Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Du manganèse

DU MANGANÈSE

Le manganèse[NdÉ 1] est encore une matière minérale composée et qui, comme le cobalt et le nickel, contient toujours du fer, mais qui, de plus, est mélangée avec une assez grande quantité de terre calcaire, et souvent avec un peu de cuivre[1] : c’est de la réunion de ces substances que s’est formé, dans le sein de la terre, le manganèse, qui mérite, encore moins que le nickel et le cobalt, d’être mis au rang des demi-métaux ; car on serait forcé dès lors de regarder comme tels tous les mélanges métalliques ou alliages naturels, quand même ils seraient composés de trois, de quatre, ou d’un nombre encore plus grand de matières différentes, et il n’y aurait plus de ligne de séparation entre les minéraux métalliques simples et les minéraux composés ; j’entends par minéraux simples ceux qui le sont par nature, ou qu’on peut rendre tels par l’art : les six métaux, les trois demi-métaux et le mercure sont des minéraux métalliques simples ; le platine, le cobalt, le nickel et le manganèse sont des minéraux composés, et, sans doute qu’en observant la nature de plus près, on en trouvera d’autres peut-être encore plus mélangés, puisqu’il ne faut que le hasard des rencontres pour produire des mélanges et des unions en tout genre.

Le manganèse, étant en partie composé de fer et de matière calcaire, se trouve dans les mines de fer spathiques mêlées de substances calcaires, soit que ces mines se présentent en stalactites, en écailles, en masses grenues ou en poudre ; mais, indépendamment de ces mines de fer spathiques qui contiennent du manganèse, on le trouve dans des minières particulières où il se présente ordinairement en chaux noire, et quelquefois en morceaux solides, et même cristallisés ; souvent il est mêlé avec d’autres pierres : mais M. de la Peyrouse, qui a fait de très bonnes observations sur ce minéral, remarque avec raison que toutes les fois qu’on verra une pierre légèrement teinte de violet, on peut présumer avec fondement qu’elle contient du manganèse ; il ajoute qu’il n’y a peut-être pas de mines de fer spathiques blanches, grises ou jaunâtres, qui n’en contiennent plus ou moins. « J’en ai, dit-il, constamment retiré de toutes celles que j’ai essayées une portion plus ou moins grande, selon l’état de la mine ; car, plus les mines de fer approchent de la couleur brune, moins il y a de manganèse, et celles qui sont noires n’en contiennent point du tout[2]. »

Le manganèse paraît souvent cristallisé dans sa mine, à peu près comme la pierre calaminaire, et c’est ce qui a fait croire à quelques chimistes qu’il contenait du zinc[3] ; mais d’autres chimistes, et particulièrement M. Bergman, ont démontré par l’analyse qu’il n’entre point de zinc dans sa composition ; d’ailleurs, cette forme des cristallisations du manganèse varie beaucoup : il y a des mines de manganèse cristallisées en aiguilles, qui ressemblent par leur texture à certaines mines d’antimoine, et qui n’en diffèrent à l’œil que par leur couleur grise plus foncée et moins brillante que celle de l’antimoine ; et ce qu’il y a de remarquable et de singulier, dans la forme aiguillée du manganèse, c’est qu’il semble que cette forme provient de sa propre substance, et non pas de celle du soufre ; car le manganèse n’est point du tout mêlé d’antimoine, et il n’exhale aucune odeur sulfureuse sur les charbons ardents. Au reste, le plus grand nombre des manganèses ne sont pas cristallisés ; il s’en trouve beaucoup plus en masses dures et informes que l’on a pris longtemps, et avec quelque fondement, pour des mines de fer[4] : on doit aussi rapporter au manganèse ce que plusieurs autres ont écrit de cette substance sous les noms d’hématites noires, mamelonnées, veloutées, etc.

On trouve des mines spathiques de fer, et par conséquent du manganèse, dans plusieurs provinces de France, en Dauphiné, en Roussillon ; d’autres à Baigory et dans le comté de Foix ; il y en a aussi une mine très abondante en Bourgogne, près de la ville de Mâcon ; cette mine est même en pleine exploitation, et l’on en débite le manganèse pour les verreries et les faïenceries : on trouve dans cette mine plusieurs sortes de manganèses, savoir, le manganèse en chaux noire, le manganèse en masses solides et noires, et le manganèse cristallisé en rayons divergents.

La mine de manganèse ne se réduit que difficilement en régule, parce qu’elle est très difficile à fondre, et en même temps très disposée à passer à l’état de verre[5] : ce régule est au moins aussi dur que le fer ; sa surface est noirâtre, et, dans l’intérieur, il est d’un blanc brillant qui bientôt se ternit à l’air ; sa cassure présente des grains assez grossiers et irréguliers ; en le pulvérisant il devient sensiblement attirable à l’aimant ; un premier degré de calcination le convertit en une chaux blanche qui se noircit par une plus forte chaleur, et son volume augmente d’un cinquième environ ; si l’on met ce régule dans un vaisseau bien clos, il se convertit par l’action du feu en un verre jaune obscur, et le fer qu’il contient se sépare en partie et forme un petit bouton ou globule métallique.

Le régule de manganèse se dissout par les trois acides minéraux, et ses dissolutions sont blanches : la chaux noire de manganèse se dissout dans l’alcali fixe du tartre et lui communique sur-le-champ une belle couleur bleue.

Ce régule refuse de s’unir au soufre et ne s’allie que très difficilement avec le zinc, mais il se mêle avec tous les autres minéraux métalliques ; lorsqu’on l’allie dans une certaine proportion avec le cuivre, il lui ôte sa couleur rouge, sans lui faire perdre sa ductilité : au reste, ce régule contient toujours du fer, et il est, comme celui du nickel, celui du cobalt et comme le platine, si intimement uni avec ce métal, qu’on ne peut jamais l’en séparer totalement. Ce sont des alliages faits par la nature que l’art ne peut détruire, et dont la substance, quoique composée, est aussi fixe que celle des métaux simples.

Le manganèse est d’un grand usage dans les manufactures des glaces et des verres blancs : en le fondant avec le verre, il lui donne une couleur violette dont l’intensité est toujours proportionnelle à sa quantité ; en sorte que l’on peut diminuer cette couleur violette jusqu’à la rendre presque inapercevable ; et en même temps, le manganèse a la propriété de chasser les autres couleurs obscures du verre et de le rendre plus blanc lorsqu’il n’est employé qu’à la très petite dose convenable à cet effet. C’est dans la fritte du verre qu’il faut mêler cette petite quantité de manganèse : sa couleur violette, en s’évanouissant, fait disparaître les autres couleurs, et il y a toute apparence que cette couleur violette, qu’on ne peut apercevoir lorsque le manganèse est en très petite quantité, ne laisse pas d’exister dans la substance du verre qu’il a blanchi ; car M. Macquer dit avoir vu un morceau de verre très blanc qui n’avait besoin que d’être chauffé jusqu’à un certain point pour devenir d’un très beau bleu violet[6].

Il faut également calciner tous les manganèses pour leur enlever les minéraux volatils qu’ils peuvent contenir ; il faut les fondre souvent à plusieurs reprises avec du nitre purifié ; car ce sel a la propriété de développer et d’exalter la couleur violette du manganèse : après cette première préparation, il faut encore le faire refondre toujours avec un peu de nitre, en le mêlant avec la fritte du verre auquel on veut donner la belle couleur violette ; il est néanmoins très difficile d’obtenir cette couleur dans toute sa beauté, si l’on n’a pas appris par l’expérience la manière de conduire le feu de vitrification ; car cette couleur violette se change en brun et même en noir, ou s’évanouit lorsqu’on n’atteint pas ou que l’on passe le degré de feu convenable, et que l’usage seul peut apprendre à saisir.


Notes de Buffon
  1. Le manganèse… se trouve en diverses contrées de l’Allemagne, aussi bien qu’en Angleterre, dans le Piémont et dans plusieurs autres endroits, tantôt dans des montagnes calcaires, tantôt dans des mines de fer. On s’en sert pour rendre le verre transparent et net, ainsi que pour composer le vernis des potiers, tant noir que rougeâtre.

    Par différentes expériences, M. Margraff a reconnu que le manganèse du comté de Hohenstein, près d’Ilepa, contenait une terre calcaire et un peu de cuivre… Il tira aussi d’un manganèse du Piémont, au moyen de l’acide de vitriol, un seul rougeâtre, qui, ayant été dissous dans l’eau, déposa sur une lame d’acier quelques particules de cuivre, quoique en moindre quantité que le manganèse de Hohenstein. « On retire, continue M. Margraff, également du cuivre, tant du manganèse d’Allemagne que de celui de Piémont, en le mêlant avec parties égales au soufre pulvérisé, en calcinant ce mélange pendant quelques heures à un feu doux, que l’on augmente ensuite en le lessivant et en le faisant cristalliser. » Journal de physique, mars 1780, p. 223 et suiv.

  2. La chaux de manganèse bien pure est légère, pulvérulente, douce au toucher et salit les doigts ; tantôt elle est en petits pelotons logés dans les cavités des mines, tantôt elle est en couches, tantôt en feuillets ; on la trouve aussi en masses ; dans ce dernier cas, elle est plus solide et durcie, quoique pulvérulente. Elle varie pour la couleur : il y en a qui est parfaitement noire ;… quelquefois elle est brune, rarement rougeâtre. M. de la Peyrouse a reconnu pour vraie chaux de manganèse une substance qui, à l’œil, a l’éclat de l’argent ; elle se trouve assez fréquemment en petites masses dans les cavités des mines de fer… Il compte onze variétés de chaux de manganèse… Toutes ces chaux ont pour gangues le spath calcaire, les schistes talqueux, les mines de fer de différentes sortes, et le manganèse même. Le manganèse solide diffère de celui qui est en chaux par sa pesanteur, par sa dureté, par sa densité : il a une plus grande portion de phlogistique, et contient presque toujours du fer ; son tissu, soit feuilleté, soit en masse, est compact, serré et amorphe, et c’est en quoi on le distingue du manganèse cristallisé : il salit les doigts, mais n’est point friable ni pulvérulent, comme celui qui est en chaux. M. de la Peyrouse en compte huit variétés, qui ont pour gangues le spath calcaire, la pyrite sulfureuse, les mines de fer, etc.

    Le manganèse cristallise le plus communément en longues et fines aiguilles prismatiques, brillantes et fragiles ; elles sont rassemblées en faisceaux coniques dont on peut aisément distinguer la figure dans plusieurs échantillons, quoique ces faisceaux soient groupés. On sent bien que les différentes combinaisons que peuvent avoir entre eux ces nombreux faisceaux font varier à l’infini les divers morceaux de manganèse cristallisé… Il y en a qui est comme satiné ; une autre qui imite parfaitement l’hématite fibreuse ;… d’autres qui sont striés, etc. M. de la Peyrouse compte treize variétés de ces manganèses cristallisés dans les mines des Pyrénées ; elles ont pour gangues le spath calcaire, le spath gypseux, l’argile martiale, le jaspe rougeâtre, les mines de fer, les hématites et le manganèse même. Journal de physique, janvier 1780, p. 67 et suiv.

  3. Lettres de M. Demeste, t. II, p. 185.
  4. Le manganèse est une mine de fer pauvre, aigre, qui n’a point de figure déterminée : tantôt il est en petits grains, et ressemble à l’aimant de l’Auvergne ; tantôt il est grisâtre, écailleux, marqueté, brillante et peu solide : il contient toujours un peu de fer ; tantôt, et plus communément, il est strié, brillant, solide et ressemble à de l’antimoine par son éclat, par sa couleur qui est d’un gris noirâtre, et par sa pesanteur : cependant il est plus tendre, plus friable, plus cassant, plus graveleux dans ses fractures ; il est presque toujours traversé de veines ou de filons blancs et quartzeux. Minéralogie de Bomare, t. II, p. 154.
  5. Pour obtenir ce régule, il faut pulvériser la mine, en former une boule en la délayant avec de l’huile et de l’eau, la mettre dans un creuset, environnée de toutes parts de poussière de charbon, et l’exposer à un feu de la dernière violence ; encore ne la trouve-t-on pas réunie en un seul culot, mais en globules disséminés qui sont quelquefois à trente centièmes du poids de la mine.

    Le régule de manganèse est à l’eau distillée dans le rapport de 6 050 à 1 000. (Bergman, Opuscules, t. II, dissert. 19.)

  6. Dictionnaire de chimie, article Manganèse. M. de la Peyrouse dit aussi qu’on peut faire disparaître et reparaître à la flamme d’une bougie la belle couleur violette que le manganèse donne au verre de borax. Journal de physique, août 1780, p. 156 et suiv.
Notes de l’éditeur
  1. Buffon met manganèse au féminin ; j’ai cru devoir corriger son texte et remplacer partout le féminin par le masculin qui est le genre aujourd’hui donné au manganèse. [Note de Wikisource : Rappelons également la note ajoutée à l’article précédent : le manganèse est en réalité en corps simple, au même titre que les sept métaux.]