Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XV/Troisième partie/Livre IV/Chapitre III

CHAPITRE III.

Le Pérou.

Ce nom, sous lequel on comprenait autrefois tous les pays qui avaient fait partie du vaste empire des incas, a considérablement perdu de son étendue, depuis que l’on en a détaché au nord, en 1718, les provinces qui composaient le royaume de Quito, et, en 1778, celles qui vers le sud-est ont été réunies à la vice-royauté de Buénos-Ayres. Le Pérou s’étend aujourd’hui du 3e. au 23e. degré de latitude australe, et du 69e. au 85e. degré de longitude à l’ouest de Paris. Au nord la rivière de Guayaquil, qui sort des Andes de Loxa, sépare le Pérou de la Nouvelle Grenade ; la limite est ensuite formée par le Nouveau Maragnon. Au sud, le désert d’Atacama borne le Pérou du côté du Chili ; à l’est, il confine avec des contrées à peine soumises, et sur lesquelles le Brésil élève des prétentions ; et avec la vice-royauté de Buénos-Ayres, la limite entre ces deux pays est tracée par la Sierra de Vilcanota. Une partie de l’espace qui les sépare est occupée par un désert affreux : le grand Océan le borne à l’ouest.

Les Andes, qui traversent le Pérou du nord au sud, forment généralement deux chaînes à peu près parallèles ; l’une est la grande Cordillière des Andes, et compose le noyau central du Pérou ; l’autre, plus basse, est la Cordillière de la côte ; entre celle-ci et la mer se prolonge de Tumbez à Lima le Bas-Pérou, large de dix à vingt lieues et appelé les Vallées : il est composé en partie de terrains sablonneux. On en voit un, entre autres, entre Morropé et Sechura, que l’on a nommé le désert, parce qu’en effet on n’y aperçoit pas une seule maison. Cet espace, long de trente lieues, est si uni, que l’on peut aisément s’y égarer ; et le sable y est si fréquemment remué par les vents, que les guides mêmes perdent la trace. Les Vallées, qui sont arrosées par des ruisseaux, ou humectées par des eaux souterraines, présentent à la vue une suite de vallées délicieuses remplies de villes et de villages.

Le climat des Vallées est remarquable par la douceur constante de sa température ; jamais à Lima l’on n’a observé le thermomètre à midi au-dessous de 12° 43′ ; rarement il s’élève en été au-dessus de 23° 98′. La plus grande chaleur qu’on ait éprouvée dans cette ville le fit monter à 28° 42′. Cette fraîcheur, qui règne presque toute l’année le long de la côte du Pérou, sous le tropique, n’est nullement un effet du voisinage des montagnes couvertes de glaces et de neiges perpétuelles ; elle est due plutôt à ce brouillard nommé garua, qui voile le disque du soleil, et à ce courant très-froid d’eau de mer, qui porte avec impétuosité vers le nord, depuis le détroit de Magellan jusqu’au cap de Parirena.

Le pays compris entre les deux Cordillières se nomme la Siera (la montagne). Ce ne sont, en effet, que des montagnes et des rochers nus ; mais ces montagnes renferment de riches mines d’argent.

Les plus hautes cimes, couvertes de neiges éternelles, fournissent les eaux qui, se précipitant par torrens, creusent ces ravins profonds auxquels on donne, ainsi qu’aux ruisseaux qu’elles forment, le nom de quebradas, et où l’on cultive toutes les productions végétales propres à la nourriture de l’homme.

Au delà de la chaîne principale des Andes, s’étend vers les bords de l’Ucayal et du Maragnon une plaine immense inclinée à l’est, traversée par plusieurs chaînes de montagnes détachées, et arrosée par les affluens du fleuve des Amazones.

Le Pérou se divise en sept intendances, qui sont : Truxillo, Tarma, Guancavelica, Lima, Guamanga, Cusco, Arequipa.

Truxillo, fondé par Pizarre en 1535, dans la vallée de Chinca, à une demi-lieue de la mer, est situé par 8° 6′ sud. Cette ville a bonne apparence ; les maisons sont généralement en briques. On voit à quelque distance les ruines d’anciens monumens péruviens, où l’on a trouvé des trésors considérables.

Piura est la plus ancienne ville du Pérou bâtie par les Espagnols ; elle est située sur une petite rivière qui fertilise le terrain, mais qui disparaît entièrement dans la saison sèche. Elle commerce en cire, salpêtre, fil de pite ou d’agave, cascarille et autres objets. Ses habitans, au nombre de 15,000, s’occupent aussi du transport, à dos de mulet, des marchandises de Quito à Lima.

Caxamarca, située dans la Cordilière, est aussi dans l’intendance de Truxillo. Cette ville fut bâtie sur les ruines de celle où résidait Atahualpa : elle renferme même des restes de son palais, où réside un de ses descendans. Elle est située au milieu d’une plaine fertile qui rapporte le soixantième grain ; le climat y est tempéré et extrêmement sain. À une lieue on voit des sources d’eau chaude appelées le Bain des incas. Les habitans sont actifs et industrieux ; ils fabriquent toutes sortes de grosses étoffes de laine, et des toiles de lin et de coton. La matière première de ces objets se trouve dans les districts, dont le sol, en partie inégal et montueux, réunit, dans un espace peu étendu, les températures et les productions les plus différentes. Caxamarca est sur une rivière de même nom, à 1,464 toises d’élévation au-dessus du niveau de la mer, et à dix lieues à l’ouest du Nouveau-Maragnon. On découvrit en 1771, à seize lieues de cette ville, les riches et célèbres mines d’argent de Guyalgagua et de Micuipampa, communément nommées Chota ; elles sont à 2,000 toises d’élévation au-dessus de la mer ; et cependant on y trouve des coquilles pétrifiées.

Plus à l’est, de l’autre côté de la Cordilière, est situé Chachapoyas, ville agreste, dans une plaine fertile en froment, sucre et tabac, et arrosée par un affluent du Nouveau-Maragnon.

Lima, capitale du Pérou, renferme 53,000 habitans. Cette ville a un archevêque, une audience royale, un hôtel des monnaies, une salle de spectacle, et plusieurs manufactures. Son université forme comme un foyer de lumières qui se répandent sur tout le pays. Les sciences, généralement cultivées, y font chaque jour des progrès. On y connaît et on y suit les découvertes qui ont eu lieu en Europe.

Les habitans de Lima sont mêlés d’Espagnols, d’Américains, de nègres et de métis. On fait monter le nombre des Espagnols à seize ou dix-huit mille, dont un tiers, ou le quart du moins, est composé de la noblesse la plus distinguée du Pérou. Plusieurs sont décorés de titres de Castille anciens et modernes. Entre les familles nobles sans titres, il y en a de fort illustres. Il en est une qui tire son origine des anciens incas par une princesse de leur sang qu’un capitaine espagnol épousa au temps de la conquête, et dans une haute distinction. Les rois d’Espagne lui ont accordé des honneurs et des prérogatives, qui portent les personnes du nom le plus illustre à rechercher son alliance. Toutes ces familles font une figure convenable à leur rang : elles ont un grand nombre de domestiques et d’esclaves, de carrosses, et de calèches ; ces dernières voitures sont communes jusque dans la bourgeoisie ; elles ne sont tirées que par une mule, et n’ont que deux roues et deux siéges, l’un sur le devant, et l’autre sur le derrière, qui peuvent tenir quatre personnes. La plupart sont dorées et d’une forme agréable ; aussi coûtent-elles jusqu’à mille écus. On en fait monter le nombre à cinq ou six mille ; celui des carrosses est aussi fort grand.

Aux terres et aux emplois, qui font le principal soutien des familles nobles, il est permis à Lima de joindre les profits du commerce ; la qualité de commerçant n’y est point incompatible avec la noblesse. Une déclaration royale, aussi ancienne que la conquête, a guéri les Espagnols de la répugnance qu’ils avaient pour ce moyen de s’enrichir. Elle porte expressément « que, sans déroger, et sans craindre l’exclusion des ordres militaires, on peut exercer le commerce en Amérique. » Don Ulloa regrette que cette heureuse loi ne soit pas commune à tous les royaumes d’Espagne, qui en ressentiraient bientôt de grands avantages. Cette ville étant comme le centre de tout le commerce du Pérou, il y aborde quantité d’Européens, les uns pour y travailler à leur fortune, les autres pour exercer les emplois auxquels ils ont été nommés par la cour. Plusieurs s’en retournent après avoir fini leurs affaires ; mais la plupart, charmés des agrémens et de la fertilité du pays, s’y attachent par des mariages, ou par de simples engagemens de commerce ; qui tournent, après eux, à l’avantage des parens qu’ils ont laissés en Espagne.

Les nègres et les mulâtres font la plus grande partie des habitans ; ils exercent les arts mécaniques ; ce qui n’empêche point, comme à Quito, que les Européens ne s’adonnent aussi aux mêmes professions. À Lima, le but de chacun est de s’enrichir ; nul n’y met obstacle. La troisième et dernière espèce d’habitans est celle des Américains et des métis, dont le nombre n’est pas proportionné à la grandeur de la ville, ni à la quantité des mulâtres. Leur occupation est de cultiver les terres, de faire des ouvrages de porterie, et de vendre les denrées aux marchés ; car tout le service domestique se fait par des nègres et des mulâtres, libres ou esclaves ; mais le plus grand nombre est de cette dernière classe.

L’habillement des hommes ne diffère à Lima de celui d’Espagne que par un excès de luxe, qui règne généralement dans toutes les conditions. Celui qui peut acheter une étoffe est en droit de la porter ; et le mulâtre qui exerce un vil métier est quelquefois plus magnifique dans ses habits que l’Espagnol de la première distinction. Aussi l’industrie invente-t-elle tous les jours de nouvelles étoffes, et celles qui viennent de l’Europe sont promptement débitées. Le prix n’arrête personne ; chacun se pique d’avoir les plus belles ; et, par une autre ostentation, on n’en a pas même le soin que semble demander leur cherté. Mais le luxe des femmes l’emporte beaucoup sur celui des hommes, et la différence est d’ailleurs si grande entre leur parure et celle des dames d’Espagne, qu’elle mérite quelque détail.

Don Ulloa ne dissimule point qu’elle paraît d’abord indécente. « Il n’y a que l’usage, dit-il, qui puisse la rendre supportable. » Cet habillement se réduit à la chaussure, la chemise, un jupon de toile, qui se nomme fustan, et qui n’est que ce qu’on nomme en Europe une jupe blanche ou de dessous ; ensuite une jupe ouverte ou faldelin, et un pourpoint.

Les manches de la chemise, longues d’une aune et demie, et larges de deux, sont garnies d’un bout à l’autre de dentelles unies. Par-dessus la chemise et le pourpoint, dont les manches sont fort grandes, elles sont de batiste très-fine, couverte d’une profusion de dentelles. La chemise est arrêtée sur les épaules par des rubans qui tiennent au corset ; ensuite les manches rondes du pourpoint se retroussent sur les épaules, et celles de la chemise par-dessus : ces quatre rangs de manches forment quatre espèces d’ailes, qui descendent jusqu’à la ceinture. En été l’on ne voit point de femme qui n’ait la tête couverte d’un voile de batiste, ou de linon très-fin, garni de dentelles. En hiver, dans leurs maisons, les femmes s’enveloppent d’un rebos, qui n’est qu’une simple pièce de bayette ou de flanelle ; mais en visite le rebos est orné comme le jupon. Quelques-unes le garnissent de franges d’or et d’argent ; d’autres, de galons de velours noir. Sur le jupon, elles mettent un petit tablier pareil aux manches du pourpoint. On peut s’imaginer ce que coûte un habillement où l’on emploie plus de matière pour les garnitures que pour le fond, et l’on ne sera pas étonné que la seule chemise revienne quelquefois à plus de mille écus.

Un des agrémens dont les femmes se piquent le plus à Lima, c’est de la petitesse de leur pied : elle passe pour une si grande beauté, qu’on y raille les Européennes de l’avoir trop grand. Dès l’enfance on fait porter aux filles des souliers si étroits, qu’en avançant en âge, la plupart n’ont les pieds longs que de cinq ou six pouces. Les souliers sont plats et sans semelle : un morceau de maroquin sert tout à la fois de semelle et d’empeigne. Ils ont la pointe aussi large et aussi longue que le talon ; ce qui leur donne la forme d’un 8. Rien n’est moins commode ; mais elles prétendent que le pied en demeure plus régulier. Ils se ferment avec des boucles de diamans ou d’autres pierreries, plus pour l’ornement que pour l’usage ; car étant tout-à-fait plats, ils n’ont pas besoin de boucles pour tenir au pied : aussi n’empêchent-elles point qu’on ne puisse les ôter facilement. Les bas sont de soie blanche, parce que cette couleur est la plus propre à faire briller la beauté de la jambe, qui est presque entièrement découverte.

La coiffure est d’autant plus agréable, qu’elle est toute naturelle. De tous les dons que la nature a faits aux femmes de Lima, leur chevelure est un des plus remarquables. Elles ont généralement les cheveux noirs, fort épais, et si longs, qu’il leur descendent jusqu’au-dessous de la ceinture ; elles les relèvent et se les attachent derrière la tête, en cinq ou six tresses, qui en occupent toute la largeur, et dans lesquelles elles passent une aiguille d’or un peu courbe, terminée à chaque bout par un bouton de diamans de la grosseur d’une noisette. Les tresses qui ne sont pas relevées ont des aigrettes de diamans. Par-devant, de petites boucles descendent de la partie supérieure des tempes jusqu’au milieu des oreilles ; et chaque tempe offre une mouche de velours noir : les pendans d’oreilles sont des brillans, accompagnés de glands ou de houppes de soie noire. Indépendamment des colliers de perles qu’elles portent au cou, elles y pendent encore des rosaires, dont les grains sont de perles fines. Elles ornent leurs bras et leurs mains de bagues de diamans et de bracelets de perles, et leur estomac, d’une plaque d’or enrichie de diamans attachée par un ruban qui ceint le corps. Quelques-unes, pour se distinguer, ajoutent çà et là des diamans montés en or. Enfin la femme d’un simple particulier, quand elle sort dans toute sa parure, a sur elle en ornemens la valeur de trente à quarante mille écus ; et, ce qui surprend encore plus les étrangers, c’est l’indifférence qu’elles affectent pour tant de richesses. Elles en ont si peu de soin, qu’il y a toujours quelque chose à raccommoder, et qu’une partie s’use ou se perd ayant le terme naturel de sa durée. Pour aller à l’église, elles prennent un voile de taffetas noir et une longue jupe. Pour la promenade, c’est une cape et une jupe ronde. Elles sont alors accompagnées de trois ou quatre esclaves de leur sexe, négresses ou mulâtres, en livrée comme des laquais.

Les femmes de Lima sont la plupart belles ou jolies, et de taille moyenne ; à leurs beaux cheveux elles unissent une peau très-blanche, sans le secours d’aucun fard, de la vivacité dans la physionomie, des yeux charmans et un teint admirable. Don Ulloa leur attribue les avantages de l’esprit comme ceux du corps. « Elles ont, dit-il, de la pénétration ; elles pensent avec justesse, et s’expriment avec élégance ; leur conversation est douce et amusante. » En un mot, il les trouve si aimables, que cette raison seule lui paraît expliquer pourquoi tant d’Européens forment des attachemens à Lima et s’y fixent par les nœuds du mariage. Il les représente néanmoins un peu hautaines, à l’égard même de leurs maris, quelles aiment à gouverner ; mais il trouve des raisons pour excuser ce faible, d’autant plus, ajoute-t-il, que, si les maris s’y conforment, ils en sont bien dédommagés par des attentions et des complaisances qu’elles portent plus loin que dans aucun autre pays du monde.

Elles aiment beaucoup les odeurs : elles mettent de l’ambre derrière leurs oreilles, dans leurs robes et dans toutes les pièces de leur ajustement. Leurs bouquets mêmes sont chargés d’ambre, comme s’il manquait quelque chose au parfum naturel des fleurs. Elles entrelacent leurs cheveux des fleurs les plus éclatantes, elles en garnissent leurs manches. L’approche d’une femme est annoncée par les délicieuses vapeurs qu’elle exhale. La grande place offre comme un jardin perpétuel, dans l’abondance et la variété des fleurs que les Américaines y viennent étaler. On y voit les dames, dans leurs calèches dorées, acheter ce qu’elles trouvent de plus agréable ou de plus rare, sans faire attention au prix ; et ce spectacle y attire sans cesse beaucoup d’hommes. Au reste, chaque femme, dans sa sphère, se règle sur celles du rang le plus distingué, sans excepter les négresses mêmes, qui veulent imiter les femmes de qualité jusque dans leur chaussure.

La musique est une passion commune aux femmes de tous les ordres : on peut même assurer qu’elles sont toutes gaies et badines. De toutes parts on n’entend que des chansons vives et ingénieuses, ou des concerts de voix et d’instrumens. Les bals sont fréquens ; on y danse avec une légèreté qui étonne. En général, rien n’est plus opposé à la mélancolie que l’humeur des habitans de Lima, et leur goût pour la musique et la danse aide encore à faire régner le plaisir.

Avec leur vivacité et leur pénétration naturelle, ils ne manquent point de lumières acquises : ils marquent un vif désir de s’instruire dans la conversation des personnes éclairées qui viennent d’Espagne. Leur usage de former entre eux de petites assemblées ne sert pas peu à leur aiguiser l’esprit par l’émulation : c’est une école continuelle. D’ailleurs ils sont d’un caractère docile, quoiqu’un peu fier. En ménageant leur amour-propre, on est toujours sûr de les trouver complaisans. Ils aiment les manières douces, et les bons exemples font sur eux une grande impression. On assure aussi qu’ils sont courageux, mais qu’ayant un point d’honneur qui ne leur permet ni de dissimuler un affront, ni de se faire la réputation de querelleurs, ils vivent entre eux fort tranquillement. C’est surtout dans la noblesse qu’on voit briller les meilleures qualités de l’esprit et du cœur. Sa politesse est sans bornes pour les étrangers. Les mulâtres, moins polis et moins éclairés, sont plus sujets aux défauts qui blessent la société ; ils sont rudes, altiers, inquiets, et souvent ils ont entre eux de vifs démêlés : cependant les désordres qui naissent de tous ces vices ne sont pas aussi fréquens qu’on pourrait se l’imaginer de la grandeur de la ville et de la multitude de ses habitans.

Il ne manque aux agrémens de Lima et de sa situation que de la pluie pour arroser son terroir. Ce n’est pas ici le lieu de recueillir les observations des voyageurs sur les causes de cette fâcheuse privation ; mais on doit remarquer que l’industrie sait y suppléer en rendant les environs fertiles en toutes sortes de grains et de fruits. Un des soins de l’ancien gouvernement américain, et peut-être ce qui lui fait le plus d’honneur, fut d’ouvrir des canaux par lesquels l’eau des rivières put servir à porter la fécondité dans les terres et faciliter le moyen de les cultiver. Les Espagnols ont trouvé ces ouvrages faits, et les ont conservés comme ils les avaient reçus des incas. C’est de cette manière qu’on a jusque aujourd’hui arrosé les champs de froment et d’orge, les luzernes pour la nourriture des chevaux, les vastes plantations de cannes de sucre, les oliviers, les vignes et les jardins, pour en tirer régulièrement d’abondantes récoltes. Il n’en est pas de Lima comme de Quito, où les fruits n’ont aucune saison déterminée. À Lima, les champs produisent dans un temps, qui est toujours le même ; la récolte se fait au mois d’août. Les arbres se dépouillent de leurs feuilles, suivant leur nature ; car ceux qui sont propres aux pays chauds ne font que perdre la vivacité de leur verdure, et ne s’en dépouillent que pour faire place à de nouvelles feuilles. Il en est de même des fleurs, c’est-à-dire qu’elles ont aussi leurs saisons. Ainsi le canton de Lima, où l’on distingue l’hiver de l’été, comme dans la zone tempérée, a le même avantage dans la production des arbres et des fruits.

Ce qu’on sème le plus dans le canton, c’est la luzerne, dont la consommation est prodigieuse. Les habitans ne donnent point d’autre nourriture aux animaux, surtout aux mules et aux chevaux, dont le nombre est infini, puisque l’on en voit au moins un ou deux aux personnes mêmes qui n’ont pas de carrosse ou de calèche. Le froment et les cannes à sucre occupent une autre partie des terres. Tous ces champs sont cultivés par des esclaves nègres. Les oliviers sont une autre richesse des lieux voisins de Lima. Ils forment des forêts épaisses ; car, outre qu’ils sont plus gros, plus hauts, plus touffus que ceux d’Espagne, on ne les taille jamais ; ce qui leur fait pousser tant de rameaux, qu’entrelacés les uns dans les autres, le jour n’y peut pénétrer : aussi la charrue ne passe-t-elle jamais dans les champs qui en sont plantés. On se borne à nettoyer les rigoles qui conduisent l’eau au pied de chaque arbre, et à arracher tous les trois ou quatre ans les petits rejetons qui croissent autour. On n’en récolte pas moins une grande quantité de belles olives, dont on fait de l’huile, ou qui se conservent à la manière de l’Europe. Elles sont très-propres à ce dernier usage, par leur grosseur et leur beauté, par leur douceur, et par leur facilité à se détacher de leurs noyaux, qualités qui manquent aux olives espagnoles ; aussi l’huile de Lima est-elle supérieure à celle d’Espagne.

Les environs de cette ville sont remplis de jardins où croissent toutes les espèces de légumes et de fruits. Leur bonté répond à leur abondance. Quelques louanges qu’on ait données à ceux de plusieurs autres cantons, il n’y en a point qui égalent ceux de Lima. D’ailleurs toute l’année est la saison des fruits, et l’on peut sans cesse les manger frais, parce que, les saisons étant alternatives dans les montagnes et les vallées, les fruits mûrissent d’un côté quand ils cessent de l’autre ; et Lima, qui n’est qu’à vingt-cinq ou trente lieues des montagnes, en tire de toutes les sortes : à l’exception de quelques-uns qui demandent un terroir plus chaud. Le raisin est de diverses espèces à Lima. Celui qu’on nomme raisin d’Italie est gros et de très-bon goût. On ne fait aucune sorte de vin dans le canton : il n’y a que du raisin de treilles qui s’étendent sur la terre, où elles croissent fort bien, sans autre soin que de les tailler et de les arroser.

Cependant le terroir est sablonneux, et tellement graveleux, qu’il n’est en quelque sorte composé que de petits cailloux ; ce qui rend les chemins fort incommodes. Les lieux où l’on sème ont environ deux pieds de bonne terre : mais si l’on creuse au delà, on n’y trouve plus que des cailloux roulés ; d’où l’on conclut que la mer couvrait autrefois tout cet espace. Au reste, on ne creuse pas à quatre ou cinq pieds dans ce terroir sans y trouver de l’eau. On pense que l’eau de la mer s’y insinue et s’y filtre aisément, et qu’un grand nombre de ruissaux et de torrens qui coulent des montagnes, se perdent dans cette plaine avant d’avoir pu se joindre aux rivières. Il se trouve même des rivières qu’on n’aperçoit point, parce que leur lit est rempli de pierres ; mais un animal n’y peut mettre les pieds sans y faire jaillir l’eau. Cette abondance de sources souterraines contribue sans doute à la fertilité du pays, surtout pour les grands végétaux, dont les racines pénètrent assez loin pour en être sans cesse humectées.

Outre les vergers, les jardins et les plantations, qui répandent une variété charmante dans les campagnes, la nature seule fournit, en divers endroits, un coup d’œil agréable aux habitans, et une nourriture abondante aux troupeaux. Les collines de San-Christoval et d’Amancaès sont couvertes au printemps d’une brillante verdure émaillée d’une grande variété de fleurs. On rencontre çà et là les mêmes agrémens à cinq ou six lieues à la ronde. Amancaès tire son nom d’une très-belle fleur jaune dont la colline est couverte. Outre ces promenades, la ville en a de publiques ; celle d’Alaméda, au faubourg San-Lazaro, formée par cinq allées d’orangers et de citronniers, longues d’environ deux cents toises ; celle d’Acho, qui offre aussi de belles allées d’arbres, sur les bords de la rivière, et quelques autres où l’on voit chaque jour une foule de carrosses ou de calèches.

Le voisinage de Lima n’a plus d’autres monumens d’antiquité que des guacas, ou d’anciens sépulcres américains, et quelques restes de murailles qui bordaient les grands chemins ; mais, à trois lieues de la ville, au nord-est, on voit encore dans la vallée de Guacachipa les murs d’une grande bourgade. Ces murs et ceux que l’on rencontre dans d’autres vallées voisines, quoique construits sur la surface de la terre sans mortier et sans ciment, ont résisté jusqu’à présent aux plus violentes secousses des tremblemens de terre, tandis que les plus solides édifices de Lima et de tous les lieux bâtis par les architectes espagnols y ont succombé. On en conclut que l’expérience servait de maître aux naturels du pays, et leur enseignait que, dans une contrée si sujette aux tremblemens de terre, le mortier n’était pas propre rendre les bâtimens plus fermes. Aussi assure-t-on que les Américains, remarquant la méthode de leurs premiers conquérans, se moquaient d’eux, et disaient que les Espagnols creusaient des tombeaux pour s’enterrer ; mais ce qui n’est pas moins surprenant, c’est qu’après avoir vu les nouvelles villes du Pérou si souvent changées en monceaux de ruines, et connaissant l’ancien usage des Américains, on ne se soit pas corrigé depuis trois siècles. Le plaisir d’avoir des maisons spacieuses et des appartemens commodes l’emportent, dans l’esprit des Espagnols, sur la crainte continuelle d’être écrasés par leur chute. On se rappelle qu’en 1746 un tremblement de terre fit éprouver à la capitale du Pérou un désastre encore plus affreux que celui qui renversa une partie de Lisbonne quelques années après. Lima fut presque entièrement détruite ; mais dans une contrée si opulente, un espace de trente ans est plus que suffisant pour fermer une si grande plaie.

Le pain de Lima n’est pas moins estimé pour le goût que pour la blancheur. Il n’y est pas cher. On en distingue trois sortes : le criollo, qui est fort léger ; l’autre, qu’on nomme pain à la française ; et le pain mollet. Les nègres fabriquent tous ces pains pour le compte des boulangers, et les boutiques en sont toujours bien fournies. Les boulangers sont fort riches, et une grande partie de leur bien consiste dans le nombre de leurs esclaves. Outre ceux qui leur appartiennent, ils reçoivent ceux que les maîtres veulent faire châtier pour quelque faute ; et, se chargeant de leur nourriture, ils paient encore au maître leur travail journalier en argent ou en pain. Ce châtiment est le plus grand auquel on puisse les condamner. Les galères n’en approchent point. Ils sont forcés de travailler continuellement le jour et la nuit. On les nourrit mal ; on leur laisse peu de temps pour le sommeil. En peu de mois l’esclave le plus vigoureux est tout-à-fait affaibli. Enfin cet état est si redoutable pour eux, que l’idée seule sert à les contenir ; et ceux qui s’y trouvent condamnés font les plus grands efforts pour obtenir grâce de leurs maîtres. On sait que le même usage existait chez les Grecs et chez les Romains.

Le mouton est la viande la plus ordinaire à Lima ; elle y est de très-bon goût. Le bœuf y est aussi fort bon, mais on en mange peu ; deux ou trois bœufs suffisent par semaine pour toute la ville. La volaille y est excellente et très-abondante. Le gibier y est moins commun : il consiste particulièrement en perdrix, tourterelles et sarcelles. La chair de cochon est celle dont on consomme le plus ; elle est bonne sans être aussi délicate qu’à Carthagène. Toutes les viandes, et le poisson même, sont accommodées avec du sain-doux, ce qui vient apparemment de ce qu’à l’arrivée des Espagnols le Pérou n’avait point d’huile ; et depuis qu’il en produit, l’ancienne nécessité s’est comme tournée en habitude. Ce fut en 1560 qu’Antoine de Ribéra planta le premier olivier qu’on ait vu dans ce pays.

On apporte des montagnes, comme un mets fort délicat, du veau gelé ; les étrangers mêmes le trouvent tel. Toute la préparation consiste à laisser la chair des veaux un jour ou deux à l’air dans les bruyères pour l’y faire geler. Elle se conserve fort long-temps dans cet état. Le poisson vient à Lima des ports de Chorillos, de Callao et d’Ancon. Le plus délicat est le cordudo, et le peje-reye ou poisson-roi, espèce de grado, de six à sept pouces de longueur ; quoiqu’il ne se pêche au Pérou que dans l’eau salée, il n’est pas différent de celui qu’on trouve sous le même nom dans les rivières d’Espagne. Celle de Lima nourrit différentes espèces de poissons, et une sorte de crevettes qui ont deux ou trois pouces de large. Les anchois sont abondans sur la côte. C’est la nourriture de cette multitude d’oiseaux de mer connus sous le nom général de guanaès, quoiqu’ils soient de diverses espèces.

Parmi les différens vins qu’on boit à Lima, il y en a d’excellens. Les plus fins viennent de Lucumba et du lac. Le plus en usage est le vin de Pisco, dont on fait aussi toutes les eaux-de-vie qui se consomment dans la ville, et qu’on transporte plus loin. L’eau-de-vie de sucre n’y est pas connue. Les fruits secs, tels que les amandes, les noix, les noisettes, les poires et les pommes séchées, etc., viennent du Chili. Les confitures ne sont pas moins communes à Lima que dans les autres villes de l’Amérique ; mais l’usage en est plus modéré. Celui du chocolat l’est aussi. On prend à sa place du maté, ou infusion de l’herbe du Paraguay, qu’on prépare deux fois chaque jour.

« Mais rien, ajoute don Ulloa, ne contribue tant à l’abondance qui règne à Lima que son commerce avec les autres parties du Pérou. Le tribunal du consulat et le comptoir général, où l’on rassemble non-seulement toutes les marchandises qui arrivent par les galions et les vaisseaux de registres, mais encore tout ce qui se fabrique dans les autres provinces, rend Lima comme le centre de toutes les richesses et commodités du pays.

» Ce qui vient des provinces est déposé à Lima pour être embarqué sur la flottille qui part du port de Callao, et qui se rend à Panama vers le temps de l’arrivée des galions. Les propriétaires des fonds en abandonnent la direction aux négocians de Lima, qui vont trafiquer à la grande foire de Panama. À son retour, la flottille s’arrête au port de Payta, où les négocians prennent terre avec les marchandises de l’Europe dont ils se sont pourvus ; et, pour éviter les longueurs de la navigation, ils les font transporter par terre jusqu’à Lima. Ce qu’ils ont de moins précieux continue la route par mer jusqu’à Callao. Lorsque toutes leurs marchandises sont arrivées à Lima, ils commencent par expédier ce qui regarde leurs correspondans, et font serrer dans des magasins tout ce qui est pour leur propre compte, jusqu’à ce qu’il se présente des acheteurs, qui ne manquent point de se rassembler dans un temps réglé ; ou bien ils ont des commis dans les provinces intérieures auxquels ils font des envois dont ils reçoivent le produit en argent comptant ou en lettres de change.

» Le produit de ce qui se vend dans l’intérieur du pays se paie avec de l’argent en barres, en pignes ou en œuvre. Les barres et les pignes sont converties en espèces à la monnaie de Lima. Ainsi les négocians gagnent beaucoup, non-seulement sur leurs marchandises, mais encore sur les retours en argent, qu’ils prennent à plus bas prix qu’ils ne le donnent. Tout ce commerce n’est proprement qu’un troc de marchandises pour d’autres. Les fonds qui en proviennent dans l’intervalle des flottilles sont employés par la plupart des négocians en étoffes du pays, qui sortent des fabriques de l’audience de Quito ; car il s’en consomme une si grande quantité pour l’usage du peuple, qui n’est pas en état, dans les petites villes comme à la campagne, d’acheter de magnifiques étoffes auxquelles on donne le nom général d’étoffes de Castille, que ce commerce n’est pas moins lucratif que l’autre. »

Outre ce commerce, qui est le plus considérable, et qui se fait uniquement par Lima, ses habitans en font aussi avec d’autres pays de l’Amérique. Ce qu’ils tirent le plus du nord, c’est le tabac en poudre, qui, passant de la Havane au Mexique, y est préparé, et se transporte ensuite à Lima, d’où il passe dans d’autres contrées. Ce commerce se fait à peu près comme celui de Panama ; mais les marchands qui le font ne vendent que des parfums, de l’ambre, du musc et de la porcelaine de la Chine. Il vient des ports de la Nouvelle-Espagne à Lima du goudron, du fer, de l’indigo, mais en petite quantité ; de Caracas, beaucoup de tabac en feuilles, et des perles dont le débit est toujours fort grand pour les bijoux et la parure des femmes.

Entre les modes des femmes de Lima il n’y en a point d’aussi générale que celle de porter dans la bouche ce qu’elles nomment un limpion. Il paraît par la signification du mot que cet usage n’est venu, dans son origine, que du désir de se tenir les dents propres. Le mot de limpion dérive de limpiar, qui signifie nettoyer. On appelle ainsi de petits rouleaux de tabac longs de quatre pouces sur neuf lignes de diamètre, enveloppés dans du fil fort blanc, dont on les tire par degrés à mesure qu’on en fait usage. Les dames se contentent de porter le bout du limpion à la bouche pour le mâcher un instant, et s’en frottent les dents, qu’elles croient plus belles et plus nettes après cette opération ; mais les femmes du commun la poussent à l’excès. Elles sont horribles à voir avec un limpion entier, qu’elles ont continuellement dans la bouche. Cet usage, et celui du tabac à fumer, qui n’est pas moins à la mode parmi les hommes, occasione une grande consommation de tabac en feuilles. Les limpions sont composés de tabac de Guayaquil, mêlé à un peu de tabac de la Havane. Le tabac à fumer se tire de Sana, de Moyamba, de Jaën, de Bracamoros, de Lulla et de Chillaos, où l’on en recueille beaucoup, qui est de fort bonne qualité.

Beaucoup de négocians de Lima ne sont pas aussi riches qu’on pourrait le penser, à cause de leurs dépenses excessives et des riches dots qu’ils donnent à leurs filles : l’établissement des fils emporte aussi une grande partie du capital. D’une grande fortune il s’en forme ainsi plusieurs médiocres, et souvent l’opulence d’une famille finit avec celui qui l’a commencée. Mais si quelque chose peut donner une haute idée des richesses de Lima et du faste espagnol, c’est ce qui se passa en 1682 à la réception du duc de Palata, lorsqu’il vint éprendre possession de la vice-royauté. Les marchands firent paver les rues de la Mercade et de los Mercadores, par lesquelles il devait aller à la Place-Royale, où est le palais, de lingots d’argent quintés, qui pèsent ordinairement environ vingt marcs, longs de douze à quinze pouces, larges de quatre à cinq, et épais de deux à trois, ce qui pouvait faire la somme de quatre-vingts millions de piastres, ou quatre cent vingt millions de francs.

L’on peut dire que régulièrement il ne pleut jamais à Lima et dans les vallées ; jamais on n’y voit d’orage. Les habitans qui n’ont voyagé ni dans les montagnes, ni à Guayaquil, ni au Chili, ignorent ce que c’est que le tonnerre et les éclairs, et leur frayeur est égale à leur étonnement la première fois qu’ils sont témoins de ces météores ; mais il n’est pas moins surprenant que ce qui est inconnu dans les vallées soit très-fréquent à trente lieues de Lima. Les pluies et les orages y sont aussi réguliers qu’à Quito.

Les vents, quoique constans à Lima, varient peu : ils sont d’ailleurs fort modérés dans toutes les saisons ; et si cette ville n’était pas sujette à d’autres incommodités, ses habitans n’auraient rien à désirer pour l’agrément de la vie ; mais la nature a balancé ces avantages par des inconvéniens qui en diminuent beaucoup le prix. À ces vents des terres australes, qui se font généralement sentir dans les vallées, succèdent quelquefois des vents du nord, si faibles à la vérité, qu’à peine ont-ils la force de mouvoir les girouettes et les banderoles des vaisseaux ; c’est une petite agitation de l’air qui suffit pour faire remarquer que les vents du sud ne règnent plus. Elle arrive régulièrement en hiver ; et c’est par ce changement que les brouillards commencent ; mais ce léger souffle a des qualités si particulières, que, même avant que le brouillard soit condensé, les habitans en ressentent les effets par de violens maux de tête.

On a déjà remarqué combien le Pérou était sujet aux tremblemens de terre : ses habitans vivent dans de continuelles alarmes. Les secousses sont subites et se suivent ordinairement de près, et avec tant de violence, qu’elles inspirent de la terreur aux âmes les plus fortes. Don Ulloa en fait une peinture assez poétique pour un grave mathématicien ; il ne rapporte rien d’ailleurs dont il n’ait été témoin. « Quelque inopinés, dit-il, que soient les tremblemens du Pérou, leur approche ne laisse pas d’être annoncée par quelques avant-coureurs. Un peu auparavant, c’est-à-dire une minute avant les secousses, on entend dans l’intérieur de la terre un bruit sourd qui va d’un endroit à l’autre. Les chiens sont toujours les premiers qui pressentent un tremblement de terre, en aboyant, ou plutôt en poussant des hurlemens lugubres. Les bêtes de somme et les autres animaux qui marchent dans les rues s’arrêtent tout à coup, et, par un instinct naturel, écartent les jambes pour ne pas tomber. Mais rien n’approche de l’effroi des habitans : au premier indice, ils quittent leurs maisons, la terreur peinte sur leur visage, et courent vers les rues les plus larges pour y chercher une sûreté qu’ils ne trouvent point sous leurs toits. Leur précipitation est extrême : ils sortent dans l’état où ils se trouvent, et sans y faire réflexion ; si c’est la nuit, pendant qu’ils étaient à reposer, ils sortent en chemise, ne se couvrant pas même d’une robe ; et si, dans une consternation si générale, ce spectacle pouvait être regardé de sang-froid, tant de figures singulières feraient une scène fort comique. Qu’on se représente encore les cris des enfans, les lamentations des femmes qui invoquent toutes les puissances du ciel, celles même des hommes, et les hurlemens des chiens qui ne cessent pas : c’est une épouvantable confusion qui dure plus long-temps que les secousses, parce que, l’expérience ayant appris qu’elles peuvent se réitérer, et que les malheurs qui ne sont point arrivés dès les premières sont souvent causés par celles qui les suivent, personne n’a la hardiesse de se retirer chez soi. »

Le premier tremblement de terre qu’on ait ressenti à Lima depuis l’établissement des Espagnols arriva quelques années après la fondation de cette ville ; mais elle en reçut peu de dommage, et tout le mal alla tomber sur Arequipa, qui fut entièrement ruinée. En 1586, le 2 juillet, Lima fut si maltraitée, que ceux qui échappèrent au danger fondèrent une fête d’actions de grâces, qui se célèbre encore le jour de la Visitation. En 1609, on y essuya le même désastre. Il fut plus terrible encore le 27 novembre 1630. La ville, menacée de sa ruine entière, célèbre tous les ans la fête de sa préservation, sous le titre de Notre-Dame du Miracle. En 1655, le 13 novembre, un terrible tremblement renversa les plus grands édifices et quantité de maisons. Sa violence et sa durée obligèrent les habitans d’aller passer plusieurs jours dans les campagnes. Le 17 juin 1678, les églises souffrirent beaucoup, et diverses maisons furent renversées. On compte entre les plus furieux tremblemens celui du 20 octobre 1687, qui, ayant commencé à quatre heures du matin, ensevelit un grand nombre de personnes sous les ruines de leurs maisons. Ce malheur en fit pressentir d’autres. En effet, les secousses recommencèrent deux heures après, et ne laissèrent rien d’entier dans la ville ; par bonheur pour le reste des habitans, qu’ayant été avertis par les premières, ils avaient eu le temps de se sauver par la fuite. La mer, après s’être retirée loin de ses bornes, revint en montagne qui tomba sur le Callao et d’autres lieux dont tous les habitans furent noyés. Le 29 septembre 1697, le 14 juillet 1699, le 6 février 1716, le 8 janvier 1725, et le 2 décembre 1732, les secousses furent violentes, et causèrent beaucoup de dommage aux maisons. On compte trois tremblemens dans chacune des années 1690, 1734 et 1743, et cinq grands en 1742.

Mais il n’y en eut jamais d’égal à celui du 28 octobre 1746 ; il fut plus désastreux que tous les autres ensemble. À dix heures et demie du soir, cinq heures trois quarts avant la pleine lune, les secousses commencèrent avec tant de violence, que, dans l’espace d’environ trois minutes, tous les édifices forent détruits, et les habitans qui ne se hâtèrent pas de fuir, ensevelis sous leurs ruines. La tranquillité qui succéda ne fut pas de longue durée. On compta deux cents secousses en vingt-quatre heures, et quatre cent cinquante-une jusqu’au 24 février de l’année suivante ; plusieurs ne furent pas moins fortes que les premières, quoiqu’elles eussent duré moins.

Dans le même temps le Callao éprouva la même catastrophe ; mais la perte des édifices ne fut rien en comparaison de ce qui suivit. La mer s’étant retirée, comme on l’avait vu dans d’autres temps, revint furieuse, en élevant des montagnes d’écume, et tomba sur le Callao, qu’elle submergea. Elle se retira une seconde fois pour revenir plus furieuse encore ; et, par une nouvelle inondation, elle engloutit totalement cette malheureuse ville, dont il ne resta qu’un pan de muraille du fort de Sainte-Croix. Il y avait alors vingt-trois vaisseaux, à l’ancre dans le port ; dix-neuf furent submergés, et les quatre autres, enlevés par la force des eaux, demeurèrent embourbés dans la terre à une distance considérable du rivage. Les autres ports de cette côte eurent le même sort, entre autres, Cavalla et Guanapé. Les villes de Chançay et de Gaura, et les vallées de la Baranca, de Supé et de Pativilca, furent ruinées aussi par le tremblement de terre. Les cadavres qu’on découvrit sous les ruines de Lima, jusqu’au 31 octobre, étaient au nombre de mille trois cents, sans y comprendre une infinité d’estropiés. Au Callao, de quatre mille habitans qu’on y comptait, il n’en échappa que deux cents, et de ce nombre vingt-deux furent conservés par ce même pan de mur, qui sert comme de monument au malheur de cette ville.

La même nuit, un volcan qui s’ouvrit tout d’un coup à Lucanas, vomit une si énorme quantité d’eau, que toutes les campagnes voisines en furent couvertes. Trois autres volcans crevèrent dans la montagne qui se nomme Convensiones de Caxamarquilla, et répandirent aux environs des déluges d’eau. Quelques jours avant ces terribles événemens, on avait entendu à Lima un bruit souterrain, tantôt semblable à des gémissemens, tantôt à une décharge de plusieurs pièces d’artillerie.

« Dans cette région, dit don Ulloa, l’expérience apprend mieux que partout ailleurs, par le grand nombre de volcans dont les Cordilières sont remplies, que, lorsqu’un volcan vient à crever, il donne une si furieuse secousse à la terre, que les villages voisins en sont ordinairement détruits. Cette secousse, qu’on peut déjà nommer un tremblement de terre, n’arrive pas aussi ordinairement dans les éruptions où les ouvertures sont déjà faites ; ou bien, si l’on sent alors quelque ébranlement, il est léger. Ainsi, dès que la bouche du volcan est ouverte, les secousses cessent, quoique la matière recommence à s’enflammer. »

Du temps des incas, Cusco était non-seulement la capitale, mais la plus ancienne, la plus grande et la plus magnifique ville du Pérou. On voit encore sur une colline, au nord de la ville, les ruines d’une forteresse que les incas avaient fait bâtir pour leur sûreté ; un grand mur en talus ferme tous les passages extérieurs, et conserve en même temps une communication libre avec la ville par des voûtes souterraines qui conduisaient à trois autres forts situés dans la ville même où ces princes entretenaient une nombreuse garnison. Ce rempart était d’une hauteur extraordinaire, composé de pierres de taille de différentes formes. Quelques-unes sont si grandes, qu’il est difficile de comprendre comment on a pu sans le secours d’aucune machine les tirer des carrières et les transporter dans le lieu où on les voit. Les intervalles que laisse l’irrégularité de ces grosses masses sont remplis d’autres pierres ajustées avec tant d’art, qu’on n’aperçoit pas facilement leur liaison. Il y en a une d’une grosseur si prodigieuse, qu’on ne peut même imaginer une machine assez forte pour la remuer. On lui a donné le nom de cansada, qui signifie la fatiguée, par allusion sans doute à la peine qu’elle a dû coûter pour le transport. Les ouvrages intérieurs de la forteresse, c’est-à-dire les logemens, sont presque entièrement détruits ; mais la plupart de tous ceux du dehors subsistent, et semblent promettre une durée égale à celle du monde.

Il se trouve dans cette forteresse des bains fournis par deux fontaines, l’une d’eau chaude, l’autre d’eau froide. Un couvent y a pour murs ceux-mêmes du temple du soleil, et le Saint-Sacrement est placé à l’endroit où se trouvait la figure en or de cet astre. Un couvent de religieuses occupe le même emplacement où demeuraient les vierges du soleil.

La plupart des rues de l’ancien Cusco étaient longues, mais étroites. Toutes les maisons étaient de pierre, et l’on y comptait un grand nombre de palais ou d’édifices royaux. L’or et l’argent en faisaient le principal ornement ; ce qui n’a rien d’étonnant, s’il est vrai, comme l’observe Coréal, qu’on apportait à Cusco toutes les richesses de l’empire, et qu’après les y avoir fait entrer, il était défendu, sous peine de mort, de les en faire sortir.

Cusco est à peu près de la grandeur de Lima. Cette ville, éloignée de cent quatre-vingt-quatre lieues au sud est de Lima, est située dans un terrain fort inégal, sur le penchant de plusieurs collines. Celles qui l’environnent au nord et à l’ouest forment un arc auquel on a donné le nom de senca ; au sud-est, la ville est contiguë à une plaine où aboutissent des allées fort agréables. La plupart des maisons sont en pierre ; les appartemens en sont bien distribués : tous les ouvrages de menuiserie y sont dorés, jusqu’aux moulures des portes, et les meubles répondent à cette magnificence. Cusco fait un commerce assez considérable en sucre, étoffes, draps communs, toiles ordinaires, galons d’or et d’argent, cuirs, maroquins et parchemins.

On compte dans Cusco 32,000 habitans, dont plus de 20,000 Américains. Coréal, après avoir parcouru toutes les régions de l’Amérique, assure que Cusco est l’endroit auquel il donne la préférence pour le plaisir et la santé, quoique le voisinage des Andes y rende l’air un peu froid, Garcilasso assure que les habitans ont pensé plusieurs fois à transférer la ville dans la vallée d’Yucay, qui en est à quatre lieues au nord, pour s’éloigner de ces montagnes, dont les sommets sont presque toujours couverts de neige ; mais l’air de Cusco ne laisse pas d’être tempéré, et le dessein de l’abandonner n’a pu venir que de l’opinion qu’on a toujours eue du canton d’Yucay, qui, étant abrité de toutes parts, passait, du temps même des incas, pour un des plus délicieux séjours du monde. Ils y avaient leurs principales maisons de campagne, dont on voit encore les magnifiques débris. L’évêque de Cusco, qui était autrefois le plus riche prélat de l’Amérique, mais qui depuis l’érection des siéges de Guamanga et d’Arequipa, ne jouit plus que de vingt mille piastres de rente, compte entre ses possessions la plus grande partie de cette vallée, et le reste appartient aux principaux Espagnols du pays, qui croient avoir quelque chose à désirer pour le bonheur de leur vie, lorsqu’ils ne peuvent s’en procurer une portion. L’usage de Cusco est d’y transporter les malades, qui ne sont jamais long-temps à s’y rétablir.

D’autres vallées rendent le voisinage de cette ville extrêmement agréable. Garcilasso vante celle de Caravaya. Il raconte qu’en 1566 on tira d’un rocher voisin une masse d’or de la grosseur d’une tête d’homme. Les savans de ce temps jugèrent que, si le hasard ne l’eût pas fait découvrir trop tôt, il y avait grande apparence que tout le rocher se serait converti en or.

Guamanga, fondée par Pizarre en 1539, et qui porta d’abord le nom de San-Juan de la Vittoria, est située dans la Sierra, entre Lima et Cusco. Cette ville, qui contient 26,000 habitans, est bâtie sur le penchant de plusieurs collines. Elle est le siége d’une université. Ses maisons sont hautes, construites en pierres, couvertes en tuiles. Elles ont des jardins et des vergers, auxquels le manque d’eau est souvent préjudiciable. Les habitans sont polis, intelligens, adonnés aux sciences. On y fait un grand commerce en cuirs, en grains et en fruits. Le pays d’alentour jouit d’un climat tempéré ; il est très-fertile ; on y élève une grande quantité de bestiaux ; enfin on y trouve des mines d’or, d’argent, de cuivre et de mercure.

À trente lieues, à l’ouest de Guamanga, on trouve Guancavelica, ville bâtie dans une crevasse des Andes, sur les bords de la rivière d’Apacoca, et célèbre par une riche mine de mercure, qui en est éloignée d’une lieue et demie, à 2,150 toises au-dessus du niveau de la mer. Les sources d’eau chaude de cette ville sont chargées de sédiment calcaire. On peut dire que les habitans du canton voisin construisent leurs maisons avec de l’eau ; car, après qu’ils l’ont laissée refroidir, la matière qu’elle dépose est reçue dans des moules, où elle prend la consistance, et la figure d’une pierre. Le sol de l’intendance de Guancavelica ne produit rien ; l’air, y est très-froid. Les mines y attirent seules la population. La capitale compte 6,000 habitans.

Tarma, au nord de Guancavelica, est une ville bien bâtie, dans une quebrada ou vallée étroite, profonde et fertile. Sa population, est de 5,600 habitans, la plupart créoles, indiens et métis. Le pays d’alentour est malsain, quoique le climat soit très-doux. On attribue cette insalubrité de l’air au voisinage des hautes montagnes, qui interceptent la libre circulation de l’air. On a découvert près de Tarma deux mines de mercure, dont une se trouve dans un filon de fer spathique. Ces deux mines n’ont que deux toises de profondeur. On y exploite aussi deux mines d’argent et d’antimoine.

L’intendance de Tarma renferme la ville de Pasco, dans un pays âpre et sauvage, appelé Plaines de Bonbon, où il ne croît aucune espèces de blé, et qui n’est propre qu’au pâturage des bestiaux. Malgré ces désavantages, cette ville est une des plus peuplées du royaume, par le voisinage des riches mines d’argent d’Yauricocha ou Lauricocha. On a vu précédemment que le Nouveau-Maragnon sort du lac de même nom. À quelque distance, au sud, se trouve le lac de Chinchaycocha, qui donne naissance au Pari, dont les eaux vont grossir celles de l’Apurimac.

Atanjauja est le chef-lieu de la vallée de Jauja, une des plus florissantes et des plus peuplées du Pérou, parce que la facilité des communications lui donne la possibilité d’envoyer aux mines de Pasco le maïs et les autres denrées qu’elle produit.

Arequipa fut fondée par Pizarre, dans la Sierra, en 1539. Mais les tremblemens de terre et le voisinage incommode du volcan de Guayna-Putena engagèrent les habitans à changer l’emplacement de leur ville. Elle est aujourd’hui sur un terrain uni, à vingt lieues au nord de la mer. Les maisons y sont en pierre : le climat y est très-doux, l’air très-sain. Elle est la résidence d’un évêque. Son nom signifie restez-y ; en voici l’origine : Les troupes victorieuses de l’inca venaient de conquérir cette contrée ; charmés de la beauté du pays, les soldats montrèrent quelques regrets de retourner chez eux ; l’inca, qui s’en aperçut, leur dit : Eh bien ! restez-y ; et ils y restèrent.

Arica est un assez bon port de cette intendance. L’air en est chaud et malsain. Quelques cantons des environs produisent d’excellentes olives, qui sont remarquables par leur grosseur. C’est par le port d’Arica que les provinces de la Paz, d’Oruco, de Charcas et de Potosi, situées dans le Haut-Pérou, et aujourd’hui réunies à la vice-royauté de Buenos-Ayres, communiquent avec le grand Océan.

Tacna, sur le premier degré des montagnes, est arrosée par une petite rivière. La salubrité de son climat lui a valu l’avantage de devenir le siége de l’administration et des autres établissemens publics qui étaient auparavant à Arica. Ses habitans sont très-laborieux et très-actifs. Le pays d’alentour est aride ; le manque d’eau nuit à la fécondité des terres.

La vallée d’Ylo, qui aboutit à un petit port de ce nom, situé plus près d’Arequipa que le précédent, est aussi plantée, en plusieurs endroits, de belles allées d’oliviers dont on tire la meilleure huile du Pérou, et de quantité d’arbres fruitiers, tels qu’orangers, citronniers, figuiers, gouyaviers, bananiers, agouacats.

La province d’Arica est remplie de déserts sablonneux entremêlés de lisières extrêmement fertiles. Elle renferme un volcan qui lance des jets d’une eau chaude et infecte. On y cultive la vigne avec beaucoup de soin et d’intelligence. Elle a des mines d’or, de cuivre et d’argent ; celles-ci sont très-riches. Celle d’Huatatanjaya, près du petit port d’Iquique, sur les confins du désert d’Atacama, est dans une contrée entièrement dépourvue d’eau.

Le désert d’Atacama sépare le Pérou du Chili, et faisait autrefois partie de ce dernier pays.