Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/De l’arsenic

DE L’ARSENIC

Dans l’ordre des minéraux, c’est ici que finissent les substances métalliques et que commencent les matières salines : la nature nous présente d’abord deux métaux, l’or et l’argent, qu’on a nommés parfaits, parce que leurs substances sont pures ou toutes deux alliées l’une avec l’autre, et que toutes deux sont également fixes, également inaltérables, indestructibles par l’action des éléments ; ensuite elle nous offre quatre autres métaux, le cuivre, le fer, l’étain et le plomb, qu’on a eu raison de regarder comme métaux imparfaits, parce que leur substance ne résiste pas à l’action des éléments, qu’elle se brûle par le feu et qu’elle s’altère et même se décompose par l’impression des acides et de l’eau. Après ces six métaux, tous plus ou moins durs et solides, on trouve tout à coup une matière fluide, le mercure, qui, par sa densité et par quelques autres qualités, paraît s’approcher de la nature des métaux parfaits, tandis que, par sa volatilité et par sa liquidité, il se rapproche encore plus de la nature de l’eau. Ensuite se présentent trois matières métalliques auxquelles on a donné le nom de demi-métaux, parce qu’à l’exception de la ductilité ils ressemblent aux métaux imparfaits. Ces demi-métaux sont l’antimoine, le bismuth et le zinc, auxquels on a voulu joindre le cobalt, le nickel et le manganèse ; et de même que, dans les métaux, il y a des différences très marquées entre les parfaits et les imparfaits, il se trouve aussi des différences très sensibles entre les demi-métaux. Ce nom, ou plutôt cette dénomination, convient assez à ceux qui, comme l’antimoine, le bismuth et le zinc, ne sont point mixtes, ou peuvent être rendus purs par notre art ; mais il me semble que ceux qui, comme le cobalt, le nickel et le manganèse, ne sont jamais purs et sont toujours mêlés de fer ou d’autres substances différentes de la leur propre, ne doivent pas être mis au nombre des demi-métaux, si l’on veut que l’ordre des dénominations suive celui des qualités réelles ; car, en appelant demi-métaux les matières qui ne sont que d’une seule substance, on doit imposer un autre nom à celles qui sont mêlées de plusieurs substances.

Dans cette suite de métaux, demi-métaux et autres matières métalliques, on ne voit que les degrés successifs que la nature met dans toutes les classes de ses productions ; mais l’arsenic[NdÉ 1], qui paraît être la dernière nuance de cette classe des matières métalliques, forme en même temps un degré, une ligne de séparation qui remplit le grand intervalle entre les substances métalliques et les matières salines. Et, de même qu’après les métaux on trouve le platine, qui n’est point un métal pur, et qui, par son magnétisme constant, paraît être un alliage de fer et d’une matière aussi pesante que l’or, on trouve aussi, après les demi-métaux, le cobalt, le nickel et le manganèse, qui, étant toujours attirables à l’aimant, sont par conséquent alliés de fer uni à leur propre substance : l’on doit donc, en rigueur, les séparer tous trois des demi-métaux, comme on doit de même séparer le platine des métaux, puisque ce ne sont pas des substances pures, mais mixtes et toutes alliées de fer, quoiqu’elles donnent leur régule sans aucun mélange que celui des parties métalliques qu’elles recèlent ; et, quoique l’arsenic donne de même son régule, on doit encore le séparer de ces trois dernières matières, parce que son essence est autant saline que métallique.

En effet, l’arsenic, qui, dans le sein de la terre, se présente en masses pesantes et dures comme les autres substances métalliques, offre en même temps toutes les propriétés des matières salines. Comme les sels, il se dissout dans l’eau ; mêlé comme les salins avec les matières terreuses, il en facilite la vitrification ; il s’unit, par le moyen du feu, avec les autres sels, qui ne s’unissent pas plus que lui avec les métaux : comme les sels, il décrépite et se volatilise au feu, et jette de même des étincelles dans l’obscurité ; il fuse aussi comme les sels et coule en liquide épais sans brillant métallique ; il a donc toutes les propriétés des sels ; mais, d’autre part, son régule a les propriétés des matières métalliques.

L’arsenic, dans son état naturel, peut donc être considéré comme un sel métallique ; et comme ce sel, par ses qualités, diffère des acides et des alcalis, il me semble qu’on doit compter trois sels simples dans la nature, l’acide, l’alcali et l’arsenic, qui répondent aux trois idées que nous nous sommes formées de leurs effets, et qu’on peut désigner par les dénominations de sel acide, sel caustique et sel corrosif ; et il me paraît encore que ce dernier sel, l’arsenic, a tout autant et peut-être plus d’influence que les deux autres sur les matières que la nature travaille. L’examen que nous allons faire des autres propriétés de ce minéral métallique et salin, loin de faire tomber cette idée, la justifiera pleinement, et même la confirmera dans toute son étendue.

On ne doit donc pas regarder l’arsenic naturel comme un métal ou demi-métal, quoiqu’on le trouve communément dans les mines métalliques, puisqu’il n’y existe qu’accidentellement et indépendamment des métaux ou demi-métaux avec lesquels il est mêlé : on ne doit pas regarder de même comme une chaux purement métallique l’arsenic blanc qui se sublime dans la fonte de différents minéraux, puisqu’il n’a pas les propriétés de ces chaux et qu’il en offre de contraires ; car cet arsenic qui s’est volatilisé reste constamment volatil, au lieu que les chaux des métaux et des demi-métaux sont toutes constamment fixes ; de plus, cette chaux, ou plutôt cette fleur d’arsenic, est soluble dans tous les acides et même dans l’eau pure comme les sels, tandis qu’aucune chaux métallique ne se dissout dans l’eau et n’est même guère attaquée par les acides. Cet arsenic, comme les sels, se dissout et se cristallise au moyen de l’ébullition en cristaux jaunes et transparents ; il répand, lorsqu’on le chauffe, une très forte odeur d’ail ; mis sur la langue, sa saveur est très âcre, il y fait une corrosion, et, pris intérieurement, il donne la mort en corrodant l’estomac et les intestins. Toutes les chaux métalliques, au contraire, sont presque sans odeur et sans saveur ; cet arsenic blanc n’est donc pas une vraie chaux métallique, mais plutôt un sel particulier plus actif, plus âcre et plus corrosif que l’acide et l’alcali ; enfin cet arsenic est toujours très fusible, au lieu que les chaux métalliques sont toutes plus difficiles à fondre que le métal même ; elles ne contractent aucune union avec les matières terreuses, et l’arsenic, au contraire, s’y réunit au point de soutenir avec elles le feu de la vitrification ; il entre, comme les autres sels, dans la composition des verres ; il leur donne une blancheur qui se ternit bientôt à l’air, parce que l’humidité agit sur lui comme sur les autres sels. Toutes les chaux métalliques donnent au verre de la couleur ; l’arsenic ne leur en donne aucune et ressemble encore, par cet effet, aux salins qu’on mêle avec le verre. Ces seuls faits sont, ce me semble, plus que suffisants pour démontrer que cet arsenic blanc n’est point une chaux métallique ni demi-métallique, mais un vrai sel[NdÉ 2] dont la substance active est d’une nature particulière et différente de celle de l’acide et de l’alcali.

Cet arsenic blanc, qui s’élève par sublimation dans la fonte des mines, n’était guère connu des anciens[1], et nous ne devons pas nous féliciter de cette découverte, car elle a fait plus de mal que de bien ; on aurait même dû proscrire la recherche, l’usage et le commerce de cette matière funeste, dont les lâches scélérats n’ont que trop la facilité d’abuser : n’accusons pas la nature de nous avoir préparé des poisons et des moyens de destruction ; c’est à nous-mêmes, c’est à notre art ingénieux pour le mal qu’on doit la poudre à canon, le sublimé corrosif, l’arsenic blanc, tout aussi corrosif. Dans le sein de la terre, on trouve du soufre et du salpêtre, mais la nature ne les avait pas combinés comme l’homme pour en faire le plus grand, le plus puissant instrument de la mort ; elle n’a pas sublimé l’acide marin avec le mercure pour en faire un poison ; elle ne nous présente l’arsenic que dans un état où ses qualités funestes ne sont pas développées ; elle a rejeté, recélé ces combinaisons nuisibles, en même temps qu’elle ne cesse de faire des rapprochements utiles et des unions prolifiques ; elle garantit, elle défend, elle conserve, elle renouvelle et tend toujours beaucoup plus à la vie qu’à la mort.

L’arsenic, dans son état de nature, n’est donc pas un poison comme notre arsenic factice[2] ; il s’en trouve de plusieurs sortes et de différentes formes, et de couleurs diverses dans les mines métalliques. Il s’en trouve aussi dans les terrains volcanisés, sous une forme différente de toutes les autres et qui provient de son union avec le soufre ; on a donné à cet arsenic le nom d’orpiment lorsqu’il est jaune, et celui de réalgar quand il est rouge : au reste, la plupart des mines d’arsenic, noires et grises, sont des mines de cobalt mêlées d’arsenic ; cependant, M. Bergman assure qu’il se trouve de l’arsenic vierge en Bohême, en Hongrie, en Saxe, etc., et que cet arsenic vierge contient toujours du fer[3]. M. Monnet dit aussi qu’il s’en trouve en France, à Sainte-Marie-aux-Mines, et que cet arsenic vierge est une substance des plus pesantes et des plus dures que nous connaissions, qui ne se brise que difficilement et qui présente dans sa fracture fraîche un grain brillant semblable à celui de l’acier, qu’il prend le poli et le brillant métallique du fer, que son éclat se ternit bien vite à l’air, qu’il se dissout dans les acides, etc.[4]. Si j’avais moins de confiance aux lumières de M. Monnet, je croirais, à cette description, que son arsenic vierge n’est qu’une espèce de marcassite ou pyrite arsenicale ; mais, ne les ayant pas comparés, je ne dois tout au plus que douter, d’autant que le savant M. de Morveau dit aussi : « Qu’on trouve de l’arsenic vierge en masse informe, grenue, en écailles et friable ; de l’arsenic noir mêlé de bitume, de l’arsenic gris testacé, de l’arsenic blanc cristallisé en gros cubes[5] ; » mais toutes ces formes pourraient être des décompositions d’arsenic ou des mélanges avec du cobalt et du fer : d’ailleurs, la mine d’arsenic en écailles ni même le régule d’arsenic, qui doit être encore plus pur et plus dense que l’arsenic vierge, ne sont pas aussi pesants que le suppose M. Monnet ; car la pesanteur de la mine écailleuse d’arsenic n’est que de 57 249, et celle du régule d’arsenic de 57 633, tandis que la pesanteur spécifique du régule de cobalt est de 78 419, et celle du régule de nickel de 78 070 ; il est donc certain que l’arsenic vierge n’est pas à beaucoup près aussi pesant que ces régules de cobalt et de nickel.

Quoi qu’il en soit, l’arsenic se rencontre dans presque toutes les mines métalliques, et surtout dans les mines d’étain, c’est même ce qui a fait donner à l’arsenic, comme au soufre, le nom de minéralisateur : or, si l’on veut avoir une idée nette de ce que signifie le mot de minéralisation, on ne peut l’interpréter que par celui de l’altération que certaines substances actives produisent sur les minéraux métalliques ; la pyrite, ou si l’on veut le soufre minéral, agit comme un sel par l’acide qu’il contient ; le foie de soufre agit encore plus généralement par son alcali, et l’arsenic, qui est un autre sel souvent uni avec la matière du feu dans la pyrite, agit avec une double puissance, et c’est de l’action de ces trois sels acides, alcalis et arsenicaux, que dépend l’altération ou minéralisation de toutes les substances métalliques, parce que tous les autres sels peuvent se réduire à ceux-ci.

L’arsenic a fait impression sur toutes les mines métalliques dans lesquelles il s’est établi dès le temps de la première formation des sels, après la chute des eaux et des autres matières volatiles ; il semble avoir altéré les métaux à l’exception de l’or ; il a produit, avec le soufre pyriteux et le foie de soufre, les mines d’argent rouges, blanches et vitreuses ; il est entré dans la plupart des mines de cuivre[6], et il adhère très fortement à ce métal[7] ; il a produit la cristallisation des mines d’étain et de celles de plomb qui se présentent en cristaux blancs et verts ; enfin il se trouve uni au fer dans plusieurs pyrites, et particulièrement dans la pyrite blanche que les Allemands appellent mispikel, qui n’est qu’un composé de mine de fer et d’une grande quantité d’arsenic[8]. Les mines d’antimoine, de bismuth, de zinc, et surtout celles de cobalt contiennent aussi de l’arsenic ; presque toutes les matières minérales en sont imprégnées ; il y a même des terres qui sont sensiblement arsenicales ; aucune matière n’est donc plus universellement répandue : la grande et constante volatilité de l’arsenic, jointe à la fluidité qu’il acquiert en se dissolvant dans l’eau, lui donnent la faculté de se transporter en vapeurs et de se déposer partout, soit en liqueur, soit en masses concrètes ; il s’attache à toutes substances qu’il peut pénétrer, et les corrompt presque toutes par l’acide corrosif de son sel.

L’arsenic est donc l’une des substances les plus actives du règne minéral : les matières métalliques et terreuses ou pierreuses ne sont en elles-mêmes que des substances passives ; les sels seuls ont des qualités actives, et le soufre doit être considéré comme un sel, puisqu’il contient de l’acide qui est l’un des premiers principes salins. Sous ce point de vue, les puissances actives sur les minéraux en général semblent être représentées par trois agents principaux, le soufre pyriteux, le foie de soufre et l’arsenic, c’est-à-dire par les sels acides, alcalins et arsenicaux ; et le foie de soufre, qui contient l’alcali uni aux principes du soufre, agit par une double puissance et altère non seulement les substances métalliques, mais aussi les matières terreuses.

Mais quelle cause peut produire cette puissance des sels, quel élément peut les rendre actifs, si ce n’est celui du feu qui est fixé dans ces sels ? Car toute action qui dans la nature ne tend qu’à rapprocher, à réunir les corps, dépend de la force générale de l’attraction, tandis que toute action contraire qui ne s’exerce que pour séparer, diviser et pénétrer les parties constituantes des corps, provient de cet élément qui, par sa force expansive, agit toujours en sens contraire de la puissance attractive, et seul peut séparer ce qu’elle a réuni, résoudre ce qu’elle a combiné, liquéfier ce qu’elle a rendu solide, volatiliser ce qu’elle tenait fixe, rompre en un mot tous les liens par lesquels l’attraction universelle tiendrait la nature enchaînée et plus qu’engourdie, si l’élément de la chaleur et du feu qui pénètre jusque dans ses entrailles n’y entretenait le mouvement nécessaire à tout développement, toute production et toute génération.

Mais, pour ne parler ici que du règne minéral, le grand altérateur, le seul minéralisateur primitif est donc le feu ; le soufre, le foie de soufre, l’arsenic et tous les sels ne sont que ses instruments : toute minéralisation n’est qu’une altération par division, dissolution, volatilisation, précipitation, etc. Ainsi les minéraux ont pu être altérés de toutes manières, tant par le mélange des matières passives dont ils sont composés que par la combinaison de ces puissances animées par le feu, qui les ont plus ou moins travaillés, et quelquefois au point de les avoir presque dénaturés.

Mais pourquoi, me dira-t-on, cette minéralisation qui, selon vous, n’est qu’une altération, se porte-t-elle plus généralement sur les matières métalliques que sur les matières terreuses ? De quelle cause, en un mot, ferez-vous dépendre ce rapport si marqué entre le minéralisateur et le métal ? Je répondrai que, comme le feu primitif a exercé toute sa puissance sur les matières qu’il a vitrifiées, il les a dès lors mises hors d’atteinte aux petites actions particulières que le feu peut exercer encore par le moyen des sels sur les matières qui ne se sont pas trouvées assez fixes pour subir la vitrification ; que toutes les substances métalliques, sans même en excepter celle de l’or, étant susceptibles d’être sublimées par l’action du feu, elles se sont séparées de la masse des matières fixes qui se vitrifiaient ; que ces vapeurs métalliques, reléguées dans l’atmosphère tant qu’a duré l’excessive chaleur du globe, en sont ensuite descendues et ont rempli les fentes du quartz et autres cavités de la roche vitreuse et que, par conséquent, ces matières métalliques ayant évité par leur fuite et leur sublimation la plus grande action du feu, il n’est pas étonnant qu’elles ne puissent éprouver aucune altération par l’action secondaire de la petite portion particulière du feu contenu dans les sels ; tandis que les substances calcaires, n’ayant été produites que les dernières et n’ayant pas subi l’action du feu primitif, sont, par cette raison, très susceptibles d’altération par l’action de nos feux et par le foie de soufre dans lequel la substance du feu est réunie avec l’alcali.

Mais c’est assez nous arrêter sur cet objet général de la minéralisation qui s’est présenté avec l’arsenic, parce que ce sel âcre et corrosif est l’un des plus puissants minéralisateurs par l’action qu’il exerce sur les métaux ; non seulement il les altère et les minéralise dans le sein de la terre, mais il en corrompt la substance ; il s’insinue et se répand en poison destructeur dans les minéraux comme dans les corps organisés ; allié avec l’or et l’argent en très petite quantité, il leur enlève l’attribut essentiel à tout métal en leur ôtant toute ductilité, toute malléabilité ; il produit le même effet sur le cuivre ; il blanchit le fer plus que le cuivre, sans cependant le rendre aussi cassant ; il donne de même beaucoup d’aigreur à l’étain et au plomb, et il ne fait qu’augmenter celle de tous les demi-métaux ; il en divise donc encore les parties lorsqu’il n’a plus la puissance de les corroder ou détruire ; quelque épreuve qu’on lui fasse subir, en quelque état qu’on puisse le réduire, l’arsenic ne perd jamais ses qualités pernicieuses : en régule, en fleurs, en chaux, en verre, il est toujours poison ; sa vapeur seule reçue dans les poumons suffit pour donner la mort, et l’on ne peut s’empêcher de gémir en voyant le nombre des victimes immolées, quoique volontairement, dans les travaux des mines qui contiennent de l’arsenic : ces malheureux mineurs périssent presque tous au bout de quelques années, et les plus vigoureux sont bientôt languissants ; la vapeur, l’odeur seule de l’arsenic leur altère la poitrine[9], et cependant ils ne prennent pas pour éviter ce mal toutes les précautions nécessaires ; d’abord il s’élève assez souvent des vapeurs arsenicales dans les souterrains des mines dès qu’on y fait du feu ; et, de plus, c’est en faisant au marteau des tranchées dans la roche du minéral pour le séparer et l’enlever en morceaux qu’ils respirent cette poussière arsenicale qui les tue comme poison, et les incommode comme poussière ; car nos tailleurs de pierre de grès sont très souvent malades du poumon, quoique cette poussière de grès n’ait pas d’autres mauvaises qualités que sa très grande ténuité ; mais, dans tous les usages, dans toutes les circonstances où l’appât du gain commande, on voit avec plus de peine que de surprise la santé des hommes comptée pour rien, et leur vie pour peu de chose.

L’arsenic, qui malheureusement se trouve si souvent et si abondamment dans la plupart des mines métalliques, y est presque toujours en sel cristallin ou en poudre blanche ; il ne se trouve guère que dans les volcans agissants ou éteints, sous la forme d’orpiment ou de réalgar ; on assure néanmoins qu’il y en a dans les mines de Hongrie, à Kremnitz, à Newsol, etc. La substance de ces arsenics mêlés de soufre est disposée par lames minces ou feuillets, et par ce caractère on peut toujours distinguer l’orpiment naturel de l’artificiel dont le tissu est plus confus. Le réalgar est aussi disposé par feuillets, et ne diffère de l’orpiment jaune que par sa couleur rouge ; il est encore plus rare que l’orpiment ; et ces deux formes sous lesquelles se présente l’arsenic ne sont pas communes, parce qu’elles ne proviennent que de l’action du feu ; et l’orpiment et le réalgar n’ont été formés que par celui des volcans ou par des incendies de forêts, au lieu que l’arsenic se trouve en grande quantité sous d’autres formes dans presque toutes les mines, et surtout dans celles du cobalt.

Pour recueillir l’arsenic et en éviter en même temps les vapeurs funestes, on construit des cheminées inclinées et longues de vingt à trente toises au-dessus des fourneaux où l’on travaille la mine de cobalt, et l’on a observé que l’arsenic qui s’élève le plus haut est aussi le plus pur et le plus corrosif : pour ramasser sans danger cette poudre pernicieuse, il faut se couvrir la bouche et le nez, et ne respirer l’air qu’à travers une toile ; et, comme cette poudre arsenicale se dissout dans les graisses et les huiles aussi bien que dans l’eau, et qu’une très petite quantité suffit pour causer les plus funestes effets, la fabrication devrait en être défendue et le commerce proscrit.

Les chimistes, malgré le danger, n’ont pas laissé que de soumettre cette poudre arsenicale à un grand nombre d’épreuves pour la purifier et la convertir en cristaux ; ils la mettent dans des vaisseaux de fer exactement fermés où elle se sublime de nouveau sur le feu.

Les vapeurs s’attachent au haut du vaisseau en cristaux blancs et transparents comme du verre, et, lorsqu’ils veulent faire de l’arsenic jaune ou rouge semblable au réalgar et à l’orpiment, ils mêlent cette poudre d’arsenic avec une certaine quantité de soufre pour les sublimer ensemble : la matière sublimée devient jaune comme l’orpiment ou rouge comme le réalgar, selon la plus ou moins grande quantité de soufre qu’on y aura mêlée. Enfin, si l’on fond de nouveau ce réalgar artificiel, il deviendra transparent et d’un rouge de rubis. Le réalgar naturel n’est qu’à demi transparent, souvent même il est opaque et ressemble beaucoup au cinabre. Ces arsenics jaunes et rouges sont, comme l’on voit, d’une formation bien postérieure à celle des mines arsenicales, puisque le soufre est entré dans leur composition et qu’ils ont été sublimés ensemble par les feux souterrains. On assure qu’à la Chine l’orpiment et le réalgar se trouvent en si grandes masses qu’on en a fait des vases et des pagodes : ce fait démontre l’existence présente ou passée des volcans dans cette partie de l’Asie.

Pour réduire l’arsenic en régule, on en mêle la poudre blanche sublimée avec du savon noir et même avec de l’huile ; on fait sécher cette pâte humide à petit feu dans un matras, et on augmente le degré de feu jusqu’à rougir le fond de ce vaisseau. M. Bergman donne la pesanteur spécifique de ce régule dans le rapport de 8 310 à 1 000, ce qui, à 72 livres le pied cube d’eau, donne 598 livres 34/100 pour le poids d’un pied cube de régule d’arsenic. Ainsi la densité de ce régule est un peu plus grande que celle du fer et à peu près égale à la densité de l’acier. Ce régule d’arsenic a, comme nous l’avons dit, plusieurs propriétés communes avec les demi-métaux : il ne s’unit point aux terres, il ne se dissout point dans l’eau, il s’allie aux métaux sans leur ôter l’éclat métallique, et, dans cet état de régule, l’arsenic est plutôt un demi-métal qu’un sel.

On a donné le nom de verre d’arsenic aux cristaux qui se forment par la poudre sublimée en vaisseaux clos : mais ces cristaux transparents ne sont pas du verre, puisqu’ils sont solubles dans l’eau ; et ce qui le démontre encore, c’est que cette même poudre blanche d’arsenic prend cet état de prétendu verre par la voie humide et à la simple chaleur de l’eau bouillante[10].

Lorsqu’on veut purger les métaux de l’arsenic qu’ils contiennent, on commence par le volatiliser autant qu’il est possible ; mais, comme il adhère quelquefois très fortement au métal et surtout au cuivre, et que par le feu de fusion on ne l’en dégage pas en entier, on ne vient à bout de le séparer de la matte que par l’intermède du fer, qui, ayant plus d’affinité que le cuivre avec l’arsenic, s’en saisit et en débarrasse le cuivre : on doit faire la même opération, et par le même moyen, en raffinant l’argent qui se tire des mines arsenicales.


Notes de Buffon

    Saint-Andreasberg-au-Hartz et dans quelques-unes de Suède, on en a trouvé par intervalles quelques morceaux… M. Monnet conclut par dire que l’arsenic est une substance particulière, semi-métallique si on veut l’envisager par ses propriétés métalliques, ou semi-saline si on veut l’envisager par ses propriétés salines, qui entre comme partie contingente dans les mines et qui est indifférente à l’intérieur des métaux. Journal de physique, septembre 1773, p. 191 et suiv.

  1. La seule indication précise que l’on ait sur l’arsenic se trouve dans un passage d’Avicenne, qui vivait dans le xie siècle : M. Bergman cite ce passage, par lequel il paraît qu’on ne connaissait pas alors l’arsenic blanc sublimé.
  2. Hoffmann assure, d’après plusieurs expériences, que l’orpiment et le réalgar naturels ne sont pas des poisons comme l’arsenic jaune et l’arsenic rouge artificiels. Dictionnaire de chimie, par M. Macquer, article Arsenic.
  3. Opuscules chimiques, t. II, p. 278 et 284.
  4. M. Monnet ajoute que l’arsenic vierge, dans des vaisseaux fermés, se sublime sans qu’il soit besoin d’y rien ajouter ; que, combiné avec tous les autres métaux, il donne toujours un régule… « Une propriété de l’arsenic vierge, dit-il, est de s’enflammer, soit qu’on le fasse toucher à des charbons ou à la flamme ; il brûle paisiblement, en répandant une épaisse fumée qui se condense contre les corps froids en un sublimé blanc ;… et, lorsque l’arsenic qui brûle est entièrement consumé, il reste un peu de scorie terreuse et ferrugineuse… »

    Le lieu où l’on trouve le plus d’arsenic vierge est Sainte-Marie-aux-Mines ; il est assez rare partout ailleurs : dans les années 1755 et 1760, il se trouva à Sainte-Marie-aux-Mines une si grande quantité d’arsenic vierge que, pendant plusieurs jours, on en tirait des quintaux entiers… Dans les autres mines, comme dans celles de Freyberg, de

  5. Éléments de chimie, t. Ier, p. 125. — « L’arsenic, dit M. Demeste, est une substance fort commune dans les mines ; elle s’y montre tantôt à la surface d’autres minéraux, où elle s’est déposée, soit à l’état de régule, soit à l’état de chaux : tantôt elle s’y trouve minéralisée, et tantôt elle exerce elle-même les fonctions de minéralisateur… » Outre le fer que contient la pyrite arsenicale, elle renferme aussi quelquefois du cobalt, du bismuth, même de l’argent et de l’or… Le régule d’arsenic natif est ordinairement noirâtre et terni par l’action de l’air, quoique dans sa fracture récente il soit brillant comme de l’acier. Tantôt il forme des masses écailleuses, solides, assez compactes et sans figure déterminée ; tantôt ce sont des masses granuleuses avec des protubérances, composées de lames très épaisses, posées en recouvrement les unes sur les autres, et dont les fragments ont par conséquent une partie concave et une partie convexe. Il porte alors le nom d’arsenic testacé. Quand cet arsenic vierge est pur et sans mélange, il n’est point assez dur pour faire feu avec le briquet, mais il est quelquefois mêlé d’une petite quantité de fer ou de cobalt, et alors sa dureté est plus considérable.

    La grande facilité avec laquelle l’arsenic passe à l’état de chaux, et la grande volatilité de cette chaux nous indiquent assez pourquoi l’on rencontre la chaux de ce demi-métal sous la forme d’une efflorescence blanche à la surface et dans les cavités de certaines mines ; on ne peut même pas douter qu’elle ne puisse résulter de la décomposition, soit de la mine d’argent rouge, soit des autres minéraux qui contiennent ce demi-métal… Cette efflorescence blanche est une chaux d’arsenic proprement dite…

    Le verre natif d’arsenic est d’un blanc jaunâtre, de même que le verre factice de ce demi-métal ; mais le premier est moins sujet à s’altérer à l’air que le dernier, par la raison sans doute que la combinaison des deux substances qui composent le verre natif y est plus parfaite et plus intime qu’elle ne l’est dans le verre d’arsenic que nous préparons.

    Quoi qu’il en soit, le verre natif d’arsenic se rencontre à la superficie de quelques mines de cobalt et sur quelques produits de volcans ; il est quelquefois cristallisé en prismes minces, triangulaires, ou en aiguilles blanches divergentes,  etc. Lettres de M. Demeste, t. II, p. 121 et suiv.

  6. La preuve évidente que l’arsenic peut minéraliser le cuivre, c’est qu’il le dissout à froid et par la voie humide, lorsqu’on le lui présente très divisé, comme en feuilles de livret. Éléments de chimie, par M. de Morveau, t. II, p. 325.
  7. L’arsenic tient très fortement avec le cuivre, et souvent il se montre dans la matte ou cuivre noir après un grand nombre de fontes et de grillages pour tâcher de l’en séparer, ce qui dans les mines d’argent tenant cuivre en rend la séparation très difficile. M. Monnet, Journal de physique, septembre 1773.
  8. Le mispickel ou pyrite blanche peut être considéré comme une mine de fer arsenicale, ce métal y étant minéralisé par beaucoup d’arsenic et un peu de soufre ; mais l’arsenic étant aussi une substance métallique particulière, et sa quantité dans cette pyrite excédant de beaucoup celle du fer, nous pouvons regarder le mispickel comme une mine d’arsenic proprement dite. On le rencontre en masses, tantôt informes et tantôt cristallisées, de diverses manières… On trouve de fort beaux groupes de cristaux de mispickel à Mumig en Saxe. Lettres de M. le docteur Demeste, t. II, p. 129. — Et on observe même assez généralement que le mispickel en masses confuses est composé de petites lames rhomboïdes. Idem, p. 130. — La mine d’arsenic grise (pyrite d’orpiment) diffère peu de la précédente : elle contient une plus grande quantité de soufre, ce qui fait qu’en la calcinant, on en retire du réalgar. Idem, ibidem.
  9. C’est à cette substance dangereuse qu’est due la phtisie, et ces exulcérations des poumons qui font périr à la fleur de l’âge les ouvriers qui travaillent aux mines. Parmi eux, un homme de trente-cinq à quarante ans est déjà dans la décrépitude, ce qu’on doit surtout attribuer aux mines qu’ils détachent avec le ciseau et le maillet, et qu’ils respirent perpétuellement par la bouche et par le nez ; il paraît que si, dans ces mines, on faisait usage de la poudre à canon pour détacher le minerai, les jours de ces malheureux ouvriers ne seraient point si indignement prodigués. (Encyclopédie, article Orpiment.)
  10. Il faut pour cela mettre la dissolution de cette chaux dans quinze parties d’eau bouillante, et laisser ensuite refroidir cette dissolution ; on obtient alors de petits cristaux en segments d’octaèdres, etc. : c’est un verre d’arsenic formé par un degré de chaleur bien peu considérable. Lettres de M. Demeste, t. II, p. 118.
Notes de l’éditeur
  1. Il s’agit ici de l’acide arsénieux, et non de l’arsenic lui-même. [Note de Wikisource : L’arsenic, envisagé en lui-même, est un corps simple, de même que tous les éléments faisant l’objet des articles précédent, depuis l’or jusqu’au manganèse.]
  2. C’est un oxyde d’arsenic.