Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Alcalis et leurs combinaisons



ALCALIS ET LEURS COMBINAISONS

De la même manière qu’on doit réduira tous les acides au seul acide aérien, on peut aussi lui ramener les alcalis[NdÉ 1], en les réduisant tous à l’alcali minéral ou marin : c’est même le seul sel que la nature nous présente dans un état libre et non neutralisé. On connaît cet alcali sous le nom de natron ; il se forme contre les murs des édifices, ou sur la terre et les eaux dans les climats chauds ; on m’en a envoyé, de Suez, des morceaux assez gros et assez purs ; cependant il est ordinairement mêlé de terre calcaire[1] : ce sel, auquel on a donné le nom d’alcali minéral, pourrait, comme le nitre, être placé dans le règne végétal, puisqu’il est de la même nature que l’alcali qu’on tire de plusieurs plantes qui croissent dans les terres voisines de la mer ; et que d’ailleurs, il paraît se former par le concours de l’acide aérien, et à peu près comme le salpêtre ; mais celui-ci ne se présente nulle part en masses ni même en morceaux solides, au lieu que le natron, soit qu’il se forme sur la terre ou sur l’eau, devient compact et même assez solide[2].

Les anciens ont parlé du natron sous le nom de nitre : sur quoi le P. Hardouin se trompe, lorsqu’il dit[3] que le nitrum de Pline est exactement la même chose que notre salpêtre ; car il est clair que Pline, sous le nom de nitre, parle du natron qui se forme, dit-il, dans l’eau de certains lacs d’Égypte, vers Memphis et Naucratis, et qui a la propriété qu’il lui attribue de conserver les corps. À sa causticité, augmentée par la falsification qu’en faisaient dès lors les Égyptiens en y mêlant de la chaux[4], on le reconnaît évidemment pour l’alcali minéral ou natron, bien différent du vrai nitre ou salpêtre.

On emploie le natron dans le Levant aux mêmes usages que nous employons la soude, et ces deux alcalis sont en effet de même nature ; nous tirions autrefois du natron d’Alexandrie, où s’en fait le commerce[5] ; et si ce sel alcalin était moins cher que le sel de soude auquel il peut suppléer, et que nous tirons aussi de l’étranger, il ne faudrait pas abandonner ce commerce qui paraît languir.

La plupart des propriétés de cet alcali minéral sont les mêmes que celles de l’alcali fixe végétal, et ils ne diffèrent entre eux que par quelques effets[6], qu’on peut attribuer à l’union plus intime de la base terreuse dans l’alcali minéral que dans l’alcali végétal, mais tous deux sont essentiellement de la même nature.

C’est de la cendre des plantes qui contiennent du sel marin que l’on obtient l’alcali fixe végétal en grande quantité, et quoique tiré des végétaux, il est le même que l’alcali minéral ou marin : la différence de leurs effets n’est bien sensible que sur les acides végétaux et sur les huiles dont ils font des sels de différentes sortes, et des savons plus ou moins fermes.

On obtient donc par la combustion et l’incinération des plantes qui croissent près de la mer, et qui par conséquent sont imprégnées de sel marin, on obtient, dis-je, en grande quantité l’alcali minéral ou marin, qui porte le nom de soude, et qu’on emploie dans plusieurs arts et métiers.

On distingue dans le commerce deux sortes de soudes : la première, qui provient de la combustion des kalis et autres plantes terrestres qui croissent dans les climats chauds et dans les terres voisines de la mer ; la seconde, qu’on se procure de même par la combustion et la réduction en cendres des fucus, des algues et des autres plantes qui croissent dans la mer même ; et néanmoins la première soude contient beaucoup plus d’alcali marin que la seconde, et ce sel alcali est, comme nous l’avons dit, le même que le natron : ainsi la nature sait former ce sel encore mieux que l’art ; car nos soudes ne sont jamais pures ; elles sont toujours mêlées de plusieurs autres sels, et surtout de sel marin, souvent elles contiennent aussi des parties ferrugineuses et d’autres matières terreuses qui ne sont point salines.

C’est par son alcali fixe que la soude produit tous ses effets : ce sel sert de fondant dans les verreries et de détergent dans les blanchisseries ; avec les huiles il forme les savons, etc. Au reste, on peut employer la soude telle qu’elle est, sans en tirer le sel, si l’on ne veut faire que du verre commun ; mais il la faut épurer pour faire des verres blancs et des glaces. Le sel marin, dont l’alcali de la soude est presque toujours mêlé, ne nuit point à la vitrification, parce qu’il est très fusible, et qu’il ne peut que faciliter la fusion des sables vitreux, et entraîner les impuretés dont ils peuvent être souillés ; le fiel du verre, qui s’élève au-dessus du verre fondu, n’est qu’un mélange de ces impuretés et des sels.

L’alcali fixe végétal ou minéral doit également sa formation au travail de la nature dans la végétation, car on le peut tirer également de tous les végétaux dans lesquels il est seulement en plus ou moins grande quantité. Ce sel végétal, lorsqu’il est pur, se présente sous la forme d’une poudre blanche, mais non cristallisée ; sa saveur est si violente et si caustique, qu’il brûlerait et cautériserait la langue si on le goûtait sans le délayer auparavant dans une grande quantité d’eau ; il attire l’humidité de l’air en si grande abondance qu’il se résout en eau : cet alcali, qu’on appelle fixe, ne l’est néanmoins qu’à un feu très modéré, car il se volatilise à un feu violent, et cela prouve assez que la chaleur peut le convertir en alcali volatil, et que tous deux sont au fond de la même essence : l’alcali fixe a plus de puissance que les autres sels pour vitrifier les substances terreuses ou métalliques : il les fait fondre et les convertit presque toutes en verre solide et transparent.

Les cendres de nos foyers contiennent de l’alcali fixe végétal, et c’est par ce sel qu’elles nettoient et détergent le linge par la lessive : cet alcali que fournissent les cendres des végétaux est fort impur, cependant on en fait beaucoup dans les pays où le bois est abondant ; on le connaît dans les arts sous le nom de potasse, et, quoique impur, il est d’un grand usage dans les verreries, dans la teinture et dans la fabrication du salpêtre.

C’est sans fondement qu’un de nos chimistes a prétendu que le tartre ne contient point d’alcali[7] ; cette opinion a été bien réfutée par M. Bernard : l’alcali fixe se trouve tout formé dans les végétaux, et le tartre, qui n’est qu’un de leurs résidus, ne peut manquer d’en contenir ; et d’ailleurs la lie de vin, brûlée et réduite en cendres, fournit une grande quantité d’alcali aussi bon, et même plus pur que celui de la soude.

C’est par la combinaison de l’acide marin avec l’alcali minéral que s’est formé le sel marin ou sel commun dont nous faisons un si grand usage : il se trouve non seulement dissous dans l’eau de toutes les mers et de plusieurs fontaines, mais il se présente encore en masses solides et en très grands amas dans le sein de la terre ; et, quoique l’acide de ce sel, c’est-à-dire l’acide marin[NdÉ 2] provienne originairement de l’acide aérien, comme tous les autres acides, il a des propriétés particulières qui l’en distinguent ; il est plus faible que les acides vitrioliques et nitreux, et on l’a regardé comme le troisième dans l’ordre des acides minéraux ; cette distinction est fondée sur la différence de leurs effets ; l’acide marin est moins puissant, moins actif que les deux premiers, parce qu’il contient moins d’air et de feu, et d’ailleurs, il acquiert des propriétés particulières par son union avec l’alcali ; et s’il était possible de le dépouiller et de le séparer en entier de cette base alcaline, peut-être reprendrait-il les qualités de l’acide vitriolique ou de l’acide aérien, qui, comme nous l’avons dit, est l’acide primitif dont la forme ne varie que par les différentes combinaisons qu’il subit ou qu’il a subies en s’unissant à d’autres substances.

L’acide marin diffère de l’acide vitriolique en ce qu’il est plus léger, plus volatil, qu’il a de l’odeur, de la couleur, et qu’il produit des vapeurs ; toutes ces qualités semblent indiquer qu’il contient une bonne quantité d’acide aérien provenant du détriment des corps organisés ; il diffère de l’acide nitreux par sa couleur, qui est d’un jaune mêlé de rouge, par ses vapeurs qui sont blanches, par son odeur qui tire sur celle du safran, et parce qu’il a moins d’affinité avec les terres absorbantes et les sels alcalis ; enfin cet acide marin n’est pas susceptible d’un aussi grand degré de concentration que les acides vitriolique et nitreux, à cause de sa volatilité qui est beaucoup plus grande[8].

Au reste, comme l’alcali minéral ou marin et l’alcali fixe végétal sont de la même nature, et qu’ils sont presque universellement répandus, on ne peut guère douter que l’alcali ne se soit formé dès les premiers temps, après la naissance des végétaux, par la combinaison de l’acide primitif aérien avec les détriments des substances animales et végétales : il en est de même de l’acide marin, qui se trouve combiné dans des matières de toute espèce ; car, indépendamment du sel commun dont il fait l’essence avec l’alcali minéral, il se combine aussi avec les alcalis végétaux et animaux, fixes ou volatils, et il se trouve dans les substances calcaires, dans les matières nitreuses, et même dans quelques substances métalliques, comme dans la mine d’argent cornée ; enfin, il forme le sel ammoniac lorsqu’il s’unit avec l’alcali volatil par sublimation dans le feu des volcans.

L’alcali minéral et l’alcali végétal, qui sont au fond les mêmes, sont aussi tous deux fixes : le premier se trouve presque pur dans le natron, et le second se tire plus abondamment des cendres du tartre que de toute autre matière végétale. On leur donne la dénomination d’alcalis caustiques, lorsqu’ils prennent en effet une plus grande causticité par l’addition de l’acide aérien contenu dans les chaux terreuses ou métalliques ; par cette union ces alcalis commencent à se rapprocher de la nature de l’acide : l’alcali volatil appartient plus aux animaux qu’aux végétaux, et, lorsqu’il est de même imprégné de l’acide aérien, il ne peut plus se cristalliser, ni même prendre une forme solide, et dans cet état on l’a nommé alcali fluor.

L’acide phosphorique paraît être l’acide le plus actif qu’on puisse tirer des animaux ; si l’on combine cet acide des animaux avec l’alcali volatil, qui est aussi leur alcali le plus exalté, il en résulte un sel auquel les chimistes récents ont donné le nom de sel microcosmique, et dont M. Bergman a cru devoir faire usage dans presque toutes ses analyses chimiques : ce sel est en même temps ammoniacal et phosphorique, et lorsque l’acide du phosphore se trouve combiné avec une substance calcaire, comme dans les os des animaux, il semble que les propriétés salines disparaissent ; car ce sel phosphorique à base calcaire n’a plus aucune saveur sensible : la substance calcaire des os fait sur l’acide phosphorique le même effet que la craie sur l’acide vitriolique ; cet acide animal, et l’acide végétal acéteux ou tartareux, contiennent sensiblement beaucoup de cet air fixe ou acide aérien, duquel il tire leur origine.


Notes de Buffon
  1. Le natron qui nous vient d’Égypte se tire de deux lacs, l’un voisin du Caire, et l’autre à quelque distance d’Alexandrie ; ces lacs sont secs pendant neuf mois de l’année, et se remplissent en hiver d’une eau qui découle des éminences voisines ; cette eau saline n’est pas limpide, mais trouble et rougeâtre ; les premières chaleurs du printemps la font évaporer, et le natron se forme sur le sol du lac d’où on le tire en morceaux solides et grisâtres, qui deviennent plus blancs en les exposant à l’air pour les laisser s’égoutter : on a donné le nom de sel mural au natron qui se forme contre les vieux murs ; il est ordinairement mêlé d’une grande quantité de substance calcaire, et dans cet état il est neutralisé.
  2. Granger, dans son Voyage en Égypte, parle de plaines sablonneuses et d’un lac où se forme le natron : « Le sel du lac, dit-il, était congelé sur la surface des eaux, et assez épais pour y passer avec nos chameaux… Le lac s’emplit des eaux des pluies qui commencent en décembre et finissent en février : ces eaux y déposent les sels dont elles se sont chargées sur les montagnes et dans les plaines sablonneuses ; après quoi, elles se filtrent à travers une terre grasse et argileuse, et vont par des canaux souterrains aboutir à plusieurs puits dont l’eau est bonne à boire : on voit aux environs de ce lac des bœufs sauvages, des gazelles, etc.

    » Outre le natron qu’on tire du fond de ce lac en morceaux de douze et quinze livres, avec une barre de fer, on y trouve de cinq autres espèces de sel : tous ces sels sont bientôt remplacés par de nouveaux sels que les pluies y apportent. On jette, dans les creux d’où on le tire, des plantes sèches, des os, des guenilles, ce qui a donné lieu de croire à plusieurs personnes que ces sortes de choses étaient changées en sel par la vertu des eaux du lac, mais cela n’est pas vrai.

    » Le natron appartient au Grand Seigneur : le pacha du Caire le donne à ferme, et c’est ordinairement le plus puissant des beys qui le prend, et qui en donne quinze mille quintaux au Grand Seigneur ; il n’y a que les habitants de la dépendance de Terranée, qui soient employés à pêcher et à transporter le natron qui est gardé par dix soldats et vingt Arabes affidés. » Voyages en Égypte ; Paris, 1745, p. 167 et suiv.

  3. Quarante-sixième section, chapitre x du trente et unième livre.
  4. Voyez Pline à l’endroit cité.
  5. À deux journées du Caire est le lac de natron : les vaisseaux du Havre et des Sables-d’Olonne en viennent charger à Alexandrie pour Rouen, parce qu’on s’en sert en Normandie pour blanchir les toiles, ce qui les brûle ; les Égyptiens s’en servent au lieu de levain, c’est pourquoi ils ont tous les bourses grosses sans être incommodés ; l’âcreté, ou plutôt la qualité mordante de cette pierre est si grande, que, si l’on en met dans un pot où il y ait de la viande, elle la fait cuire et la rend tendre. Si l’on jette dans ce lac un animal mort, et même un arbre, il devient natron et se pétrifie, ce qui a été fort bien décrit par Ovide, et peu entendu de ceux qui n’ont point vu ces merveilles de la nature, lorsqu’il a dit que quelques corps ont été changés en pierres par les dieux qui en ont eu compassion. Voyages de La Boullaye le Gouz ; Paris, 1657, p. 383. — « Le lac du natron, éloigné de dix lieues du monastère Dir Syadet, ou de Notre-Dame, paraît comme un grand étang glacé, sur la glace duquel il serait tombé un peu de neige… Ce lac est divisé en deux ; le plus septentrional se fait par une eau qui sourdit de dessous terre sans qu’on remarque le lieu, et le méridional se fait par une grosse source qui bouillonne ; il y a bien de l’eau de la hauteur du genou qui sort de la terre, et qui aussitôt se congèle… Et généralement le natron se fait et parfait en un an par cette eau qui est rougeâtre : au-dessus il y a un sel rouge de l’épaisseur de six doigts, puis un natron noir dont on se sert pour la lessive, et enfin est le natron qui est presque comme le premier sel, mais plus solide ; au-dessus il y a une fontaine douce… De ce lac on va à un autre lac, où se voit, vers le temps de la Pentecôte, du sel qui se forme en pyramides, et qu’on appelle pour cela sel pyramidal. » Voyages de Thévenot ; Paris, 1664, t. Ier, p. 487 et suiv.
  6. L’alcali fixe minéral, qu’on suppose ici dans son plus grand degré de pureté, diffère de l’alcali fixe végétal : 1o en ce qu’il attire moins l’humidité de l’air, et qu’il ne se résout point en liqueur, comme le fait l’alcali fixe végétal ;

    2o Lorsqu’il est dissous dans l’eau, si l’on traite cette dissolution par évaporation et refroidissement, l’alcali minéral se coagule en cristaux, précisément comme le font les sels neutres ; en quoi il diffère du sel alcali fixe ordinaire ou végétal, qui, lorsqu’il est bien calciné, est très déliquescent, et ne se cristallise que lorsqu’il est uni avec beaucoup de gaz méphitique ;

    3o L’alcali fixe minéral, dissous par la fusion, convertit en verre toutes les terres comme l’alcali végétal ; mais on a observé que, toutes choses égales d’ailleurs, il vitrifie mieux, et qu’il forme des verres plus solides et plus durables…

    4o Avec l’acide vitriolique, l’alcali minéral forme un sel neutre cristallisé, nommé sel de Glauber ; mais ce sel diffère beaucoup du tartre vitriolé par la figure de ses cristaux, qui sont d’ailleurs beaucoup plus gros, par la quantité d’eau beaucoup plus grande qu’il retient dans sa cristallisation, par sa dissolubilité dans l’eau qui est beaucoup plus considérable, enfin par le peu d’adhérence qu’il a avec l’eau de sa cristallisation : cette propriété est telle que le sel de Glauber, exposé à l’air, y perd l’eau de sa cristallisation, ainsi que sa transparence et sa forme, et s’y change en une poussière blanche comme l’alcali minéral. Comme l’acide est le même dans le tartre vitriolé et dans le sel de Glauber, il est clair que les différences qui se trouvent entre ces deux sels ne peuvent venir que de la nature de leurs bases alcalines : toutes les propriétés qui distinguent le sel de Glauber du tartre vitriolé doivent donc être regardées comme des différences entre l’alcali végétal et le minéral ; il en est de même de toutes les combinaisons de ce dernier acide avec les autres acides ;

    5o Avec l’acide nitreux, l’alcali minéral forme une espèce particulière de nitre, susceptible de détonation et de cristallisation ; mais il diffère du nitre ordinaire, ou à base d’alcali végétal, par la figure de ses cristaux, qui, au lieu d’être en longues aiguilles, sont formés en solides à six faces rhomboïdales, c’est-à-dire dont deux angles sont aigus et deux obtus : cette figure, qui approche de la cubique, a fait donner à ce sel le nom de nitre cubique ou de nitre quadrangulaire : elle est due à l’alcali marin ;

    6o Avec l’acide marin, l’alcali minéral forme le sel commun, qui se cristallise en cubes parfaits, et qui diffère du sel neutre formé par le même acide uni à l’alcali végétal, singulièrement par sa saveur, qui est infiniment plus agréable. Dictionnaire de Chimie, par M. Macquer, article Alcali minéral.

  7. Voyez le Journal de Physique, mars 1781, Mémoire sur l’alcali fixe.
  8. Dictionnaire de chimie, par M. Macquer, article Acide marin.
Notes de l’éditeur
  1. Les alcalis sont des oxydes métalliques. Ils ne sont pas le moins du monde réductibles à un seul.
  2. C’est l’acide chlorhydrique.