Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/104

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 557-562).

CIV
AU RÉVÉREND PÈRE PENDOLA.
Antignano, 19 juillet 1855

Mon Révérend Père et tendre ami,

Il faut que désormais vous me permettiez de vous donner ces deux titres. D’un côté je ne puis pas me défaire du respect que toute l’Italie a pour vous et dont je vous ai vu environné dans cette bonne ville de Sienne. Et en même temps comment n’aurais-je pas la plus douce amitié, la plus vive reconnaissance pour les bontés dont vous venez de me combler moi et les miens ? Comment faites-vous ? quelle largeur de cœur, quelle présence d’esprit Dieu vous a-t-il données, et quel est votre secret pour multiplier le temps ? Vous avez la triple charge des sourds-muets de toute la Toscane, d’une des plus grandes écoles italiennes, le collège Tolomei, d’une chaire à l’Université ; vous êtes le Père de Sienne, et il n’y a pas un coin de rue, pas une porte, où nous n’ayons rencontré quelqu’un de vos obligés. Enfin, vous vous occupez de tout le monde, et cependant nous arrivons, cinq étrangers tombent sur vous, et pendant quatre jours vous ne vivez que pour nous; vous êtes notre providence. Nous formons un-convoi pitoyable ; nous traînons avec nous femme, malade, enfant ; chacun trouve ce qui lui convient parfaitement prévu et préparé logement, nourriture, plaisir, édification, la part de l’âme, la part du corps, le nécessaire et l’agréable. Enfin nous n’avons qu’à nous laisser vivre dans cette bienheureuse Sienne, où l’on raconte que tant de saints ont été servis par les anges. Nous ne sommes pas des saints mais certainement un bon ange nous a servis. Enfin nous partons chargés de cadeaux et de souvenirs moi, avec votre bel Éloge nouvellement publié et votre volume de la Ligue lombarde et surtout votre portrait ; Amélie, avec sainte Catherine, et petite Marie avec tant de choses qu’autant valait emporter la tour du Palais de la commune. Eh bien, mon Révérend Père, tout ce que vous avez fait pour ma petite famille et pour moi me touche moins que l’espérance que vous m’avez donnée pour Saint-Vincent de Paul. Cette chère Société est aussi ma famille. C’est elle, après Dieu, qui m’a conservé dans la foi, quand j’ai quitté mes bons et pieux parents. Je l’aime donc et j’y tiens par le plus profond du cœur :j’ai été tout joyeux d’en voir la bonne semence germer et prospérer dans cette terre de Toscane.

Mais surtout je lui ai vu faire tant de bien, soutenir dans la vertu un si grand nombre de jeunes gens, allumer dans un plus petit nombre un zèle si merveilleux ! Nous avons des conférences à Québec et à Mexico. Nous en avons à Jérusalem. Nous avons même assurément une conférence en paradis, car plus de mille des nôtres, depuis vingt ans que nous existons ; ont pris le chemin d’une meilleure vie. Comment donc n’aurions-nous pas une conférence à Sienne, qu’on appelait l’antichambre du paradis ? Comment dans la ville de la sainte Vierge ne verrions-nous pas réussir une œuvre qui a la sainte Vierge pour première patronne ? Et surtout comment ne réussirions-nous pas au collége Tolomei où notre jeune rejeton croîtra sous votre main, à l’ombre, sans les inconvénients d’une publicité précoce ?

Vous ayez des enfants riches. O mon père, l’utile leçon pour fortifier ces cœurs amollis, le bienfaisant spectacle de leur montrer des pauvres, de leur montrer Notre-Seigneur Jésus-Christ non-seulement dans des images peintes par les plus grands maîtres, ou sur des autels éclatants d’or et de lumière, mais de leur montrer Jésus-Christ et ses plaies dans la personne des pauvres ! Nous avons souvent parlé de la faiblesse, de la frivolité, de la nullité des hommes même chrétiens dans la noblesse de France et d’Italie. Mais je m’assure qu’ils sont ainsi parce qu’une chose a manqué à leur éducation ; il y a une chose qu’on-ne leur a point enseignée, une chose qu’ils ne connaissent que de nom et qu’il faut avoir vu souffrir aux autres, pour apprendre à la souffrir quand elle viendra tôt ou tard. Cette chose, c’est la douleur, c’est la privation, c’est le besoin… Il faut que ces jeunes seigneurs sachent ce qu’est la faim, la soif, le dénûment d’un grenier. Il faut qu’ils voient des misérables, des enfants malades, des enfants en pleurs. Il faut qu’ils les voient et qu’ils les aiment. Ou cette vue réveillera quelque battement dans leur cœur, ou cette génération est perdue. Mais il ne faut jamais croire à la mort d’une jeune âme chrétienne. Elle n’est pas morte, mais elle dort.

Mon cher et respectable ami, je vous envoie dans le Bulletin de la Société de Saint-Vincent de Paul, une excellente instruction sur la formation des conférences dans les maisons d’éducation. Assurément votre expérience n’a pas besoin d’être éclairée, et vous pourrez adapter notre petite œuvre à votre grande maison, sans cesser de nous être uni et de faire gagner à vos élèves les riches indulgences accordées à la Société de Saint-Vincent de Paul. Bientôt vos meilleurs jeunes gens, divisés en petites escouades de trois, de quatre, accompagnés d’un maître, vont monter l’escalier de l’indigent ; vous les verrez revenir à la fois tristes et heureux, tristes du mal qu’ils auront vu, heureux du peu de bien qu’ils auront fait. Quelques-uns s’y porteront peut-être froidement, sans intelligence mais d’autres s’y embraseront d’un feu qu’ils iront porter dans des villes où les conférences n’existaient point, ou bien ils iront réchauffer les conférences plus anciennes de Florence, de Gênes, de Milan, de Rome ; et de toutes leurs bonnes actions, une part viendra s’ajouter à la couronne que Dieu prépare au Père Pendola, mais qu’il donnera, j’espère, le plus tard possible.

Je m’aperçois que je renouvelle le proverbe français Gros-Jean veut prêcher son curé. Non, mon Père, je ne vous prêche pas ; c’est votre exemple, c’est votre charité qui me prêche, qui me dit d’avoir confiance en vous et de remettre cette œuvre entre vos mains.




« La veille du mois de septembre, accompagné de sa femme, de sa fille, de ses deux frères, Ozanam sortit de la maison qu’il occupait au petit village de Antignano, sur le bord de la mer. En sortant, il ôta son chapeau, et, les mains levées vers le ciel, il prononça cette prière « Mon Dieu, je vous remercie des souffrances et des afflictions que vous m’avez envoyées dans cette demeure ; acceptez-les en expiation de mes péchés. » Puis, se tournant vers sa femme « Je veux qu’avec moi tu bénisses Dieu de mes douleurs. » Et aussitôt, se jetant dans ses bras « Je le bénis aussi des consolations qu’il m’a données. »

« Dieu lui accorda, pour la dernière fois qu’il traversait la mer, un temps et des flots sereins. Couché sur le pont du navire qui le rapportait en France, il put jouir en paix de l’air, du ciel, des eaux, de ces poétiques rivages de l’Italie qu’il avait passionnément aimés, et où il venait de recevoir un accueil digne de la terre qui a nourri tant de grands hommes, et qui sait encore les reconnaître de quelque part qu’ils abordent à ses ruines. Quand les côtes de la Provence se levèrent à ses yeux, il éprouva une grande joie de revoir la patrie et de la certitude d’y mourir. Le vaisseau ne tarda pas d’entrer au port de Marseille, où l’attendaient sa belle-mère et la famille de sa femme. « A présent, dit-il, que j’ai remis Amélie entre les mains de qui elle doit être, Dieu fera de moi ce qu’il voudra. »

« Il eût encore désiré revoir Paris, Paris où tant de souvenirs l’attachaient, où ses amis et sa gloire l’eussent si pieusement accueilli. Mais ce vœu du serviteur ne fut pas exaucé. Seulement Dieu lui retira les angoisses du grand passage il ne souffrit plus des qu’il eut touché la terre de ses aïeux et de ses travaux. Un calme qui n’était ni celui de la vie ni celui de la mort se répandit dans sa personne, et il reçut dans cet état les derniers sacrements de l’Église dont il avait été le fidèle et le défenseur. Le prêtre lui ayant dit d’avoir confiance en Dieu « Eh ! pourquoi le craindrais-je ? répondit-il, je l’aime tant ! »

« Ce devoir rempli, un sommeil précurseur s’empara de ses membres épuisés. Il se réveillait çà et là pour remercier et bénir, pour tendre la main, pour essuyer une larme, pour sourire encore une fois. Le matin de sa mort, jour de la Nativité de la très-sainte Vierge, il ouvrit les yeux, souleva ses bras, et dit d’une voix forte. « Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi » Ce fut sur la terre la dernière parole de cette âme qui en avait eu tant d’éloquentes.

« Ses amis reçurent son cercueil avec vénération. Lyon voulut le garder, Paris l’obtint. Il repose sous les pieds de cette jeunesse qu’il a évangélisée par sa vie, et à laquelle il parle encore du fond de sa tombe. »

(LACORDAIRE, Notice sur Ozanam.)