Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 15

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CHAPITRE XV

LE MOI

Tout change en moi sous mon regard et par mon regard. Et l’on voudrait maintenant expliquer comment je me saisis et comment je me reconnais, en ce contenu où le rêve le plus absurde peut rester attaché aux perceptions les plus raisonnables, où la superstition résiste autant que les idées, où tant de souvenirs sont oubliés, tant d’autres décolorés, où tout change enfin par le temps et l’âge. Mais il se trouve que le problème n’a point de sens, et que je n’ai pas à me retrouver, parce que je ne puis me perdre moi-même un seul instant. Toute pensée, confuse ou claire, de doctrine, de sentiment, de chose, de vision, de résolution, d’hésitation, de négation, de doute, de souvenir, de remords, d’espérance, de crainte, vraie ou non, durable ou non, en rêve ou non, a pour sujet constant le Moi, ou pour mieux parler le Je. Quand je voudrais feindre quelque nébuleuse inconnue où je ne sois pas, quelque autre monde séparé, quelque passé avant moi, quelque avenir après moi, le sujet de ces pensées est toujours moi. Je pense tout ce qui est pensé, tout ce qui est et tout ce qui peut être, tout le possible et l’impossible ; c’est pourquoi je ne puis penser que « je ne suis pas », comme Descartes a su le mettre au jour. Telle est sans doute la loi suprême de toute logique, puisque n’importe quelle pensée, même absurde, la suppose. Je ne suis qu’un ; car si je suis deux, l’un et l’autre c’est toujours moi ; et quand je me dédouble il m’apparaît encore mieux que je ne suis qu’un ; car l’un est moi, et l’autre est moi. Je reste le même ; car si je suis tel et puis autre, c’est toujours moi qui suis tel, et puis autre. Je ne saurai jamais que je suis autre, si ce n’est point moi, le même, qui suis autre. De toute pensée je suis le sujet. Toute connaissance, toute expérience forme ainsi un tout avec toute connaissance et toute expérience que ce soit passé ou imaginaire il n’importe ; c’est d’abord et ensuite de moi et pour moi. Cette forme liante m’interdit de couper l’expérience, d’interrompre le temps, de penser deux univers. Aussitôt les deux temps sont parties d’un seul temps, et les deux univers sont parties d’un seul univers. Après avoir considéré cette nécessité de logique, au delà de laquelle on ne peut remonter, puisque l’extravagante pensée de deux Moi fait aussitôt paraître le Moi unique en qui et pour qui ils sont deux, l’illustre Kant pouvait écrire : « À ce principe est suspendue la connaissance humaine tout entière. » Et certes, en partant de là, l’esprit le plus scrupuleux trouve une merveilleuse assurance à décrire cette unité formelle de l’expérience qui ne permet jamais que rien soit séparé, soit de ce qui est en même temps, soit de ce qui précède, soit de ce qui suit. Seulement ces belles spéculations sur les principes ne sont pas directement mon objet. Je m’en tiens au Moi lui-même, et je le tiens bien. Mais réellement je ne tiens rien. Cette forme abstraite et inflexible du Je pense est indifférente à son contenu ; elle lie tout. Le rêve le plus étranger à moi est de moi puisque je m’en souviens. Que mon rêve s’ajuste à mes perceptions comme il pourra ; il est d’abord de moi, sans quoi je n’en penserais rien. C’est pourquoi il faut dire que le Moi psychologique est abstrait et sans puissance. Il peut se contredire ou se jouer de lui-même ; l’unité formelle n’est jamais menacée un seul moment ; si différent de moi-même que je sois, c’est moi-même qui suis ce Moi-là et L’Autre. Le vrai Moi les reprend aussitôt tous deux. L’unité est faite avant d’être comprise. Cette loi suprême, si on la considère avec suite, explique assez l’Idée, qui lie toujours les choses malgré les choses, et tend d’abord son fil, donnant loi à l’entre-deux de s’ordonner comme il pourra. Mais puisque le Moi est ainsi impossible à rompre, d’avance impossible à rompre, étendu d’avance au delà du possible, on voit bien qu’il y a beaucoup de différence entre un Moi et une Personne. Car il me semble que celui qui s’efforce de rester d’accord avec soi, exige de lui-même quelque chose de plus que l’identité abstraite du Je pense.

« Je suis ainsi ; telle est ma nature », voilà une pensée qui est toujours vraie, quelque fantastique qu’en soit le contenu. Comme on voit dans les passions, où l’on réalise en parlant, où l’on change par les discours. Et telle est la vérité du théâtre, que les personnages, après qu’ils ont dit, sont autres.

NOTE

Il faut saisir la personnalité dans son réduit, d’où elle juge tout et domine tout. À quoi peuvent servir trois penseurs, Platon, Rousseau, Kant, parmi lesquels Rousseau est particulièrement méconnu. Rousseau est éloquent, émouvant, persuasif, sincère. Il a l’expérience de la faute et du remords ; il s’arme et se rassemble contre lui-même, sans chercher aucun secours extérieur. Il a retrouvé la conscience et la liberté ensemble, et le vrai mouvement de la foi. Brillante affirmation, aussitôt populaire devant les négations de son siècle et de l’esprit naturaliste abstrait. Mais il est sans preuves et aisément réfuté. Que la conscience soit donnée comme infaillible en tout homme qui veut sincèrement se juger, voilà qui fait rire les docteurs. Quoi ? Quand presque tous les devoirs sont obscurs, ambigus, discutables ? L’idée est juste et forte pourtant. Mais pour arriver au centre de l’idée, et ne point la manquer, il faut suivre quelques notions communes, et sans se laisser détourner. D’abord qu’on ne peut exiger d’un homme qu’il soit savant ou même subtil, et qu’erreur n’est pas crime ; aussi qu’il est étonnant, et même scandaleux pour les simples, que les plus savants et subtils n’aient pas toujours une droite conscience ; aussi que l’homme est seul juge de lui-même parce que les actions sont ambiguës ; car on peut être tempérant par faiblesse et honnête par lâcheté. Qu’ainsi le problème moral est entre l’homme et lui-même, entre sa volonté et sa nature ; que la vertu consiste seulement à vaincre les passions, et le vice à céder aux passions. Que nul ne saisit du dehors ni ces luttes, ni ces défaites, ni ces victoires, mais qu’en revanche celui qui en est le sujet les sent immédiatement et intimement dès qu’il n’est pas tiré au dehors par le divertissement ; car rien ne nous est plus sensible que notre propre esclavage. On me loue de mon courage ; mais je sais que j’ai trop suivi la peur. On me dit honnête homme ; mais telle envie méprisable, je la connais. Le trouble des passions est goûté, si l’on peut dire, en toutes ses différences. Le remords et la honte ne s’usent point. Le vrai est que les hommes n’y veulent pas penser et que l’on ne pense que si on veut bien. Ici est la vérité du divertissement, vue profonde de Pascal, mais en lui détournée par une mythologie prise à la lettre. L’homme, donc, se réfugie dans l’opinion des autres, s’étourdit de l’éloge et fuit sa propre conscience. Qu’il veuille seulement être éclairé, et il le sera.

Nous tenons ici l’idée morale essentielle. L’Émile marque une renaissance du sentiment moral ; c’est que le Vicaire Savoyard a bien visé. Mais aussi il y a quelque chose d’effrayant dans ce solitaire, et je comprends la fureur de Diderot et des autres moralistes de société. L’idée qui leur fait peur, c’est l’autonomie. Et il est difficile de former et de soutenir cette idée que tout ce qui est volontaire est bon et que l’esclavage intérieur est le seul mal. Quoi ? Si le jeune homme à moi confié me dit : « Je veux être ignorant et rebelle », il faut donc l’approuver ? La réponse est pourtant celle-ci : « Il s’agit de savoir si tu veux, et ce que tu veux ; toi seul tu le sais ; et si tu veux, tout va bien ». Mais on n’ose pas défaire les liens ; on craint les actions. C’est manquer de foi. Et convenons que ce système d’éducation peut conduire à de grands changements ; de cette crainte vient sans doute cette fureur si commune contre ceux qui croient que la conscience est le dernier et souverain juge. Mais je crois que la crainte des révolutions est moins puissante dans la plupart des hommes que cette peur qu’ils ont de leur propre jugement, après que le respect de l’opinion les à conduits pendant des années. Par exemple, ce qui détourne beaucoup d’hommes d’aimer la paix, c’est qu’ils ont renoncé à leur conscience devant le visage de la guerre. Si l’on ne pousse point l’idée jusque-là, en considérant quelles sont en notre temps les opinions obligatoires, on ne comprendra point cette longue suite de persécutions, ni de quoi Rousseau fut puni. L’intolérance est souvent mal comprise, et Voltaire visait à côté ; l’intolérance est premièrement une fureur contre soi.