Élégies/Élégie dixième

Le Deuil des primevères : 1898-1900Mercure de France (p. 55-61).

ÉLÉGIE DIXIÈME


I


Quand mon cœur sera mort d’aimer : sur le penchant
du coteau où les renards font leurs terriers,
à l’endroit où l’on trouve des tulipes sauvages,
que deux jeunes gens aillent par quelque jour d’Été.
Qu’ils se reposent au pied du chêne, là où les vents,
toute l’année, font se pencher les herbes fines.
Quand mon cœur sera mort d’aimer : ô jeune fille
qui suivras ce jeune homme, essoufflée et charmante,
pense à mon âme qui, en proie aux noires luttes,

cherchait sur ce coteau raclé par les grands vents
une âme d’eau d’azur qui ne la blessât plus.
Dis-toi, ô jeune fille, dis-toi : Il était fou,
pareil aux amoureux bergers de Cervantès
paissant leurs chevreaux blancs sur la paix des pelouses…
Ils délaissaient les vieilles bourgades enfumées
où Quittéria, peut-être, avait meurtri leurs cœurs.
Dis-toi : Il fut pareil à ces malheureux pâtres
qui essayaient, en vain, couchés aux belles fleurs,
de chanter leurs chagrins en soufflant dans des outres.


II


Quand mon cœur sera mort d’aimer, enviez-le.
Il passa comme un saut de truite au torrent bleu.
Il passa comme le filement d’une étoile.
Il passa comme le parfum du chèvrefeuille.
Quand mon cœur sera mort, n’allez pas le chercher.

Je vous en prie : laissez-le bien dormir tranquille
sous l’yeuse où, au matin, le rouge-gorge crie
des cantiques sans fin à la Vierge Marie.


III


Quand mon cœur sera mort… Mais non… Viens le chercher.
Viens le chercher avec ta grâce parfumée.
Je ne veux pas qu’il se refuse à ton baiser.
Prends-le, emporte-le avec cet air farouche
que tu avais parfois lorsque tu me serrais
sur ta gorge… Ne pleure pas, ô mon amie.

Ne pleure pas, amie. La vie est belle et grave.
J’ai souffert et t’ai fait souffrir plus d’une fois…
Mais les agneaux paissaient l’aurore des collines,
mais la lune baisait les brouillards endormis,
mais les chevreuils dormaient sur les clairières pâles,

mais les enfants joyeux mordaient les seins des mères,
mais des bouches de miel faisaient trembler les corps,
mais tu te renversais ravie entre mes bras…
Ne pleure pas, amie. La vie est belle et grave.

Quand mon cœur sera mort d’aimer, je n’aurai plus
de cœur, et alors je t’oublierai peut-être ?
Mais non… Je suis un fou… Je ne t’oublierai pas.
Nous n’aurons qu’un seul cœur, le tien, ô mon amie,
et, lorsque je boirai aux sources des prairies
et que je verserai de l’azur dans tes lèvres,
nous serons tellement confondus l’un dans l’autre,
que je ne saurai pas lequel des deux est toi.
Quand mon cœur sera…

Quand mon cœur sera…Mais n’y pensons pas, ma chère
amie… Tes seins ont tremblé de froid à ton réveil
comme des nids d’oiseaux dans la rosée des roses.
Mon cœur éclatera, vois-tu, de tant t’aimer.
Il s’élance vers toi comme dans un jardin
s’élance vers l’air pur un lys abandonnée.

Je ne puis plus penser. Je ne suis que des choses.
Je ne suis que tes yeux. Je ne suis que des roses.
Que regrettais-tu donc lorsque je t’ai quittée,
si je n’étais pas moi et si j’étais des roses ?


IV


Quand mon cœur sera mort d’aimer : sur le penchant
du coteau vert, mon âme veillera encore.
Sur le coteau où vous irez, ô doux enfants,
elle luira dans les haies mouillées pleines d’aube.
 
Elle flottera, pendant la nuit, dans la brume
qu’adoucit la grise humidité de la lune.
Elle aura la fraîcheur des roses qui s’allument
sur le grelottement mouillé des anciens murs.


Elle ira se poser auprès des niches sombres
où dorment les vieux chiens au seuil des métairies,
et elle ira sourire à ces petites tombes
où sont des innocents qui n’ont pas vu la vie.

Que ma torture alors se noie dans la douceur,
et que ces jeunes gens qui viendront du village
à l’endroit où l’on trouve des tulipes sauvages
aient beaucoup de naïveté et de bonheur.

Pense à ces choses-là par cette journée triste.
Pleure, pleure et pleure encore, pleure sur mon épaule.
Tu es troublée, n’est-ce pas, de ce que je te quitte ?
Tes baisers parfumés tremblent comme de l’aube.

Dis-moi, disons adieu à nos âmes chéries,
comme aux temps anciens où pour les grands voyages
des mouchoirs s’agitaient sur des faces flétries,
entre les peupliers des routes des villages.


Laisse. Abandonne-toi à ta douleur, et laisse
encore ton visage secoué par les larmes
se calmer doucement sur les chocs de mon cœur.
Souris-moi comme quand on est dans la tristesse ?…