Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII

DU LIBRE ARBITRE ET DE LA FOI

Libre arbitre est mieux dit que liberté. Ces vieux mots apportent en eux l’idée capitale du juge, dont toute liberté dépend. Il n’échappe à personne que, sans jugement, il n’y a point de liberté du tout. L’instinct commence, les passions suivent, et les motifs ne sont que des signes émouvants. C’est déjà autre chose si d’abord le jugement renvoie les premiers mouvements à leur source ; ce mécanisme, laissé à lui-même, trouve bientôt son équilibre. Ensuite, parmi les motifs d’agir, les uns périssent en même temps que la passion, et, comme elle, à peine nés. Les autres sont représentés par juste perception, suivis jusqu’aux effets ; enfin la route est explorée. Ou bien, pour des raisons préalables, je refuse au motif de la faire vivre seulement ; car c’est une sagesse aussi de ne pas examiner, et un honnête homme ne s’amuse pas à chercher comment il pourrait voler sans être pris, encore moins comment il pourrait violer ou séduire. Ou bien encore, allant droit aux images, il les réduit à d’exactes perceptions. De toute façon, il est bien loin de celui qui se regarde vivre, curieux de savoir jusqu’où ses désirs le conduiront. N’oublions pas le parti royal, qui est de ne point même considérer les petites choses, car le sage sait que tout est changement et dissolution dans les jeux d’images, quand le jugement ne les retient point. Par ces descriptions où l’homme de bonne foi se reconnaîtra, nous sommes bien au-dessus déjà de ces inventaires mécaniques, et encore sans géométrie, où les motifs paraissent comme des plaignants ou des solliciteurs. Ici les motifs n’existent que par la grâce du juge. Encore bien plus mépriserons-nous cette balance, où le juge essaierait ses motifs comme des poids. Autant qu’on peut se faire une idée d’un fou tranquille, c’est ainsi qu’il penserait. Et prenons garde aussi à ceci, c’est que si j’analyse en psychologue ma délibération au sujet d’une promenade, mes motifs semblent alors à l’écart comme des choses. Mais pourquoi ? Parce que mon jugement examine alors la nécessité et le libre arbitre, non la promenade. L’expérience d’un acte libre ne peut consister qu’à agir librement, au lieu de réfléchir sur le problème du libre arbitre. Ne cherchez donc point la liberté dans des exemples de professeur.

Pour l’exécution, il y a beaucoup à dire aussi, et du même genre. Car l’exécution suppose une suite d’actes et un chemin qui change les perspectives et éclaircit les motifs, pour peu qu’on regarde. Et souvent la délibération suppose plus d’un essai. L’action est comme une enquête encore. C’est encore folie, et assez commune aux passions, que de se lier au parti qu’on a pris imprudemment. Et dans cette idée populaire qu’une fois mal lancé on ne peut plus se retenir, j’y reconnais l’idole fataliste. Par là se définit l’obstination, qui n’est jamais sans colère. Inversement une volonté suivie ne se croit point quitte quand elle a décidé, et ne s’arrête point aux obstacles ; et c’est persévérance alors, par recherche et délibération de nouveau. Il y plus de deux chemins et des carrefours partout. La volonté se montre moins par des décrets que par une foi constante en soi-même et un regard franc à chaque pas.

Il faut considérer aussi le pouvoir moteur, qu’on décrit très mal en considérant le sentiment de l’effort contrarié, qui ramène l’attention justement où il ne faudrait point. Le pouvoir d’agir s’exerce d’abord par volonté suivie, par travail gymnastique, qui rend le corps obéissant, toujours en dénouant l’effort. Dans l’action même, l’attention se détache tout à fait du corps ; le pianiste pense la musique, et les doigts suivent, aussi vifs que la pensée, comme on dit. Si l’on considérait mieux l’homme libre, on se délivrerait tout à fait de cette idée que l’âme agissante est cachée dans le corps comme le mécanicien dans la machine. On dirait mieux en disant que la pensée va en éclaireur et que le corps marche après elle. Mais ce sont des images mécaniques, l’esprit est à la fois dehors et dedans. Nullement objet ou chose ; nullement poussé ni poussant.

Je ne puis vous montrer le libre arbitre comme on fait voir un ressort caché. L’esprit ne se saisit pas lui-même ; il ne retrouve ses idées que dans les objets. Ne comptons pas le libre arbitre au nombre des choses qui existent. Il est trop clair qu’on peut le perdre ; il suffit qu’on y consente. Et nul ne peut le délivrer que lui-même. C’est donc assez d’avoir levé les obstacles d’imagination ; la réflexion ne peut faire plus. S’il y avait quelque preuve du libre arbitre, je vous déterminerais donc par là. C’est ce que Renouvier a dit en d’autres termes ; le principal c’est qu’il faut se faire libre. Vouloir enfin. Et ce n’est pas une remarque sans importance, puisque tant d’hommes s’irritent dès que je les veux libres. Mais ne craignez pas d’être libres malgré vous ; je n’y puis rien. Ici est la foi dans sa pureté ; ici apparaissent les preuves théologiques, si longtemps détournées de leur objet propre, car c’est la Foi même qui est Dieu.

Il faut croire au bien, car il n’est pas ; par exemple à la justice, car elle n’est pas. Non pas croire qu’elle est aimée et désirée, car cela n’y ajoute rien ; mais croire que je la ferai. Un marxiste croit qu’elle se fera sans nous et par les forces. Mais qu’ils suivent cette idée ; cette justice qui se fera n’est même plus justice ; ce n’est qu’un état des choses ; et l’idée que je m’en fais, de même. Et si tout se fait seul et ma pensée aussi bien, aucune pensée non plus ne vaut mieux qu’une autre, car chacun n’a jamais que celle qu’il peut avoir par les forces. Et notre marxiste doit attendre qu’une vérité aussi en remplace une autre. J’ai connu de ces penseurs qui se laissent penser comme d’autres se laissent vivre. Le vrai penseur ce serait donc le fou, qui croit ce qui lui vient à l’esprit ? Mais remontons de cet enfer. Il faut bien que je laisse le malade qui ne veut pas guérir.