Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Spaths fluors

SPATHS FLUORS

C’est le nom que M. Margraff a donné à ces spaths ; et comme ils sont composés de matière calcaire et de parties sulfureuses ou pyriteuses, nous les mettons à la suite des matières qui sont composées de substances calcaires mélangées avec d’autres substances : on aurait dû conserver à ces spaths le nom de fluors pour éviter la confusion qui résulte de la multiplicité des dénominations ; car on les a appelés spaths pesants, spaths vitreux, spaths phosphoriques, et l’on a souvent appliqué les propriétés des spaths pesants à ces spaths fluors, quoique leur origine et leur essence soient très différentes. Margraff lui-même comprend, sous la dénomination de spaths fusibles, ces spaths fluors qui ne sont point fusibles : « Il y a, dit-il, des spaths fusibles composés de lames groupées ensemble d’une manière singulière ; ces lames n’ont aucune transparence, et leur couleur tire sur le blanc de lait ; d’autres affectent une figure cubique, ils sont plus ou moins transparents et diversement colorés ; on les connaît sous les noms de fluors, de fausses améthystes, de fausses émeraudes, de fausses topazes, de fausses hyacinthes, etc… Ils se trouvent ordinairement dans les filons des mines, et servent de matrice aux minéraux qu’ils renferment ; ils sont, outre cela, un peu plus durs que les spaths phosphoriques, c’est-à-dire que les spaths d’un blanc de lait. — Les spaths fusibles vitreux, c’est-à-dire ceux qui affectent une figure cubique, soumis au feu jusqu’à l’incandescence, jettent des étincelles dans l’obscurité, mais leur lueur est fort faible ; après quoi, ils se divisent par petits éclats. Les spaths fusibles phosphoriques, soumis à la même chaleur, jettent une lumière très vive et très foncée ; ensuite ils se brisent en plusieurs morceaux qu’on a beaucoup plus de peine à réduire en poudre que les éclats des spaths fusibles vitreux[1]. » Les vrais spaths fluors sont donc désignés ici comme spaths fusibles et spaths vitreux, quoiqu’ils ne soient ni fusibles ni vitreux ; et quoique cet habile chimiste semble les distinguer des spaths qu’il appelle phosphoriques, les différences ne sont pas assez marquées pour qu’on ne puisse les confondre, et il est à croire que ce qu’il appelle spath fusible vitreux et spath fusible phosphorique, se rapporte également aux spaths fluors qui ne diffèrent les uns des autres que par le plus ou moins de pureté. Et en effet, deux de nos plus savants chimistes, MM. Sage et Demeste, ont dit expressément que les spaths vitreux, fusibles ou phosphoriques, ne sont qu’une seule et même chose[2] : or, ces spaths fluors, loin d’être fusibles, sont très réfractaires au feu ; mais il est vrai qu’ils ont la propriété d’être, comme le borax, des fondants très actifs ; et c’est probablement à cause de cette propriété fondante qu’on leur a donné le nom de spaths fusibles[3] ; mais on ne voit pas pourquoi ils sont dénommés spaths vitreux fusibles, puisque de tous les spaths il n’y a que le seul feldspath qui soit en effet vitreux et fusible.

Quelques habiles chimistes ont confondu ces spaths fluors avec les spaths pesants, quoique ces deux substances soient très différentes par leur essence, et qu’elles ne se ressemblent que par de légères propriétés : les spaths fluors réduits en poudre prennent, par le feu, de la phosphorescence, comme les spaths pesants[4] ; mais ce caractère est équivoque, puisque les coquilles et autres matières calcaires réduites en poudre prennent, comme les spaths pesants et les spaths fluors, de la phosphorescence par l’action du feu ; et si nous comparons toutes les autres propriétés des spaths pesants avec celles des spaths fluors, nous verrons que leur essence n’est pas la même, et que leur origine est bien différente.

Les spaths pesants sont d’un tiers plus denses que les spaths fluors[5], et cette seule propriété essentielle démontre déjà que leurs substances sont très différentes : M. Romé de Lisle fait mention de quatre principales sortes de spaths fluors[6], dont les couleurs, la texture et la forme de cristallisation diffèrent beaucoup, mais tous sont à peu près d’un tiers plus légers que les spaths pesants, qui d’ailleurs n’ont, comme les pierres précieuses, qu’une simple réfraction, et sont par conséquent homogènes, c’est-à-dire également denses, dans toutes les parties, tandis que les spaths fluors au contraire offrent, comme tous les autres cristaux vitreux ou calcaires, une double réfraction[7], et sont composés de différentes substances ou du moins de couches alternatives de différente densité.

Les spaths fluors sont dissolubles par les acides, même à froid, quoique d’abord il n’y ait que peu ou point d’effervescence, au lieu que les spaths pesants résistent constamment à leur action, soit à froid, soit à chaud : ils ne contiennent donc point de matière calcaire, et les spaths fluors en contiennent en assez grande quantité, puisqu’ils se dissolvent en entier par l’action des acides.

Ces spaths fluors sont plus durs que les spaths calcaires, mais pas assez pour étinceler sous le briquet, si ce n’est dans certains points où ils sont mêlés de quartz, et c’est par là qu’on les distingue aisément du feldspath, qui de tous les spaths est le seul étincelant sous le choc de l’acier : mais ces spaths fluors diffèrent encore essentiellement du feldspath par leur densité qui est considérablement plus grande[8], et par leur résistance au feu auquel ils sont très réfractaires, au lieu que le feldspath y est très fusible ; et d’ailleurs, quoiqu’on les ait dénommés spaths vitreux, parce que leur cassure ressemble à celle du verre, il est certain que leur substance est différente de celle du feldspath et de tous les autres verres primitifs ; car l’un de nos plus habiles minéralogistes, M. Monnet, a reconnu, par l’expérience, que ces spaths fluors sont principalement composés de soufre et de terre calcaire. M. de Morveau a vérifié les expériences de M. Monnet[9], qui consistent à dépouiller ces spaths de leur soufre. Leur terre désoufrée présente les propriétés essentielles de la matière calcaire ; car elle se réduit en chaux et fait effervescence avec les acides : il n’est donc pas nécessaire de supposer dans ces spaths fluors, comme l’ont fait M. Bergman et plusieurs chimistes après lui, une terre de nature particulière, différente de toutes les terres connues, puisqu’ils ne sont réellement composés que de terre calcaire mêlée de soufre.

M. Schéele avait fait, avant M. Monnet, des expériences sur les spaths fluors blancs et colorés ; et il remarque avec raison que ces spaths diffèrent essentiellement de la pierre de Bologne ou spath pesant, ainsi que de l’albâtre et des pierres séléniteuses, qui sont phosphoriques lorsqu’elles ont été calcinées sur les charbons[10] : cet habile chimiste avait en même temps cru reconnaître que ces spaths fluors sont composés d’une terre calcaire combinée, dit-il, avec un acide qui leur est propre et qu’il ne désigne pas[11] ; il ajoute seulement que l’alun et le fer semblent n’être qu’accidentels à leur composition. Ainsi M. Monnet est le premier qui ait reconnu le soufre, c’est-à-dire l’acide vitriolique uni à la substance du feu dans ces spaths fluors.

M. le docteur Demeste, que nous avons souvent eu occasion de citer avec éloge, a recueilli avec discernement et avec son attention ordinaire les principaux faits qui ont rapport à ces spaths, et je ne peux mieux terminer cet article qu’en les rapportant ici, d’après lui. « La nature, dit-il, nous offre les spaths phosphoriques en masses plus ou moins considérables, tantôt informes et tantôt cristallisées ; ils sont plus ou moins transparents, pleins de fentes ou fêlures, et leurs couleurs sont si variées, qu’on les désigne ordinairement par le nom de la pierre précieuse colorée dont ils imitent la nuance… J’ai vu beaucoup de ces spaths informes près des alunières, entre Civita-Vecchia et la Tolfa ; ils y servent de gangue à quelques filons de la mine de plomb sulfureuse connue sous le nom de galène ; on les trouve fréquemment mêlés avec le quartz en Auvergne et dans les Vosges, et avec le spath calcaire dans les mines du comté de Derby en Angleterre.

» Quoique ces spaths phosphoriques, et surtout ceux en masses informes, soient ordinairement fendillés, cela n’empêche pas qu’ils ne soient susceptibles d’un fort beau poli ; on en rencontre même des pièces assez considérables pour en pouvoir faire de petites tables, des urnes et autres vases désignés sous les noms de prime d’émeraude, de prime d’améthyste, etc. M. Romé de Lisle a nommé albâtres vitreux ceux de ces spaths qui, formés par dépôts comme les albâtres calcaires, sont aussi nuancés par zones ou rubans de différentes couleurs, ainsi qu’on en voit dans l’albâtre oriental. Ces albâtres vitreux se trouvent en abondance dans certaines provinces d’Angleterre, et surtout dans le comté de Derby ; ils sont panachés ou rubanés des plus vives couleurs, et surtout de différentes teintes d’améthystes sur un fond blanc, mais ils sont toujours étonnés et comme formés de pièces de rapport dont on voit les joints, ce qui est un effet de leur cristallisation rapide et confuse ; j’en ai vu à Paris de très belles pièces qui y avaient été apportées par M. Jacob Forster… On rencontre aussi quelquefois de ce même spath en stalactites coniques, et même en stalagmites ondulées ; mais il est beaucoup plus ordinaire de le trouver cristallisé en groupes plus ou moins considérables, et dont les cubes ont quelquefois plus d’un pied de largeur sur huit à dix pouces de hauteur ; ces cubes, tantôt entiers, tantôt tronqués aux angles ou dans leurs bords, varient beaucoup moins dans leur forme que les rhombes du spath calcaire : en récompense, leur couleur est plus variée que celle des autres spaths ; ils sont rarement d’un blanc mat, mais, lorsqu’ils ne sont pas diaphanes ou couleur d’aigue-marine, ils sont jaunes, ou rougeâtres, ou violets, ou pourpre, ou roses, ou verts, et quelquefois du plus beau bleu[12]. »

Il me reste seulement à observer que la terre calcaire étant la base de ces spaths fluors, j’ai cru devoir les rapporter aux pierres mélangées de matière calcaire, tandis que la pierre de Bologne et les autres spaths pesants, tirant leur origine de la terre végétale et ne contenant point de matière calcaire, doivent être mis au nombre des produits de la terre limoneuse, comme nous tâcherons de le prouver dans la suite de cet ouvrage.


Notes de Buffon
  1. Expériences de M. Margraff, dans les Observations sur la physique, t. Ier, première partie, juillet 1772.
  2. Lettres de M. le docteur Demeste, t. Ier, p. 320.
  3. Quoique les spaths fusibles soient très réfractaires au feu, lorsqu’on les expose seuls à l’action du feu, ils ont cependant la propriété d’accélérer la fusion des métaux, et même ils se vitrifient très promptement si on les mêle avec des terres métalliques ou du quartz, ou de la terre calcaire, ou enfin de l’alcali fixe, ce qui les a fait regarder avec raison comme d’excellents fondants. Lettres de M. le docteur Demeste, t. Ier, p. 324.
  4. Lorsqu’on les réduit en poudre et qu’on projette cette poudre sur une pelle rougie au feu ou des charbons ardents, elle devient phosphorescente, et cette propriété peut faire distinguer ces spaths de toute autre substance pierreuse : cependant cette phosphorescence n’arrive que dans les spaths colorés, et cesse dans ceux-ci à l’instant où leur couleur est détruite par le feu. Cristallographie de M. Romé de Lisle, t. II, p. 5 et suiv.
  5. « La pesanteur spécifique du spath pesant, dit pierre de Bologne, est de 44 409 ; celle du spath pesant octaèdre, de 44 712 ; tandis que celle du spath fluor d’Auvergne n’est que de 36 943 ; celle du spath fluor cubique violet, 31 757 ; celle du spath fluor cubique blanc, 31 555. » Tables de M. Brisson.
  6. 1o Le spath fusible (fluor) cubique, et c’est la forme qu’il affecte le plus communément. Rien n’est plus rare que de trouver ces cubes solitaires ; ils forment ordinairement des groupes plus ou moins considérables dans les mines de Bohême, de Saxe, d’Angleterre et des autres pays.

    On les distingue en raison de leur couleur :

    1o En spaths vitreux blancs, le plus souvent diaphanes, mais quelquefois opaques et d’un blanc mat ;

    2o En fausses aigues-marines, d’un vert ou d’un bleu pâle ;

    3o En fausses émeraudes, d’un vert plus ou moins foncé ;

    4o En fausses topazes, d’un jaune plus ou moins clair ;

    5o En fausses améthystes, de couleur pourpre ou violette ;

    6o En faux rubis balais, ou d’un rouge pâle ;

    7o En faux saphirs, ou de couleur bleue.

    Toutes ces variétés se trouvent en cubes plus ou moins grands… Ces cristaux sont presque toujours incrustés ou mélangés de petits cristaux de quartz, de blendes, de pyrites, de galène, de spath calcaire et de mines de fer spathique.

    La seconde espèce est le spath fusible aluminiforme, c’est-à-dire de figure octaèdre rectangulaire : tels sont ces spaths vitreux octaèdres de Suède, l’un de couleur verte, cité par M. de Born, et un autre clair et sans couleur dont parle Cronstedt ; tels sont encore les spaths fusibles d’un vert clair ou bleuâtre qui se rencontrent dans le commerce sous le nom d’émeraudes morillon ou de Carthagène, les faux rubis balais de Suisse. L’hyacinthe de Compostelle est une variété de cette seconde espèce.

    La troisième espèce est le spath fusible en stalactites ou par masses informes… Le tissu de ce spath est toujours lamelleux, mais quelquefois si serré qu’à peine les lames y sont-elles apparentes… Ils sont en général mêlés de plusieurs substances hétérogènes qui souvent y forment des veines ou des zigzags. On en trouve de blancs, de verts ou verdâtres qu’on vend sous le faux nom de prime d’émeraude, des bleus auxquels on donne le nom de prime de saphir ; de rougeâtres, de violets, de jaunes et de bruns ; et souvent ces couleurs se trouvent mélangées, et même par veines assez distinctes, dans le même morceau.

    La quatrième espèce sont les spaths fusibles grenus, dont les grains ressemblent à des grains de sel, ce qui se trouve aussi dans certains marbres grenus : selon Wallerius, il y en a de blancs, de jaunâtres, de bleus et de violets. Cristallographie, par M. Romé de Lisle, t. II, p. 7 et suiv.

  7. L’on trouve aux environs de Vignori, dans une recoupe que l’on a faite pour adoucir la pente du chemin des roches qui renferment des cristaux de spath fusible, lequel a la propriété du cristal d’Islande, de faire apercevoir les objets doubles. Mémoires de physique, par M. de Grignon, p. 338.
  8. La pesanteur spécifique des spaths fluors est, comme on vient de le voir, de 30 à 31 mille ; et celle du feldspath n’est que de 25 à 26 mille.
  9. Je viens de vérifier une chose que M. Monnet avait avancée, et qui m’avait fort étonné, c’est que le spath fluor feuilleté, si commun dans les mines métalliques, est un composé de soufre et de terre calcaire. (Lettre de M. de Morveau à M. de Buffon, datée de Dijon, 3 avril 1779.)
  10. Voyez les Observations sur la Physique, t. II, partie ii, seconde année, octobre 1772, p. 80.
  11. Idem, p. 83. [Note de Wikisource : C’est Buffon qui est ici dans l’erreur : le spath fluor ne contient pas de soufre, mais du fluor, que Schéele n’a pas réussi à isoler complètement, mais dont il a reconnu la spécificité.]
  12. Lettres du docteur Demeste, etc., t. Ier, p. 325 et suiv.