Épîtres (Voltaire)/Épître 33

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 269-271).


ÉPÎTRE XXXIII,
CONNUE SOUS LE NOM DES VOUS ET DES TU[1].


Philis[2], qu’est devenu ce temps
Où dans un fiacre promenée,

Sans laquais, sans ajustements,
De tes grâces seules ornée,
Contente d’un mauvais soupé
Que tu changeais en ambrosie.
Tu te livrais, dans ta folie,
À l’amant heureux et trompé
Qui t’avait consacré sa vie ?
Le ciel ne te donnait alors,
Pour tout rang et pour tous trésors,
Que les agréments de ton âge[3],
Un cœur tendre, un esprit volage.
Un sein d’albâtre, et de beaux yeux.
Avec tant d’attraits précieux,
Hélas ! qui n’eût été friponne ?
Tu le fus, objet gracieux ;
Et (que l’Amour me le pardonne !)
Tu sais que je t’en aimais mieux.
Ah, madame ! que votre vie,
D’honneurs aujourd’hui si remplie,
Diffère de ces doux instants !
Ce large suisse à cheveux blancs,
Qui ment sans cesse à votre porte,
Philis, est l’image du Temps :

On dirait qu’il chasse l’escorte
Des tendres Amours et des Ris ;
Sous vos magnifiques lambris
Ces enfants tremblent de paraître.
Hélas ! je les ai vus jadis
Entrer chez toi par la fenêtre.
Et se jouer dans ton taudis.
Non, madame, tous ces tapis
Qu’a tissus la Savonnerie[4],
Ceux que les Persans ont ourdis,
Et toute votre orfèvrerie,
Et ces plats si chers que Germain[5]
A gravés de sa main divine,
Et ces cabinets où Martin[6]
A surpassé l’art de la Chine ;
Vos vases japonais et blancs,
Toutes ces fragiles merveilles ;
Ces deux lustres de diamants
Qui pendent à vos deux oreilles ;
Ces riches carcans, ces colliers,
Et cette pompe enchanteresse,
Ne valent pas un des baisers
Que tu donnais dans ta jeunesse.



  1. Cette épître a été adressée à Mlle de Livry, alors Mme la marquise de Gouvernet. C’est d’elle que parle M. de Voltaire dans son épître à M. de Genonville, dans l’épître adressée à ses mânes, et dans celles à M. le duc de Sully, à M. de Gervasi. Le suisse de Mme la marquise de Gouvernet ayant refusé la porte à M. de Voltaire, que Mlle de Livry n’avait point accoutumé à un tel accueil, il lui envoya cette épître. Lorsqu’il revint à Paris, en 1778, il vit chez elle Mme de Gouvernet, âgée comme lui de plus de quatre-vingts ans, veuve alors, et qui pouvait le recevoir sans conséquence. C’est on revenant de cette visite qu’il disait : « Ah ! mes amis, je viens de passer d’un bord du Cocyte à l’autre. » Mme de Gouvernet envoya le lendemain à Mme Denis un portrait de M. de Voltaire peint par Largillière, qu’il lui avait donné dans le temps de leur première liaison, et qu’elle avait conservé malgré leur rupture, son changement d’état, et sa dévotion. (K.)
  2. Mlle de Livry, jeune et jolie personne, intéressa Voltaire, qui lui donna des leçons de déclamation : elle devint sa maîtresse, et se passionna pour Genonville, ami de Voltaire. Elle passa en Angleterre avec une troupe de comédiens français, qui firent mal leurs affaires. Elle trouva un asile dans la maison d’un Français qui tenait un café. Le maître de la maison, touché de sa position et de la conduite réservée qu’elle menait, en parlait à tout le monde. Un M. de Gouvernet, surnommé le Fleuriste, habitué du café, voulut la voir ; il y parvint, mais non sans peine. Elle lui inspira des sentiments si vifs qu’il lui offrit sa main. Mlle de Livry se refusait à un mariage qui eût été mal assorti. Il la décida cependant à accepter un billet d’une loterie sur l’État, puis il fit imprimer une fausse liste où le numéro de ce billet gagnait une grosse somme. Gouvernet réitéra alors ses instances pour le mariage ; il reprocha à Mlle de Livry de refuser de faire sa fortune ; il fallut bien enfin qu’elle cédât. Cette aventure a, comme on voit, fourni à Voltaire les rôles de Lindane, de Freeport, et de Fabrice, dans l’Écossaise. (Voyez tome IV du Théâtre, page 420.)

    Dans le temps de sa liaison avec Mlle de Livry, Voltaire lui avait donné son portrait, peint par Largillière. Lors de son entrevue avec elle, en 1778, il témoigna le désir de pouvoir offrir ce portrait à Mme de Villette. Mme de Gouvernet y consentit, et sur-le-champ Voltaire l’apporta lui-même à Mme de Villette, qui l’a toujours possédé depuis.

    Voltaire donne à Mlle de Livry le nom de Julie dans la lettre à Mme de Bernières, du mois de novembre 1724, et dans celle à Duvernet, du 13 janvier 1772. Ses véritables prénoms étaient Suzanne-Catherine ; voyez la note de M. Ravenel, tome IX, page 126. (B.)

  3. Variante :
    Que la douce erreur de ton âge,
    Deux tetons que le tendre Amour
    De ses mains arrondit un jour ;
    Un cœur simple, un esprit volage ;
    Un cul (j’y pense encor, Philis)
    Sur qui j’ai vu briller des lis
    Jaloux de ceux de ton visage.
    Avec tant, etc.
  4. La Savonnerie est une belle manufacture de tapis, établie par le grand Colbert. (Note de Voltaire, 1757.)
  5. Germain, excellent orfèvre dont il est parlé dans le Mondain et le Pauvre Diable. (Id., partie dans l’édit. de 1757.)
  6. Martin, excellent vernisseur. (Id,. 1757.)