Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 7

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IV, vii. — De l’union de l’âme et du corps

CHAPITRE VII

DE L’UNION DE L’ÂME ET DU CORPS

Je ne dispute point. Je contemple avec attention, sans aucun respect, ce vaste mécanisme qui ne promet rien, qui ne veut rien, qui ne m’aime point, qui ne me haït point. L’esprit qui le contemple me paraît au moins son égal, pénétrant même en lui au delà de ce qu’il montre, et, s’il ne le dépasse point en étendue, l’égalant toujours. Non que l’esprit me semble s’étaler sur les choses, et se diviser et disperser pour les saisir ; au contraire, c’est par l’unité de l’esprit, sans parties ni distances, qu’il y a des parties et des distances ; car la partie par elle-même n’est qu’elle, et n’est donc point partie ; et la distance entre deux parties leur est extrinsèque aussi. Il n’est donc pas à craindre que cette âme sans parties et qui comprend toutes choses, aille s’enfermer dans quelque trou de taupe. Réfléchis un moment ; si ton âme était dans ton corps, elle ne pourrait point penser la distance de ton corps à d’autres. L’ouvrier de ce grand réseau, il faut qu’il y soit partout à la fois et tout entier partout ; comment y serait-il pris ? N’aie pas peur. Fie-toi à ton âme.

Mais tout cela, dit le psychologue, toutes ces distances, cette terre, ces étoiles, tout cela est dans mon âme et mon âme est dans mon corps. Toutefois je trahis ici le psychologue ; ce n’est point cela précisément qu’il dit ; ce qui le préoccupe, en tous ses discours, c’est qu’il craint de dire cela. Dans ce jeu de l’intérieur et de l’extérieur, du contenant et du contenu, ce serait un scandale en vérité, si l’on venait à dire que ce corps mien, entouré de corps innombrables, étant dans mon âme, je sais pourtant que cet univers est à son tour dans ce corps mien, qui n’en est qu’une faible partie. Je veux te faire rougir ici, lecteur, si tu as suivi dans les psychologues cette doctrine cabriolante, d’après laquelle l’action des choses extérieures produit dans l’âme une sensation d’abord, sur quoi l’âme se représente en elle cette chose extérieure et toutes les autres. Mais l’autre extérieur, d’où venait la première action, où donc est-il ? Est-ce lui que l’âme retrouve, et sort-elle d’elle-même ? Au vrai, c’est l’animal agissant que vous décrivez ici et il est vrai qu’une action des choses y entre et qu’une réaction en sort. Mais par sens, cerveau, muscles ; vous ne ferez pas tenir une âme là-dedans. J’entends bien qu’il vous plaît de voir un petit moment par ses yeux, et puis vous revenez à votre poste d’observateur. Mais ce jeu n’est pas sérieux ; les âmes n’émigrent pas ainsi d’un corps à l’autre. De quelque façon que mon esprit soit attaché à mon corps, il l’est bien.

C’est cette attache qu’il faut considérer, autant qu’on le peut. Elle est sensible par ce point de vue d’où, à chaque instant, je pense le monde, et qui ne change que par des mouvements de mon corps. Si je veux voir ce clocher caché par un arbre, il faut que mon corps change de lieu. Et la douleur, encore, dès qu’il est lésé, me fait sentir qu’il est mien. Enfin il est mien aussi par l’obéissance. Le mouvement que je veux faire, aussitôt mon corps le fait ou l’essaie. Voilà tout ce que je sais de l’union de l’âme et du corps, si je comprends, sous l’idée de douleur, l’attention détournée, l’abattement, la stupeur. Je connais mon esclavage ; mais ne comptez pas que j’y ajoute comme à plaisir, et contre le bon sens.

Il est clair que mon esprit n’est pas un des rouages de mon corps, ni une partie de l’univers. Il est le tout de tout. Je ne fais pas ici de conjecture. Je décris simplement. Ma première pensée est une perception de l’univers, à laquelle rien ne manque, dans laquelle rien n’entrera ensuite comme par des portes, mais que j’éclaircirai simplement. Trouver le point d’attache entre cet immense pouvoir de connaître et ce petit objet qui lui impose un centre, des conditions, un point de vue, cela passe notre mécanique et toute mécanique. Notre esclavage est donc de fait, non de théorie. Et dans le fait nous ne pourrions jamais trouver un esclavage sans limite ; nous n’y trouvons même pas un esclavage constant. L’homme pâtit et agit, imite et invente. Je le prends comme je le trouve. Et je l’aime ainsi, au travail, sans désespoir vrai, et traînant ce cadavre, comme dit l’autre.

NOTE

Les rapports de la pensée et de l’action constituent une des plus importantes parties de la philosophie. Je les résume ici en quelques mots. Ce qu’il faut saisir c’est que nos pensées volontaires ne font que continuer quelque action ou quelque geste. C’est par cette remarque que le libre arbitre est le mieux compris. De quelque question qu’il s’agisse c’est toujours par le langage que nous imprimons une direction à nos pensées. Penser c’est toujours réfléchir sur un signe et le continuer ou l’arrêter. Il est assez clair que par la perception nous ne nous représentons jamais, sous forme de distance, de relief ou d’espace, que des actions possibles et toujours au moins esquissées. La recherche scientifique procède toujours par action, par essais. La méthode expérimentale et le calcul même ne sont que des actions continuelles sur lesquelles nous exerçons notre critique. Autrement notre pensée ne nous offre point de prises pour l’arrêter ou la changer ; nous parlons toutes nos pensées qui ne sont réellement qu’un discours à nous-même, dont on trouve le modèle dans les Méditations de Descartes (Le Je Pense est une parole). Il faut se garder de rester en observateur au milieu de pensées sans aucune action. L’écriture est pour la réflexion un objet de choix.