Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 6

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 174-180).

CHAPITRE VI

DE LA GÉOMÉTRIE

La géométrie est un inventaire des formes, en vue de déterminer des relations de distance et de grandeur entre les objets de l’expérience. Sa loi est de compliquer progressivement les formes en partant des plus simples ; son succès est tel qu’il n’est point de problème géométrique qui ne se puisse résoudre par des triangles égaux ou semblables, le triangle étant la plus simple des figures terminées, comme la droite est la plus simple des lignes, et qu’il n’est point de courbe qui ne s’inscrive toute sur trois axes rectilignes. Ce sont d’abord le point et la droite, à la fois distance et direction ; et puis la distinction de deux mouvements, le mouvement le long d’une droite et la rotation de la droite autour d’un point fixé, d’où sortent l’angle et le cercle, qui ne font qu’un. En partant de là se développent deux ordres de recherches : l’un, des figures planes et des rapports des lignes aux surfaces et enfin aux volumes ; l’autre, des angles et de leur rapport à des droites convenablement choisies comme sinus et tangente. La dernière conquête est celle des courbes, dont les coniques sont les principales

C’est un préjugé assez ancien que la connaissance a sa fin en elle-même ; et l’enseignement, par un effet peut-être inévitable, donnerait à la géométrie l’apparence d’une science qui ne cherche rien hors de ses figures. Il faut donc répéter que la connaissance n’a d’autre objet que les choses mêmes, en vue de prévoir les mouvements que nous avons à faire pour nous procurer certaines impressions et en écarter d’autres. Ainsi la géométrie a pour fin l’orientation, l’arpentage et le cubage, applications qui couvrent le domaine entier des sciences. Et l’artifice principal que nous y employons, comme Comte l’a fait remarquer, c’est de mesurer le moins de lignes qu’il se peut et le plus possible d’angles, ce qui jette dans de grands calculs. De toute façon, il s’agit d’enfermer les choses dans un réseau de droites et de courbes approchant de la forme réelle, laquelle n’est d’ailleurs forme que par ce réseau même, comme le lecteur l’a déjà assez compris.

Par ces remarques, il est possible d’aborder, sans obstacles artificiels, le problème maintenant classique des postulats. On sait, d’après la logique même, que les raisonnements géométriques n’iraient pas loin, si quelque nouvelle donnée, en forme de proposition non ambiguë, ne leur était fournie. Et c’est toujours quelque figure nouvelle, obtenue par combinaison des anciennes et définie en même temps dans le langage, ce qui fait déjà assez voir que la géométrie ne se passe pas d’objets. Mais les auteurs reconnaissent encore des postulats ou demandes, sans lesquels on ne pourrait aller plus avant. Une suffisante étude de la perception permet de montrer que ces postulats sont des définitions encore. Il faut seulement bien distinguer les objets imaginaires, tracés sur le papier, des formes de l’esprit qui en sont comme le vrai, et desquelles traite le vrai géomètre. Ainsi la droite est définie au mieux par le mouvement d’un point constamment dirigé vers un autre ; la droite est ainsi la direction même ; mais les auteurs veulent que la plus courte distance, essentielle aussi à la droite, soit demandée ou postulée. Considérons pourtant ce que c’est que la direction ; c’est d’abord un rapport immédiat entre nous et une chose inaccessible : c’est une anticipation. Qu’il n’y en ait qu’une entre deux points, cela résulte de la définition même, si on ne se laisse point tromper par l’imagination ni par une grossière figure ; car, pour en distinguer deux, il faudrait avoir égard à deux points intermédiaires au moins, ce qui va contre la définition, puisque le rapport est entre deux points seulement. Deux droites qui passent par les deux mêmes points n’en font qu’une quant à l’idée ; il ne s’agit donc que de ne point confondre l’idée avec le tracé. Quand on ajoute que la droite est le plus court chemin d’un point à l’autre, peut-être s’exprime-t-on mal. Car il y a autant de chemins qu’on veut dans le monde ; mais, d’un point à un autre point, sans rien considérer d’autre, il n’y a qu’une distance, comme il n’y a qu’une droite. La droite entre deux points est la distance même entre deux points et cette distance ne peut devenir plus courte que par mouvement du point, toujours selon la même direction ; ou encore, une distance plus courte déterminerait un point plus rapproché sur la même ligne. Ces diverses distances ne sont jamais comparées que sur la même droite : et ainsi, si une autre distance était trouvée plus courte, cela voudrait dire, et cela ne peut avoir d’autre sens, qu’elle ne joindrait pas un des points à l’autre.

Mais faisons bien attention aussi que cette propriété de la droite, comme la droite même, ne peut être pensée sans expérience. S’il n’y a point d’objet, c’est-à-dire de diversité sensible, la droite n’est plus rien. Aussi le géomètre se donne-t-il la diversité suffisante, et la moins trompeuse, en distinguant les points par des signes de convention seulement. Et le point lui-même est une chose seulement distincte d’une autre par la distance ; à quoi une grosse tache conviendra aussi bien qu’une petite, pourvu qu’on ne fasse pas attention à leur grosseur ni à leur forme ; si l’on y faisait attention, on aurait en chacun d’eux plusieurs objets, non un seul. C’est ainsi que le géomètre, par volonté, maintient le sens non ambigu de ses termes, et lutte contre les apparences.

Comme la droite unique définit la distance, ainsi la parallèle unique définit la rotation. Si les droites étaient des choses à rechercher dans le monde, on pourrait bien se demander s’il n’y a qu’une parallèle à une droite par un point donné ; mais les droites sont posées et maintenues. Faites tourner une droite autour d’un point ; elle fait avec une autre tous les angles possibles, y compris l’angle nul. Pourquoi veut-on qu’un angle nul détermine moins une position de la droite que ne fait un angle d’un demi-droit par exemple ? À quoi l’on dira que l’angle d’un demi-droit détermine deux droites. Oui, deux pour l’imagination grossière, non pas deux si l’on compte les angles dans un sens convenu, comme il faut le faire dès que l’on veut décrire les quantités de la rotation sans ambiguïté aucune. Et pourquoi veut-on alors qu’il y ait plusieurs droites d’angle nul ? J’entends, vous ne savez plus ce qui se passe à droite et à gauche quand l’angle devient nul ; et c’est plus loin que tous vos voyages. Mais il ne s’agit pas de voyages ; il ne s’y passe rien que selon ce que vous avez dit. Ne confondez pas le tracé et l’idée. Au reste, rien n’empêche de dire qu’il y a plusieurs parallèles, et on l’a tenté, sans trouver ensuite la moindre contradiction dans cette géométrie contre Euclide. Et je le crois bien ; il n’y a de contradictions dans le discours que celles qu’on y met. Les choses ne disent rien et ne contredisent rien. Et, du reste, autant que cette géométrie trouvera des objets à saisir, elle est bonne. Sinon ce n’est qu’un jeu.

NOTES

I. Ce chapitre consiste en des subtilités qui ne peuvent point former l’esprit ; c’est que les postulats furent une chose de mode. Ce qu’il y a de mieux à dire sur la géométrie, c’est l’invention même des lignes, qui se fit sans doute par le jardinage. Il n’y a point de lignes dans la nature. Une ligne représente une action ; par exemple un sillon est une ligne qui garde la trace du labourage ; le cordeau du jardinier règle l’action de planter ou de bêcher. Un geste indique une direction, et la ligne est un geste fixé. La ligne est un projet qui n’indique jamais que la direction d’une action. La ligne n’a donc que la longueur, et, quant à l’épaisseur ou à la largeur, on ne les considère point. La ligne est l’élément du dessin, et agit par l’élan et la légèreté, ce qui fait comprendre qu’un dessin par simples lignes peut être très expressif. L’invention proprement géométrique, c’est la ligne droite, qui ne vise qu’un point. La ligne droite ne s’occupe pas des obstacles ni des moyens, elle achève d’abord le mouvement ; elle porte la marque de l’action et de la pensée. À vrai dire la ligne ne peut s’arrêter à tous les détails, elle avance, elle est droite en ses parties. Comment on l’a découverte ? Il y a bien des métiers où l’on se sert de la droite ; le menuisier en trace une pour guider la scie. Le fil à plomb du maçon décrit une ligne verticale qui fut le guide des premières constructions ; le jardinier plante par lignes ; ainsi le plan ou projet est une chose naturelle qui figure d’avance un jardinage, une construction ; un chemin est d’abord une ligne. Quant aux courbes, elles sont la trace des rotations, c’est-à-dire, des changements de direction. Les géomètres distinguèrent, dans tous les transports possibles, le transport figuré par une ligne droite et le transport de la droite dont le résultat est un angle. Quand une droite a été transportée, si aucun angle n’est changé, on dit que la droite transportée est parallèle à sa première direction ; on voit naître ici la géométrie comme un art de tracer des plans bien clairs. Les découvertes les plus étonnantes de cet art furent sans doute le parallélisme des verticales, c’est-à-dire les perpendiculaires et l’angle droit. Je veux expliquer seulement par là en quel sens la géométrie est une des sciences naturelles. Ce qui est géométrique, c’est la ligne sans corps, c’est-à-dire droite, qui à la fin ne compte plus que deux points et les joint hardiment comme on fait un pas ; cela veut dire que la géométrie fut d’abord ce qu’indique son nom, c’est-à-dire une mesure de la terre. La chaîne d’arpenteur figure une droite et comment toutes les lignes sont faites de telles droites. La direction constante fut d’abord indiquée par le fil à plomb, et bien plus tard par la boussole, ou bien par l’attention de l’homme qui marche et qui ne regarde que le but. Il est moins important de savoir que la géométrie a été inventée que de comprendre qu’elle l’a été par l’action, par les partages, par les constructions, par les murs. Quant à l’angle, qui, selon la remarque de Comte, est bien plus facile à mesurer qu’une longueur, l’invention de l’équerre fut de première importance et vint après l’invention de la règle qui compte aussi parmi les découvertes décisives. La règle est le moyen de tracer une droite ; l’équerre est le moyen de tracer une perpendiculaire, et même combinée avec la règle, des parallèles, comme on l’apprend dès les premières leçons de dessin. La règle sert aussi à orienter l’écriture. Et l’écriture est la partie durable du langage. Ce fut sans doute un alignement de dessins.

II. L’intuitif s’oppose au discursif. Et l’espace est une occasion d’illustrer cette opposition. Car chacun conviendra que l’on voit (intueri) l’espace ; et ces propriétés sont souvent dites évidentes ; par exemple un triangle a trois côtés. Toutefois le géomètre se défie toujours de l’intuition. Par exemple il est évident qu’une courbe qui se rapproche sans cesse d’une droite finit par la toucher (asymptote) ; néanmoins on prouve que cela n’est pas par une suite de raisonnements subtils. Exactement la courbe qui représente les carrés des nombres plus petits que l’unité, ne peut jamais toucher l’axe, quoiqu’elle s’en rapproche toujours. Ces exercices sont difficiles justement parce que nous nous fions à l’intuition, qui est l’évidence sensible, au lieu de rechercher l’évidence de l’entendement, qui, elle, est faite par le raisonnement (discursif). De même on résiste à la géométrie non euclidienne, parce que l’on se refuse à un quadrilatère qui a deux angles droits. Toutefois le raisonnement est correct. Ces paradoxes ne doivent point occuper trop l’esprit. C’est une partie de la philosophie de juger si on doit passer son temps à de telles discussions. L’entendement procède par combinaisons, parmi lesquelles il y en a qui n’ont point d’objet dans le monde. C’est un principe de la raison que l’entendement ne se justifie qu’autant qu’il saisit quelque chose.