Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XV/Troisième partie/Livre IV/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Origine des incas ; mœurs des Péruviens modernes et des créoles.

Ce qu’il y a de plus obscur dans l’histoire du Pérou, c’est l’origine et la chronologie des incas. Ulloa veut qu’on s’en prenne moins à l’ignorance des peuples du pays, à qui l’art d’écrire était inconnu, et qui n’y suppléaient que par les nœuds dont on a déjà parlé, qu’au préjugé fort adroitement établi par le premier inca, qui se donna pour fils du soleil. Cette fable, reçue aveuglément par tous ses sujets, adoptée et confirmée par ses successeurs, fit perdre toute autre idée des anciens temps, sans soupçons d’erreur, et sans intérêt à chercher la vérité. Tous les historiens conviennent, en effet, que l’origine des incas est fabuleuse ; mais ils ne s’accordent point sur la fable inventée par le premier inca pour s’assurer du respect de ses peuples et les gouverner avec plus d’empire. Leur barbarie différait peu de celle des bêtes féroces. La plupart n’avaient aucun sentiment de loi naturelle, et vivaient sans société, sans religion, ou livrés à la plus ridicule idolâtrie.

Suivant Garcilasso, le premier inca passait pour fils du soleil. Son père, touché du triste état de cette contrée, l’envoya, lui et sa sœur pour en civiliser les habitans, leur donner des lois, leur apprendre à cultiver la terre et à se nourrir des fruits de leur travail, enfin pour établir dans le pays la religion et le culte du soleil leur père, et pour lui faire offrir des sacrifices. Dans cette vue, le frère et la sœur furent déposés sur les bords du lac de Titicaca, éloigné de Cusco d’environ quatre-vingts lieues. Le soleil leur avait donné un lingot d’or d’une demi-aune de long et de deux doigts d’épaisseur, avec ordre de diriger leur route à leur gré, de jeter dans les lieux où ils s’arrêteraient le lingot à terre, et d’établir leur demeure où ils le verraient s’enfoncer. Il y avait joint les lois qui leur devaient servir à gouverner les peuples dont ils pourraient s’attirer la confiance et la soumission. Le frère et la sœur, qui étaient liés aussi par le mariage, prirent leur chemin vers le nord jusqu’au pied d’une montagne au sud de Cusco, nommée Huanacauri ; ils y jetèrent à terre le lingot d’or, qui, s’étant enfoncé, disparut tout d’un coup à leurs yeux ; ce qui leur fit comprendre que c’était le lieu où le soleil leur père avait fixé leur demeure. Ensuite, s’étant séparés pour inviter tout le monde à venir jouir sous leurs lois d’un honneur qui lui était inconnu, l’un continua sa route vers le septentrion, et l’autre prit la sienne vers le midi. Les premiers hommes auxquels ils s’adressèrent, touchés de la douceur de leurs discours et de leurs offres avantageuses, les suivirent en foule à la montagne d’Huanacauri, où l’inca bâtit la ville de Cusco. Ses nouveaux sujets, charmés de la vie douce et paisible qu’il leur fit mener, se répandirent de toutes parts pour informer d’autres peuples de leur bonheur. Il se forma plusieurs peuplades, dont les plus considérables n’excédaient pas alors le nombre de cent maisons. L’empire de ce monarque s’étendait vers l’orient depuis Cusco jusqu’au fleuve de Paucartambo ; vers l’occident, jusqu’à la rivière d’Apurimac, c’est-à-dire environ huit lieues ; et vers le sud, neuf lieues jusqu’à Quequesama.

On ignore combien il s’était écoulé de temps depuis la fondation du nouvel empire jusqu’à l’arrivée des Espagnols. Il n’était resté aux Péruviens qu’une mémoire confuse de cette première époque ; et leurs quipos, ou les nœuds qu’ils faisaient à des fils pour conserver le souvenir des actions mémorables, n’ont donné là-dessus aucune lumière. Garcilasso juge qu’il s’était passé quatre cents ans entre ces deux événemens.

Quelque jugement qu’on veuille porter d’une si fabuleuse tradition, on doit admirer l’adresse du premier inca et de sa femme à tirer tant d’hommes de leur abrutissement. Cette entreprise demandait un génie supérieur au caractère des Américains. On a déjà dit que ce premier fondateur se nommait Manco Inca, et sa sœur ou sa femme, Mama Oello. Le mot Inca a deux significations différentes : proprement, il signifie seigneur, roi ou empereur, et, par extension, il signifie aussi descendant du sang royal. Dans la suite, les sujets s’étant multipliés, et le goût de la société n’ayant fait qu’augmenter sous un gouvernement policé, on ajouta le surnom de capac à celui d’inca. Capac signifie riche en vertu, en talens, en pouvoir.

À mesure qu’il attirait de nouveaux sujets, et qu’il les accoutumait à vivre en société, Manco Capac leur enseignait ce qui pouvait les rendre capables de contribuer au bien commun, surtout l’agriculture et l’art de conduire les eaux dans les terres pour les rendre fertiles en les arrosant. Il établit dans chaque bourgade un grenier public, pour y mettre en réserve les denrées du canton, qu’il faisait distribuer aux habitans, suivant leurs besoins, en attendant que l’empire fût assez bien organisé pour établir une juste répartition des terres. Il obligea tous ses sujets à se vêtir, et inventa un habillement décent. Mama Oello enseigna aux femmes l’art de filer la laine et d’en faire des tissus. Chaque habitation eut son seigneur pour la gouverner sous le titre de curaca, et ces charges étaient la récompense du zèle et de la fidélité.

Les lois que Manco Capac fit recevoir au nom du soleil étaient conformes aux simples inspirations de la nature. La principale ordonnait à tous les sujets de l’empire de s’aimer les uns les autres, et portait des peines proportionnées aux délits. L’homicide, le vol et l’adultère étaient punis de mort. La polygamie fut défendue ; et le sage législateur voulut que chacun se mariât dans sa famille, pour éviter le mélange des lignées. Il ordonna aussi que les hommes ne se marieraient point avant l’âge de vingt ans, pour être en état de gouverner leur famille et de pourvoir à sa subsistance. Tout fut réglé, jusqu’à la forme des mariages. L’inca faisait assembler dans son palais, chaque année, ou de deux en deux ans, tout ce qu’il y avait de filles et de garçons nubiles de son sang ; il les appelait par leurs noms, et, prenant la main de l’époux et de l’épouse, il leur faisait se donner mutuellement leur foi aux yeux de toute sa cour. Le lendemain, des ministres nommés à cet effet allaient marier avec la même cérémonie tous les jeunes gens nubiles de Cusco ; et cet exemple était suivi dans toutes les bourgades par les curacas.

Manco établit le culte du soleil, comme la source apparente de tous les biens naturels. Il fit ériger à cet astre un temple, auquel il joignit une espèce de monastère pour les vierges consacrées à son service, qui devaient être toutes du sang royal.

Après avoir vu croître heureusement son empire, se sentant affaibli par l’âge et près de sa fin, il fit assembler la nombreuse postérité qu’il avait eue de son épouse et de ses mamaconas, les grands de sa cour et tous les curacas des provinces. Dans un long discours, il leur déclara que le soleil son père l’appelait à une meilleure vie ; il les exhorta de sa part à l’observation des lois, en les assurant que le soleil ne voulait point qu’on y fît le moindre changement ; enfin il mourut pleuré de tous ses peuples, qui le regardaient non-seulement comme leur père, mais comme un être divin. Dans cette idée, ils instituèrent des sacrifices en son honneur, et son culte fit bientôt une partie de leur religion. On comptait treize incas depuis Manco jusqu’à Huascar ; mais la durée de leur règne est incertaine.

Les voyageurs récens représentent les habitans naturels de l’ancien empire du Pérou si différens aujourd’hui de ce qu’ils étaient au temps de la conquête, qu’on a peine à concilier les peintures modernes avec celles des premières relations. Les écrivains des derniers temps s’étonnent eux-mêmes de se trouver pour ainsi dire en contradiction avec les anciens : « Je ne sais que penser, dit Ulloa, en voyant les choses si changées ; d’un côté, j’aperçois des débris de monumens, des restes de superbes édifices et d’autres ouvrages magnifiques, qui signalent l’intelligence, la civilisation, l’industrie des Péruviens, et qui ne permettent pas à ma raison de douter des témoignages historiques : de l’autre, je vois une nation grossière, plongée dans les plus profondes ténèbres de l’ignorance, et peu éloignée de cette barbarie qui rend les sauvages à peu près semblables aux bêtes féroces ; de sorte que le témoignage de mes yeux me fait presque douter de ce que j’ai lu. Comment concevoir qu’une nation assez sage pour avoir fait des lois équitables, et formé un gouvernement aussi régulier que celui sous lequel elle vivait, ne conserve plus aucune marque du fonds d’intelligence et de capacité sans lequel il est évident qu’elle n’a pu régler avec tant de sagesse toute l’économie de la vie civile ? » Il n’y a sans doute qu’une réponse à faire à cette question ; c’est que ces malheureux peuples ont été abrutis par la tyrannie de leurs nouveaux maîtres. Un philosophe tel que don Ulloa devait trouver cette solution ; mais peut-être un Espagnol n’a pas osé l’écrire.

Les Péruviens actuels ont l’air si imbécilles, qu’on croirait pouvoir à peine les placer au-dessus des brutes ; quelquefois même ils semblent dépourvus de l’instinct naturel. Cependant il n’y a pas de peuple au monde qui ait plus de facilité à comprendre, ni une malice plus réfléchie. Il faut conclure de ce contraste que leurs facultés naturelles, qui semblent engourdies par l’esclavage et le malheur, se réveilleraient, si on les mettait en action.

Leur indifférence est extrême pour toutes les choses du monde ; rien n’altère la tranquillité impassible de leur âme. Ils sont également insensibles à la prospérité et aux revers. Quoiqu’à demi nus, ils paraissent aussi contens que l’Espagnol le plus somptueux dans son habillement ; et, loin d’envier un habit riche qu’on offre à leurs yeux, ils n’ambitionnent pas même d’allonger un peu celui qu’ils portent. L’or, l’argent et tout ce qu’on nomme richesse, n’a pas le moindre attrait pour un Péruvien. L’autorité, les dignités excitent si peu son ambition, qu’il reçoit avec la même indifférence l’emploi d’alcade et celui de bourreau, sans marquer de satisfaction ni de mécontentement si on lui ôte l’un pour lui donner l’autre : aussi n’y a-t-il point d’emplois auxquels ils attachent plus ou moins d’honneur. Dans leur repas, ils ne souhaitent jamais que ce qui est nécessaire pour les rassasier ; leurs mets grossiers leur plaisent autant que les plus exquis. Plus un aliment est simple, plus il est conforme à leur goût naturel. Rien ne peut les émouvoir ni changer leur naturel. L’intérêt a si peu de pouvoir sur eux, qu’ils refusent de rendre un petit service lorsqu’on leur offre une grosse récompense. La crainte et le respect ne les touchent pas plus : humeur d’autant plus singulière que rien ne peut la fléchir, et qu’on ne connaît aucun moyen de les tirer d’une indifférence par laquelle ils semblent défier l’esprit le plus éclairé, soit de leur faire abandonner cette profonde ignorance qui met la plus haute prudence en défaut, soit de les corriger d’une négligence qui rend inutiles tous les efforts et les soins de leurs guides.

Ils sont fort lents et mettent beaucoup de temps à faire tout ce qu’ils entreprennent. De là le proverbe du pays, pour tous les ouvrages qui demandent du temps et de la patience : c’est un ouvrage de Péruvien. Dans leurs fabriques de tapis, de rideaux, de couvertures de lits et d’autres étoffes, toute leur industrie consiste à prendre chaque fil l’un après l’autre, à les compter chaque fois, enfin à faire passer la trame ; et pour fabriquer une pièce de ces étoffes, ils emploient ainsi deux ans, et plus. On avoue que, si l’on prenait la peine de leur enseigner les méthodes qui abrègent leur travail, ils ont une facilité pour l’imitation qui leur ferait faire de grands progrès.

À la lenteur se joint la paresse, vice enraciné par une si longue habitude, que ni leur propre intérêt ni celui de leurs maîtres ne peuvent les porter volontairement au moindre effort pour le vaincre. S’ils ont des besoins indispensables, ils en laissent tout le soin à leurs femmes. Ce sont elles qui filent, qui font les chemisettes et les caleçons, unique vêtement des hommes ; la femme prépare la nourriture, tandis que le mari, accroupi à la manière des singes, l’encourage par ses regards. Il boit dans l’intervalle sans se donner le moindre mouvement, jusqu’à ce que la faim le presse, ou que l’envie lui prenne de visiter ses amis. L’unique travail qu’il fasse pour sa famille est de labourer une petite portion de terre qui forme ce qu’ils nomment leur chacatite ; mais ce sont encore les femmes et les enfans qui l’ensemencent, et qui ajoutent tout ce qui est nécessaire à la culture. Lorsqu’il est une fois nonchalamment accroupi, rien n’est capable de lui faire quitter cette posture. Qu’un voyageur s’égare, comme il arrive souvent dans le Pérou, et qu’il s’avance vers une cabane pour s’informer du chemin, le Péruvien se cache, fait répondre par sa femme qu’il n’est pas au logis, et se prive d’une réale, prix ordinaire du service qu’on lui demande, plutôt que d’interrompre son oisiveté. Si le voyageur quitte son cheval pour entrer dans la cabane, il ne lui est pas aisé d’en trouver le maître, parce que ces misérables édifices ne reçoivent de lumière que par une très-petite porte, et qu’en venant du grand jour on n’y distingue point les objets ; mais il lui serait inutile de découvrir l’Américain ; car les prières, les offres ni les promesses ne peuvent l’engager à sortir. Il en est de même de toutes les occupations qu’on leur propose, et qu’ils ont la liberté de refuser. Quant à celles qui leur sont prescrites par leurs maîtres, et pour lesquelles ils sont payés, il ne suffit par de leur dire ce qu’ils ont à faire, on est forcé d’avoir continuellement les yeux sur eux. Si l’on tourne un moment le dos, ils s’arrêtent jusqu’au retour de celui dont ils craignent la présence. La seule chose qu’ils ne refusent jamais est de prendre part aux danses et aux fêtes : mais il faut que ces divertissemens soient accompagnés du plaisir de boire, qui fait leur bonheur : c’est par-là qu’ils commencent la journée et qu’ils la finissent. Ils ne cessent de boire qu’après avoir perdu l’usage de leurs sens dans l’ivresse. La chicha, espèce de boisson faite avec du maïs, est leur liqueur favorite.

Ce penchant pour l’ivrognerie est si général, que la dignité de cacique ni l’emploi d’alcade ne sont pas un frein pour ceux qui en sont revêtus. Ils courent avec le même emportement aux fêtes, et la chicha met au même rang le cacique, l’alcade et leurs plus vils subordonnés. Mais ce qui doit paraître assez étonnant, les femmes, les filles et les jeunes garçons sont absolument exempts de ce vice. Il n’est permis qu’aux pères de famille de boire jusqu’à l’épuisement de leurs forces, parce qu’il n’y a qu’eux qui aient droit d’attendre du secours lorsqu’ils ont perdu connaissance.

Celui qui fait célébrer une fête invite chez lui toutes les personnes de sa connaissance, et tient prête une quantité de chicha proportionnée au nombre de ses convives. Chacun doit avoir sa cruche, dont la mesure est au moins de trente chopines. Dans la cour de la maison, si c’est une grande bourgade, ou devant la cabane, si c’est en pleine campagne, on met une table couverte d’un tapis de Tucuyo, réservé pour ces occasions. Tout le festin se réduit à la camcha, ou maïs rôti, avec quelques herbes sauvages bouillies à l’eau. Les femmes servent à boire à leurs maris. Lorsque la gaieté commence à les animer, quelqu’un bat d’une main une espèce de tambourin, et de l’autre joue du flageolet, tandis qu’une partie des assistans de l’un et de l’autre sexe forme des danses, qui consistent à se mouvoir de divers côtés sans ordre ni mesure. Les femmes y mêlent d’anciennes chansons, et l’on continue à boire la chicha. Lorsqu’à force de boire et de danser, ils ont fini par s’enivrer tous, et qu’ils ne peuvent plus se soutenir sur leurs jambes, ils se couchent pêle-mêle, sans se sourcier si l’un est près de la femme de l’autre, de sa sœur, de sa fille, ou d’une parente. On oublie tous les devoirs dans ces orgies, qui durent trois ou quatre jours, jusqu’à ce que les curés viennent y mettre fin. Leur manière de pleurer les morts est de bien boire. La maison d’où part le convoi est remplie de cruches : ainsi non-seulement ceux, qui sont dans l’affliction, et leurs amis particuliers, noient leur chagrin dans la chicha, mais ils sortent dans la rue, arrêtent tous les passans de leur nation, les font entrer dans la maison du défunt, et les obligent de boire à son honneur. Cette cérémonie dure trois ou quatre jours, et quelquefois plus long-temps. Il paraît que les curés sont assez contens lorsqu’ils y voient mêler une ombre de christianisme.

Autant les Péruviens ont de passion pour la danse et l’ivrognerie, autant ont-ils d’indifférence pour le jeu : jamais ils ne marquent le moindre goût pour cet amusement ; il paraît même qu’ils ne connaissent pas d’autre jeu que le posa, c’est-à-dire cent, parce qu’il faut atteindre à ce nombre pour gagner. Le posa s’est conservé chez eux malgré la conquête. On y joue avec un aigle de bois à deux têtes, avec dix trous de chaque côté, où les points se marquent par dixaine, et avec un osselet taillé en dé, c’est-à-dire à six faces, dont l’une, distinguée par une certaine marque, se nomme guagro. On jette l’osselet en l’air ; et quand il retombe, l’on compte les points marqués sur la face d’en-haut : si c’est celle du guagro, on gagne dix points, et l’on en perd autant, si c’est celle de la marque blanche opposée. Quoique ce jeu soit particulier à leur nation ; ils ne le jouent guère que lorsqu’ils commencent à boire.

Les Péruviens ne font pas de grands frais pour voyager : un petit sac rempli de farine d’orge grillée ou macha, et une cuillère, composent leurs provisions pour un voyage de cent lieues. À l’heure du repas, ils s’arrêtent près d’une cabane, où ils sont toujours sûrs de trouver de la chicha, ou près d’un ruisseau dans les lieux déserts. Ils prennent avec la cuillère un peu de farine qu’ils tiennent quelque temps dans la bouche avant de l’avaler. Deux ou trois cuillerées apaisent leur faim. Ils boivent à grands traits de la chica ou de l’eau, et se trouvent assez fortifiés pour continuer leur route.

Leurs habitations, dans les campagnes, sont aussi petites qu’il est possible de se l’imaginer : c’est une chaumière au milieu de laquelle on allume du feu. Ils n’ont point d’autre logement pour eux, leur famille et leurs animaux domestiques, qui sont les chiens, qu’ils aiment beaucoup, et dont ils ont ordinairement trois ou quatre, ainsi qu’un ou deux cochons, des poules et des oies. Leurs meubles consistent en divers vaisseaux de terre, et le coton que leurs femmes filent ; leurs lits sont des peaux de moutons étendues à terre, sans coussin et sans couverture. La plupart ne se couchent point, et dorment accroupis sur leurs peaux. Ils ne se déshabillent jamais pour dormir.

Quoiqu’ils élèvent des poules et d’autres animaux dans leurs chaumières, ils n’en mangent pas la chair. Leur tendresse pour ces bêtes va si loin, qu’ils ne peuvent se résoudre à les tuer ni à les vendre. Un voyageur qui est forcé de passer la nuit dans une de ces cabanes offre en vain de l’argent pour obtenir un poulet : le seul parti est de le tuer soi-même. Alors la Péruvienne jette des cris, pleure, se désole ; enfin, voyant le mal sans remède, elle consent à recevoir le prix de sa volaille.

L’usage des Péruviens est de mener avec eux toute leur famille quand ils voyagent. Les mères portent leurs petits enfans sur leurs épaules. La cabane demeure fermée ; et comme il n’y a rien de précieux à voler, une simple courroie suffit pour serrure. Les animaux domestiques de la famille sont confiés à un voisin, lorsque le voyage doit être de quelque durée ; autrement, on se repose sur la garde des chiens ; et ces animaux sont si fidèles, qu’ils ne laissent approcher personne de la cabane. Ulloa remarque que les chiens élevés par des Espagnols et des métis ont une si furieuse haine pour les Américains, que, s’ils en voient entrer un dans une maison où il ne soit pas connu, ils s’élancent sur lui pour le déchirer, lorsqu’ils ne sont pas retenus ; mais, d’un autre côté, les chiens élevés par les Américains ont la même haine pour les Espagnols et les métis.

La plupart des Péruviens qui ne sont pas nés dans une ville ou dans une grande bourgade ne parlent que la langue de leur nation, qu’ils appellent quichoa ; elle fut répandue par les incas dans toute l’étendue de leur vaste empire, pour y rendre le commerce plus aisé par l’uniformité du langage. Quelques-uns néanmoins entendent et parlent l’espagnol ; mais ils ont bien rarement la complaisance d’employer cette langue avec ceux qui ne comprennent pas la leur, et s’obstinent plutôt à se taire. Dans les villes et les bourgs, ils se font honneur au contraire de ne parler qu’espagnol, jusqu’à feindre d’ignorer le quichoa. Ils sont tous superstitieux à l’excès ; et, par un reste de leur ancienne religion, que tous les efforts des curés ne sont pas encore parvenus à détruire, ils ont des méthodes pour pénétrer dans l’avenir, se rendre heureux, et obtenir du succès dans leurs entreprises.

Ils n’ont que de bien faibles notions du christianisme. Ulloa convient qu’il s’en trouve fort peu qui l’aient sincèrement embrassé. S’ils assistent au service divin les dimanches et les fêtes, ils y sont forcés par la crainte des châtimens. Ce voyageur raconte qu’un Péruvien, ayant manqué à la messe pour s’être amusé à boire tout le matin, fut condamné au fouet, qui est la punition ordinaire dans ce cas. Après l’avoir subie sans se plaindre, il exécuta une autre partie de la loi, qui est d’aller trouver le curé, et de le remercier de son zèle pour ceux qu’il est obligé d’instruire ; car on a mis tout en œuvre pour leur donner une haute idée de la profession ecclésiastique. Le curé lui fit une réprimande, à laquelle il joignit une exhortation affectueuse à ne pas négliger les devoirs de la religion. À peine eut-il cessé de parler, que le Péruvien, s’approchant d’un air humble et naïf, le pria de lui faire donner encore le même nombre de coups pour le lendemain, qui était aussi fête, parce qu’ayant envie de boire encore il prévoyait qu’il ne pourrait assister à la messe.

On leur prodigue les instructions : ils ne disputent jamais, ils conviennent de tout ; mais au fond ils ne croient rien. Sont-ils malades et menacés de la mort, on les visite, on les exhorte à faire une fin chrétienne : ils écoutent sans donner aucune marque de sensibilité.

Un de leurs préjugés est de penser que la personne qu’ils épousent a peu de mérite, s’ils la trouvent vierge. Aussitôt qu’un jeune homme a demandé une fille en mariage, et qu’elle lui est accordée, les deux fiancés vivent ensemble comme s’ils étaient déjà mariés. Après s’être ainsi éprouvés mutuellement, le dégoût prend quelquefois au jeune homme, qui abandonne la fille sous prétexte qu’elle ne lui plaît pas, ou parce qu’il ne lui a point trouvé les qualités qu’il désire. Il se plaint de son beau-père, et l’accuse de l’avoir voulu tromper. Si le repentir ne vient point après l’épreuve, qu’ils nomment amanarse, on se marie. Cet usage est tellement établi, que les évêques et les curés perdent leurs efforts à le combattre. Aussi la première question qu’on fait à ceux qui se présentent pour le mariage est s’ils sont amanados, c’est-à-dire amans éprouvés, pour les absoudre de ce péché avant de leur donner la bénédiction nuptiale. Ils ne croient pas qu’un mariage soit bon sil n’est solennel ; et, ne le faisant consister que dans la bénédiction du prêtre, donnée devant un grand nombre de témoins, on ne peut leur faire entendre qu’ils sont engagés, si cette circonstance manque. Dans ce cas, ils changent de femmes, comme s’ils n’étaient retenus par aucun lien. L’inceste ne les effraie pas plus, surtout dans l’ivrognerie. Les corrections sont inutiles, parce qu’aucun châtiment n’imprimant parmi eux de tache honteuse, il n’y en a point d’assez fort pour les contenir. Il leur est égal d’être exposés à la risée publique, ou de danser à leurs fêtes, parce qu’ils n’y voient qu’un spectacle qui les amuse. Les châtimens corporels leur sont plus sensibles, par la seule raison qu’ils sont douloureux ; mais, un moment après l’exécution, ils oublient la peine. L’expérience ayant assez fait connaître qu’on ne peut espérer de changer leur caractère, on a pris la résolution de fermer les yeux sur une partie de leurs désordres, ou d’employer d’autres voies pour y remédier.

La manière dont les Péruviens confessent leurs péchés paraîtra fort singulière. Lorsqu’ils entrent au confessionnal, où ils ne viendraient jamais, s’ils n’y étaient appelés, il faut que le curé commence par leur enseigner tout ce qu’ils ont à faire, et qu’il ait la patience de réciter avec eux le confiteor d’un bout à l’autre ; car, s’il s’arrête, le Péruvien s’arrête aussi : ensuite il ne suffit pas que le confesseur lui demande s’il a commis tel ou tel péché, mais il faut qu’il affirme que le péché a été commis, sans quoi le pénitent nierait tout. Quand le prêtre insiste et parle de certitude et de preuve, l’Américain s’imagine alors qu’il est instruit par quelque moyen surnaturel ; non-seulement il avoue le fait, mais il découvre les circonstances sur lesquelles il n’est point interrogé.

L’idée de la mort, et la crainte que son approche imprime naturellement à tous les hommes, ont beaucoup moins de force sur les Péruviens que sur les autres hommes. Dans leurs maladies, ils ne sont abattus que par la douleur ; ils ne comprennent pas que leur vie soit menacée, ni comment on peut la perdre les exhortations des prêtres ne paraissent pas les toucher. Ulloa, surpris de cette stupide indifférence, et croyant ne devoir l’attribuer qu’à la force du mal, eut la curiosité de voir, aux derniers momens de leur vie, deux criminels condamnés à mort ; l’un était métis ou mulâtre, l’autre Péruvien : il se fit donc conduire à la prison. Le premier, que plusieurs prêtres exhortaient en espagnol, faisait des actes de foi, de contrition et d’amour, avec les signes de terreur propres à sa position. Au contraire, l’Américain, entouré de prêtres qui lui parlaient dans sa langue naturelle, était plus tranquille qu’aucun d’eux. Loin de manquer d’appétit comme son compagnon d’infortune, l’approche de sa dernière heure semblait redoubler son avidité à profiter du dégoût de l’autre pour manger la portion qu’il lui voyait refuser. Il parlait librement à tout le monde. Si les prêtres lui faisaient une demande, il répondait sans marquer aucun trouble ; on lui disait de s’agenouiller, il obéissait ; on lui récitait des prières, il les répétait mot pour mot, jetant les yeux tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un enfant vif, qui ne donne qu’une médiocre attention à ce qu’on lui fait faire ou dire. Il ne perdit rien de cette insensibilité jusqu’à ce qu’il fût conduit au gibet ; et tant qu’il eut un souffle de vie, on ne remarqua point en lui la moindre altération.

C’est avec le même sang-froid qu’un Péruvien s’expose à la furie d’un taureau, sans se défendre autrement que par la manière dont il se présente aux coups ; il est jeté en l’air, et tout autre serait tué de sa chute ; mais il n’en est pas même blessé, et se relève fort content de sa victoire. Les Péruviens sont aussi adroits que les Chiliens à passer un lacs au cou de toute sorte d’animaux en courant à toute bride ; et, ne connaissant aucun péril, ils attaquent ainsi les bêtes les plus féroces, sans en excepter les ours. Un Péruvien à cheval porte dans sa main une courroie si menue, que l’ours ne peut la saisir de ses pates, et si forte, néanmoins, qu’elle ne peut être rompue par l’effet de la course du cheval et de la résistance de l’ours. Aussitôt qu’il découvre l’animal, il pousse à lui, et celui-ci se dispose à s’élancer sur le cheval : l’Américain, arrivant à portée, jette le lacs, saisit l’ours au cou ; et l’autre bout du lacs, étant attaché à la selle du cheval, il continue de courir avec la plus grande vitesse. L’ours, occupé à se délivrer du nœud coulant qui l’étrangle, ne peut suivre le cheval, et finit par tomber mort. On a peine à décider qui l’emporte, dans cette action, de l’adresse ou de la témérité.

Les Péruviens élevés dans les villes et dans les grands bourgs, surtout ceux qui exercent un métier et qui savent la langue espagnole, ont l’esprit plus ouvert et les mœurs moins grossières que ceux des campagnes. On les distingue par le nom espagnol de landinos, qui revient à celui de prud’hommes ; mais ils conservent toujours quelques usages anciens par un reste de communication avec ceux qui sont moins policés, ou par des préjugés qui les attachent à imiter leurs ancêtres. Les plus spirituels sont ceux qui exercent la profession de barbier ; ils y joignent ordinairement celle de chirurgien, du moins pour la saignée ; et, au jugement même de Jussieu et de Séniergues, ils peuvent aller de pair avec les plus fameux phlébotomistes de l’Europe.

Quelquefois les Péruviens sont attaqués d’une sorte de fièvre maligne dont la guérison est également prompte et singulière ; ils approchent le malade du feu, et le placent sur deux peaux de mouton ; ils mettent près de lui une cruche de chicha : la chaleur du feu et celle de la fièvre lui causent une soif qui le fait boire sans cesse ; ce qui lui procure une éruption si décisive, que, dans un jour ou deux, il est mort ou rétabli. Ceux qui échappent de ces maladies épidémiques jouissent long-temps d’une parfaite santé. Il n’est pas rare de voir des Péruviens, hommes et femmes, qui ont plus de cent ans.

Leurs occupations ordinaires se réduisent aux fabriques, à la culture des terres, et aux soins des bestiaux. Chaque village est obligé, par les ordonnances, de fournir tous les ans aux haciendas, ou métairies de son district, un certain nombre d’Américains, dont le salaire est déterminé : après une année de travail, ils retournent à leurs cabanes, et d’autres les remplacent. Ce service se nomme mita. On a renoncé à y avoir recours pour les fabriques, parce que, n’étant pas tous exercés au métier de tisserand, il y aurait peu d’utilité à tirer de ceux qui l’entendent mal ; on se borne à prendre les plus habiles, qui se fixent dans les fabriques mêmes, avec leurs familles, et qui instruisent leurs enfans. Outre le salaire annuel de ces deux sortes d’ouvriers, les maîtres donnent à ceux qui se distinguent par leur industrie des fonds de terre et des bœufs pour les faire valoir ; ils défrichent alors, ils labourent, ils sèment pour la subsistance de leurs familles ; ils bâtissent des cabanes autour de la métairie, qui devient ainsi un manoir seigneurial, et quelquefois un village fort nombreux. C’est à ces terres défrichées qu’on donne le nom de chacare ou chacarite.

Les Péruviens conservent une forte inclination pour le culte du soleil. Dans les grandes villes, ils ont des jours où leur dévotion pour cet astre se réveille avec leur amour pour leurs anciens rois, et leur fait regretter un temps qu’ils ne connaissent plus que par les récits de leurs pères. Tel est le jour de la nativité de la Vierge, auquel ils célèbrent la mort d’Atahualpa par une espèce de tragédie qu’ils représentent dans les rues. Ils s’habillent à l’antique ; ils portent encore les images du soleil et de la lune, leurs divinités chéries, et les autres symboles de l’idolâtrie, qui sont des bonnets en forme de tête d’aigle ou de condor, des habits de plumes, et des ailes si bien adaptées, que de loin ils ressemblent à des oiseaux. Dans ces fêtes ils boivent beaucoup : et peut-être n’ose-t-on leur en ôter la liberté. Comme ils sont extrêmement adroits à jeter des pierres avec la main et la fronde, malheur à qui tombe sous leurs coups pendant leur ivresse. Les Espagnols, si redoutés, ne sont pas alors en sûreté ; la fin de ces jours de trouble est toujours funeste à quelques-uns, et les plus sages prennent grand soin de se tenir renfermés. On s’efforce de supprimer ces fêtes, et depuis quelques années on en a retranché le théâtre où ils représentaient la mort de l’inca.

Frézier, voyageur instruit et judicieux, assure que le principal obstacle à leur conversion vient de ce que la doctrine qu’on leur prêche est sans cesse démentie par les exemples. « Quel moyen, dit-il, dans son style simple et franc, de leur interdire le commerce des femmes lorsqu’ils en voient deux ou trois aux curés ? D’ailleurs chacun de ces curés est pour eux, non pas un pasteur, mais un tyran qui va de pair avec les gouverneurs espagnols pour les sucer, qui les fait travailler à son profit sans les récompenser de leurs peines, et qui les roue de coups au moindre mécontentement. Il est certains jours de la semaine où l’ordonnance royale oblige les Péruviens de venir au catéchisme ; s’il leur arrive d’y arriver un peu tard, la correction paternelle du curé est une volée de coups de bâton, appliquée dans l’église même ; de sorte que, pour se rendre le curé propice, chacun d’eux apporte son présent, tel que du maïs pour ses mules, ou des fruits, des légumes et du bois pour sa maison. Les curés ont même conservé des restes d’idolâtrie, tels que l’ancienne coutume de porter des viandes et des liqueurs sur les tombeaux, parce que cette superstition leur rapporte beaucoup. Si les moines vont dans les campagnes faire la quête pour leur couvent, c’est une expédition vraiment militaire : ils commencent par s’emparer de ce qui leur convient ; et si le propriétaire ne lâche point de bonne grâce ce qui lui est extorqué, ils changent leur apparence de prière en injures qu’ils accompagnent de coups. » Frézier rend aux jésuites un témoignage plus honorable. « Ils savent, dit-il, l’art de se rendre maîtres des Américains ; et comme ils sont d’un bon exemple, ils se font aimer de ces peuples, et leur inspirent le goût du christianisme.

« Les curés, continue le même voyageur, ne font encore que la moitié du malheur des Péruviens. Malgré les défenses de la cour d’Espagne, ces peuples sont traités fort durement par les corrégidors ou gouverneurs, qui les font travailler pour eux et pour le commerce, sans leur fournir même des vivres. Ils font venir du Tucuman et du Chili une prodigieuse quantité de mules, et, s’attribuant un droit exclusif de les vendre, ils forcent les Péruviens de leur district de les prendre d’eux à un prix excessif. Le droit que le roi leur accorde aussi de vendre seuls, dans leur juridiction, les marchandises de l’Europe qui sont nécessaires aux Américains, leur fournit un autre moyen de vexation. Comme ils les vendent à crédit, et par conséquent pour le triple de ce qu’elles valent, sous prétexte qu’au Pérou la dette court grand risque en cas de mort, on peut juger combien ils les renchérissent aux Américains ; et parce que ce sont des assortimens, il faut souvent que ces malheureux se chargent de marchandises dont ils n’ont pas besoin ; car on les oblige d’acheter la portion à laquelle ils sont taxés. C’est encore un usage fort ancien, et qui n’en subsiste pas moins pour avoir été mille fois défendu, que les marchands et autres Espagnols qui voyagent prennent hardiment, et le plus souvent sans payer, ce qui se trouve de leur goût dans les cabanes des Péruviens. De là vient que ces peuples, exposés à tant de pillages, n’ont jamais rien en réserve, pas même de quoi manger. Ils ne sèment que le maïs nécessaire pour leurs familles, et cachent dans des cavernes la quantité qui leur suffit pour une année. Ils la divisent en cinquante-deux parties, pour le même nombre de semaines ; et le père et la mère, seuls possesseurs du secret, vont prendre chaque semaine leur provision pour cet espace de temps. »

Il paraît certain à Frézier que les Péruviens poussés à bout par la dureté du joug espagnol, n’aspirent qu’au moment de pouvoir le secouer. Ils font même de temps en temps quelques tentatives à Cusco, où ils composent le gros de la ville ; mais, comme il leur est défendu de porter des armes, on les apaise aisément par des menaces ou des promesses. D’ailleurs les Espagnols se trouvent un peu renforcés par le grand nombre d’esclaves nègres qui leur coûtent assez cher, et qui font la plus grande partie de leur richesse et de leur magnificence. Ceux-ci, faisant fond sur l’affection de leurs maîtres, imitent leur conduite à l’égard des Péruviens, et prennent sur eux un ascendant qui nourrit une haine implacable entre ces deux nations. Les ordonnances sont d’ailleurs remplies de sages précautions pour empêcher qu’elles ne se lient. Il est défendu, par exemple, aux nègres et aux négresses d’avoir aucun commerce d’amour avec les Américains et Américaines ; sous peine, pour les mâles, d’être mutilés ; et pour les négresses, d’être rigoureusement fustigées. Ainsi les esclaves nègres, qui dans d’autres colonies sont les ennemis des blancs, sont ici les partisans de leurs maîtres. Cependant il ne leur est pas plus permis qu’aux Américains de porter des armes, parce qu’ils en ont quelquefois abusé.

L’invincible aversion des Péruviens pour les Espagnols produit un autre mal, qui n’a pas cessé depuis la conquête. Elle fait que les trésors enfouis et les plus riches mines dont ils ont entre eux la connaissance demeurent cachés, et par conséquent inutiles aux uns et aux autres ; car les Américains mêmes n’en tirent aucun parti pour leur propre usage : ils aiment mieux vivre de leur travail et dans la dernière misère. Personne ne doute qu’ils ne connaissent plusieurs belles mines qu’ils ne veulent pas découvrir, moins pour empêcher que l’or ne sorte de leur pays que dans la crainte qu’on ne les force d’y travailler. La fameuse mine de Salcédo lui fut découverte par une Péruvienne qui l’aimait éperdument. On n’applique point les nègres au travail des mines, parce qu’ils y meurent tous. Les Péruviens mêmes n’y résistent, dit-on, qu’avec le secours de diverses herbes qui augmentent leurs forces. Il est certain, par l’aveu des Espagnols, que rien n’a tant contribué que ce pénible exercice à diminuer le nombre des habitans naturels du Pérou, qui se comptait par millions avant la conquête. Les mines de Guancavelica ont eu plus de part que toutes les autres à leur destruction. On assure que, lorsqu’ils y ont passé quelque temps, le mercure les pénètre avec tant de force, que la plupart deviennent tremblans, et meurent hébétés. Les cruautés des corrégidors et des curés en ont aussi forcé plusieurs de s’aller joindre à diverses nations voisines, qui ont toujours rejeté la domination espagnole.

Il reste une branche de la famille des incas qui jouit d’une singulière distinction à Lima. Le chef, qui porte le nom d’ampuero, est non-seulement reconnu du roi d’Espagne pour descendant des empereurs du Pérou, mais, en cette qualité, sa majesté catholique lui donne le titre de cousin, et lui fait rendre par les vice-rois une, espèce d’hommage public à leur entrée. L’ampuero se met à un balcon sous un dais avec sa femme, et le vice-roi, s’avançant sur un cheval dressé pour cette cérémonie, fait faire à sa monture trois courbettes vers le balcon.

L’amour, au Pérou, règne parmi les créoles avec une puissance égale sur les deux sexes. Les hommes sacrifient à cette passion la plus grande partie de leurs biens. Ils ajoutent à leurs plaisirs celui de la liberté : n’aimant point les chaînes indissolubles, ils se marient rarement dans les formes ecclésiastiques : leur méthode, qu’ils nomment mariage derrière l’église, consiste à vivre avec une maîtresse dont ils reçoivent la foi comme ils la donnent. Ces femmes ont ordinairement de la sagesse et de la fidélité. Les lois du royaume leur sont assez favorables : elles n’attachent point de honte à la bâtardise, et les enfans de l’amour ont à peu près tous les droits des autres, lorsqu’ils sont reconnus par le père.

Quoique les femmes ne soient pas gênées au Pérou comme en Espagne, l’usage n’est point qu’elles sortent le jour, excepté pour la promenade ; dans les grandes villes, il est rare qu’elles sortent à pied ; mais c’est à l’entrée de la nuit qu’elles font leurs visites. Les plus modestes en plein jour sont les plus hardies dans l’obscurité. Le visage couvert du rabos ou de la mante, qui les empêche d’être reconnues, elles font des démarches qui ne conviennent qu’aux hommes. Leur posture ordinaire dans l’intérieur de leurs maisons est d’être assises sur des carreaux, les jambes croisées sur une estrade couverte d’un tapis à la turque. Elles passent ainsi des jours entiers, presque sans changer de situation, pas même aux heures du repas, parce qu’on les sert à part sur de petits coffres qu’elles ont toujours devant elles pour y mettre les ouvrages dont elles s’occupent. L’estrade du Pérou est, comme en Espagne, une marche de six à sept pouces de haut, et de cinq à six pieds de large, qui règne ordinairement d’un côté de la salle. Les hommes sont assis dans des fauteuils ; il n’y a qu’une grande familiarité qui leur permette l’estrade.

Dans les vallées, comme à Lima, les hommes sont habillés à la française, le plus souvent en habits de soie, avec un mélange de couleurs vives. Cet usage ne s’est introduit que depuis le règne de Philippe v ; mais, pour déguiser sa source, les créoles le qualifient d’habits de guerre. Les gens de robes, à l’exception des présidens et des auditeurs, portent, comme en Espagne, la golile et l’épée. L’habit de voyage du Pérou est un justaucorps, fendu des deux côtés sous les bras, avec les manches ouvertes dessus et dessous, et des boutonnières.