draguer. Nous guindâmes aussitôt notre petit mât de hune et la vergue de misaine, afin de pouvoir appareiller dès que le vent le permettrait.

» L’après-midi il se calma et passa à l’est. J’envoyai un bateau sonder dans le nord, afin de savoir s’il n’y aurait pas un passage ; ce qui nous eût mis à la portée de sortir presque de tout vent. Un malheur n’arrive jamais seul : comme nous étions tous occupés d’un travail auquel était attaché notre salut, on vint m’avertir qu’il y avait eu trois insulaires tués ou blessés dans leurs cases à coups de baïonnette ; que l’alarme était répandue dans le pays ; que les vieillards, les femmes et les enfans fuyaient vers les montagnes, emportant leurs bagages et jusqu’aux cadavres des morts ; et que peut-être allions-nous avoir sur les bras une armée de ces hommes furieux. Telle était donc notre position de craindre la guerre à terre au même instant où les deux navires étaient dans le cas d’y être jetés. Je descendis au camp, et, en présence du chef, je fis mettre aux fers quatre soldats soupçonnés d’être les auteurs du forfait : ce procédé parut les contenter.

» Je passai une partie de la nuit à terre, où je renforçai les gardes dans la crainte que les insulaires ne voulussent venger leurs compatriotes. Nous occupions un poste excellent entre deux rivières distantes l’une de l’autre d’un quart de lieue au plus ; le front du camp était couvert par un marais, le reste était la mer, dont assurément nous étions les maîtres ; nous avions beau jeu pour défendre ce poste contre toutes les forces de l’île réunies, mais heureusement, à quelques alertes près occasionées par des filous, la nuit fut tranquille au camp.

» Ce n’était pas de ce côté où mes inquiétudes étaient les plus vives. La crainte de perdre les vaisseaux à la côte nous donnait des alarmes infiniment plus cruelles. Dès dix heures du soir les vents avaient beaucoup fraîchi de la partie de l’est, avec une grosse houle, de la pluie, des orages, et toutes les apparences qui augmentent l’horreur de ces lugubres situations. Vers deux heures du matin il passa un grain qui chassait les vaisseaux en côte : je me rendis à bord ; le grain heureusement ne dura pas, et dès qu’il fut passé le vent vint de terre. L’aurore nous amena de nouveaux malheurs ; notre câble du nord-ouest fut coupé ; le grelin que nous avait cédé l’Étoile, et qui nous tenait sur son ancre à jet, eut le même sort peu d’instans après, et bientôt la frégate ne se trouva pas à une encablure de la côte où la mer brisait avec fureur. Plus le péril devenait instant, plus les ressources diminuaient ; les deux ancres dont les câbles venaient d’être coupés étaient perdues pour nous ; leurs bouées avaient disparu, soit qu’elles eussent coulé, soit que les Indiens les eussent enlevées dans la nuit : c’était déjà quatre ancres de moins depuis vingt-quatre heures, et cependant il nous restait encore des pertes à essuyer.

» À dix heures du matin le câble neuf que nous avions entalingué sur l’ancre de deux mille sept cent de l’Étoile, laquelle nous tenait dans le sud-est, fut coupé, et la frégate, défendue par un seul grelin, commença à chasser en côte. Nous mouillâmes sous barbe notre grande ancre, la seule qui nous restât en mouillage ; mais de quel secours nous pouvait-elle être ? Nous étions si près des brisans, que nous aurions été dessus avant d’avoir assez filé de câble pour que l’ancre pût bien prendre fond. Nous attendions à chaque instant le triste dénoûment de cette aventure, lorsqu’une brise du sud-ouest nous donna l’espérance de pouvoir appareiller. Nos focs furent bientôt hissés ; le vaisseau commençait à prendre de l’air, nous travaillions à faire de la voile pour filer câble et grelin et mettre dehors, mais les vents revinrent presque aussitôt à l’est. Cet intervalle nous avait toujours donné le temps de recevoir à bord le bout du grelin de la seconde ancre à jet de l’Étoile, qu’elle venait d’allonger dans l’est, et qui nous sauva pour le moment. Nous virâmes sur les deux grelins, et nous nous relevâmes un peu de la côte. Nous envoyâmes alors notre chaloupe à l’Étoile pour l’aider à s’amarrer solidement ; ses ancres étaient heureusement mouillées sur un fond moins perdu de corail que celui sur lequel étaient tombées les nôtres. Lorsque cette opération fut faite, notre chaloupe alla lever par son orin l’ancré de deux mille sept cents ; nous entalinguâmes dessus un autre câble, et nous l’allongeâmes dans le nor-dest ; nous relevâmes ensuite l’ancre à jet de l’Étoile que nous lui rendîmes. Dans ces deux jours, M. de La Girandais, commandant de cette flûte, a eu la plus grande part au salut de la frégate par les secours qu’il m’a donnés. C’est avec plaisir que je paie ce tribut de reconnaissance à cet officier, déjà mon compagnon dans mes autres voyages, et dont le zèle égale les talens.

» Cependant, lorsque le jour était venu, aucun Indien ne s’était approché du camp ; on n’avait vu naviguer aucune pirogue, on avait trouvé les maisons voisines abandonnées, tout le pays paraissait désert. Le prince de Nassau, lequel, avec quatre ou cinq hommes seulement, s’était éloigné davantage dans le dessein de rencontrer quelques insulaires, et de les rassurer, en trouva un grand nombre avec Ereti, environ à une lieue du camp : dès que ce chef eut reconnu M. de Nassau, il vint à lui d’un air consterné ; les femmes éplorées se jetèrent à ses genoux, elles lui baisaient les mains en pleurant, et répétant plusieurs fois : Tayo, maté ; vous êtes nos amis, et vous nous tuez. À force de caresses et d’amitié, il parvint à les ramener. Je vis du bord une foule de peuple accourir au quartier ; des poules, des cocos, des régimes de bananes embellissaient la marche et promettaient la paix. Je descendis aussitôt avec un assortiment d’étoffes de soie et des outils de toute espèce ; je les distribuai aux chefs, en leur témoignant ma douleur du désastre arrivé la veille, et les assurant qu’il serait puni. Les bons insulaires me comblèrent de caresses ; le peuple applaudit à la réunion, et en peu de temps la foule ordinaire et les filous revinrent à notre quartier, qui ne ressemblait pas mal à une foire. Ils apportèrent ce jour et le suivant plus de rafraîchissemens que jamais : ils demandèrent aussi qu’on tirât devant eux quelques coups de fusil, ce qui leur fit grand’peur, tous les animaux tirés ayant été tués raides.

» Le canot que j’avais envoyé pour reconnaître le côté du nord, était revenu avec la bonne nouvelle qu’il y avait trouvé un très-beau passage. Il était alors trop tard pour en profiter ce même jour : la nuit s’avançait ; heureusement elle fut tranquille à terre et à la mer. Le 14 au matin les vents étant à l’est, j’ordonnai à l’Étoile, qui avait son eau faite, et tout son monde à bord, d’appareiller, et de sortir par la nouvelle passe du nord. Nous ne pouvions mettre à la voile par cette passe qu’après la flûte mouillée au nord de nous ; à onze heures elle appareilla. À deux heures après midi nous eûmes la satisfaction de découvrir l’Étoile en dehors de tous les récifs : notre situation, dès ce moment, devenait moins terrible ; nous venions au moins de nous assurer le retour dans notre patrie, en mettant un de nos navires à l’abri des accidens.

» Nous travaillâmes tout le jour et une partie de la nuit à finir notre eau, à déblayer l’hôpital et le camp. J’enfouis près du hangar un acte de prise de possession inscrit sur une planche de chêne, avec une bouteille bien fermée et lutée, contenant les noms des officiers des deux navires. J’ai suivi cette méthode pour toutes les terres découvertes dans le même cours de ce voyage. Il était deux heures du matin avant que tout fut à bord ; la nuit fut assez orageuse pour nous causer encore de l’inquiétude, malgré la quantité d’ancres que nous avions à la mer.

» Le 15, à six heures du matin, les vents étant de terre, et le ciel à l’orage, nous levâmes notre ancre, filâmes le câble de celle de l’Étoile, coupâmes un des grelins, et filâmes les deux autres, appareillant sous la misaine et les deux huniers, pour sortir par la passe de l’est. Nous laissâmes les deux chaloupes pour lever les ancres ; et dès que nous fûmes dehors, j’envoyai les deux canots armés pour protéger le travail des chaloupes : nous étions à un quart de lieue au large, et nous commencions à nous féliciter d’être heureusement sortis d’un mouillage qui nous avait causé de si vives inquiétudes, lorsque le vent ayant cessé tout d’un coup, la marée, et une grosse lame de l’est, commencèrent à nous entraîner sur les récifs, sous le vent de la passe. Le pis-aller des naufrages qui nous avaient menacés jusqu’ici avait été de passer nos jours dans une île embellie de tous les dons de la nature, et de changer les douceurs de notre patrie contre une vie paisible et exempte de soins. Mais ici le naufrage se présentait sous un aspect plus cruel ; le vaisseau, porté rapidement sur les récifs, n’y eût pas résisté deux minutes à la violence de la mer, et quelques-uns des meilleurs nageurs eussent à peine sauvé leur vie. J’avais, dès le premier instant du danger, rappelé canots et chaloupes pour nous remorquer. Ils arrivèrent au moment où, n’étant pas à plus de cinquante toises du récif, notre situation paraissait désespérée, d’autant qu’il n’y avait pas à mouiller. Une brise de l’ouest qui s’éleva dans le même instant nous rendit l’espérance : en effet, elle fraîchit peu à peu, et à neuf heures du matin nous étions absolument hors de danger.

» Je renvoyai sur-le-champ les bateaux à la recherche des ancres, et je restai à louvoyer pour les attendre ; l’après-midi nous rejoignîmes l’Étoile ; à cinq heures du soir notre chaloupe arriva, ayant à bord la grosse ancre, et le câble de l’Étoile qu’elle lui porta : notre canot, celui de l’Étoile et sa chaloupe revinrent peu de temps après ; celle-ci nous rapporta notre ancre à jet et un grelin. Quant aux deux autres ancres à jet, l’approche de la nuit et la fatigue extrême des matelots ne permirent pas de les lever ce même jour ; j’avais d’abord compté m’entretenir toute la nuit à portée du mouillage, et les envoyer chercher le lendemain ; mais à minuit il s’éleva un grand frais de l’est-nord-est, qui me contraignit à embarquer les bateaux, et à faire de la voile pour me tirer de dessus la côte : ainsi un mouillage de neuf jours nous a coûté six ancres, perte que nous n’aurions pas essuyée, si nous eussions été munis de quelques chaînes de fer. C’est une précaution que ne doivent jamais oublier tous les navigateurs destinés à de pareils voyages.

» Maintenant que les navires sont en sûreté, arrêtons-nous un instant pour recevoir les adieux des insulaires. Dès l’aube du jour, lorsqu’ils s’aperçurent que nous mettions à la voile, Éreti avait sauté seul dans la première pirogue qu’il avait trouvée sur le rivage, et s’était rendu à bord. En y arrivant, il nous embrassa tous ; il nous tenait quelques instans entre ses bras, versant des larmes et paraissant très-affecté de notre départ. Peu de temps après, sa grande pirogue vint à bord, chargée de rafraîchissemens de toute espèce ; ses femmes étaient dedans, et avec elles ce même insulaire qui, le premier jour de notre attérage, était venu s’établir à bord de l’Étoile. Éreti fut le prendre par la main, et il me le présenta, en me faisant entendre que cet homme, dont le nom est Aotourou, voulait nous suivre, en me priant d’y consentir. Il le présenta ensuite à tous les officiers, chacun en particulier, disant que c’était son ami qu’il confiait à ses amis, et il nous le recommanda avec les plus grandes marques d’intérêt. On fit encore à Éreti des présens de toute espèce, après quoi il prit congé de nous, et fut rejoindre ses femmes, lesquelles ne cessèrent de pleurer tout le temps que la pirogue fut le long du bord. Il y avait aussi dedans une jeune et jolie fille que l’insulaire qui venait avec nous fut embrasser ; il lui donna trois perles qu’il avait à ses oreilles, la baisa encore une fois, et malgré les larmes de cette jeune fille, son épouse ou son amante, il s’arracha de ses bras et remonta dans le vaisseau. Nous quittâmes ainsi ce bon peuple, et je ne fus pas moins surpris du chagrin que leur causait notre départ que je l’avais été de leur confiance affectueuse à notre arrivée.

» L’île, à laquelle on avait d’abord donné le nom de Nouvelle-Cythère, reçoit de ses habitans celui de Taïti. Sa latitude, de 17° 35′ 3″ à notre camp, a été conclue de plusieurs hauteurs méridiennes du soleil, observées à terre avec un quart de cercle. Sa longitude de 150° 40′ 17″ à l’ouest de Paris, a été déterminée par onze observations de la lune, selon la méthode des angles horaires. M. Verron en avait fait beaucoup d’autres à terre pendant quatre jours et quatre nuits pour déterminer cette même longitude ; mais le cahier où elles étaient écrites lui ayant été enlevé, il ne lui est resté que les dernières observations faites la veille de notre départ. Il croit leur résultat moyen assez exact, quoique leurs extrêmes diffèrent entre eux de sept à huit degrés. La perte de nos ancres et tous les accidens que j’ai détaillés ci-dessus nous ont fait abandonner cette relâche beaucoup plus tôt que nous ne nous y étions attendus, et nous ont mis dans l’impossibilité d’en visiter les côtes. La partie du sud nous est absolument inconnue ; celle que nous avons parcourue depuis la pointe du sud-est jusqu’à celle du nord-ouest me paraît avoir quinze à vingt lieues d’étendue, et le gisement de ses principales pointes est entre le nord-ouest et l’ouest-nord-ouest.

» Entre la pointe du sud-est est un autre gros cap qui s’avance dans le nord, à sept ou huit lieues de celle-ci, on voit une baie ouverte au nord-est, laquelle a trois ou quatre lieues de profondeur ; ses côtes s’abaissent insensiblement jusqu’au fond de la baie, où elles ont peu d’élévation, et paraissent former le canton le plus beau de l’île et le plus habité. Il semble qu’on trouverait aisément plusieurs bons mouillages dans cette baie : le hasard nous servit mal dans la rencontre du nôtre. En entrant ici par la passe par laquelle est sortie l’Étoile, M. de La Giraudais m’a assuré qu’entre les deux îles les plus septentrionales il y avait un mouillage fort sûr pour trente vaisseaux au moins. Le reste de la côte est élevé, et elle semble en générai être toute bordée par un récif inégalement couvert d’eau, et qui forme en quelques endroits de petits îlots sur lesquels les insulaires entretiennent des feux pendant la nuit, pour la pêche et la sûreté de leur navigation : quelques coupures donnent de distance en distance l’entrée en dedans du récif, mais il faut se méfier du fond. Le plomb n’amène jamais que du sable gris ; ce sable recouvre de grosses masses d’un corail dur et tranchant, capable de couper un câble dans une nuit, ainsi que nous l’a appris une funeste expérience.

» Au delà de la pointe septentrionale de cette baie, la côte ne forme aucune anse, aucun cap remarquable. La pointe la plus occidentale est terminée par une terre basse dans le nord-ouest de laquelle, environ à une lieue de distance, on voit une île peu élevée qui s’étend deux ou trois lieues sur le nord-ouest.

» La hauteur des montagnes qui occupent tout l’intérieur de Taïti est surprenante, eu égard à l’étendue de l’île : loin d’en rendre l’aspect triste et sauvage, elles servent à l’embellir, en variant à chaque pas les points de vue, et présentant de riches paysages couverts de toutes les productions de la nature, avec ce désordre dont l’art ne sut jamais imiter l’agrément. De là sortent une infinité de petites rivières qui fertilisent le pays, et ne servent pas moins à la commodité des habitans qu’à l’ornement des campagnes. Tout le plat pays, depuis les bords de la mer jusqu’aux montagnes, est consacré aux arbres fruitiers, sous lesquels, comme je l’ai déjà dit, sont bâties les maisons des Taïtiens, dispersées sans aucun ordre, et sans former jamais de village ; on croit être dans les Champs-Élysées. Des sentiers publics, pratiqués avec intelligence et soigneusement entretenus, rendent partout les communications faciles.

» Les principales productions de l’île sont le coco, la banane, le fruit à pain, l’igname, le corossol, le giraumon, et plusieurs autres racines et fruits particuliers au pays, beaucoup de cannes à sucre qu’on ne cultive point, une espèce d’indigo sauvage, une très-belle teinture rouge et une jaune : j’ignore d’où on les tire. En général M. de Commerson y a trouvé la botanique des Indes. Aotourou, pendant qu’il a été avec nous, a reconnu et nommé plusieurs de nos fruits et de nos légumes, ainsi qu’un assez grand nombre de plantes que les curieux cultivent dans les serres chaudes. Le bois propre à travailler croît dans les montagnes, et les insulaires en font peu d’usage ; ils ne l’emploient que pour leurs grandes pirogues qu’ils construisent de bois de cèdre. Nous leur avons aussi vu des piques d’un bois noir, dur et pesant, qui ressemble au bois de fer. Ils se servent, pour bâtir les pirogues ordinaires, de l’arbre qui porte le fruit à pain : c’est un bois qui ne se fend point ; mais il est si mou et si plein de gomme, qu’il ne fait que se mâcher sous l’outil.

» Au reste, quoique cette île soit remplie de très-hautes montagnes, la quantité d’arbres et de plantes dont elles sont partout couvertes ne semble pas annoncer que leur sein renferme des mines. Il est du moins certain que les insulaires ne connaissent point les métaux. Ils donnent à tous ceux que nous leur avons montrés le même nom d’aouri dont ils se servaient pour nous demander du fer. Mais cette connaissance du fer d’où leur vient-elle ? Je ne connais ici qu’un seul article de commerce riche ; ce sont de très-belles perles. Les principaux en font porter aux oreilles de leurs femmes et de leurs enfans ; mais ils les ont tenues cachées pendant notre séjour chez eux. Ils font avec les écailles de ces huîtres perlières des espèces de castagnettes, qui sont un de leurs instrumens de danse.

» Nous n’avons vu d’autres quadrupèdes que des cochons, des chiens d’une espèce petite, mais jolie, et des rats en grande quantité. Les habitans ont des poules domestiques absolument semblables aux nôtres. Nous avons aussi vu des tourterelles vertes charmantes, de gros pigeons d’un beau plumage bleu de roi et d’un très-bon goût, et des perruches fort petites, mais fort singulières par le mélange de bleu et de rouge qui colorie leurs plumes. Ils ne nourrissent leurs cochons et leurs volailles qu’avec des bananes. Outre ce qui en a été consommé dans le séjour à terre, et ce qui a été embarqué dans les deux navires, on a troqué plus de huit cents têtes de volailles, et près de cent cinquante cochons ; encore, sans les travaux inquiétans des dernières journées, en aurait-on eu bien davantage ; car les habitans en apportaient de jour en jour un plus grand nombre.

» Nous n’avons pas éprouvé de grandes chaleurs dans cette île. Pendant notre séjour le thermomètre de Réaumur n’a jamais monté à plus de 22 degrés, et il a été quelquefois à 18. Le soleil, il est vrai, était déjà à 8 ou 9 degrés de l’autre côté de l’équateur. Mais un avantage inestimable de cette île, c’est de n’y être pas infesté par cette légion odieuse d’insectes qui font le supplice des pays situés entre les tropiques ; nous n’y avons non plus vu aucun animal venimeux. D’ailleurs le climat est si sain, que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade. Les scorbutiques que nous avions débarqués, et qui n’y ont pas eu une seule nuit tranquille, y ont repris des forces et s’y sont rétablis en peu de temps, au point que quelques-uns ont été depuis parfaitement guéris à bord. Au reste la santé et la force des insulaires qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents, et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens, et la beauté singulière de leurs dents qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves et de la salubrité de l’air et de la bonté du régime que suivent les habitans ?

» Les végétaux et le poisson font leur principale nourriture. Ils mangent rarement de la viande ; les enfans et les jeunes filles n’en mangent jamais, et ce régime sans doute contribue beaucoup à les tenir exempts de presque toutes nos maladies. J’en dirais autant de leurs boissons ; ils n’en connaissent d’autre que l’eau : l’odeur seule du vin et de l’eau-de-vie leur donnait de la répugnance ; ils en témoignaient aussi pour le tabac, les épiceries, et en générai pour toutes les choses fortes.

» Le peuple de Taïti est composé de deux races d’hommes très-différentes, qui cependant ont la même langue, les mêmes mœurs, et qui paraissent se mêler ensemble sans distinction. La première, et c’est la plus nombreuse, produit des hommes de la plus grande taille ; il est ordinaire d’en voir de six pieds et plus. Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés : pour peindre Hercule et Mars on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. Rien ne distingue leurs traits de ceux des Européens ; et s’ils étaient vêtus, s’ils vivaient moins à l’air et au grand soleil, ils seraient aussi blancs que nous. En général, leurs cheveux sont noirs. La seconde race est d’une taille médiocre, a les cheveux crépus et durs comme du crin ; sa couleur et ses traits diffèrent peu de ceux des mulâtres. Le Taïtien qui s’est embarqué avec nous est de cette seconde race, quoique son père soit chef d’un canton ; mais il possède en intelligence ce qui lui manque du côté de la beauté[1].

» Les uns et les autres se laissent croître la partie inférieure de la barbe ; mais ils ont tous les moustaches et le haut des joues rasés. Ils laissent aussi toute leur longueur aux ongles, excepté à celui du doigt du milieu de la main droite. Quelques-uns se coupent les cheveux très-courts ; d’autres les laissent croître, et les portent attachés sur le sommet de la tête. Tous ont l’habitude de les oindre, ainsi que la barbe, avec de l’huile de coco. Je n’ai rencontré qu’un seul homme estropié, et qui paraissait l’avoir été par une chute. Notre chirurgien major m’a assuré qu’il avait vu sur plusieurs les traces de la petite-vérole, et j’avais pris toutes les mesures possibles pour que nous ne leur communiquassions pas l’autre, ne pouvant supposer qu’ils en fussent attaqués.

» On voit aussi les Taïtiens nus, sans autre vêtement qu’une ceinture qui leur couvre les parties naturelles. Cependant les principaux s’enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu’ils laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est aussi là le seul habillement des femmes, et elles savent l’arranger avec assez d’art pour rendre ce simple ajustement susceptible de coquetterie. Comme les Taïtiennes ne vont jamais au soleil sans être couvertes et qu’un petit chapeau de cannes garni de fleurs défend leur visage de ses rayons, elles sont beaucoup plus blanches que les hommes. Elles ont les traits assez délicats ; mais ce qui les distingue c’est la beauté de leur corps, dont les contours n’ont point été défigurés par quinze ans de torture.

» Au reste, tandis qu’en Europe les femmes se peignent en rouge les joues, celles de Taïti se peignent d’un bleu foncé les reins et les fesses ; c’est une parure et en même temps une marque de distinction. Les hommes sont soumis à la même mode. Je ne sais comment ils s’impriment ces traits ineffaçables ; je pense que c’est en piquant la peau et y versant le suc de certaines herbes, ainsi que je l’ai vu pratiquer aux indigènes du Canada. Il est à remarquer que de tout temps on a trouvé cette peinture à la mode chez les peuples voisins encore de l’état de nature. Quand César fit sa première descente en Angleterre, il y trouva établi cet usage de se peindre ; omnes verò Britanni se vitro inficiunt, quod cæruleum efficit colorem. Le savant et ingénieux auteur des Recherches philosophiques sur les Américains donne pour cause à cet usage général le besoin où on est dans les pays incultes de se garantir ainsi de la piqûre des insectes caustiques qui s’y multiplient au delà de l’imagination. Cette cause n’existe point à Taïti, puisque, comme nous l’avons dit plus haut, on y est exempt de ces insectes insupportables. L’usage de se peindre y est donc une mode comme à Paris. Un autre usage de Taïti, commun aux hommes et aux femmes, c’est de se percer les oreilles, et d’y porter des perles ou des fleurs de toute espèce. La plus grande propreté embellit encore ce peuple aimable. Ils se baignent sans cesse, et jamais ils ne mangent ni ne boivent sans se laver avant et après.

» Le caractère de la nation nous a paru être doux et bienfaisant ; il ne semble pas qu’il y ait dans l’île aucune guerre civile, aucune haine particulière, quoique le pays soit divisé en petits cantons qui ont chacun leur seigneur indépendant. Il est probable que les Taïtiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que pour les choses absolument nécessaires à la vie il n’y a point de propriété, et que tout est à tous. Avec nous ils étaient filous habiles, mais d’une timidité qui les faisait fuir à la moindre menace. Au reste, on a vu que les chefs n’approuvaient point ces vols, qu’ils nous pressaient au contraire de tuer ceux qui les commettaient. Éreti cependant n’usait point de cette sévérité qu’il nous recommandait. Lui dénoncions-nous quelque voleur, il le poursuivait lui-même à toutes jambes ; l’homme fuyait ; et s’il était joint, ce qui arrivait ordinairement (car Éreti était infatigable à la course), quelques coups de bâton et une restitution forcée étaient le seul châtiment du coupable. Je ne croyais pas même qu’ils connussent de punition plus forte, attendu que, quand ils voyaient mettre quelqu’un de nos gens aux fers, ils en témoignaient une peine sensible ; mais j’ai su depuis, à n’en pas douter, qu’ils ont l’usage de pendre les voleurs à des arbres, ainsi qu’on le pratique dans nos armées.

» Ils sont presque toujours en guerre avec les habitans des îles voisines. Nous avons vu les grandes pirogues qui leur servent pour les descentes, et même pour les combats de mer. Ils ont pour armes l’arc, la fronde, et une espèce de piques d’un bois fort dur. La guerre se fait chez eux d’une manière cruelle. Suivant ce que nous a appris Aotourou, ils tuent les hommes et les enfans mâles pris dans les combats ; ils leur lèvent la peau du menton avec la barbe, qu’ils portent comme un trophée de victoire ; ils conservent seulement les femmes et les filles, que les vainqueurs ne dédaignent pas d’admettre dans leur lit ; Aotourou lui-même est le fils d’un chef taïtien et d’une captive de l’île d’Oopoa, île voisine et souvent ennemie de Taïti. J’attribue à ce mélange la différence que nous avons remarquée dans l’espèce des hommes. J’ignore au reste comme ils pansent leurs blessures : nos chirurgiens en ont admiré les cicatrices.

» J’exposerai plus tard ce que j’aurai pu entrevoir sur la forme de leur gouvernement, sur l’étendue du pouvoir qu’ont leurs petits souverains, sur l’espèce de distinction qui existe entre les principaux et le peuple, sur le lien enfin qui réunit ensemble, et sous la même autorité cette multitude d’hommes robustes qui ont si peu de besoins. Je remarquerai seulement ici que, dans les circonstances délicates, le seigneur du canton ne décide point sans l’avis d’un conseil. On a vu qu’il avait fallu une délibération des principaux de la nation, lorsqu’il s’était agi de l’établissement de notre camp à terre. J’ajouterai que le chef paraît être obéi sans réplique par tout le monde, et que les notables ont aussi des gens qui les servent, et sur lesquels ils ont de l’autorité. Il est fort difficile de donner des éclaircissemens sur leur religion. Nous avons vu chez eux des statues de bois que nous avons prises pour des idoles ; mais quel culte leur rendent-ils ? La seule cérémonie religieuse dont nous ayons été témoins regarde les morts. Ils en conservent long-temps les cadavres étendus sur une espèce d’échafaud que couvre un hangar. L’infection qu’ils répandent n’empêche pas les femmes d’aller pleurer auprès du corps une partie du jour, et d’oindre d’huile de coco les froides reliques de leur affection. Celles dont nous étions connus nous ont laissé quelquefois approcher de ce lieu consacré aux mânes : Emoé, il dort, nous disaient-elles. Lorsqu’il ne reste plus que les squelettes, on les transporte dans la maison, et j’ignore combien de temps on les y conserve. Je sais seulement, parce que je l’ai vu, qu’alors un homme considéré dans la nation vient y exercer son ministère sacré, et que dans ces lugubres cérémonies, il porte des ornemens assez recherchés.

» Nous avons fait sur sa religion beaucoup de questions à Aotourou, et nous avons cru comprendre qu’en général ses compatriotes sont fort superstitieux ; que les prêtres ont chez eux la plus redoutable autorité ; qu’indépendamment d’un être supérieur nommé Eri-t-Era, le Roi du soleil ou de la lumière, être qu’ils ne représentent par aucune image matérielle, ils admettent plusieurs divinités, les unes bienfaisantes, les autres malfaisantes ; que le nom de ces divinités ou génies est Eatoua ; qu’ils attachent à chaque action importante de la vie un bon et un mauvais génie, lesquels y président et décident du succès ou du malheur. Ce que nous avons compris avec certitude, c’est que, quand la lune présente un certain aspect qu’ils nomment malama tamaï, lune en état de guerre, aspect qui ne nous a pas montré de caractère distinctif qui puisse nous servir à le définir, ils sacrifient des victimes humaines. De tous leurs usages, un de ceux qui me surprend le plus, c’est l’habitude qu’ils ont de saluer ceux qui éternuent, en leur disant : Evaroua-t-Eatoua, que le bon Eatoua te réveille, ou bien, que le mauvais Evatoua ne t’endorme pas. Voilà des traces d’une origine commune avec les nations de l’ancien continent. Au reste, c’est surtout en traitant de la religion des peuples que le scepticisme est raisonnable, puisqu’il n’y a point de matière dans laquelle il soit plus facile de prendre la lueur pour l’évidence.

» La polygamie paraît générale chez eux, du moins parmi les principaux. Comme leur seule passion est l’amour, le grand nombre des femmes est le seul luxe des riches. Les enfans partagent également les soins du père et de la mère ; ce n’est pas l’usage à Taïti que les hommes, uniquement occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture. Ici une douce oisiveté est le partage des femmes, et le soin de plaire leur plus sérieuse occupation. Je ne saurais assurer si le mariage est un engagement civil ou consacré par la religion, s’il est indissoluble ou sujet au divorce. Quoi qu’il en soit, les femmes doivent à leurs maris une soumission entière : elles laveraient dans leur sang une infidélité commise sans l’aveu de l’époux. Son consentement, il est vrai, n’est pas difficile à obtenir, et la jalousie est ici un sentiment si étranger, que le mari est ordinairement le premier à presser sa femme de se livrer. Une fille n’éprouve à cet égard aucune gêne ; tout l’invite à suivre le penchant de son cœur ou la loi de ses sens, et les applaudissemens publics honorent sa défaite. Il ne semble pas que le grand nombre d’amans passagers qu’elle peut avoir eus l’empêche de trouver ensuite un mari. Pourquoi donc résisterait-elle à l’influence du climat, à la séduction de l’exemple ? L’air qu’on respire, les chants, la danse presque toujours accompagnée de postures lascives, tout rappelle à chaque instant les douceurs de l’amour, tout crie de s’y livrer. Ils dansent au son d’une espèce de tambour, et lorsqu’ils chantent, ils accompagnent la voix avec une flûte très-douce, à trois ou quatre trous, dans laquelle, comme nous l’avons déjà dit, ils soufflent avec le nez. Ils ont aussi une espèce de lutte, qui est en même temps exercice et jeu.

» Cette habitude de vivre continuellement dans le plaisir donne aux Taïtiens un penchant marqué pour cette douce plaisanterie, fille du repos et de la joie. Ils en contractent aussi dans le caractère une légèreté dont nous étions tous les jours étonnés. Tout les frappe, rien ne les occupe ; au milieu des objets nouveaux que nous leur présentions, nous n’avons jamais réussie fixer deux minutes de suite l’attention d’aucun d’eux. Il semble que la moindre réflexion leur soit un travail insupportable, et qu’ils fuient encore plus les fatigues de l’esprit que celles du corps.

» Je ne les accuserai cependant pas de manquer d’intelligence. Leur adresse et leur industrie dans le peu d’ouvrages nécessaires dont ne sauraient les dispenser l’abondance du pays et la beauté du climat démentiraient ce témoignage. On est étonné de l’art avec lequel sont faits les instrumens pour la pêche ; leurs hameçons sont de nacre aussi délicatement travaillée que s’ils avaient le secours de nos outils ; leurs filets sont absolument semblables aux nôtres, et tissus avec du fil de pite. Nous avons admiré la charpente de leurs vastes maisons, et la disposition des feuilles de latanier qui en font la couverture.

» Ils ont deux espèces de pirogues : les unes, petites et peu travaillées, sont faites d’un seul tronc d’arbre creusé ; les autres, beaucoup plus grandes, sont travaillées avec art. Un arbre creusé fait, comme aux premières, le fond de la pirogue, depuis l’avant jusqu’aux deux tiers environ de sa longueur ; un second forme la partie de l’arrière, qui est courbe et fort relevée : de sorte que l’extrémité de la poupe se trouve à cinq à six pieds au-dessus de l’eau ; ces deux pièces sont assemblées bout à bout en arc de cercle ; et comme, pour assurer cet écart, ils n’ont pas le secours des clous, ils percent en plusieurs endroits l’extrémité des deux pièces, et ils y passent des tresses de fil de coco, dont ils font de fortes liures. Les côtés de la pirogue sont relevés par deux bordages d’environ un pied de largeur, cousus sur le fond, et l’un avec l’autre par des liures semblables aux précédentes. Ils remplissent les coutures de fil de coco, sans mettre aucun enduit sur le calfatage. Une planche qui couvre l’avant de la pirogue, et qui a cinq ou six pieds de saillie, l’empêche de se plonger entièrement dans l’eau lorsque la mer est grosse. Pour rendre ces légères barques moins sujettes à chavirer, ils mettent un balancier sur un des côtés. Ce n’est autre chose qu’une pièce de bois assez longue, portée sur deux traverses de quatre à cinq pieds de long, dont l’autre bout est amarré sur la pirogue. Lorsqu’elle est à la voile, une planche s’étend en dehors de l’autre côté du balancier. Son usage est pour y amarrer un cordage qui soutient le mât, et rendre la pirogue moins volage, en plaçant au bout de la planche un homme ou un poids.

» Leur industrie paraît davantage dans le moyen dont ils usent pour rendre ces bâtimens propres à les transporter aux iles voisines avec lesquelles ils communiquent, sans avoir dans cette navigation d’autres guides que les étoiles. Ils lient ensemble deux grandes pirogues côte à côte, à quatre pieds environ de distance, par le moyen de quelques traverses fortement amarrées sur les deux bords. Par-dessus l’arrière de ces deux bâtimens ainsi joints ils posent un pavillon d’une charpente très-légère, couverte par un toit de roseaux. Cette chambre les met à l’abri de la pluie et du soleil, et leur fournit en même temps un lieu propre à tenir leurs provisions sèches. Ces doubles pirogues sont capables de contenir un grand nombre de personnes, et ne risquent jamais de chavirer. Ce sont celles dont nous avons toujours vu les chefs se servir ; elles vont, ainsi que les pirogues simples, à la rame et à la voile : les voiles sont composées de nattes étendues sur un carré de roseaux dont un des angles est arrondi.

» Les Taïtiens n’ont d’autre outil pour tous ces ouvrages qu’une herminette, dont le tranchant est fait avec une pierre noire très-dure. Elle est absolument de la même forme que celle de nos charpentiers, et ils s’en servent avec beaucoup d’adresse. Ils emploient, pour percer les bois, des morceaux de coquilles fort aigus.

» La fabrique des étoffes singulières qui composent leurs vêtemens n’est pas le moindre de leurs arts. Elles sont tissues avec l’écorce d’un arbuste que tous les habitans cultivent autour de leurs maisons. Un morceau de bois dur, équarri et rayé sur ses quatre faces par des traits de différentes grosseurs, leur sert à battre cette écorce sur une planche très-unie. Ils y jettent un peu d’eau en la battant, et ils parviennent ainsi à former une étoffe très-égale et très-fine, de la nature du papier, mais beaucoup plus souple et moins sujette à être déchirée. Ils lui donnent une grande largeur ; ils en ont de plusieurs sortes, plus ou moins épaisses, mais toutes fabriquées avec la même matière ; j’ignore la méthode dont ils se servent pour les teindre.

» Je terminerai en me justifiant, car on m’oblige à me servir de ce terme, en me justifiant, dis-je, d’avoir profité de la bonne volonté d’Aotourou pour lui faire faire un voyage qu’assurément il ne croyait pas devoir être aussi long ; et en rendant compte des connaissances qu’il m’a données sur son pays pendant le séjour qu’il a fait avec moi.

» Le zèle de cet insulaire pour nous suivre n’a pas été équivoque. Dès les premiers jours de notre arrivée à Taïti il nous l’a manifesté de la manière la plus expressive, et sa nation parut applaudir à son projet. Forcés de parcourir une mer inconnue, et certains de ne devoir désormais qu’à l’humanité des peuples que nous allions découvrir les secours et les rafraîchissemens dont notre vie dépendait, il nous était essentiel d’avoir avec nous un homme d’une des îles les plus considérables de cette mer. Ne devions-nous pas présumer qu’il parlait la même langue que ses voisins, que ses mœurs étaient les mêmes, et que son crédit auprès d’eux serait décisif en notre faveur, quand il détaillerait et notre conduite avec ses compatriotes, et nos procédés à son égard ? D’ailleurs, en supposant que notre patrie voulût profiter de l’union d’un peuple puissant, situé au milieu des plus belles contrées de l’univers, quel gage pour cimenter l’alliance que l’éternelle obligation dont nous allions enchaîner ce peuple en lui renvoyant son concitoyen bien traité par nous, et enrichi de connaissances utiles qu’il leur porterait ! Dieu veuille que le besoin et le zèle qui nous a inspirés ne soient pas funestes au courageux Aotourou !

» Je n’ai épargné ni l’argent ni les soins pour lui rendre son séjour à Paris agréable et utile. Il y est resté onze mois pendant lesquels il n’a témoigné aucun ennui. L’empressement pour le voir a été vif ; curiosité stérile, qui n’a servi presque qu’à donner des idées fausses à des hommes persifleurs par état, qui ne sont jamais sortis de la capitale, qui n’approfondissent rien, et qui, livrés à des erreurs de toute espèce, ne voient que d’après leurs préjugés, et décident cependant avec sévérité et sans appel. Comment, par exemple, me disaient quelques-uns, dans le pays de cet homme on ne parle ni français, ni anglais, ni espagnol ? Que pouvais-je répondre ? Ce n’était pas toutefois l’étonnement d’une question pareille qui me rendait muet. J’y étais accoutumé, puisque je savais qu’à mon arrivée plusieurs de ceux mêmes qui passent pour instruits soutenaient que je n’avais pas fait le tour du monde, puisque je n’avais pas été en Chine. D’autres, aristarques tranchans, prenaient et répandaient une fort mince idée du pauvre insulaire, sur ce qu’après un séjour de deux ans avec des Français, il parlait à peine quelques mots de la langue. Ne voyons-nous pas tous les jours, disaient-ils, des Italiens, des Anglais, des Allemands auxquels un séjour d’un an à Paris suffit pour apprendre le français ? J’aurais pu répondre, peut-être avec quelque fondement, qu’indépendamment de l’obstacle physique que l’organe de cet insulaire apportait à ce qu’il pût se rendre notre langue familière, obstacle qui sera détaillé plus bas, cet homme avait au moins trente ans, que jamais sa mémoire n’avait été exercée par aucune étude, ni son esprit assujetti à aucun travail ; qu’à la vérité un Italien, un Anglais, un Allemand, pouvaient en un an jargonner passablement le français ; mais que ces étrangers avaient une grammaire pareille à la nôtre, des idées morales, physiques, politiques, sociales, les mêmes que les nôtres, et toutes exprimées par des mots dans leur langue comme elles le sont dans la langue française ; qu’ainsi ils n’avaient qu’une traduction à confier à leur mémoire exercée dès l’enfance. Le Taïtîen, au contraire, n’ayant que le petit nombre d’idées relatives d’une part à la société la plus simple et la plus bornée ; de l’autre, à des besoins réduits au plus petit nombre possible, aurait eu à créer, pour ainsi dire, dans un esprit aussi paresseux que son corps, un monde d’idées premières avant de pouvoir parvenir à leur adapter les mots de notre langue qui les expriment. Voilà peut-être ce que j’aurais pu répondre ; mais ce détail demandait quelques minutes, et j’ai presque toujours remarqué qu’accablé de questions comme je l’étais, quand je me disposais à y satisfaire les personnes qui m’en avaient honoré étaient déjà loin de moi. C’est qu’il est fort commun dans les capitales de trouver des gens qui questionnent, non en curieux qui veulent s’instruire, mais en juges qui s’apprêtent à prononcer : alors, qu’ils entendent la réponse ou ne l’entendent point, ils n’en prononcent pas moins.

» Cependant, quoique Aotourou estropiât à peine quelques mots de notre langue, tous les jours il sortait seul, il parcourait la ville, et jamais il ne s’est égaré. Souvent il faisait des emplettes, et presque jamais il n’a payé les choses au delà de leur valeur. Le seul de nos spectacles qui lui plût était l’opéra, car il aimait passionnément la danse. Il connaissait parfaitement les jours de ce spectacle ; il y allait seul, payait à la porte comme tout le monde, et sa place favorite était dans les corridors. Parmi le grand nombre des personnes qui ont désiré de le voir, il a toujours remarqué ceux qui lui ont fait du bien, et son cœur reconnaissant ne les oubliait pas. Il était particulièrement attaché à madame la duchesse de Choiseul, qui l’a comblé de bienfaits et surfout de marques d’intérêt et d’amitié, auxquelles il était infiniment plus sensible qu’aux présens. Aussi allait-il de lui même voir cette généreuse bienfaitrice toutes les fois qu’il savait qu’elle était à Paris.

» Il en est parti au mois de mars 1770, et il a été s’embarquer à la Rochelle sur le navire le Brisson, qui a dû le transporter à l’Île de France. Il a été confié, pendant cette traversée, aux soins d’un négociant qui s’est embarqué sur le même bâtiment, dont il est armateur en partie. Le ministère a ordonné au gouverneur et à l’intendant de l’Île de France de renvoyer de là Aotourou dans son île. J’ai donné un mémoire fort détaillé sur la route à faire pour s’y rendre, et trente-six mille francs (c’est le tiers de mon bien) pour armer le navire destiné a cette navigation. Madame la duchesse de Choiseul a porté l’humanité jusqu’à consacrer une somme d’argent pour transporter à Taïti un grand nombre d’outils de nécessité première, des graines, des bestiaux ; et le roi d’Espagne a daigné permettre que ce bâtiment, s’il était nécessaire, relâchât aux Philippines.

» J’ai reçu des nouvelles de l’arrivée d’Aotourou à l’Île de France, et je crois devoir insérer ici la copie d’une lettre de M. Poivre, écrite à ce sujet à M. Bertin, ministre d’état.

Extrait d’une lettre de M. Poivre, intendant des îles de France et de Bourbon, à M. Bertin, ministre d’état.
Au Port-Louis, Île de France, ce 3 novembre 1770.

« Monseigneur, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, en date du 15 mars dernier, au sujet de l’honnête Indien Poutavéry[2]. J’ai reconnu dans tout ce que vous me faites l’honneur de me dire de cet insulaire et des précautions à prendre pour le renvoyer convenablement dans sa patrie, toute la bonté de votre cœur, dont j’avais tant de preuves certaines.

» J’avais déjà reçu ici Poutavéry en 1768 : je l’y avais accueilli à la ville et à la campagne ; pendant tout son séjour dans cette île il avait eu le couvert chez moi : je lui ai rendu tous les services qui ont dépendu de moi ; il est parti d’ici mon ami, et il revenait dans cette île plein de sentimens d’amitié et de reconnaissance pour son Polary, car c’est ainsi qu’il me nomme. Vous ne sauriez croire à quel point cet homme naturel porte la mémoire des bienfaits et le sentiment de la reconnaissance.

» Pendant toute la traversée, sachant qu’il revenait à l’Île de France, il a toujours parlé à tous les officiers du vaisseau du plaisir qu’il aurait de revoir son ami Polary. Arrivé ici, on a voulu le conduire au gouvernement ; il ne l’a pas voulu : tout en mettant le pied à terre, il a couru par le chemin le plus court droit à ma maison ; il m’a fait toutes sortes de caresses à sa façon, et m’a tout de suite raconté tous les petits services que je lui avais rendus. Quand il a été question de se mettre à table, il a aussitôt montré son ancienne place à côté de moi, et a voulu la reprendre.

» Vous voyez que vous ne pouviez pas mieux vous adresser pour procurer à cet honnête homme naturel les secours dont il aura besoin ici, et le moyen de retourner commodément et convenablement dans sa patrie, l’île de Taïti. Je serais bien fâché qu’un autre que moi eût une commission aussi délicieuse à remplir. Soyez assuré que je ferai pour Poutavéry tout ce que je ferais pour mon propre fils. Cet Indien m’a singulièrement intéressé depuis le moment que j’ai su son histoire, et son honnêteté naturelle m’a fortement attaché à lui ; aussi me regarde-t-il comme son père, et ma maison comme la sienne.

» Poutavéry est arrivé ici le 23 octobre en très-bonne santé, fort aimé de tous ses compagnons de voyage, et très-content d’eux tous. J’ai chargé M. de La Malétie, subrécargue du navire sur lequel il a passé, de le loger avec lui et d’en avoir soin, parce que malheureusement je n’ai point de logement dans la maison que j’occupe, et je n’ai pour moi-même qu’une très-petite pièce très-incommode, qui me sert de cabinet.

» Poutavéry n’étant arrivé ici qu’à la fin d’octobre, dans un moment où nous avions tous nos bâtimens dehors, je le garderai jusqu’à la mi-septembre de l’année prochaine, temps auquel je le renverrai dans son pays. Le capitaine, les officiers et le bâtiment destinés à ce voyage seront de mon choix. Je lui donnerai pour lui, pour sa famille et pour les chefs taïtiens, des présens convenables. Je lui donnerai, outre les outils et instrumens en fer de toute espèce, des grains à semer, et surtout du riz, des bœufs et vaches, des cabris, enfin de tout ce qui me paraîtra, d’après ses rapports, devoir être utile aux bons Taïtiens, qui devront à la générosité française une partie de leur bien-être.

» Le bâtiment destiné pour Taïti fera sa route par le sud, et passera entre la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Zélande. C’est pourquoi je ne veux le faire partir que vers l’équinoxe de septembre de l’année prochaine, afin que nos navigateurs, forcés peut-être par les vents de s’élever beaucoup dans le sud, jouissent de toute la belle saison, qui, dans l’émisphère austral, commence à la fin de septembre ; alors les nuits sont plus courtes et les mers plus belles. »

« On m’a écrit depuis, de l’Île de France, une lettre datée du mois d’août 1771, dans laquelle on me mande qu’on y armait le bâtiment destiné à ramener Aotourou à Taïti. Puisse-t-il revoir enfin ses compatriotes[3] ! Je vais détailler ce que j’ai cru comprendre sur les mœurs de son pays dans mes conversations avec lui.

» J’ai déjà dit que les Taïtiens reconnaissent un être suprême qu’aucune image factice ne saurait représenter, et des divinités subalternes de deux métiers, comme dit Amyot, représentées par des figures de bois. Ils prient au lever et au coucher du soleil ; mais ils ont en détail un grand nombre de pratiques superstitieuses pour conjurer l’influence des mauvais génies. La comète, visible à Paris en 1769, et qu’Aotourou a fort bien remarquée, m’a donné lieu d’apprendre que les Taïtiens connaissent ces astres, qui ne reparaissent, m’a-t-il dit, qu’après un grand nombre de lunes. Ils nomment les comètes evetou eave, et n’attachent à leur apparition aucune idée sinistre. Il n’en est pas de même de ces espèces de météores qu’ici le peuple croit être des étoiles qui filent. Les Taïtiens, qui les nomment epao, les croient un génie malfaisant, eatoua toa. Au reste, les gens instruits de cette nation, sans être astronomes, comme l’ont prétendu nos gazettes, ont une nomenclature des constellations les plus remarquables ; ils en connaissent le mouvement diurne, et ils s’en servent pour diriger leur route en pleine mer d’une île à l’autre. Dans cette navigation, quelquefois de plus trois cents lieues, ils perdent toute vue de terre. Leur boussole est le cours du soleil pendant le jour, et la position des étoiles pendant les nuits, presque toujours belles entre les tropiques.

» Aotourou m’a parlé de plusieurs îles, les unes confédérées de Taïti, les autres toujours en guerre avec elle. Les îles amies sont Aimeo, Maoroua, Aca, Oamaïtia et Tapoua-Massou. Les ennemies sont Papara, Aiatea, Otaa, Toumaraa, Oopoa. Ces îles sont aussi grandes que Taïti. L’île de Pare, fort abondante en perles, est tantôt son alliée, tantôt son ennemie. Enouamatou et Toupai sont deux petites îles inhabitées, couvertes de fruits, de cochons, de volailles, abondantes en poisson et en tortues ; mais le peuple croit qu’elles sont la demeure des génies ; c’est leur domaine, et malheur aux bateaux que le hasard ou la curiosité conduit à ces îles sacrées ! Il en coûte la vie à presque tous ceux qui y abordent. Au reste, ces îles gisent à différentes distances de Taïti. Le plus grand éloignement dont Aotourou m’ait parlé est à quinze jours de marche. C’est sans doute à peu près à cette distance qu’il supposait être notre patrie, lorsqu’il s’est déterminé à nous suivie.

» J’ai dit plus haut que les habitans de Taïti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais ; la distinction des rangs est fort marquée à Taïti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie et de mort sur leurs esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple, qu’ils nomment tata-einou, hommes vils ; toujours est-il sûr que c’est dans cette classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices humains. La viande et le poisson sont réservés à la table des grands ; le peuple ne vit que de légumes et de fruits. Jusqu’à la manière de s’éclairer dans la nuit différencie les états, et l’espèce de bois qui brûle pour les gens considérables n’est pas la même que celle dont il est permis au peuple de se servir. Les rois seuls peuvent planter devant leurs maisons l’arbre que nous nommons le saule pleureur, ou l’arbre du grand seigneur. On sait qu’en courbant les branches de cet arbre et les plantant en terre, on donne à son ombre la direction et l’étendue qu’on désire ; à Taïti il est la salle à manger des rois.

Les seigneurs ont des livrées pour leurs valets ; suivant que la qualité des maîtres est plus ou moins élevée, les valets portent plus ou moins haut la pièce d’étoffe dont ils se ceignent. Cette ceinture prend immédiatement sous les bras aux valets des chefs ; elle ne couvre que les reins aux valets de la dernière classe des nobles. Les heures ordinaires des repas sont lorsque le soleil passe au méridien, et lorsqu’il est couché. Les hommes ne mangent point avec les femmes ; celles-ci seulement servent aux hommes les mets que les valets ont apprêtés.

À Taïti on porte régulièrement le deuil, qui se nomme eeva. Toute la nation porte le deuil de ses rois. Le deuil des pères est fort long. Les femmes portent celui des maris, sans que ceux-ci leur rendent la pareille. Les marques de deuil sont de porter sur la tête une coiffure de plumes dont la couleur est consacrée à la mort, et de se couvrir le visage d’un voile. Quand les gens en deuil sortent de leurs maisons, ils sont précédés de plusieurs esclaves qui battent des castagnettes d’une certaine manière ; leur son lugubre avertit tout le monde de se ranger, soit qu’on respecte la douleur des gens en deuil, soit qu’on craigne leur approche comme sinistre et malencontreuse. Au reste, il en est à Taïti comme partout ailleurs ; on y abuse des usages les plus respectables. Aotourou m’a dit que cet attirail du deuil était favorable aux rendez-vous, sans doute avec les femmes dont les maris sont peu complaisans. Cette claquette, dont le son respecté écarte tout le monde, ce voile qui cache le visage, assurent aux amans le secret et l’impunité.

» Dans les maladies un peu graves, tous les proches parens se rassemblent chez le malade. Ils y mangent et y couchent tant que le danger subsiste ; chacun le soigne et le veille à son tour. Ils ont aussi l’usage de saigner ; mais ce n’est ni au bras, ni au pied. Un taoua, c’est-à-dire, un médecin ou prêtre inférieur, frappe avec un bois tranchant sur le crâne du malade ; il ouvre par ce moyen la veine que nous nommons sagittale ; et lorsqu’il en a coulé suffisamment de sang, il ceint la tête d’un bandeau qui assujettit l’ouverture : le lendemain il lave la plaie avec de l’eau.

» Voilà ce que j’ai appris sur les usages de ce pays intéressant, tant sur les lieux mêmes que par mes conversations avec Aotourou. En arrivant dans cette île, nous remarquâmes que quelques-uns des mots prononcés par les insulaires se trouvaient dans le vocabulaire inséré à la suite du Voyage de Le Maire, sous le titre de Vocabulaire des îles des Cocos. Ces îles, en effet, selon l’estime de Le Maire et de Schouten, ne sauraient être fort éloignées de Taïti ; peut-être font-elles partie de celles que m’a nommées Aotourou. La langue de Taïti est douce, harmonieuse et facile à prononcer. Les mots n’en sont presque composés que de voyelles sans aspiration ; on n’y rencontre point de syllabes muettes, sourdes ou nasales, ni cette quantité de consonnes et d’articulations qui rendent certaines langues si difficiles. Aussi notre Taïtien ne pouvait-il parvenir à prononcer le français. Les mêmes causes qui font accuser notre langue d’être peu musicale la rendaient inaccessible à ses organes. On eût plutôt réussi à lui faire prononcer l’espagnol ou l’italien.

» M. Pereire, célèbre par son talent d’enseigner à parler et bien articuler aux sourds et muets de naissance, a examiné attentivement et plusieurs fois Aotourou, et a reconnu qu’il ne pouvait physiquement prononcer la plupart de nos consonnes, ni aucune de nos voyelles nasales.

» Au reste la langue de cette île est assez abondante ; j’en juge parce que, dans le cours du voyage, Aotourou a mis en strophes cadencées tout ce qui l’a frappé. C’est une espèce de récitatif obligé qu’il improvisait. Voilà ses annales, et il nous a paru que sa langue lui fournissait des expressions pour peindre une multitude d’objets tous nouveaux pour lui. D’ailleurs nous lui avons entendu chaque jour prononcer des mots que nous ne connaissions pas encore, et entre autres déclamer une longue prière, qu’il appelle la prière des rois, et de tous les mots qui la composent je n’en sais pas dix.

» J’ai appris d’Aotourou qu’environ huit mois avant notre arrivée dans son île un vaisseau anglais y avait abordé. C’est celui que commandait M. Wallis. Le même hasard qui nous a fait découvrir cette île y a conduit les Anglais pendant que nous étions à la rivière de la Plata. Ils y ont séjourné un mois, et, à l’exception d’une attaque que leur ont faite les insulaires, qui se flattaient d’enlever le vaisseau, tout s’est passé à l’amiable. Voilà sans doute d’où proviennent, et la connaissance du fer, que nous avons trouvée aux Taïtiens, et le nom d’aouri, qu’ils lui donnent ; nom assez semblable pour le son au mot anglais iron, fer, qui se prononce aïron. J’ignore maintenant si les Taïtiens, avec la connaissance du fer, doivent aussi aux Anglais celle des maux vénériens que nous y avons trouvés naturalisés.

» Les Anglais ont fait depuis un second voyage à Taïti. Ils y ont observé le passage de vénus le 4 juin 1769, et leur séjour dans cette île a été de trois mois. Je n’entrerai point dans le détail de ce qu’ils disent sur cette île et ses habitans. Je me contenterai d’observer que c’est faussement qu’ils avancent que nous y sommes toujours restés avec pavillon espagnol : nous n’avions aucune raison de cacher le nôtre ; c’est avec tout aussi peu de fondement qu’ils nous accusent d’avoir porté aux malheureux Taïtiens la maladie que nous pourrions peut-être plus justement soupçonner leur avoir été communiquée par l’équipage de M. Wallis. Les Anglais avaient emmené deux insulaires qui sont morts en chemin. »

Depuis son départ de Taïti, Bougainville reconnut beaucoup d’autres îles de la mer du Sud.

« On a vu combien la relâche à Taïti avait été mélangée de bien et de mal ; l’inquiétude et le danger avaîent accompagné nos pas jusqu’aux derniers instans ; mais ce pays était pour nous un ami que nous aimions avec ses défauts. Le 16 avril, à huit heures du matin, nous étions environ à dix lieues dans le nord-est de sa pointe septentrionale, et je pris de là mon point de départ. »

À dix heures on aperçut une terre sous le vent ; elle paraissait former trois îles ; à midi l’on reconnut que ce n’en était qu’une seule. Par-dessus cette nouvelle terre, on crut en voir une autre plus éloignée. Cette île est d’une hauteur médiocre, et couverte d’arbres ; on peut l’apercevoir en mer de huit ou dix lieues. Aotourou la nommait Oumaitia. Il fit entendre qu’elle était habitée par une nation amie de la sienne ; qu’il y avait été plusieurs fois, et que l’on y trouverait le même accueil et les mêmes rafraîchissemens qu’à Taïti.

Bougainville dirigea sa route à l’ouest de manière à ne pas rencontrer les îles pernicieuses que les désastres de Roggeween l’avertissaient de fuir. Pendant tout le reste du mois d’avril, il eut très-beau temps, mais peu de frais ; et le vent d’est prenait plus du nord que du sud.

Le 3 mai, presqu’à la pointe du jour, il découvrit une nouvelle terre. Dans la journée on essuya quelques grains, suivis de calme, de pluie, et de brises de l’ouest, telles que dans cette mer on en éprouve aux approches des moindres terres. Avant le coucher du soleil on reconnut trois îles, dont une beaucoup plus considérable que les deux autres. Au jour, on prolongea la côte orientale de la grande île ; ses côtes sont partout escarpées, et ce n’est, à proprement parler, qu’une montagne élevée, couverte d’arbres jusqu’au sommet, sans vallées ni plage. La mer brisait fortement le long de la rive. On y vit des feux, quelques cabanes couvertes de joncs, et terminées en pointe, construites à l’ombre des cocotiers, et une trentaine d’hommes qui couraient sur le bord de la mer. Les deux petites îles sont à une lieue de la grande, dans l’ouest-nord-ouest, situation qu’elles ont aussi entre elles. Un bras de mer peu large les sépare ; elles n’ont pas plus d’une demi-lieue chacune, et leur côte est également haute et escarpée. Le milieu de ces îles est par 14° 11′ sud et 170° 59′ à l’ouest de Paris.

» À midi je faisais route pour passer entre ces petites îles et la grande, dit Bougainville, lorsque la vue d’une pirogue, qui venait à nous, me fit mettre en panne pour l’attendre. Elle s’approcha à une portée de pistolet du vaisseau, sans vouloir l’accoster, malgré tous les signes d’amitié dont nous pouvions nous aviser, vis-à-vis de cinq hommes qui la conduisaient. Ils étaient nus, à l’exception des parties naturelles, et nous montraient des cocos et des racines. Notre Taïtien se tenait nu comme eux, et leur parla sa langue ; mais ils ne le comprirent pas. Ce n’est plus ici la même nation. Lassés de voir que, malgré l’envie qu’ils témoignaient de diverses bagatelles qu’on leur montrait, ils n’osaient approcher, je fis mettre à la mer le petit canot. Aussitôt qu’ils l’aperçurent, ils forcèrent de nage pour s’enfuir, et je ne voulus pas qu’on les poursuivît. Peu après on vit venir plusieurs autres pirogues, quelques-unes à la voile. Elles témoignèrent moins de méfiance que la première, et s’approchèrent assez pour rendre les échanges praticables ; mais aucun insulaire ne voulut monter à bord. Nous eûmes d’eux des ignames, des cocos, une poule d’eau d’un superbe plumage, et quelques morceaux d’une fort belle écaille. L’un d’eux avait un coq qu’il ne voulut jamais troquer. Ils échangèrent aussi des étoffes du même tissu, mais beaucoup moins belles que celles de Taïti, et teintes de vilaines couleurs rouges, brunes et noires ; des hameçons mal faits, avec des arêtes de poissons ; quelques nattes, et des lances longues de six pieds, d’un bois durci au feu. Ils ne voulurent point de fer ; ils préféraient de petits morceaux d’étoffe rouge aux clous, aux couteaux, et aux pendans d’oreilles qui avaient eu un succès si décidé à Taïti. Je ne crois pas ces hommes aussi doux que les Taïtiens : leur physionomie était plus sauvage ; et il fallait toujours être en garde contre les ruses qu’ils employaient pour tromper dans les échanges.

» Ces insulaires nous ont paru de stature médiocre, mais agiles et dispos. Ils ont la poitrine et les cuisses, jusqu’au-dessus du genou, peintes d’un bleu foncé ; leur couleur est bronzée. Nous en avons remarqué un beaucoup plus blanc que les autres. Ils se coupent ou s’arrachent la barbe ; un seul la portait un peu longue ; tous, en général, avaient les cheveux noirs et relevés sur la tête. Leurs pirogues sont faites avec assez d’art, et munies d’un balancier ; elles n’ont point l’avant ni l’arrière relevés, mais pontés ; et sur le milieu de ces ponts il y a une rangée de chevilles terminées en forme de gros clous, mais dont les têtes sont recouvertes de beaux limas d’une blancheur éclatante. La voile de leurs pirogues est composée de plusieurs nattes, et triangulaire. Ces pirogues nous ont suivis assez au large ; il en est même venu quelques-unes des deux petites îles, et dans l’une il y avait une femme vieille et laide. Aotourou a témoigné le plus grand mépris pour ces insulaires. »

Ayant trouvé un peu de calme lorsqu’il fut sous le vent de la petite île, Bougainville renonça à passer entre elle et les deux petites. À six heures du soir on découvrit du haut des mâts, dans l’ouest-sud-ouest, une nouvelle terre qui se présentait sous l’aspect de trois mondrains isolés. Le 5 au matin on reconnut que c’était une belle île ; elle est entrecoupée de montagnes et de vastes plaines couvertes de cocotiers, et d’une infinité d’autres arbres. On ne vit aucune apparence de mouillage le long de ses côtes occidentales et méridionales, sur lesquelles la mer se développait avec fureur. Un grand nombre de pirogues à la voile, semblables à celles des dernières îles, vinrent autour des navires, mais sans vouloir s’approcher ; une seule accosta l’Étoile. Les Indiens semblaient inviter par leurs signes à aller à terre ; mais les brisans en empêchaient. Quoique les deux vaisseaux fissent sept à huit milles par heure, ces pirogues tournaient autour d’eux avec la même aisance que s’ils eussent été à l’ancre.

Dès six heures du matin on aperçut une autre terre à l’ouest ; elle parut avoir au moins autant d’étendue et d’élévation que la première. Une brume épaisse empêcha de la reconnaître. Bougainville nomma archipel des Navigateurs cette suite d’îles dont la découverte lui est due ; il gît sous le quatorzième parallèle austral, et entre 171 et 172° de longitude à l’ouest de Paris.

Le 11 au matin on découvrit une île dont les deux parties élevées étaient jointes par une terre basse qui paraissait se courber en arc et former une baie ouverte au nord-est ; elle fut appelée l’Enfant perdu.

Les mauvais temps qui avaient commencé des le 6 continuèrent presque sans interruption jusqu’au 20, et pendant tout ce temps on fut persécuté par les calmes, la pluie et les vents d’ouest. « En général, dans cet océan, nommé Pacifique, observe Bougainville, l’approche des terres procure des orages, plus fréquens encore dans le décours de la lune. Lorsque le temps est par grains, avec de gros nuages fixes à l’horizon, c’est un indice presque sûr de quelques îles, et un avis de s’en méfier. On ne se figure pas avec quels soins et quelles inquiétudes on navigue dans ces mers inconnues, menacé de toutes parts de la rencontre inopinée de terres et d’écueils, inquiétudes plus vives encore dans les longues nuits de la zone torride. Il nous fallait cheminer à tâtons, changeant de route, lorsque l’horizon était trop noir devant nous. La disette d’eau, le défaut de vivres, la nécessité de profiter du vent, quand il daignait souffler, ne nous permettait pas de suivre les lenteurs d’une navigation prudente, et de passer en panne ou sur les bords le temps des ténèbres. »

Cependant le scorbut parut. Il ne restait plus de rafraîchissemens que pour les malades. Le 22, à l’aube du jour, on reconnut deux terres ; l’une fut nommée île de la Pentecôte, l’autre île Aurore. En avançant dans le nord, on aperçut une petite île, élevée en pain de sucre, qui fut appelée pic de l’Étoile. On rangea l’île Aurore à une lieue et demie de distance ; elle a au plus deux lieues de largeur. Ses côtes sont escarpées et couvertes de bois. À deux heures après midi on aperçut par-dessus ces îles des cimes de hautes montagnes à dix lieues environ au delà. Après avoir doublé l’île Aurore, on faisait route au sud-sud-ouest, lorsqu’au coucher du soleil une nouvelle côte élevée et très-étendue s’offrit encore aux regards à la distance de quinze à seize lieues. On côtoya celle-ci dans la matinée du 23 ; sa côte nord-ouest a au moins douze lieues d’étendue ; elle est haute, escarpée, et partout couverte de bois. Plusieurs pirogues se montraient le long de la terre, sans qu’aucune cherchât à approcher des frégates. On ne distinguait pas de cases, on voyait seulement beaucoup de fumée s’élever du milieu des bois, depuis le bord de la mer jusqu’au sommet des montagnes. On sonda plusieurs fois près du rivage, sans trouver de fond avec cinquante brasses de ligne.

La vue d’une côte où l’abordage paraissait commode détermina Bougainville à envoyer à terre pour y faire du bois dont il avait le plus grand besoin, prendre des connaissances du pays, et tâcher d’en tirer des rafraîchissemens pour les malades. Il fit donc partir trois bateaux armés, et se tint prêt à leur envoyer du secours, et à les soutenir de l’artillerie des vaisseaux, s’il était nécessaire. On les vit prendre terre sans que les insulaires parussent s’être opposés à leur débarquement. À une heure après midi, il s’embarqua avec quelques autres personnes dans une iole pour aller les rejoindre. Il trouva son monde occupé à couper du bois, que ceux du pays aidaient à porter aux canots. L’officier qui commandait la descente rapporta qu’à son arrivée une troupe nombreuse d’insulaires était venue le recevoir sur la plage l’arc et la flèche à la main, faisant signe qu’on n’abordât pas ; mais que quand, malgré leurs menaces, il avait ordonné de mettre à terre, ils s’étaient reculés à quelques pas ; qu’à mesure que son monde avançait, les insulaires se retiraient toujours dans l’attitude de faire partir leurs flèches sans vouloir se laisser approcher ; qu’ayant alors fait arrêter la troupe, et un officier s’étant avancé vers eux, ils avaient cessé de reculer lorsqu’ils avaient vu un homme seul ; des morceaux d’étoffe rouge qu’on leur distribua achevèrent d’établir une espèce de confiance. L’officier prit aussitôt poste à l’entrée du bois, mit ses travailleurs à abattre des arbres sous la protection de la troupe, et envoya un détachement chercher des fruits. Les insulaires se rapprochèrent insensiblement, et semblèrent annoncer des dispositions plus amicales. On eut même d’eux quelques fruits. Ils ne voulaient ni du fer ni des clous. Ils refusèrent aussi constamment de troquer leurs arcs et leurs massues ; seulement ils cédèrent quelques flèches. Au reste, ils étaient toujours restés en grand nombre autour des Français sans jamais quitter leurs armes ; ceux mêmes qui n’avaient point d’arcs tenaient des pierres prêtes à lancer. Ils avaient fait entendre qu’ils étaient en guerre avec les habitans d’un canton voisin du leur. Effectivement il s’en montra une troupe armée qui venait de la partie occidentale de l’île, s’avançant en bon ordre, et ceux-ci paraissaient disposés à les bien recevoir ; mais il n’y avait point eu d’attaque.

Bougainville, après être resté à terre jusqu’à ce que ses canots fussent chargés de fruits et de bois, se conforma à l’usage des navigateurs, en faisant enterrer au pied d’un arbre l’acte de prise de possession de ces îles, gravé sur une planche de chêne, puis se rembarqua. Ce départ dérangea sans doute le projet des insulaires, qui n’avaient pas encore tout disposé pour attaquer les Français. En les voyant s’éloigner, ils s’avancèrent sur le bord de la mer et leur lancèrent une grêle de pierres et de flèches. Quelques coups de fusil tirés en l’air ne suffirent pas pour s’en débarrasser ; plusieurs même s’avancèrent dans l’eau pour ajuster les Français de plus près. Une décharge mieux nourrie ralentit aussitôt leur attaque. Ils s’enfuirent dans les bois avec de grands cris. Un matelot fut légèrement blessé d’une pierre.

Ces insulaires sont de deux couleurs, noirs et mulâtres. Leurs lèvres sont épaisses, leurs cheveux cotonnés, quelques-uns même ont la laine jaune. Ils sont petits, vilains, mal faits, et la plupart rongés de lèpre, circonstance qui fit nommer leur île île des Lépreux. Il parut peu de femmes, et elles n’étaient pas moins dégoûtantes que les hommes. Ils sont nus ; à peine se couvrent-ils d’une natte les parties naturelles ; les femmes ont aussi des écharpes pour porter les enfans sur le dos. On vit quelques-uns des tissus qui les composent, sur lesquels étaient de fort jolis dessins faits avec une belle teinture cramoisie. On remarqua qu’aucun d’eux n’avait de barbe ; ils se percent les narines pour y pendre quelque ornement ; ils portent au bras, en forme de bracelets, une dent de babiroussa, ou un grand anneau d’une matière que l’on crut de l’ivoire, et au cou des plaques d’écaille de tortue. Ils firent entendre qu’elles étaient communes sur leur rivage.

Leurs armes sont l’arc et la flèche, des massues de bois de fer, et des pierres qu’ils lancent sans fronde. Les flèches sont des roseaux armés d’une longue pointe d’os très-aiguë. Quelques-unes de ces pointes sont carrées et garnies sur les arêtes de petites pointes couchées en arrière, qui empêchent de pouvoir retirer la flèche de la plaie. Ils ont encore des sabres de bois de fer. On ne vit leurs pirogues que de loin ; elles parurent bien faites, et voilées comme celles des îles des Navigateurs.

La plage où l’on avait abordé présentait une très-petite étendue. À vingt pas du bord de la mer on trouve le pied d’une montagne dont la pente, quoique très-rapide, est couverte de bois. Le terrain est très-léger et a peu de profondeur ; aussi les fruits, quoique de même espèce qu’à Taïti, sont-ils moins beaux et d’une moins bonne qualité. On rencontre beaucoup de routes tracées dans le bois, et des espaces enclos par des palissades de trois pieds de haut. On n’aperçut d’autres cases que cinq ou six petites huttes dans lesquelles on ne pouvait entrer qu’en se traînant sur le ventre. Ces hommes semblent fort misérables. Le Taïtien n’entendait absolument aucun mot de leur langue.

En courant au sud-ouest on découvrit des terres dans toute la partie de l’ouest. Bougainville fit voile de ce côté, et bientôt en aperçut dans tous les points de l’horizon. Il semblait que l’on était enfermé dans un grand golfe ; plusieurs endroits offraient l’apparence de passages ou de grands enfoncemens. Un entre autres présentait dans l’ouest une ouverture considérable. Quelques pirogues traversaient d’une terre à l’autre. Les relèvemens que l’on fit le 26, au lever du soleil, apprirent que les courans avaient entraîné les vaisseaux dans le sud plusieurs milles au delà de leur estime. L’île de la Pentecôte se montrait séparée des terres du sud-ouest ; mais la séparation était étroite. On découvrait plusieurs autres coupures à cette côte, mais sans pouvoir distinguer le nombre des îles de l’archipel dont on était environné. Bougainville fit courir au nord-ouest le long d’une belle côte couverte d’arbres, sur laquelle il paraissait de grands espaces de terrain qui semblaient cultivés. Le coup d’œil annonçait un pays riche ; les croupes de quelques montagnes pelées et de couleur rouge en de certains endroits semblaient même indiquer que leurs entrailles renfermaient des minéraux. La route que l’on suivait conduisait à ce grand enfoncement aperçu précédemment dans l’ouest. À midi on était au milieu, et on y observa la latitude australe de 15° 4′. L’ouverture en est de cinq à six lieues. Quelques hommes se montrèrent à la côte du sud, et d’autres approchèrent des navires dans une pirogue ; mais dès qu’ils en furent à une portée de mousquet, ils cessèrent de s’avancer malgré les invitations qu’on leur fit ; ces hommes étaient noirs.

On rangea la côte septentrionale à trois quarts de lieue de distance ; elle est peu élevée et couverte d’arbres. Une multitude de nègres se faisaient voir sur le rivage ; il s’en détacha même quelques pirogues qui n’eurent pas plus de confiance que celle qui avait vogué de la côte opposée. Après avoir longé celle-ci l’espace de deux à trois lieues, on vit un grand enfoncement qui parut former une belle baie, à l’ouvert de laquelle étaient deux gros îlots. Bougainville envoya sur-le-champ ses canots armés pour la reconnaître, et pendant ce temps resta sur les bords à une et deux lieues de terre, sondant souvent sans trouver le fond, avec une ligne de deux cents brasses.

Sur les cinq heures il entendit une salve de mousqueterie qui lui causa beaucoup d’inquiétude ; elle sortait d’un des canots qui, malgré ses ordres, s’était séparé des autres, et se trouvait mal à propos dans le cas d’être attaqué par les insulaires, ayant vogué tout-à-fait à terre. Deux flèches qui lui furent tirées servirent de prétexte à sa première décharge. Ensuite il longea la côte, faisant un feu très-vif de sa mousqueterie et de ses espingoles, tant à terre que sur trois pirogues qui passèrent à portée et lui décochèrent aussi quelques flèches. Une pointe avancée dérobait alors la vue du canot, et son feu continuel donna lieu d’appréhender qu’il ne fut attaqué par une armée de pirogues. Bougainville allait envoyer la chaloupe à son secours, lorsqu’il le vit doubler seul cette pointe qui l’avait caché. Les nègres poussaient des cris affreux dans les bois, où ils s’étaient tous jetés, et dans lesquels on entendait battre leur tambour. « Je fis aussitôt à ce canot le signal de ralliement, dit Bougainville, et je pris des mesures pour que nous ne fussions plus déshonorés par un pareil abus de la supériorité de nos forces. »

Cette côte forme la partie méridionale de la grande île où Quiros avait séjourné pendant un mois, et qu’il avait nommée Terre australe du Saint-Esprit. La grande baie et le port de Véra-Cruz sont situés à la partie septentrionale de cette même île.

» Les canots de la Boudeuse, continue Bougainville, reconnurent que cette côte que nous avions crue continue, est un amas d’îles qui se croisent, en sorte que la baie n’est que la rencontre de plusieurs des canaux qui les séparent. Cependant ils y trouvèrent un assez bon fond de sable sur quarante, trente et vingt brasses d’eau ; mais son inégalité continuelle rendait ce mouillage peu sûr, pour nous surtout qui n’avions plus d’ancres à hasarder. Il fallait d’ailleurs y ancrer à une grande demi-lieue de la côte ; plus près, le fond était de roches. Ainsi les vaisseaux n’auraient pu protéger les canots ; et le pays est si couvert, qu’il eût fallu toujours avoir les armes à la main pour mettre les travailleurs à l’abri des surprises. On ne devait pas se flatter que les naturels oubliassent le mal qu’on venait de leur faire, et consentissent à échanger des rafraîchissemens. On remarqua ici les mêmes productions que sur l’île des Lépreux. Les habitans y étaient aussi de la même espèce, presque tous noirs, nus, à l’exception des parties naturelles, portant les mêmes ornemens en colliers et en bracelets, et se servant des mêmes armes. »

On reconnut le 27 que les terres couraient au nord et s’étendaient à perte de vue, terres d’une élévation extraordinaire, et qui présentaient au-dessus des nuages une chaîne suivie de montagnes. Le temps fut sombre et par grains avec de la pluie par intervalles. Plusieurs fois le jour on crut voir la terre en avant, terre de brume qui s’évanouissait dans les éclaircis. Le 29 au matin on ne vit plus de terre. Bougainville nomma ces terres qu’il venait de découvrir l’archipel des grandes Cyclades ; mais ce nom ne doit pas remplacer celui qui avait été donné par Quiros. Ce dernier a été avec raison conservé par les géographes.

Bougainville raconte à cette occasion une chose qui vaut la peine d’être offerte au . lecteur. « Tandis que nous étions entre les grandes Cyclades, quelques affaires m’avaient appelé à bord de l’Étoile, et j’eus occasion d’y vérifier un fait assez singulier. Depuis quelque temps il courait un bruit dans les deux navires que le domestique de M. de Commerson, nommé Baré, était une femme. Sa structure, le son de sa voix, son menton sans barbe, son attention scrupuleuse à ne jamais changer de linge ni faire ses nécessités devant qui que ce fût, plusieurs autres indices avaient fait naître et accréditaient ce soupçon. Cependant comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous avions vu suivre son maître dans toutes les herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glacés du détroit de Magellan, et porter même dans ces marches pénibles les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avaient mérité le nom de béte de somme ? Il fallait qu’une scène qui se passa à Taïti changeât le soupçon en certitude. M. de Commerson y descendit pour herboriser : à peine Baré, qui le suivait avec les cahiers sous son bras, eut mis pied à terre, que les Taïtiens l’entourent, crient que c’est une femme, et veulent lui faire les honneurs de l’île. L’officier qui était de garde à terre fut obligé de venir à son secours et de l’escorter jusqu’au canot. Depuis ce temps il était difficile que les matelots n’alarmassent pas quelquefois sa pudeur. Quand je fus à bord de l’Étoile, Baré, les yeux baignés de larmes, m’avoua qu’elle était fille ; elle me dit qu’à Rochefort elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement ; qu’elle avait déjà servi comme laquais un Genevois à Paris ; que, née en Bourgogne, la perte d’un procès l’avait réduite dans la misère, et lui avait fait prendre le parti de déguiser son sexe ; qu’au reste elle savait en s’embarquant qu’il s’agissait de faire le tour du monde, et que ce voyage avait piqué sa curiosité. Elle sera la première, et je lui dois la justice qu’elle s’est toujours conduite à bord avec la plus scrupuleuse sagesse. Elle n’est ni laide ni jolie, et n’a pas plus de vingt-six pu vingt-sept ans. Il faut convenir que, si les deux vaisseaux eussent fait naufrage sur quelque île déserte de ce vaste océan, la chance eût été fort singulière pour Baré. »

Reprenons la suite du voyage. Depuis le 29 mai que Bougainville avait cessé de voir la Terre du Saint-Esprit, ou les grandes Cyclades, il cinglait à l’ouest entre le quinzième et le seizième parallèle, lorsque, dans la nuit du 4 au 5 de juin, à la faveur de la lune, il aperçut dans le sud, à une demi-lieue de distance, des brisans et une côte de sable très-basse. Il prit ses amures sur le bord opposé, et au point du jour, il se remit en route pour venir reconnaître la terre, dont la prudence l’avait obligé de s’éloigner pendant la nuit. C’était un petit îlot de sable qui s’élevait à peine au-dessus de l’eau. Ce peu de hauteur le rend un écueil fort dangereux pour des vaisseaux qui font route de nuit ou par un temps de brume. Il est si ras, qu’à deux lieues de distance, avec un horizon fort net, on ne le voit que du haut des mâts. Il est couvert d’oiseaux ; il fut nommé la Batture de Diane. Son gisement est par 15° 41′ sud, et 148° 59′ à l’est de Paris.

Dans la journée du 5 on crut, à quatre heures après-midi, apercevoir la terre et des brisans dans l’ouest ; on se trompait, et l’on continua d’y courir jusqu’à huit heures du soir. On passa le reste de la nuit, partie en panne, partie à courir de petits bords ; et au point du jour on reprit la route, toutes voiles dehors. Depuis vingt-quatre heures il passait le long des bâtimens beaucoup de morceaux de bois et des fruits que l’on ne connaissait pas ; la mer était aussi entièrement tombée, malgré les grands vents du sud-est ; et ces circonstances réunies faisaient penser à Bougainville qu’il avait de la terre dans le sud-est à peu de distance. On vit aussi dans ces parages une espèce singulière de poissons volans. Ils sont noirs, à ailes rouges ; ils paraissent avoir quatre ailes au lieu de deux, et leur grosseur est un peu au-dessus de la grandeur commune de ces poissons.

Le 6 une batture qui se montra environ à trois quarts de lieue de l’avant avertit qu’il était temps de changer la route que l’on poursuivait toujours à l’ouest. Cette batture avait au moins une demi-lieue d’étendue. Quelques-uns crurent même voir une terre basse dans le sud-ouest des brisans. Bougainville fit gouverner au nord jusqu’à quatre heures, et alors il remit encore le cap à l’ouest : ce ne devait pas être pour long-temps. À cinq heures les vigies aperçurent de nouveaux brisans dans la région du nord-ouest, à peu près à une demi-lieue de distance. On les approcha davantage pour les mieux reconnaître : on les vit s’étendre du nord-nord-est au sud-sud-ouest plus de deux milles, et on n’en apercevait pas la fin. La mer brisait avec fureur sur ces écueils, et quelques têtes de rochers s’élevaient sur l’eau de distance en distance.

D’après tous les indices que Bougainville apercevait depuis trois jours, il jugea qu’il devait être peu distant de quelque grande terre, et que même il devait lui en rester dans le sud-est. Il avait en effet dépassé d’environ quatre degrés le méridien de la côte orientale de la Nouvelle-Hollande, et la Nouvelle-Calédonie, découverte plus tard par Cook, lui restait dans le sud-est.

Dans cette position, la prudence commandait d’éviter une terre qui ne promettait aucune ressource en vivres, et de laquelle on ne pouvait se relever qu’en luttant contre les vents régnans. Il n’avait plus de pain que pour deux mois, des légumes pour quarante jours ; la viande salée était en plus grande quantité, mais elle infectait : on lui préférait les rats qu’on pouvait prendre. Il se décida donc à gouverner au nord-est, et abandonna le projet de pousser plus loin à l’ouest, entre le quinzième et le seizième parallèle. On navigua trois jours à cette route, et on courut environ cent lieues sans voir aucune terre ; mais le 10, au point du jour, on en découvrit une qui s’étendait de l’est jusqu’au nord-ouest.

« Long-temps avant le lever de l’aurore, dit Bougainville, une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage de cette terre, qui nous offrait un grand golfe ouvert au sud-est. J’ai vu peu de pays dont le coup d’œil fût plus beau : un terrain bas, partagé en plaines et en bosquets, régnait sur le bord de la mer, et s’élevait en amphithéâtre jusqu’aux montagnes, dont la cime se perdait dans les nues. On en distinguait trois étages, et la chaîne la plus élevée était à plus de vingt-cinq lieues dans l’intérieur du pays. Le triste état où nous étions réduits ne nous permettait, ni de sacrifier quelque temps à la visite de ce magnifique pays, que tout annonçait être riche et fertile, ni de chercher en faisant route à l’ouest un passage au sud de la Nouvelle-Guinée, qui nous frayât par le golfe de la Carpentarie une route nouvelle et courte aux îles Moluques. Rien n’était, à la vérité, plus problématique que l’existence de ce passage ; on croyait même avoir vu la terre s’étendre dans le sud-ouest. Il fallait tâcher de sortir au plus tôt, et par le chemin qui semblait ouvert, de ce golfe dans lequel nous étions engagés beaucoup plus même que nous ne le croyions d’abord. C’est où nous attendait le vent de sud-est pour mettre notre patience aux dernières épreuves. Le golfe dans le fond duquel on était attéri fut nommé cul-de-sac de l’Orangerie (10° sud, 147° 5′ est).

» Toute la journée du 10 le calme nous laissa à la merci d’une lame sud-est qui nous jetait à terre. Nous n’étions pas à plus de trois quarts de lieue d’une petite île basse, à la pointe orientale de laquelle est attachée une batture qui se prolonge à deux ou trois lieues dans l’ouest. Le 11 après midi on était parvenu à s’éloigner de la côte d’environ quatre lieues. À deux lieues de distance la mer y est sans fond. Plusieurs pirogues voguaient le long de la terre, sur laquelle il y eut toujours de grands feux allumés. Il y a ici de la tortue ; nous en trouvâmes les débris d’une dans le ventre d’un requin. »

On éprouva des vents contraires et violens jusqu’au 16, et on fut constamment enveloppé d’une brume des plus épaisses. Le 16 au matin on aperçut la terre depuis le nord jusqu’au nord-est un quart est. On louvoya pour la doubler, le vent continuant à souffler de la partie de l’est-sud-est.

Le 17, au lever du soleil, la terre ne se montra point ; mais à neuf heures et demie on aperçut une petite île dans le nord-est, à cinq ou six lieues de distance, et une autre terre dans le nord-nord-ouest, à environ neuf lieues. Peu de temps après on découvrit dans le nord-est, à quatre ou cinq lieues, une autre petite île que sa ressemblance avec Oueffant fît appeler de ce nom. On continua la bordée au nord-est, espérant doubler toutes les terres, lorsque onze heures on en découvrit une nouvelle, à peu près du côté vers lequel on se dirigeait, et des brisans qui paraissaient venir joindre Oueffant. Dans le nord-ouest de ces îles on voyait une autre chaîne de brisans qui s’allongeait à une demi-lieue. La première île semblait être aussi entre deux chaînes de brisans.

« Tous les navigateurs qui sont venus dans ces parages, continue Bougainville, avaient toujours redouté de tomber dans le sud de la Nouvelle-Guinée, et d’y trouver un golfe correspondant à celui de la Carpentarie, d’où il leur fût ensuite difficile de se relever. En conséquence, ils ont tous gagné de bonne heure la latitude de la Nouvelle-Bretagne, sur laquelle ils allaient attérir. Tous ont suivi les mêmes traces ; nous en ouvrions de nouvelles, et il fallait payer l’honneur d’une première découverte. Malheureusement le plus cruel de nos ennemis était à bord, la faim. Je fus obligé de faire une réduction considérable sur la ration de pain et de légumes. Il fallut aussi défendre de manger le cuir dont on enveloppe les vergues, et les autres vieux cuirs, cet aliment pouvant donner de funestes indigestions. Il nous restait une chèvre, compagne fidèle de nos aventures depuis notre sortie des îles Malouines, où nous l’avions prise. Chaque jour elle donnait un peu de lait. Les estomacs affamés, dans un instant d’humeur, la condamnèrent à mourir. Je n’ai pu que la plaindre ; et le boucher qui la nourrissait depuis si long-temps a arrosé de ses larmes la victime qu’il immolait à notre faim. Un jeune chien pris dans le détroit de Magellan eut le même sort peu de temps après. »

On ne vit point de terre dans la matinée du 18, et on se livrait à l’espoir d’avoir doublé les îlots et les brisans qu’on avait vus les jours précédens ; mais, à une heure après midi, on découvrit une ile dans le nord-est, et bientôt neuf ou dix autres se firent voir à la suite de la première. Il y en avait jusque dans l’est-nord-est, et derrière ces îles une terre plus élevée s’étendait dans le nord-est, environ à dix lieues de distance : on louvoya toute la nuit. Le jour suivant donna le même spectacle d’une double plaine de terres, courant à peu près est et ouest ; savoir : au sud, une suite d’îlots joints par des récifs à fleur d’eau, dans le nord desquels s’étendaient des terres plus élevées. Les terres que l’on découvrit le 20 parurent prendre moins du sud et ne plus courir que sur l’est-sud-est. » C’était, s’écrie Bougainville, un amendement à notre position. »

On courut des bordées au large pour s’élever, et on ne revit la terre que le 25 au lever du soleil, depuis le nord jusqu’au nord-nord-est. Ce n’était plus une terre basse ; on apercevait au contraire une terre extrêmement haute, et qui paraissait se terminer par un gros cap : il était vraisemblable qu’elle courait ensuite au nord. On gouverna tout le jour au nord-est sans voir de terre plus à l’est que le cap, que l’on doubla avec une satisfaction difficile à peindre. Le 26, comme on ne vit plus de terre au vent, et le cap étant beaucoup sous le vent, on put enfin reprendre la route au nord-nord-est. « Nous appelâmes ce cap, après lequel nous avions si long-temps aspiré, le cap de la Délivrance, et le golfe dont il fait la pointe orientale, le golfe de la Louisiade. C’est une terre que nous avions bien acquis le droit de nommer. (Cap de la Délivrance, 11° 45′ sud, 152° 15′ est.)

« Nous avons imaginé plusieurs fois, pendant les jours de tribulation passés dans le golfe de la Louisiade, qu’il pouvait y avoir au fond de ce golfe un détroit qui nous aurait ouvert un passage fort court dans la mer des Moluques ; mais, dans la situation où nous nous trouvions relativement aux vivres et à la santé des équipages, nous ne pouvions courir les hasards de la recherche. En effet, s’il n’eût pas existé, nous étions perdus sans ressource. Cependant le passage existe, et les Anglais ont trouvé, en 1770, ce détroit qui sépare la Nouvelle-Hollande de la Nouvelle-Guinée ; mais ils ont éprouvé comme nous que la navigation dans ces parages est hérissée de difficultés, et ils ont été au moment d’y perdre leur vaisseau. Nous avons été environ à quarante lieues de l’embouchure orientale de ce détroit. »

Bougainville, après avoir doublé le cap de la Délivrance de la terre de la Louisiade, dirigea sa route dans le nord-ouest ; il avait couru soixante lieues dans cette direction, et était parvenu à environ de latitude sud, lorsque, le 28 au matin, il fit la découverte d’une terre dans le nord-ouest, à huit ou dix lieues de distance. On ne tarda pas à reconnaître que c’étaient deux îles ; une autre côte longue et élevée se fit apercevoir en même temps de l’est-sud-est à l’est-nord-est. Celle-ci courait vers le nord, et à mesure que l’on avançait dans le nord-est, on la voyait se prolonger davantage et tourner au nord-nord-ouest. On découvrit cependant un espace où la côte était interrompue, soit que ce fût un canal ou l’ouverture d’une grande baie ; car on crut distinguer des terres dans le fond. Le 29 au matin, la côte que l’on avait à l’est continuait à s’étendre vers le nord-est sans que de ce côté l’horizon fut borné. Bougainville voulut s’en approcher pour la prolonger ensuite et chercher un mouillage. Quand on eut trouvé fond, on porta sur une anse qui paraissait commode, mais le calme survint. Le 30, dès la pointe du jour, les canots furent envoyés avec un détachement pour visiter plusieurs anses où le fond trouvé au large faisait espérer qu’on trouverait un mouillage.

» Vers dix heures, dit Bougainville, une douzaine de pirogues de différentes grandeurs vint assez près du vaisseau, sans toutefois vouloir l’accoster. Il y avait vingt-deux hommes dans la plus grande, dans les moyennes huit à dix, deux ou trois dans les plus petites. Ces pirogues paraissaient bien faites ; elles ont l’avant et l’arrière relevés ; ce sont les premières vues dans ces mers sans balancier. Ces insulaires sont aussi noirs que les nègres d’Afrique. Ils ont les cheveux crépus, mais longs ; quelques-uns de couleur rousse. Ils portent des bracelets et des plaques au front et sur le cou : j’ignore de quelle matière ; elle m’a paru blanche. Ils sont armés d’arcs et de sagayes. Ils faisaient de grands cris, et il parut que leurs dispositions n’étaient pas pacifiques.

» L’officier qui avait commandé les canots rapporta qu’il avait trouvé presque partout un bon fond pour mouiller sur une profondeur de onze à trente brasses, fond vaseux, mais en pleine côte. Il n’avait pas découvert de rivière. Il n’avait vu qu’un seul ruisseau dans toute l’étendue qu’on avait parcourue. La côte ouverte est presque inabordable ; la vague y brise partout : les montagnes viennent se terminer au bord de la mer, et le sol est entièrement couvert de bois. On vit dans de petites anses quelques cabanes ; mais elles parurent en petit nombre : les insulaires habitent la montagne. Le petit canot fut suivi pendant quelque temps par trois ou quatre pirogues qui semblaient vouloir l’attaquer : un insulaire se leva même plusieurs fois pour lancer une sagaye, mais il ne le fit pas ; et le canot revint à bord sans guerroyer. »

Une forte marée, qui venait du nord et portait dans le sud-est, donna l’espérance qu’on trouverait un passage dans la partie où l’on n’apercevait point de terre, mais où l’horizon était embrumé.

Le 1er. juillet, à dix heures du matin, le vent permit de faire route sur l’ouverture qui semblait annoncer une mer libre. On donna dans un détroit formé par les terres de l’est qu’on avait suivies jusqu’alors, et celles de l’ouest qu’on voyait se prolonger dans le nord-ouest. Sa largeur est de quatre à cinq lieues.

Une marée très-forte forme au milieu de ce passage un raz qui le traverse, et qui fait élever et briser la mer comme s’il y avait des rochers à fleur d’eau. Il fut nommé Raz Denis, du nom du maître d’équipage. L’Étoile, qui le traversa deux heures après la Boudeuse, et plus dans l’ouest, s’y trouva sur cinq brasses d’eau, fond de roches. La mer était alors si mauvaise, qu’on fut contraint de fermer les écoutilles ; on trouva à la sonde quarante-quatre brasses, fond de sable, gravier, coquilles et corail.

« La côte de l’est commençait ici à s’abaisser et à tourner au nord. Nous y aperçûmes, étant à peu près au milieu du passage, une jolie baie, dont l’apparence promettait un bon mouillage. Il faisait presque calme ; la marée, dont le cours était alors au nord-ouest, la fit dépasser dans un instant. On tint aussitôt le vent, dans l’intention de la visiter ; un déluge de pluie qui déroba la vue de la terre et du soleil força de différer les recherches. »

À une heure après midi, on envoya les canots armés pour la reconnaître et la sonder. Le temps était très-beau, mais très-calme ; les vaisseaux faillirent être entraînés par des courans rapides, sur des récifs et des basses.

Comme les canots étaient occupés à sonder dans la baie où ils trouvèrent un bon mouillage, ils virent tout d’un coup paraître à l’entrée dix pirogues, sur lesquelles il y avait environ cent cinquante hommes armés d’arcs, de lances et de boucliers ; elles sortaient d’une anse qui renferme une petite rivière, dont les bords sont couverts de cabanes. Ces pirogues s’avancèrent en bon ordre, voguant sur les canots à force de rames ; et lorsqu’elles s’en jugèrent assez près, elles se séparèrent fort lestement en deux bandes pour les envelopper. Les Indiens alors poussèrent des cris affreux, et, saisissant leurs lances, ils commencèrent une attaque qui devait leur paraître un jeu contre une poignée d’hommes. On fit sur eux une première décharge qui ne les arrêta point. Ils continuèrent à lancer leurs flèches et leurs sagayes, se couvrant de leurs boucliers qu’ils croyaient une arme défensive. Une seconde décharge les mit en fuite : plusieurs se jetèrent à la mer pour gagner la terre à la nage. On leur prit deux pirogues : elles sont fort longues, bien travaillées ; l’avant et l’arrière sont extrêmement relevés, ce qui sert d’abri contre les flèches, en présentant le bout. Sur le devant d’une de ces pirogues, on voyait une tête d’homme sculptée : les yeux étaient de nacre, les oreilles d’écaille de tortue, la figure ressemblait à un masque garni d’une longue barbe ; les lèvres étaient teintes d’un rouge éclatant. On trouva dans leurs pirogues des arcs, des flèches en grand nombre, des lances, des boucliers, des cocos, et plusieurs autres fruits dont on ne connaissait pas l’espèce ; de l’arec, des feuilles de bétel, de la chaux, divers petits meubles à l’usage de ces Indiens ; des filets à mailles très-fines, artistement tissus, et une mâchoire d’homme à demi grillée.

Ces insulaires sont noirs, et ont les cheveux crépus, qu’ils teignent en blanc, en jaune et en rouge. Leur audace à attaquer les Français, l’usage de porter des armes offensives et défensives, leur adresse à s’en servir, prouvent qu’ils sont prèsque toujours en état de guerre. Au reste, Bougainville avait observé dans le cours du voyage, qu’en général les hommes nègres sont beaucoup plus méchans que ceux dont la couleur approche de la blanche. Ceux-ci sont nus, à l’exception d’une bande de natte qui leur couvre les parties naturelles. Leurs boucliers sont d’une forme ovale, faits de joncs tournés les uns au-dessus des autres, et parfaitement bien liés. Ils doivent être impénétrables aux flèches. On nomma la rivière et l’anse d’où étaient sortis ces braves insulaires, la rivière des Guerriers ; l’île entière et la baie, île et baie Choiseul. Une presqu’île, au nord de la baie, est presque entièrement couverte de cocotiers.

Les vaisseaux firent route dans le détroit qui s’ouvrait devant elles. Quand on fut hors du passage, on découvrit dans l’ouest une côte longue et montueuse, dont les sommets se perdaient dans les nues. Le 2 juillet au soir on voyait encore les terres de l’île Choiseul, mais le 3 au matin on ne vit plus que la nouvelle côte qu’on avait découverte la veille, dont la hauteur était surprenante, et qui courait au nord-ouest. Sa partie la plus septentrionale paraissait alors terminée par une pointe qui s’abaissait insensiblement, et formait un cap remarquable. On lui donna le nom de cap l’Averdi. Il est situé par 5° 32′ sud, et 152° 30′ est.

Les géographes ont avec justice nommé détroit de Bougainville le passage que ce navigateur venait de découvrir, et dont le milieu est par 6° 50′ sud, et 143° 45′ est. On a de même appelé île de Bougainville la terre haute terminée au nord par le cap l’Averdi. Elle est séparée, par le détroit, de l’archipel des îles de Salomon de Mendaña, dont l’île Choiseul fait partie.

Le 4, les premiers rayons du jour firent voir de nouvelles terres, plus occidentales et plus septentrionales que le cap l’Averdi ; on découvrait un vaste espace vide, qui devait former un passage ou un grand golfe. On apercevait par-delà cette ouverture, mais dans un grand éloignement, quelques mondrains, ou sommets de terres hautes. On distinguait aussi derrière la nouvelle côte une autre côte plus élevée, ayant le même gisement, ce qui fit juger que cette nouvelle terre était une île.

« L’après-midi trois pirogues s’en détachèrent, et vinrent reconnaître les vaisseaux : chacune était montée de cinq ou six nègres. Elles s’arrêtèrent à une portée de fusil ; et ce ne fut qu’après y avoir passé près d’une heure que les invitations réitérées les déterminèrent enfin à s’approcher davantage. Quelques bagatelles qu’on leur jeta attachées sur des morceaux de planches achevèrent de leur donner un peu de confiance : ils accostèrent la frégate en montrant des cocos et criant bouca, bouca, onellé. Ils répétaient sans cesse ces mots, que l’on criait ensuite comme eux, ce qui parut leur faire plaisir. Ils ne restèrent pas long-temps le long du vaisseau ; ils firent signe qu’ils allaient chercher des cocos. On applaudit à leur dessein ; mais à peine furent-ils éloignés à vingt pas, qu’un de ces hommes perfides tira une flèche qui n’atteignit heureusement personne. Ils fuirent à force de rames ; nous étions trop forts pour les punir.

» Ces nègres sont entièrement nus. Ils ont les cheveux crépus et courts, les oreilles percées et fort allongées. Plusieurs avaient la laine peinte en rouge, et des taches blanches en différens endroits du corps. Il paraît qu’ils mâchent du bétel, puisque leurs dents sont rouges. Nous ayons vu que les habîtans de l’île Choiseul en font aussi usage ; car on trouva dans leurs pirogues de petits sacs où il y avait des feuilles, avec de l’arec et de la chaux. On a eu de ceux-ci des arcs longs de six pieds, et les flèches armées d’un bois fort dur. Leurs pirogues sont plus petites que celles de l’anse des Guerriers, et nous fûmes surpris de ne trouver aucune ressemblance dans leur construction. Ces dernières ont l’avant et l’arrière peu relevés ; elles sont sans balancier, mais assez larges pour que deux hommes y nagent en couple. Cette île, que nous avons appelée Bouka, paraît extrêmement peuplée, si l’on en juge par la quantité de cases dont elle est couverte et par les apparences de culture que nous y avons aperçues. Une belle plaine à mi-côte, toute plantée de cocotiers et d’autres arbres, nous offrit la plus agréable perspective, et je désirais fort trouver un mouillage sur cette côte ; mais le vent contraire et un courant rapide qui portait dans le nord-ouest nous en éloignaient visiblement. » (Pointe la plus septentrionale de l’île, 5° 7′ sud, 152° 12′ est.)

Pendant la nuit on tint le plus près, et le lendemain au matin l’île Bouka était déjà loin dans l’est et le sud-est. La veille au soir on avait aperçu du haut des mâts une petite île dans le nord-ouest. Au reste, dit Bougainville, nous ne pouvions être loin de la Nouvelle-Bretagne, et c’est par-là que nous comptions trouver une relâche.

Le 5, après midi, on eut connaissance de deux petites îles dans le nord et le nord-nord-ouest, à dix ou douze lieues de distance, et presque dans le même instant, d’une autre plus considérable entre le nord-ouest et l’ouest. Cette dernière terre n’était qu’à sept lieues de distance ; la côte était élevée et paraissait renfermer plusieurs baies. Comme on n’avait ni eau ni bois, et que les maladies empiraient, on résolut de s’arrêter ici, et l’on fit route pour pouvoir y aborder le lendemain.

Le 6 on mouilla dans une baie à l’ouest, et tout près de la pointe méridionale de la grande terre que l’on avait découverte la veille. Cette baie fut nommée baie de Praslin ; elle appartient à la Nouvelle-Irlande. C’est la même où Carteret avait mouillé le 28 avril 1767, et à laquelle il avait donné le nom de -havre de Gower.

Le 7, on envoya à terre toutes les pièces à l’eau, on y dressa des tentes, et on commença à faire l’eau, le bois, les lessives, toutes choses de première nécessité. Ce canton étant inhabité, on ne pouvait désirer un lieu plus commode pour faire les diverses opérations dont les vaisseaux avaient le plus pressant besoin, et pour laisser errer à leur fantaisie les malades dans les bois. La relâche avait aussi ses inconvéniens : on n’y découvrit ni cocotiers ni bananiers.

Il n’y avait pas long-temps que les naturels étaient venus en cet endroit ; car on trouva des figues bananes encore fraîches dans des cabanes, sur les bords d’une petite rivière éloignée d’un tiers de lieue du camp, et, tout auprès, une pirogue comme en dépôt. On voyait à côté les débris de plusieurs feux, de gros coquillages calcinés et des carcasses de têtes d’animaux que Commerson reconnut pour des têtes de sangliers. Un matelot, cherchant un jour des coquillages, trouva enterrée dans le sable une plaque de plomb sur laquelle on lisait des restes de mots anglais, qui attestaient le séjour d’un vaisseau de l’état. On y voyait encore les traces des clous qui avaient servi à attacher l’inscription, qui paraissait un peu ancienne. Les sauvages avaient sans doute arraché la plaque et l’avaient mise en morceaux.

On reconnut ensuite l’arbre auquel cette inscription avait été clouée. D’autres arbres sciés ou abattus à coups de hache, firent connaître le lieu où les Anglais avaient relâché ; et des indices manifestes donnèrent lieu de conclure qu’ils ne l’avaient pas quitté depuis plus de quatre mois. Bougainville se trompait, mais de peu de chose, sur l’époque véritable du séjour des Anglais en ce lieu : d’un autre côté, il rencontra juste en supposant que c’était le bâtiment de Carteret qui l’avait devancé en ce lieu.

Les recherches pour fournir des rafraîchissemens aux malades et une nourriture solide aux hommes qui se portaient bien furent infructueuses. La pêche était absolument ingrate, et on ne trouva dans les bois que quelques lataniers et des choux palmistes en petit nombre, encore fallait-il les disputer à des fourmis énormes, dont les essaims innombrables forcèrent d’abandonner plusieurs de ces arbres déjà abattus. On vit quelques sangliers ; on n’en put tuer aucun. On avait en abondance de l’eau : on se procura quelques pigeons de la plus grande beauté.

Tout le pays est montagneux ; le sol y est très-léger : à peine la roche est-elle recouverte. Cependant les arbres y sont de la plus grande élévation, et l’on y voit plusieurs espèces de très-beau bois. On y trouve le bétel, l’aréquier, le beau jonc des Indes, le poivrier. Le pays est, en général, peu riche pour la botanique. Au reste, aucune trace n’annonçait qu’il fût habité à demeure. Les naturels doivent y passer de temps en temps : l’on rencontrait fréquemment sur le bord de la mer des endroits où ils s’étaient arrêtés. On les reconnaissait aux traces de leurs repas.

On tuait journellement des serpens, des scorpions et des insectes singuliers. On trouvait un grand nombre de coquilles, dont plusieurs étaient fort belles. On rencontra dans un même endroit dix de celles qui portent le nom de marteaux, ce qui fit nommer île de Marteaux celle que Carteret avait appelée île Wallis.

Cependant la situation des vaisseaux empirait à chaque instant : la nécessité de quitter ce séjour devenait indispensable. Quoique le temps fût très-mauvais, il fallait appareiller. On avait avisé au moyen de débouquer par une nouvelle passe, lorsque, par un bonheur inespéré, le temps permit de partir le 24 juillet.

Bougainville soupçonnait que le port qu’il venait de quitter appartenait à la Nouvelle-Bretagne reconnue par Dampier ; mais il ne savait pas que Carteret avait découvert un détroit qui séparait cette terre de la Nouvelle-Irlande ; de sorte qu’en côtoyant cette dernière, en faisant route au nord-est, il en parle toujours sous le nom de Nouvelle-Bretagne. Il l’eut constamment en vue jusqu’au 3 août.

On eut le 29 juillet la visite de quelques pirogues montées par des nègres qui ressemblaient à ceux que l’on avait déjà vus. Ils invitaient par signes à aller à terre, et montraient une espèce de pain ; on les engageait à monter à bord ; mais ces invitations, et le don de quelques morceaux d’étoffes jetés à la mer, ne leur inspirèrent pas la confiance d’accoster les vaisseaux. Ils ramassèrent ce qu’on avait jeté ; et, pour remercîment, l’un d’eux, avec une fronde, lança une pierre à bord de la Boudeuse. « Nous ne voulûmes pas leur rendre le mal pour le mal, dit Bougainville, et ils se retirèrent en frappant tous ensemble sur leurs canots avec de grands cris. Ils poussèrent sans doute les hostilités à bord de l’Étoile ; car nous en vîmes tirer plusieurs coups de fusil qui les mirent en fuite.

» Le lendemain, il en vint un plus grand nombre, qui ne firent aucune difficulté d’accoster le bâtiment. Celui de leurs conducteurs qui paraissait être le chef portait un bâton long de deux ou trois pieds, peint en rouge, avec une pomme à chaque bout. Il l’éleva sur sa tête avec ses deux mains, en nous approchant, et il demeura quelque temps dans cette attitude. Tous ces nègres semblaient avoir fait une grande toilette ; les uns avaient la laine peinte en rouge, d’autres portaient des aigrettes de plume sur la tête, d’autres des pendans d’oreilles de certaines graines, ou de grandes plaques blanches et rondes pendues au cou ; quelques-uns avaient des anneaux passés dans les cartilages du nez ; mais une parure assez générale à tous était des bracelets faits avec la bouche d’une coquille sciée. Nous voulûmes lier commerce avec eux, pour les engager à nous apporter quelques rafraîchissemens. Leur mauvaise foi nous fit bientôt voir que nous n’y réussirions pas. Ils tâchaient de saisir ce qu’on leur proposait, et ne voulaient rien rendre en échange. À peine put-on tirer d’eux quelques racines d’ignames : on se lassa de leur donner, et ils se retirèrent. Deux canots voguaient vers la frégate : à l’entrée de la nuit, une fusée que l’on tira pour quelque signal, les fit fuir précipitamment.

» Au reste il sembla que les visites qu’ils nous avaient rendues ces deux derniers jours n’avaient été que pour nous reconnaître et concerter un plan d’attaque ; car le 31, dès la pointe du jour, un essaim de pirogues sortit de terre : une partie passa par notre travers sans s’arrêter, et toutes dirigèrent leur marche sur l’Étoile, que sans doute ils avaient observé être le plus petit des deux bâtimens, et se tenir derrière. Les nègres firent leur attaque à coups de pierres et de flèches. Le combat fut court. Une fusillade déconcerta leurs projets ; plusieurs se jetèrent à la mer, et quelque pirogues furent abandonnées. Depuis ce moment nous cessâmes d’en voir. »

Cependant la disette avait continué à faire des progrès. Quoiqu’elle fût parvenue au dernier période, personne ne se laissait abattre, et la patience à souffrir fut supérieure aux positions les plus critiques. Les officiers donnaient l'exemple, et jamais les matelots ne cessèrent de danser le soir, dans la disette comme dans le temps de la plus grande abondance.

Le 4 août on reconnut distinctement les deux îles nommées par Dampier île Mathias et île Orageuse. Les marées cessèrent de porter sur le sud et sur l’est, ce qui annonçait que l’on avait passé la pointe nommée par les Hollandais cap Salomaswer. On n’était plus alors qu’à 41′ au sud de la ligne.

Le 8 on reconnut une île plate, longue d’environ trois lieues, couverte d’arbres, et partagée en plusieurs divisions, liées ensemble par des battures et des bancs de sable. Le grand nombre de huttes que l’on vit sur le bord de la mer fit juger que l’île était fort peuplée ; elles étaient hautes, presque carrées, et bien couvertes : on croyait revoir les maisons de Taïti. Beaucoup de pirogues étaient occupées à la pêche autour de l’île ; aucune ne se dérangea. On nomma cette terre île des Anachorètes.

Le soir et le lendemain on découvrit des îles basses ; la plupart ne sont que des îlots ras et couverts de bois. On nomma ce groupe l’Échiquier. La nuit et le calme ayant pris les vaisseaux dans ces parages, on fut jusqu’au jour dans des alarmes continuelles d’être jeté sur la côte par les courans. Le 11 on aperçut la côte de la Nouvelle-Guinée. On avançait peu ; les courans éloignaient des terres. Quand on put en approcher et y envoyer les canots, on n’y rencontra aucun arbre qui portât des fruits propres à la nourriture de l’homme.

Le 25, au lever du jour, on se trouva entouré de terres. Toutes les îles et les îlots qui enfermaient les frégates étaient fort escarpés, de hauteur médiocre, et couverts d’arbres ; ils ne paraissaient pas habités. Enfin on trouva un passage au sud-ouest ; il fut nommé passage des Français. Le milieu est situé par 15′ sud, et 128° 30′ à l’est de Paris.

On était entré dans l’archipel des Moluques. Le 31 août on vit la côte de Céram, et le soir l’île de Bourou, où les Hollandais ont un petit comptoir.

« Ce ne fut pas, dit Bougainville, sans d’excessifs mouvemens de joie que nous découvrîmes, à la pointe du jour, l’entrée du golfe de Cajeli : c’est où les Hollandais ont leur établissement. C’était le terme où devaient finir nos plus grandes misères. Le scorbut avait fait parmi nous de cruels ravages depuis le Port-Praslin ; personne ne pouvait s’en dire exempt, et la moitié de nos équipages était hors d’état de faire aucun travail. Huit jours de plus passés à la mer eussent assurément coûté la vie à un plus grand nombre, et la santé à presque tous. Les vivres qui nous restaient étaient si pouris et d’une odeur si cadavéreuse, que les momens les plus durs de nos tristes journées étaient ceux où la cloche avertissait de prendre ces alimens dégoûtans et malsains. Combien cette situation embellissait encore à nos yeux le charmant aspect des côtes de Bourou ! Dès le milieu de la nuit, une odeur agréable, exhalée des plantes aromatiques dont les îles Moluques sont couvertes, s’était fait sentir plusieurs lieues en mer, et avait semblé l’avant-coureur qui nous annonçait la fin de nos maux. L’aspect d’un bourg assez grand, situé au fond du golfe, celui de vaisseaux à l’ancre, la vue de bestiaux errans dans les prairies qui environnent le bourg, causèrent des transports que j’ai partagés sans doute, et que je ne saurais dépeindre. »

À peine avait-on jeté l’ancre, que deux soldats hollandais, dont l’un parlait français, vinrent demander de la part du résident les motifs de l’arrivée des frégates dans un port dont elles ne devaient pas ignorer que l’entrée n’est permise qu’aux bâtimens de la compagnie hollandaise. Après quelques explications qui eurent lieu de la manière la plus amicale entre un officier français et le résident, celui-ci pria Bougainville de lui donner une déclaration des motifs de sa relâche, afin qu’elle put le justifier envers le gouverneur d’Amboine, qui lui avait expressément enjoint par écrit de ne recevoir dans son port aucun bâtiment étranger. Bougainville satisfit avec empressement à une demande si juste, et dès ce moment il n’y eut plus de difficulté.

Henri Ouman, résident à Bourou, se conduisit envers les Français avec une franchise et une générosité que Bougainville sut reconnaître par les éloges qu’il lui a donnés dans sa relation. Les vivres frais et l’air sain de Bourou procurèrent aux malades un amendement sensible. Le séjour à terre, quoiqu’il ne fut que de six jours, les mit dans le cas de se guérir à bord. Le 6 septembre on avait embarqué le riz, les bestiaux, et tous les autres rafraîchissemens ; la fin de la mousson de l’est pressait de partir pour Batavia, et le soir on fit voile.

On passa par le détroit de Bouton, ensuite par celui de Saleyer, et le 38 septembre on mouilla sur la rade de Batavia. Bougainville appareilla seul de ce port le 19 octobre ; et, après avoir touché à l’île de France et au cap de Bonne-Espérance, il mouilla, le 4 février 1769, dans l’anse du nord-ouest de l’île de l’Ascension. L’après-midi on lui apporta la bouteille qui renferme le papier sur lequel s’inscrivent ordinairement les vaisseaux de toutes les nations qui relâchent à cette île. Cette bouteille se dépose dans la cavité d’un rocher où elle est également à l’abri des vagues et de la pluie. Bougainville y trouva écrit le Swallow, vaisseau anglais, commandé par Carteret, qu’il désirait rejoindre, parce qu’il avait appris son départ du Cap. Il inscrivit la Boudeuse, et renvoya la bouteille.

Le 26 février on rejoignit le Swallow. Bougainville offrit à Carteret tous les services qu’on peut se rendre à la mer. Le capitaine anglais n’avait besoin de rien ; « mais, sur ce qu’il me dit, ajoute Bougainville, qu’on lui avait remis au Cap des lettres pour la France, j’envoyai les chercher à son bord. Il me fit présent d’une flèche qu’il avait eue dans une des îles rencontrées dans son voyage autour du monde ; voyage qu’il fut bien loin de nous soupçonner d’avoir fait. » On voit que Bougainville ne se doutait pas de l’indiscrétion qui fut commise par un matelot de son équipage, et qui instruisit Carteret de la vérité, ainsi qu’on l’a vu à la fin du voyage de ce dernier.

Le 16 mars 1769 Bougainville entra dans le port de Saint-Malo, après un voyage de deux ans et quatre mois, pendant lesquels il n’avait perdu que sept hommes. L’Étoile rentra en France le 14 avril suivant, n’ayant perdu que deux hommes.

Ainsi se termina le premier voyage que les Français aient fait autour du monde ; voyage qui a honoré le navigateur qui l’entreprit, et qui nous a donné des droits à la découverte d’un grand nombre d’îles inconnues. Bougainville a, comme on l’a vu plus haut, reconnu et nommé l’archipel Dangereux, découvert l’archipel des Navigateurs, retrouvé la terre du Saint-Esprit de Quiros, découvert la Louisiade, ainsi que l’île et le détroit qui portent son nom. « Cette campagne, qui place Bougainville au rang des premiers navigateurs, dit un homme profondément versé dans la science nautique, ne fait pas moins d’honneur à son humanité ; les soins qu’il prit de ses équipages prévinrent les maladies contagieuses. Dans ses communications avec les sauvages, il parvint facilement à se concilier leur amitié, et il usa des plus grands ménagemens lorsqu’il s’agit de réprimer leurs excès. Trente ans après son départ de l’île de Bourou, les Français de l’expédition du contre-amiral d’Entrecasteaux y virent deux vieillards qui l’avaient connu, et qui ne purent s’empêcher de verser des larmes d’attendrissement en entendant prononcer son nom. Bougainville commanda avec la plus grande distinction des vaisseaux de ligne pendant la guerre d’Amérique. Il se retira après avoir servi sa patrie avec éclat pendant plus de quarante ans. La carrière des sciences devint son asile sur la fin de sa vie. Élu à l’Institut, dans la section de géographie, en 1796, et ensuite nommé membre du bureau des longitudes, il n’a pas cessé de participer aux travaux de ces deux sociétés savantes, et y a toujours joui de la considération que donne le savoir, quand il est joint à de grands services rendus à la patrie, Bougainville fut sénateur lors de la création de ce premier corps de l’état. Il se faisait encore remarquer au milieu des hommes de tous les âges, par sa gaieté et cet enjouement qui ne l’a jamais abandonné. Sa taille était au-dessus de la médiocre, son maintien noble, ses manières aisées ; sa santé robuste avait résisté aux plus rudes épreuves. Il est mort à Paris, le 31 août 1811, dans sa quatre-vingt-deuxième année, sans avoir eu d’infirmités, après dix jours d’une maladie violente[4]. »

  1. On m’a souvent demandé et on me demande tous les jours pourquoi, emmenant un habitant d’une île ou les hommes sont en général très-beaux, j’en ai choisi un vilain. J’ai répondu, et je réponds ici une fois pour toutes, que je n’ai point choisi : l’insulaire venu en France avec moi s’est embarqué sur mon vaisseau de sa propre volonté, je dirai presque contre la mienne. Assurément j’aurais regardé comme un crime d’enlever un homme à sa patrie, à sa patrie, à ses pénates, à tout ce qui faisait son existence, quand bien même j’aurais imaginé que la France l’adopterait et qu’il n’y resterait à pas à ma charge. (Note de Bougainville.)
  2. Nom qu’on avait donné à Aotourou.
  3. On verra dans le Chapitre suivant ce qu’est devenu Aotourou.
  4. Article de Bougainville, dans la Biographie moderne, par M. de Rossel, membre de l’académie des sciences et du bureau des longitudes.