Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Stalactites de la terre végétale

STALACTITES DE LA TERRE VÉGÉTALE

La terre végétale, presque entièrement composée des détriments et du résidu des corps organisés, retient et conserve une grande partie des éléments actifs dont ils étaient animés : les molécules organiques, qui constituaient la vie des animaux et des végétaux, s’y trouvent en liberté, et prêtes à être saisies ou pompées pour former de nouveaux êtres ; le feu, cet élément sacré, qui n’a été départi qu’à la nature vivante dont il anime les ressorts ; ce feu, qui maintenait l’équilibre et la force de toute organisation, se retrouve encore dans les débris des êtres désorganisés, dont la mort ne détruit que la forme et laisse subsister la matière contre laquelle se brisent ses efforts ; car cette même matière organique, réduite en poudre, n’en est que plus propre à prendre d’autres formes, à se prêter à des combinaisons nouvelles, et à rentrer dans l’ordre vivant des êtres organisés.

Et toute matière combustible provenant originairement de ces mêmes corps organisés, la terre végétale et limoneuse est le magasin général de tout ce qui peut s’enflammer ou brûler ; mais dans le nombre de ces matières combustibles, il y en a quelques-unes, telles que les pyrites, où le feu s’accumule et se fixe en si grande quantité qu’on peut les regarder comme des corps ignés, dont la chaleur et le feu se manifestent dès qu’ils se décomposent. Ces pyrites ou pierres de feu sont de vraies stalactites de la terre limoneuse, et, quoique mêlées de fer, le fond de leur substance est le feu fixé par l’intermède de l’acide ; elles sont en immense quantité, et toutes produites par la terre végétale dès qu’elle est imprégnée de sels vitrioliques : on les voit, pour ainsi dire, se former dans les délits et les fentes de l’argile, où la terre limoneuse amenée et déposée par la stillation des eaux, et en même temps arrosée par l’acide de l’argile, produit ces stalactites pyriteuses dans lesquelles le feu, l’acide et le fer, contenus dans cette terre limoneuse, se réunissent par une si forte attraction, que ces pyrites prennent plus de dureté que toutes les autres matières terrestres, à l’exception du diamant et de quelques pierres précieuses qui sont encore plus dures que ces pyrites. Nous verrons bientôt que le diamant et les pierres précieuses sont, comme les pyrites, des produits de cette même terre végétale, dont la substance en général est plus ignée que terreuse.

En comparant les diamants aux pyrites, nous leur trouverons des rapports auxquels on n’a pas fait attention : le diamant, comme la pyrite, renferme une grande quantité de feu ; il est combustible, et dès lors il ne peut provenir que d’une matière d’essence combustible ; et, comme la terre végétale est le magasin général qui seul contient toutes les matières inflammables ou combustibles, on doit penser qu’il en tire son origine et même sa substance.

Le diamant ne laisse aucun résidu sensible après sa combustion : c’est donc, comme le soufre, un corps plus igné que la pyrite, mais dans lequel nous verrons que la matière du feu est fixée par un intermède plus puissant que tous les acides.

La force d’affinité qui réunit les parties constituantes de tous les corps solides est bien plus grande dans le diamant que dans la pyrite, puisqu’il est beaucoup plus dur ; mais, dans l’un et dans l’autre, cette force d’attraction a, pour ainsi dire, sa sphère particulière et s’exerce avec tant de puissance qu’elle ne produit que des masses isolées qui ne tiennent point aux matières environnantes, et qui toutes sont régulièrement figurées : les diamants, comme les pyrites, se trouvent dans la terre limoneuse ; ils y sont toujours en très petit volume, et ordinairement sans adhérence des uns aux autres, tandis que les matières uniquement formées par l’intermède de l’eau ne se présentent guère en masses isolées ; et en effet, il n’appartient qu’au feu de se former une sphère particulière d’attraction dans laquelle il n’admet les autres éléments qu’autant qu’ils conviennent ; le diamant et la pyrite sont des corps de feu dans lesquels l’air, la terre et l’eau ne sont entrés qu’en quantité suffisante pour retenir et fixer ce premier élément.

Il se trouve des diamants noirs presque opaques, qui n’ont aucune valeur et qu’on prendrait au premier coup d’œil pour des pyrites martiales octaèdres ou cubiques ; et ces diamants noirs forment peut-être la nuance entre les pyrites et les pierres précieuses qui sont également des produits de la terre limoneuse : aucune de ces pierres précieuses n’est attachée aux rochers, tandis que les cristaux vitreux ou calcaires, formés par l’intermède de l’eau, sont implantés dans les masses qui les produisent, parce que cet élément, qui n’est que passif, ne peut se former comme le feu des sphères particulières d’attraction. L’eau ne sert en effet que de véhicule aux parties vitreuses ou calcaires qui se rassemblent par leur affinité, et ne forment un corps solide que quand cette même eau en est séparée et enlevée par le desséchement ; et la preuve que les pyrites n’ont admis que très peu ou point du tout d’eau dans leur composition, c’est qu’elles en sont avides au point que l’humidité les décompose et rompt les liens du feu fixé qu’elles renferment. Au reste, il est à croire que, dans ces pyrites qui s’effleurissent à l’air, la quantité de l’acide étant proportionnellement trop grande, l’humidité de l’air est assez puissamment attirée par cet acide pour attaquer et pénétrer la substance de la pyrite, tandis que, dans les marcassites ou pyrites arsenicales qui contiennent moins d’acide, et sans doute plus de feu que les autres pyrites, l’humidité de l’air ne fait aucun effet sensible : elle en fait encore moins sur le diamant que rien ne peut dissoudre, décomposer ou ternir, et que le feu seul peut détruire en mettant en liberté celui que sa substance contient en si grande quantité, qu’elle brûle en entier sans laisser de résidu.

L’origine des vraies pierres précieuses, c’est-à-dire des rubis, topazes et saphirs d’Orient, est la même que celle des diamants. Ces pierres se forment et se trouvent de même dans la terre limoneuse ; elles y sont également en petites masses isolées ; le feu qu’elles renferment est seulement en moindre quantité, car elles sont moins dures et en même temps moins combustibles que le diamant, et leur puissance réfractive est aussi de moitié moins grande. Ces trois caractères, ainsi que leur grande densité, démontrent assez qu’elles sont d’une essence différente des cristaux vitreux ou calcaires, et qu’elles proviennent, comme le diamant, des extraits les plus purs de la terre végétale.

Dans le soufre et les pyrites, la substance du feu est fixée par l’acide vitriolique ; on pourrait donc penser que, dans le diamant et les pierres précieuses, le feu se trouve fixé de même par cet acide le plus puissant de tous ; mais M. Achard a, comme nous l’avons dit[1], tiré de la terre alcaline un produit semblable à celui des rubis qu’il avait soumis à l’analyse chimique, et cette expérience prouve que la terre alcaline peut produire des corps assez semblables à cette pierre précieuse. Or, l’on sait que la terre végétale et limoneuse est plus alcaline qu’aucune autre, puisqu’elle n’est principalement composée que des débris des animaux et des végétaux : je pense donc que c’est par l’alcali que le feu se fixe dans le diamant et le rubis, comme c’est par l’acide qu’il se fixe dans la pyrite ; et même l’alcali, étant plus analogue que l’acide à la substance du feu, doit le saisir avec plus de force, le retenir en plus grande quantité et s’accumuler en petites masses sous un moindre volume ; ce qui, dans la formation de ces pierres, produit la densité, la dureté, la transparence, l’homogénéité et la combustibilité.

Mais avant de nous occuper de ces brillants produits de la terre végétale, et qui n’en sont que les extraits ultérieurs, nous devons considérer les concrétions plus grossières et moins épurées de cette même terre réduite en limon, duquel les bols et plusieurs autres substances terreuses ou pierreuses tirent leur origine et leur essence.


Notes de Buffon
  1. Voyez l’article du Cristal de roche, p. 448.