Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 14

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III, xiv. — L’individualité

CHAPITRE XIV

L’INDIVIDUALITÉ

Il est bien aisé d’apercevoir en chacun les signes du métier et de la fonction, et comme ils se composent avec la nature biologique. Le maçon montre, même en son repos, le geste lent et assuré, formé par la masse de l’objet sur lequel il travaille ; le juge montre l’ennui et la défiance ; l’officier se donne importance. Ces développements sont faciles à suivre ; mais il est un peu plus difficile de passer de l’extérieur à l’intérieur en suivant en quelque sorte l’action et l’attitude. Aussi afin de ne pas tomber dans les petites remarques, qui souvent terminent tout par le rire, il est à propos de considérer la vie sociale en son action continuelle, qui est éducation, et à laquelle nul homme n’échappe.

Il est bon de redire que l’homme ne se forme jamais par l’expérience solitaire. Quand par métier il serait presque toujours seul et aux prises avec la nature inhumaine, toujours est-il qu’il n’a pu grandir seul, et que ses premières expériences sont de l’homme et de l’ordre humain, dont il dépend d’abord directement ; l’enfant vit de ce qu’on lui donne, et son travail c’est d’obtenir, non de produire. Nous passons tous par cette expérience décisive, qui nous apprend en même temps la parole et la pensée. Nos premières idées sont des mots compris et répétés. L’enfant est comme séparé du spectacle de la nature, et ne commence jamais par s’en approcher tout seul ; on le lui montre et on le lui nomme. C’est donc à travers l’ordre humain qu’il connaît toute chose : et c’est certainement de l’ordre humain qu’il prend l’idée de lui-même, car on le nomme, et on le désigne à lui-même, comme on lui désigne les autres. L’opposition du moi et du non-moi appartient aux théories abstraites ; la première opposition est certainement entre moi et les autres ; et cette opposition est corrélation ; car en l’autre je trouve mon semblable qui me pense comme je le pense. Cet échange, qui se fait d’abord entre la mère et l’enfant, est transporté peu à peu aux frères, aux amis, aux compagnons. Ces remarques sont pour rappeler qu’en toutes les recherches sur la nature humaine, il faut se tenir très près de l’existence collective, si naturelle à tout homme, et en tout cas seule possible pour l’enfant.

Les auteurs ont analysé souvent l’expérience selon eux décisive, qui fait connaître à l’enfant les limites de son propre corps. Je frappe ma main, et je frappe la table. Mais l’enfant touche d’abord le corps humain avant de toucher n’importe quel corps étranger. Aussi je vois une expérience bien plus frappante dans ces rixes d’enfants d’où sort l’idée d’un être semblable et opposé auquel je ne fais point mal de la même manière qu’à moi, et qui me rend coup pour coup. Action indirecte sur moi-même ; expérience vive de mes frontières et de celles d’autrui. La fureur, dans ces rixes, sans compter les autres causes, vient sans doute d’un effort pour faire souffrir l’autre comme je souffre moi-même, et obtenir des signes ; or ces signes sont des coups. Il suffit de signaler ces expériences singulières concernant l’ordre humain, d’où l’on tire inévitablement la notion d’une puissance antagoniste, souvent invincible, mais toujours flexible par offrandes, prières ou menaces. Au reste nous voyons que les hommes les moins avancés ne semblent pas avoir d’autre objet de pensée que la vie publique et cérémonieuse ; et toutes les relations de société, castes, fonctions, métiers, ont pour eux valeur de religion. Il suffit de comprendre que les religions sont des faits universels, à caractères constants, pour conclure que les premières idées, qui naturellement déterminent en partie toutes les autres, sont toujours prises du milieu humain. Ajoutez à cela que toute idée est d’abord commune, et entre d’abord en moi comme opinion, et non comme vérité. Par ces remarques vous commencerez à comprendre la puissance que prend naturellement pour chacun de nous l’idée qu’il se fait du jugement d’autrui. Ce n’est pas peu, dans la conduite de ma vie, que de me sentir obligé à faire, à dire et même à penser ce que je crois que les autres attendent de moi, vengeance ou pardon.