Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Stalactites vitreuses non cristallisées

STALACTITES VITREUSES NON CRISTALLISÉES

Les cinq verres primitifs sont les matières premières desquelles seules toutes les substances vitreuses tirent leur origine, et de ces cinq verres de nature il y en a trois, le quartz, le feldspath et le schorl, dont les extraits sont transparents et se présentent en formes cristallisées ; les deux autres, savoir : le mica et le jaspe, ne produisent que des concrétions plus ou moins opaques, et même, lorsque les extraits du quartz, du feldspath et du schorl se trouvent mêlés avec ceux du jaspe et du mica, ils perdent plus ou moins de leur transparence, et souvent ils prennent une entière opacité. Le même effet arrive lorsque les extraits transparents de ces premiers verres se trouvent mêlés de matières métalliques qui, par leur essence, sont opaques : les stalactites transparentes du quartz, du feldspath et du schorl peuvent donc devenir plus ou moins obscures et tout à fait opaques, suivant la grande ou petite quantité de matières étrangères qui s’y seront mêlées ; et, comme les combinaisons de ces mélanges hétérogènes sont en nombre infini, nous ne pouvons saisir dans cette immense variété que les principales différences de leurs résultats, et en présenter ici les degrés les plus apparents entre lesquels on pourra supposer toutes les nuances intermédiaires et successives.

En examinant les matières pierreuses sous ce point de vue, nous remarquerons d’abord que leurs extraits peuvent se produire de deux manières différentes : la première, par une exsudation lente des parties atténuées au point de la dissolution ; et la seconde, par une stillation abondante et plus prompte de leurs parties moins atténuées et non dissoutes ; toutes se rapprochent, se réunissent et prennent de la solidité à mesure que leur humidité s’évapore ; mais on doit encore observer que toutes ces particules pierreuses peuvent se déposer dans des espaces vides ou dans des cavités remplies d’eau : si l’espace est vide, le suc pierreux n’y formera que des incrustations ou concrétions en couches horizontales ou inclinées, suivant les plans sur lesquels il se dépose ; mais, lorsque ce suc tombe dans des cavités remplies d’eau, où les molécules qu’il tient en dissolution peuvent se soutenir et nager en liberté, elles forment alors des cristallisations qui, quoique de la même essence, sont plus transparentes et plus pures que les matières dont elles sont extraites.

Toutes les pierres vitreuses que nous avons ci-devant indiquées doivent être regardées comme des stalactites cristallisées du quartz, du feldspath et du schorl purs, ou seulement mêlés les uns avec les autres, et souvent teints de couleurs métalliques : ces stalactites sont toujours transparentes lorsque les sucs vitreux ont toute leur pureté ; mais, pour peu qu’il y ait mélange de matière étrangère, elles perdent en même temps partie de leur transparence et partie de leur tendance à se cristalliser, en sorte que la nature passe par degrés insensibles de la cristallisation distincte à la concrétion confuse, ainsi que de la parfaite diaphanéité à la demi-transparence et à la pleine opacité. Il y a donc une gradation marquée dans la succession de toutes ces nuances, et bien prononcée dans les termes extrêmes : les stalactites transparentes sont presque toutes cristallisées, et au contraire, la plupart des stalactites opaques n’ont aucune forme de cristallisation, et l’on en trouve la raison dans la loi générale de la cristallisation combinée avec les effets particuliers des différents mélanges qui la font varier ; car la forme de toute cristallisation est le produit d’une attraction régulière et uniforme entre des molécules homogènes et similaires ; et ce qui produit l’opacité dans les extraits des sucs pierreux n’est que le mélange de quelque substance hétérogène, et spécialement de la matière métallique non simplement étendue en teinture, comme dans les pierres transparentes et colorées, mais incorporée et mêlée en substance massive avec la matière pierreuse. Or, la puissance attractive de ces molécules métalliques suit une autre loi que celle sous laquelle les molécules pierreuses s’attirent et tendent à se joindre : il ne peut donc résulter de ce mélange qu’une attraction confuse dont les tendances diverses se font réciproquement obstacle, et ne permettent pas aux molécules de prendre entre elles aucune ordonnance régulière ; et il en est de même du mélange des autres matières minérales ou terreuses, trop hétérogènes pour que les rapports d’attraction puissent être les mêmes ou se combiner ensemble dans la même direction sans se croiser, et nuire à l’effet général de la cristallisation et de la transparence.

Afin que la cristallisation s’opère, il faut donc qu’il y ait assez d’homogénéité entre les molécules pour qu’elles concourent à s’unir sous une loi d’affinité commune, et en même temps on doit leur supposer assez de liberté pour qu’obéissant à cette loi, elles puissent se chercher, se réunir et se disposer entre elles dans le rapport combiné de leur figure propre avec leur puissance attractive ; or, pour que les molécules aient cette pleine liberté, il leur faut non seulement l’espace, le temps et le repos nécessaires, mais il leur faut encore le secours ou plutôt le soutien d’un véhicule fluide dans lequel elles puissent se mouvoir sans trop de résistance et exercer avec facilité leurs forces d’attraction réciproque. Tous les liquides, et même l’air et le feu comme fluides, peuvent servir de soutien aux molécules de la matière atténuée au point de la dissolution. Le feu primitif fut le fluide dans lequel s’opéra la cristallisation du feldspath et du schorl ; la cristallisation des régules métalliques s’opère de même à nos feux, par le rapprochement libre des molécules du métal en fusion par le fluide igné. De semblables effets doivent se produire dans le sein des volcans ; mais ces cristallisations, produites par le feu, sont en très petit nombre en comparaison de celles qui sont formées par l’intermède de l’eau : c’est en effet cet élément qui, dans l’état actuel de la nature, est le grand instrument et le véhicule propre de la plupart des cristallisations ; ce n’est pas que l’air et les vapeurs aqueuses ne soient aussi pour les substances susceptibles de sublimation des véhicules également propres et des fluides très libres où leur cristallisation peut s’opérer avec toute facilité ; et il paraît qu’il se fait réellement ainsi un grand nombre de cristallisations des minéraux renfermés et sublimés dans les cavités de la terre ; mais l’eau en produit infiniment plus encore, et même l’on peut assurer que cet élément seul forme actuellement presque toutes les cristallisations des substances pierreuses, vitreuses ou calcaires.

Mais une seconde circonstance essentielle, à laquelle il paraît qu’on n’a pas fait attention, c’est qu’aucune cristallisation ne peut se faire que dans un bain fluide, toujours égal et constamment tranquille, dans lequel les molécules dissoutes nagent en liberté ; et, pour que l’eau puisse former ce bain, il est nécessaire qu’elle soit contenue en assez grande quantité et en repos dans des cavités qui en soient entièrement ou presque entièrement remplies. Cette circonstance d’une quantité d’eau qui puisse faire un bain est si nécessaire à la cristallisation, qu’il ne serait pas possible sans cela d’avoir une idée nette des effets généraux et particuliers de cette opération de la nature ; car la cristallisation, comme on vient de le voir, dépend en général de l’accession pleinement libre des molécules les unes vers les autres, et de leur transport dans un équilibre assez parfait pour qu’elles puissent s’ordonner sous la loi de leur puissance attractive, ce qui ne peut s’opérer que dans un fluide abondant et tranquille : et, de même, il ne serait pas possible de rendre raison de certains effets particuliers de la cristallisation, tels, par exemple, que le jet en tout sens des aiguilles dans un groupe de cristal de roche, sans supposer un bain ou masse d’eau dans laquelle puisse se former ce jet de cristallisation en tout sens ; car, si l’eau tombe de la voûte, ou coule le long des parois d’une cavité vide, elle ne produira que des concrétions ou guhrs, nécessairement étendus et dirigés dans le seul sens de l’écoulement de l’eau qui se fait toujours de haut en bas : ainsi cet effet particulier du jet des cristaux en tout sens, aussi bien que l’effet général et combiné de la réunion des molécules qui forment la cristallisation, ne peuvent donc avoir lieu que dans un volume d’eau qui remplisse presque entièrement, et pendant un long temps, la capacité du lieu où se produisent les cristaux. Les anciens avaient remarqué, avant nous, que les grandes mines de cristal ne se trouvent que vers les hauts sommets des montagnes, près des neiges et des glaces, dont la fonte, qui se fait continuellement en dessous par la chaleur propre de la terre, entretient un perpétuel écoulement dans les fentes et les cavités des rochers ; et on trouve même encore aujourd’hui, en ouvrant ces cavités auxquelles on donne le nom de cristallières, des restes de l’eau dans laquelle s’est opérée la cristallisation : ce travail n’a cessé que quand cette eau s’est écoulée et que les cavités sont demeurées vides.

Les spaths cristallisés dans les fentes et cavités des bancs calcaires se sont formés de la même manière que les cristaux dans les rochers vitreux : la figuration de ces spaths en rhombes, leur position en tout sens, ainsi que le mécanisme par lequel leurs lames se sont successivement appliquées les unes aux autres, n’exigent pas moins la fluctuation libre des molécules calcaires dans un fluide qui leur permette de s’appliquer dans tous les sens, suivant les lois de leur attraction respective : ainsi toute cristallisation, soit dans les matières vitreuses, soit dans les substances calcaires, suppose nécessairement un fluide ambiant et tranquille, dans lequel les molécules dissoutes soient soutenues et puissent se rapprocher en liberté.

Dans les lieux vides au contraire, où les eaux stillantes tombent goutte à goutte des parois et des voûtes, les sucs vitreux et calcaires ne forment ni cristaux ni spaths réguliers, mais seulement des concrétions ou congélations, lesquelles n’offrent qu’une ébauche et des rudiments de cristallisation : la forme de ces congélations est en général arrondie, tubulée, et ne présente ni faces planes, ni angles réguliers, parce que les particules dont elles sont composées ne nageant pas librement dans le fluide qui les charrie, elles n’ont pu dès lors se joindre uniformément, et n’ont produit que des agrégats confus sous mille formes indéterminées.

Après cet exposé que j’ai cru nécessaire pour donner une idée nette de la manière dont s’opère la cristallisation, et faire ressortir en même temps la différence essentielle qui se trouve entre la formation des concrétions et des cristallisations, nous concevrons aisément pourquoi la plupart des stalactites dont nous allons donner la description ne sont pas des cristallisations, mais des concrétions demi-transparentes ou opaques, qui tirent également leur origine du quartz, du feldspath et du schorl.