III


Affront fait par la reine au duc de Marlborough.


Environ une semaine après le séditieux discours de Sacheverell, le duc de Marlborough se présenta à Saint-James. Il avait été rappelé de Flandre en toute hâte par Godolphin, qui lui annonçait l’aspect menaçant des affaires, en ajoutant que sa présence à Londres était leur seule chance de salut.

Autrefois, le retour du duc était salué de clameurs joyeuses par la population entière de la ville ; mais, cette fois, il passa comparativement inaperçu, et, bien loin que son nom et ses faits d’armes fussent cités par toutes les bouches, le duc n’entendit reteuntir que ce cri unanime : « Sacheverell et le haut clergé ! »

La multitude, en son absence, s’était mise à adorer une autre idole.

La reine reçut le général en chef de ses armées avec froideur, et, quoiqu’elle déclarât être charmée de le voir, elle ne fit aucune allusion à la récente victoire de Malplaquet. L’entrevue fut d’autant plus embarrassée qu’elle eut lieu en présence de mistress Masham.

Après avoir causé sur différents sujets, Marlborough en vint à la question du refus de sa nomination, et exprima la résolution de se retirer aussitôt qu’il pourrait le faire convenablement.

« Je suis affligée de voir que Votre Grâce a mal interprété mon refus, répondit Anne ; il n’y a aucun précédent à la faveur que vous réclamez, et je serais inexcusable d’accéder à votre demande. Quant à votre retraite, général, le regret que j’éprouverai d’être privée de vos services sera tempéré par la jouissance d’une chose longtemps étrangère à mon règne, la jouissance d’une paix durable.

— Je comprends Votre Majesté, répliqua sèchement Marlborougb ; mais la certitude même d’être calomnié ne me contraindra jamais à conclure un traité de paix avec le roi Louis, à moins que ce ne soit à des conditions honorables pour vous, et avantageuses à la nation anglaise.

— Ce qui paraît avantageux à Votre Grâce ne le paraît peut-être pas à d’autres, observa mistress Masham.

— Peut-être pas à M. Harley et aux amis de la France, reprit le duc avec ironie ; mais je protégerai les franchises de mon pays, et je confondrai ses ennemis aussi longtemps que j’en aurai le pouvoir.

— Vous êtes impétueux dans vos haines, milord, dit Anne, et cette ardeur est aujourd’hui inutile.

— Non, madame, elle ne l’est point, à cette heure surtout où je vous vois entourée de pernicieux conseillers, répondit Marlborough. Ah ! que n’ai-je encore sur Votre Majesté l’influence que je possédais jadis, et que n’écoutez-vous les avis de votre fidèle amie la duchesse, qui n’a à cœur que vos véritables intérêts !

— Sa Majesté a secoué les chaînes qui l’entravaient ! s’écria mistress Masham.

— Oui, pour en prendre d’autres plus pesantes, ajouta le duc ; la reine ne connaît pas sa position, elle ignore que son honneur, sa gloire et sa prospérité, sont sacrifiés à une indigne favorite !

— Silence, milord ! s’écria sévèrement la reine. Je ne veux plus à l’avenir entendre de pareilles altercations devant moi.

— Ce n’est point une altercation, madame, dit fièrement le duc ; en ma qualité de sujet fidèle et loyal de Votre Majesté, toujours prêt à risquer sa vie pour la défendre, il est de mon devoir de vous signaler les dangers que vous courez. Mais je ne puis avoir de dispute avec mistress Masham.

— Mistress Masham, milord, respecte mes sentiments, reprit la reine mécontente ; et c’est plus que ne savent faire certaines gens qui prétendent m’être dévoués. Mais il est temps enfin que cette discussion cesse. Ne voyez-vous pas que la perpétuelle indiscrétion et le despotisme de la duchesse me l’ont rendue odieuse et m’ont forcée à chercher une confidente plus douce et plus complaisante ? Ne comprenez-vous pas que je ne veux plus tolérer ni son contrôle ni le vôtre, et que je veux désormais gouverner mes peuples à mon gré, prodiguer mon affection à qui bon me semble ? Aucun parlement ne peut me priver d’une amie, et, si Votre Grâce à conçu le dessein d’essayer d’obtenir per la force (ainsi que vous m’en ävez déjà menacée) le renvoi de mistress Masham, vos efforts retomberont sur votre téte.

— Je ne désire point priver Votre Majesté d’une amie, ni vous dicter des lois, répondit le due ; mais, si je vous prouve d’une façon irrécusable que votre confidente a abusé de votre confiance, et qu’elle a constamment entretenu une orrespondance avec les adversaires avoués de vos ministres (sans parler des ennemis étrangers), si alors le parlement et la nation exigent son renvoi, je présume que votre Majesté n’hésitera plus ?

— Il sera temps, milord, fit la reine, de répondre à votre question lorsque cette décision aura été prise. À présent, je le crois, notre conférence est terminée.

— Pas tout à fait, Majesté, répliqua le duc. Ja dois forcément abuser de votre patience pendant quelques minutes encore. Vous savez qu’il faut se prononcer sur deux nominations militaires : la lieutenance de la Tour et le commandement d’un régiment.

— Je le sais, riposta la reine en adressant un regard dérobé à mistress Masham.

— Lord Rivers m’a prié de solliciter Votre Majesté pour qu’elle lui accordât la lieutenance, poursuivit le duc ; mais, lorsque je lui ai fait observer que son crédit était bien plus grand que le mien, il m’a demandé la permission de vous présenter lui-même sa requête.

— Votre Grâce a-t-elle quelque objection à faire à son sujet ? demanda la reine.

— Aucune, répliqua le duc. Néanmoins, c’est au duc de Northumberland que je voudrais vous conseiller de donner la place : car, par cette combinaison, Votre Majesté obligerait du même coup le comte d’Hatford ; à qui le duo remettrait le régiment d’Oxford. Cet arrangement serait infiniment agréable au duc de Sommerset, père du comte.

— Je suis fâchée de ne pouvoir prendre en considération la recommandation de Votre Grâce, répliqua la reine. J’ai déjà donné la lieutenance à lord Rivers.

— Comment ! est-ce possible ? s’écria Marlborough, qui ne put s’empêcher de tressaillir ; lord Rivers venait à peine de me quitter au moment où je me disposais à partit pour me rendre en toute hâte au palais.

— Il est cependant venu ici, reprit la roine, et il a reçu sa nomination de mes mains. Il m’a assuré que Votre Grâce ne s’y opposait pas.

— Ceci est contraire à l’étiquette, s’écria le duc hors d’état de déguiser sa mortification ; je n’ai point été consulté, et Votre Majesté fera bien de rétracter sa promesse.

— Impossible ! milord, répliqua Anne ; mais, puisque Votre Grâce se plaint de ce que j’ai violé l’étiquette, je me hâte de vous annoncer que le régiment vacant sera donné au colonel Hill, frère de mistress Masham.

— Madame ! s’écria le duc.

— Tel est mon bon vouloir ! répliqua la reine avec fermeté.

— Dans un cas pareil à celui-ci, cas qui entraîne des conséquences très-délicates, Votre Majesté m’excuserà si je he me rends pas sur-le-champ, répliqua le duc. Qu’il me soit encore permis de conjurer la reine de songer que la nomination d’un officier aussi jeune que le colonel Hill fera le plus mauvais effet dans l’armée ; bien plus, ce serait un passe-droit dont souffriront des militaires plus anciens et plus méritants que lui. On m’accusera moi-même d’avoir agi avec préférence et injustice.

— J’aurai soin que vous ne soyez en butte à aucune récrimination, répondit Anne.

— Vous allez, par ce fait, arborer un étendard autour duquel tous les mécontents viendront se ranger, poursuivit le duc.

— Je vois moins les choses en noir que vous ne le faites, ajouta la reine.

— Eh bien, comme dernière prière, ma gracieuse souveraine, fit le duc en s’agenouillant, laissez-moi vous rappeler les fatigues et les privations que je viens d’endûrer tout récemment encore, permettez-moi de vous parler de mes zélés services qui datent depuis vingt ans. Oh ! ne me donnez pas, ne persistez pas à me donner un ordre si humiliant et si désagréable pour moi. Je pourrais bien encore, pour ce qui me regarde, supporter cette indignité, mais, si je la dévoile à l’uaivers entier, cela vous sera aussi préjudiciable à vous-même qu’à moi.

— Relevez-vous, milord, dit froidement la reine. Je suis décidée, et rien ne changera ma résolution. Vous ferez bien de faire part de tout ceci à vos amis, et, lorsque vous aurez pris une résolution, vous me ferez, à votre tour, savoir votre réponse.

— Vous l’aurez bientôt, madame, » répliqua le duc, qui salua la reine avec un sentiment de rage contenue, et disparut sans ajouter une seule parole.