Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 5

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CHAPITRE V

COMMENTAIRES

[1 est à propos ici d’aller chasser dans les broussailles de l’école. Un terme comme végétal s’entend de deux manières ; ou comme désignant un nombre d’êtres auxquels il convient, c’est-à-dire une collection, il est alors pris en extension ; ou comme attaché à une définition, par exemple que le végétal est un vivant qui se reproduit par germes et qui fixe par chlorophylle le carbone atmosphérique ; il est pris alors en compréhension. L’étrange est qu’on peut lire un syllogisme selon un système ou l’autre. En extension, si aucun des envieux qu’on a pu observer n’est au nombre des heureux, et si tous les vaniteux font voir qu’ils sont parmi les envieux il faut conclure qu’aucun vaniteux n’est au nombre des heureux. Cela se représente bien par des cercles inclus les uns dans les autres ou extérieurs les uns aux autres, la collection des envieux comprenant toute celle des vaniteux, et les tenant hors du cercle des heureux. En compréhension, c’est tout autre chose. Si, de la définition du triangle isocèle, il résulte nécessairement qu’il a deux angles égaux et si tout triangle au centre d’un cercle est nécessairement isocèle, il en résulte que tout triangle tel a nécessairement deux angles égaux. Ou encore si heureux est un attribut du sage, toujours et nécessairement, et si sage peut être un attribut de l’homme, il en résulte qu’heureux peut l’être aussi. On peut tracer des cercles pour figurer ces rapports, mais groupés tout à fait autrement comme on voit sans peine, car c’est alors une définition qui enferme ou exclut un caractère ; et le quelque et le tout sont remplacés par le possible et le nécessaire. Lus d’une manière ou d’une autre, les syllogismes vont du même train. Comme ce sont là deux manières de penser aussi distinctes que la vulgaire et la méthodique, l’une tirant sa preuve d’un nombre d’exemples, et l’autre d’une idée, c’est un signe de plus que la logique ou rhétorique ne touche ni aux choses ni à la recherche, mais concerne la manière de dire seulement.

Les trois figures du syllogisme conduisent dans les mêmes chemins, si on les compare entre elles. Car les deux premières, puisqu’elles développent deux hypothétiques jointes, conviennent à l’expression des preuves théoriques. La troisième figure est tout à fait autre, puisqu’elle prouve toujours par l’exemple ; aussi peut-on remarquer que sa conclusion n’est jamais universelle. Mais comme on peut lire les unes et les autres en compréhension ou en extension, cela fait voir que la logique n’enferme pas les méthodes, mais en offre tout au plus quelque reflet. C’est ainsi que, dans la troisième, le sujet, ou la chose, est moyen terme, et disparaît dans la conclusion, ce qui fait voir que la pensée vulgaire, surtout frappée par l’accumulation des exemples, aboutit à des formules au lieu de saisir l’être individuel ; au lieu que, dans les deux premières, le sujet, c’est-à-dire la chose, est réellement sujet de la conclusion ; c’est tel triangle qui a deux angles égaux, et ces deux-là, mais nécessairement, par d’autres caractères qu’on y a d’abord reconnus. Et, s’il s’agit d’un champ, on dira encore, précautions prises : autant que ce champ est triangle isocèle, autant il a deux angles égaux, et les erreurs sont liées par là. Ainsi la vraie science saisit les choses de la nature par approximation, c’est-à-dire en limitant les erreurs en quantité, au lieu que la vulgaire, à force d’expériences, parvient à une espèce de probabilité. On donne souvent le nom d’induction à cette preuve par accumulation ; on ne considère pas assez que, dans les recherches méthodiques, une seule expérience fait preuve, dès que la théorie l’encadre d’assez près ; et si on répète alors l’expérience, c’est plutôt pour la mieux percevoir que pour fortifier la preuve. Maintenant, pour poser seulement un jalon dans un fourré presque inextricable et où je n’entrerai pas plus avant, j’avertis qu’il y a une probabilité aveugle, qui compte les succès sans soupçonner seulement les causes, et une probabilité clairvoyante, dont les résultats sont dus à un système mécanique clos, comme un jeu de cartes, ou deux dés et un gobelet, ou une roulette. Je m’excuse d’avoir parlé ici un peu de tout ; c’est le défaut des Commentaires.