Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/23

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XXIII

De la belle prédication que firent à Assise saint François et frère Ruffin.

Frère Ruffin, par une contemplation continuelle, était si absorbe en Dieu, que, devenu presque impassible et muet, il parlait très-rarement ; et d’ailleurs il n’avait ni la grâce, ni la hardiesse, ni l’éloquence de la prédication. Néanmoins, un jour, saint François lui commanda d’aller à, Assise, et de prêcher au peuple ce que Dieu lui inspirerait. A quoi frère Ruffin répondit : « Révérend père, je te prie de me pardonner et de ne pas m’envoyer, car, tu le sais, je n’ai pas la grâce de la prédication : je suis simple et ignorant. M Alors saint François lui dit : « Parce que tu n’as pas obéi promptement, je te commande par la sainte obéissance de dépouiller tes vêtements, et, ne gardant que tes braies, d’aller à Assise, d’entrer en cet état dans une église, et de prêcher au peuple[1]. » A cet ordre, frère Rufin se dépouille, va à Assise, entre dans une église, et, ayant fait la révérence à l’autel, il monte dans la chaire et se met à prêcher. Sur quoi les petits enfants et les hommes commencèrent à rire, et ils disaient : « Or voici que ces gens-là font si grande pénitence, qu’ils deviennent insensés et perdent l’esprit. »

Dans ce moment même, saint François, réfléchissant à la prompte obéissance de frère Ruffin, qui était des plus nobles d’Assise, et au dur commandement qu’il lui avait imposé, commença à se reprendre lui-même, en disant : « D’où te vient tant de présomption, fils de Pierre Bernardoni, homme chétif et vil, de commander à frère Ruffin, lequel est des plus nobles d’Assise, qu’il aille nu prêcher au peuple comme un fou ? Au nom de Dieu, tu essayeras sur toi-ce que tu commandes aux autres. » Et aussitôt, dans un transport d’esprit, il se dépouille pareillement, et s’en va à Assise, menant avec lui frère Léon pour porter son habit et celui de frère Ruffin et les habitants, le voyant comme l’autre, le honnissaient de même, jugeant que lui et frère Ruffin étaient devenus fous par trop de pénitence. Saint François entra dans l’église, où frère Ruffin prêchait ces paroles : «  Ô mes bien-aimés ! fuyez le monde et laissez le péché ; rendez le bien d’autrui, si vous voulez éviter l’enfer observez les commandements de Dieu, aimant Dieu et le prochain, si vous voulez aller au Paradis et faites pénitence, si vous voulez posséder le royaume des cieux.  » Alors saint François monta en chaire, et se mit à prêcher si merveilleusement sur le mépris du monde, sur la sainte pénitence, la pauvreté volontaire, le désir du royaume céleste, enfin, sur la nudité et l’opprobre de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que tous ceux qui étaient à cette prédication, hommes et femmes, en grande multitude, commencèrent à pleurer fortement avec une admirable dévotion et componction de cœur. Et non-seulement là, mais dans toute la ville d’Assise, la passion du Christ fut si fortement pleurée tout ce jour, qu’on n’avait jamais rien vu de pareil et ainsi le peuple fut édifié et consolé de l’action de saint François et de frère Ruffin. Puis saint François rendit à frère Ruffin son habit et reprit le sien, et ainsi vêtus, ils retournèrent au couvent de la Portioncule, louant et glorifiant Dieu, qui leur avait donné la grâce de se vaincre par le mépris d’eux-mêmes, et d’édifier les brebis du Christ, en montrant combien le monde est à dédaigner. Et dans ce jour la dévotion du peuple s’accrut tellement envers eux, que bien se réputait qui pouvait toucher le bord de leur vêtement.

  1. Ce commandement de saint François rappelle les épreuves auxquelles les Pères du désert soumettaient quelquefois l’humilité de leurs disciples. L’épreuve d’ailleurs était moins blessante pour les yeux de la foule sous un climat chaud, où l’on voit encore les lazzaroni dans le costume décrit par l’auteur des Fioretti.