Écrivains et Style/Penseurs personnels

Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 1p. 176-189).

PENSEURS PERSONNELS


La plus riche bibliothèque, si elle est en désordre, n’est pas aussi utile qu’une bibliothèque restreinte, mais bien arrangée. De même, la plus grande masse de connaissances, si elle n’a pas été élaborée par le penser personnel, a beaucoup moins de valeur qu’une masse bien moindre qu’on s’est abondamment assimilée. Ce n’est qu’en combinant sous toutes les faces ce que l’on sait, en comparant chaque vérité avec une autre, qu’on entre en pleine possession de son savoir et qu’on se l’assujettit. On ne peut approfondir que ce que l’on sait. Il faut donc apprendre quelque chose ; et l’on ne sait que ce qu’on a approfondi.

Or, on peut s’appliquer de sa propre volonté à lire et à apprendre ; mais il n’en va pas de même de la pensée. Celle-ci doit être stimulée comme le feu par un courant d’air ; elle doit être entretenue par un intérêt pour le sujet en jeu. Ce sujet peut être purement objectif, ou seulement subjectif. Ce dernier cas ne se réfère qu’aux choses qui nous concernent personnellement. Le premier s’applique seulement aux cerveaux pensant par nature, auxquels la pensée est aussi naturelle que l’est la respiration ; mais ils sont très rares. La plupart des lettrés n’en offrent pas l’exemple.

La diversité d’effet exercée sur l’esprit d’une part par la pensée personnelle, de l’autre par la lecture, est étonnamment grande : elle accroît incessamment la diversité originelle des cerveaux en vertu de laquelle ceux-ci sont poussés à penser, ceux-là à lire. La lecture impose à l’esprit des pensées qui sont aussi étrangères et hétérogènes à la direction et à la disposition où il se trouve pour le moment, que le cachet à la cire sur laquelle il imprime son empreinte. L’esprit subit ainsi une complète contrainte du dehors ; il doit penser telle ou telle chose vers laquelle il ne se sent nullement attiré.

Au contraire, dans la pensée personnelle, il suit sa propre impulsion, telle qu’elle est déterminée pour le moment ou par les circonstances extérieures, ou par quelque souvenir. Les circonstances perceptibles impriment dans l’esprit non une simple pensée définie, comme fait la lecture, mais lui donnent purement la matière et l’occasion de penser ce qui est conforme à sa nature et à sa disposition présente. En conséquence, lire beaucoup enlève à l’esprit toute élasticité, comme un poids qui pèse constamment sur un ressort ; et le plus sûr moyen de n’avoir aucune idée en propre, c’est de prendre un livre en main dès qu’on dispose d’une seule minute. C’est la raison pour laquelle le savoir rend la plupart des hommes encore plus inintelligents et stupides qu’ils ne le sont déjà par nature, et prive leurs écrits de tout succès. Il leur arrive, comme a dit Pope :

For ever reading, never to be read[1],

Dunciade, livre III, v. 194.

Les lettrés sont ceux qui ont lu dans les livres ; mais les penseurs, les génies, les flambeaux de l’humanité et les pionniers de la race humaine sont ceux qui ont lu directement dans le livre de l’univers.

En réalité, les pensées fondamentales personnelles ont seules vérité et vie ; car ce sont les seules que l’on comprend bien et complètement. Les pensées lues chez d’autres sont les reliefs d’un repas étranger, les vêtements délaissés par un hôte venu du dehors.

La pensée lue chez un autre est à la pensée qui naît spontanément chez nous, ce qu’une plante préhistorique imprimée dans la pierre est à la plante florissante du printemps.

La lecture n’est qu’un succédané de la pensée personnelle. On laisse, avec elle, mener ses idées à la lisière par un autre. Beaucoup de livres servent simplement à montrer combien il y a de faux sentiers et comme on peut sérieusement s’égarer, si on les suit. Mais celui que le génie dirige, c’est-à-dire qui pense par lui-même, volontairement, exactement, celui-là possède la boussole qui lui fera trouver le vrai chemin. Il ne faut donc lire que quand la source de la pensée personnelle tarit, ce qui arrive souvent même aux meilleures têtes. Mais chasser ses pensées originales pour prendre un livre en main, c’est un péché contre le Saint-Esprit. On ressemble alors à un homme qui fuirait la vraie nature pour regarder un herbier ou examiner de belles régions en gravures.

Si parfois on a découvert, à force de travail, de lente méditation et de réflexion, une vérité ou une idée qu’on aurait pu commodément trouver toute prête dans un livre, elle a ainsi obtenu par la pensée personnelle cent fois plus de valeur. Seulement alors, en effet, elle pénètre comme partie intégrante, comme membre vivant, dans tout notre système pensant, se tient en complet et solide rapport avec lui, est comprise avec toutes ses raisons et conséquences, porte la couleur, la nuance, l’empreinte de toute notre manière de penser ; et comme elle est venue au temps précis où son besoin se faisait sentir, elle reste solidement fixée et ne peut plus disparaître. Aussi ces vers de Goethe :

Ce que tu as hérité de tes pères,
Acquiers-le, pour le posséder[2],

Faust, 1re partie.

trouvent ils ici leur plus parfaite application, même leur interprétation. Le penseur personnel n’apprend que plus tard à connaître les autorités de ses opinions, quand elles ne lui servent plus qu’à confirmer celles-ci et à fortifier sa foi en elles. Le philosophe qui puise ses idées dans les livres, au contraire, part des autorités ; avec les opinions d’autrui, qu’il a recueillies, il se construit un ensemble qui ressemble ensuite à un automate composé de matériaux étrangers ; tandis que l’ensemble du premier ressemble à un homme engendré naturellement et vivant. Comme celui-ci, il a pris naissance ; le monde extérieur a fécondé l’esprit pensant qui, ensuite, a porté jusqu’à terme cet ensemble.

La vérité simplement apprise n’adhère à nous que comme un membre artificiel, une fausse dent, un nez en cire, ou tout au plus comme un nez rhinoplastique fait avec la chair d’autrui. Mais la vérité acquise par notre propre penser est semblable au membre naturel ; elle seule nous appartient réellement. En cela consiste la différence entre le penseur et le simple lettré. Le gain intellectuel du penseur personnel est comme un beau tableau qui ressort d’une façon vivante, avec ses lumières et ses ombres exactes, son ton contenu, son harmonie parfaite des couleurs. Le gain intellectuel du simple lettré, au contraire, rappelle une grande palette couverte de couleurs bigarrées, systématiquement disposées, mais sans harmonie, sans cohésion ni signification.

Lire, c’est penser avec la tête d’un autre, au lieu de la sienne. Mais rien n’est plus préjudiciable au penser personnel, qui tend toujours à se développer en un ensemble cohérent, sinon en un système rigoureux, qu’un afflux trop abondant de pensées étrangères, dû à une lecture continuelle. Ces pensées jaillies chacune d’un autre esprit, appartenant à un autre système, empreintes d’une autre couleur, ne coulent jamais d’elles-mêmes en un ensemble d’idées, de savoir, de profondeur et de conviction ; elles produisent plutôt dans la tête une légère confusion babylonienne de langues, ôtent à l’esprit qui s’en est surchargé toute pénétration nette, et le désorganisent pour ainsi dire. Cette manière d’être peut s’observer chez beaucoup de lettrés. Elle fait qu’ils sont inférieurs en saine intelligence, en jugement exact et en tact pratique, à beaucoup d’illettrés, qui ont toujours subordonné et incorporé à leur propre penser le petit savoir qui leur est venu du dehors par l’expérience, la conversation et un peu de lecture.

C’est ce que fait aussi, mais sur une plus large échelle, le penseur scientifique. Quoiqu’il ait besoin de beaucoup de connaissances et doive, par conséquent, lire beaucoup, son esprit est néanmoins assez fort pour dominer tout cela, pour se l’assimiler, pour l’incorporer au système de ses pensées, et pour le subordonner ainsi à l’ensemble organique de ses vues grandioses, toujours en train de se développer. En ceci son penser personnel, comme la basse fondamentale de l’orgue, domine constamment toute chose et n’est jamais étouffé par des tons étrangers, comme c’est au contraire le cas pour les cerveaux simplement polyhistoriques, dans lesquels des espèces de lambeaux musicaux à toutes les clefs se mêlent confusément, ce qui empêche d’entendre la note fondamentale.

Les gens qui ont passé leur vie à lire et ont puisé leur sagesse dans les livres, ressemblent à ceux qui ont acquis, par de nombreuses descriptions de voyages, la connaissance exacte d’un pays. Ils peuvent donner beaucoup de renseignements sur lui ; mais, en réalité, ils n’ont aucune connaissance suivie, claire et fondamentale, de la vraie nature dudit pays. Les gens, au contraire, qui ont passé leur vie à penser, ressemblent à ceux qui ont été eux-mêmes dans ce pays ; eux seuls savent exactement ce dont ils parlent, y connaissent les choses dans leur connexion, et y sont véritablement chez eux.

Le philosophe qui puise ses idées dans les livres est à un penseur personnel ce qu’est un historien à un témoin oculaire : celui-ci parle d’après sa conception directe de la chose. Voilà pourquoi tous les penseurs personnels s’accordent au fond. Leur divergence ne provient que de celle du point de vue ; quand celui-ci ne modifie rien, ils disent tous la même chose. Ils n’énoncent que ce qu’ils ont perçu objectivement. J’ai souvent retrouvé dans les écrits de génies anciens, à mon étonnement joyeux, des passages de mes œuvres que, à cause de leur caractère paradoxal, je ne livrais au public qu’avec hésitation.

Le philosophe qui puise ses idées dans les livres enregistre ce que l’un a dit, l’autre pensé, ce qu’un autre a objecté, etc. Il compare tout cela, le pèse, le critique, et cherche à atteindre la vérité des choses : ce en quoi il ressemble absolument à l’historien critique. Il examinera, par exemple, si, à une époque, pour un moment, Leibnitz a été spinoziste, et ainsi de suite. Les curieux trouveront des échantillons probants de ce procédé dans l’Élucidation analytique de la morale et du droit naturel d’Herbart, ainsi que dans ses Lettres sur la liberté. — On pourrait s’étonner de la peine considérable que se donne le philosophe de cette catégorie ; il semble en effet que, s’il voulait seulement examiner la chose en elle-même, un peu de réflexion personnelle l’amènerait bientôt au but. Mais il y a ici une petite difficulté : c’est que cela ne dépend pas de notre volonté. On peut toujours s’asseoir là et lire, mais non penser. Il en est des pensées comme des hommes : il n’est pas toujours possible de les convoquer à son gré, il faut attendre qu’ils viennent. La réflexion sur un sujet doit se présenter d’elle-même, par une rencontre heureuse et harmonique de l’occasion extérieure avec la disposition et l’incitation intérieures ; et c’est cela justement qui n’est jamais le lot de ces gens-là.

Ceci trouve son explication même dans les pensées relatives à notre intérêt personnel. Si, dans une circonstance de ce genre, nous avons à prendre une décision, nous ne pouvons nous asseoir là à tel moment donné, examiner les raisons, puis conclure. Souvent, en effet, précisément alors, notre réflexion ne veut pas s’arrêter là-dessus, mais s’égare vers autre chose ; la cause en est parfois même dans l’aversion pour la circonstance en jeu. En pareil cas, il ne faut pas faire d’effort, mais attendre le moment où la disposition viendra. Cela s’effectuera souvent d’une façon inattendue et réitérée ; et chaque disposition différente en un moment différent jette une autre lumière sur le sujet. C’est ce lent processus qui constitue ce qu’on entend par la « maturité des résolutions ». Car la lâche doit être répartie. Maint point d’abord omis frappe alors notre attention, et l’aversion aussi disparaîtra, les choses vues de plus près paraissant en général beaucoup plus supportables.

De même, en matière théorique, il faut attendre le bon moment, et le meilleur cerveau lui-même n’est pas à toute heure en état de penser. Aussi fait-on bien d’employer le reste du temps à la lecture. Celle-ci, comme nous l’avons dit, est un succédané du penser personnel ; elle apporte des aliments à l’esprit, en ce qu’un autre pense alors pour nous, quoique toujours d’une façon qui n’est pas la nôtre. Il ne faut donc pas trop lire, afin que l’esprit ne s’habitue pas au succédané et ne désapprenne pas la chose même ; c’est-à-dire, afin qu’il ne s’habitue pas aux sentiers déjà battus, et que la fréquentation d’une pensée étrangère ne l’éloigne pas de la sienne. Avant tout il ne faut pas, par amour de la lecture, perdre complètement de vue le monde réel ; l’occasion de penser par soi-même et la disposition à cette pensée se trouvent infiniment plus souvent dans ce monde que dans la lecture. Le visible et le réel, dans leur force originelle, sont le sujet naturel de l’esprit qui pense, et ce qu’il y a de mieux fait pour l’émouvoir profondément.

Après ces considérations, nous ne nous étonnerons pas si le penseur personnel et le philosophe livresque sont facilement reconnaissables rien qu’à leur manière d’écrire. Celui-là, à l’empreinte du sérieux, de la spontanéité, de l’originalité, de l’idiosyncrasie de toutes ses pensées et expressions ; celui-ci, au contraire, à ce que tout chez lui est de seconde main, idées transmises, bric-à-brac provenant de chez le fripier, terne et usé comme l’impression d’une impression ; et son style fait de phrases conventionnelles et banales, de termes à l’ordre du jour, ressemble à un petit État dont la circulation monétaire consiste uniquement en monnaies étrangères, parce qu’il n’a pas sa propre frappe.

Pas plus que la lecture, la simple expérience ne peut remplacer la pensée. Le pur empirisme est à celle-ci ce qu’est la nourriture à la digestion et à l’assimilation. Quand il se vante d’avoir à lui seul, par ses découvertes, fait progresser le savoir humain, c’est comme si la bouche voulait se vanter de maintenir à elle seule l’existence du corps.

Les œuvres des cerveaux véritablement doués se distinguent des autres par leur caractère de décision et de détermination, en y ajoutant la netteté et la clarté qui en résultent ; c’est que ces cerveaux ont constamment su d’une façon bien nette ce qu’ils voulaient exprimer, que ce fût en prose, en vers ou en sons. Cette décision et cette netteté manquent aux autres, ce qui les fait reconnaître aussitôt pour ce qu’ils sont.

La marque caractéristique des esprits du premier rang est la spontanéité de leurs jugements. Tout ce qu’ils avancent est le résultat de leur penser personnel, et se manifeste tel en tout, rien que par leur manière de le présenter. Ils ont ainsi, comme les princes, une immédiativité dans le royaume des esprits ; les autres sont médiatisés. Cela se voit déjà par leur style, qui n’a pas d’empreinte propre.

Ainsi donc, chaque véritable penseur personnel ressemble à un monarque : il est immédiat, et ne reconnaît personne au-dessus de lui. Ses jugements, comme les décrets d’un monarque, émanent de son pouvoir suprême et procèdent directement de lui. Pas plus que le monarque n’accepte d’ordres, il n’accepte d’autorités ; il n’admet que ce qu’il a ratifié lui-même. La foule des cerveaux ordinaires, au contraire, empêtrée dans toutes sortes d’opinions, d’autorités et de préjugés courants, ressemble au peuple, qui obéit en silence à la loi et aux ordres.

Les gens ardents et empressés à décider sur la foi d’autorités les questions en litige, sont très contents quand ils peuvent substituer à leur intelligence et pénétration personnelles, qui font défaut, celles des autres. Leur nombre est légion. Car, comme le dit Sénèque, unus quisque mavult credere, quam judicare (chacun aime mieux croire que juger). Dans leurs controverses, l’invocation des autorités est l’arme communément choisie. Ils fondent avec elle l’un sur l’autre, et celui qui vient à tomber au milieu d’eux est mal avisé de vouloir se défendre à l’aide de raisons et d’arguments. Contre cette arme, en effet, ils sont des Siegfrieds de corne plongés dans le flot qui les rend incapables de penser et de juger ; ils opposeront donc à leur adversaire leurs autorités comme un argumentum ad verecundiam, et ensuite crieront victoire.

Dans le royaume de la réalité, si belle, si heureuse et si agréable qu’elle puisse être, nous ne nous mouvons cependant jamais que sous l’influence de la pesanteur, dont il nous faut constamment triompher. Dans le royaume des pensées, au contraire, nous sommes des esprits incorporels, affranchis de la pesanteur et des ennuis. Aussi n’y a-t-il pas sur terre de bonheur comparable à celui qu’un esprit distingué et fécond trouve en lui-même aux heures bénies.

La présence d’une pensée est comme la présence d’une femme aimée. Nous nous imaginons que nous n’oublierons jamais cette pensée, et que cette femme aimée ne pourra jamais nous devenir indifférente. Mais loin des yeux, loin du cœur ! La plus belle pensée court danger d’être irrévocablement oubliée, si nous ne la notons pas, et la femme aimée de nous être enlevée, si nous ne l’épousons pas.

Il y a une foule de pensées qui ont de la valeur pour celui qui les pense ; mais il y en a peu parmi elles qui possèdent le pouvoir d’agir par répercussion ou par réflexion, c’est-à-dire, une fois qu’elles ont été notées, de gagner la sympathie du lecteur.

En matière de pensées, cela seul a une véritable valeur, qu’on a pensé avant tout pour soi-même. On peut diviser les penseurs en deux classes : ceux qui pensent avant tout pour eux-mêmes, et ceux qui pensent en même temps pour d’autres. Les premiers sont les véritables penseurs personnels dans le double sens du mot ; ils sont les philosophes proprement dits. Eux seuls, en effet, prennent la chose au sérieux. La joie et le bonheur de leur vie consistent précisément à penser. Les seconds sont les sophistes ; ils veulent briller, et cherchent leur fortune dans ce qu’ils ont à obtenir ainsi des autres. En ceci réside leur sérieux. À laquelle de ces deux classes appartient un homme, son style et sa manière le révèlent bien vite. Lichtenberg est un exemple de la première ; Herder appartient déjà à la seconde.

Si l’on considère combien grand et important est le problème de l’existence, — de cette existence ambiguë, torturée, fugitive, semblable à un rêve ; si grand et si important que, dès qu’on en devient conscient, il obscurcit et cache tous les autres problèmes ; et si l’on constate que tous les êtres humains, à part quelques rares exceptions, au lieu de s’en rendre un compte exact, ne semblent même pas s’apercevoir qu’il existe, et se soucient de tout, excepté de lui ; qu’ils ne se préoccupent que du jour actuel et de la durée presque toujours courte de leur avenir personnel, soit en l’écartant expressément, soit en s’arrangeant de lui au moyen d’un système quelconque de métaphysique populaire ; — quand, dis-je, on considère bien ceci, on est en droit d’arriver à cette conclusion que l’homme peut, seulement en un très large sens, être qualifié d’être pensant. Alors on ne s’étonnera plus outre mesure d’aucun trait d’irréflexion ou de niaiserie ; on reconnaîtra plutôt que l’horizon intellectuel de l’être humain normal dépasse sans doute celui de l’animal, — dont l’existence entière, inconsciente de l’avenir et du passé, forme en quelque sorte un simple présent, — mais n’en est pas à une distance si incommensurable qu’on l’admet généralement.

C’est même la raison pour laquelle les pensées de la plupart des hommes, quand ils conversent, apparaissent hachées menu comme de la paille ; aussi ne peut-on en dévider un fil bien long.

Si ce monde était peuplé d’êtres pensants véritables, il serait impossible qu’on tolérât les bruits illimités de toute espèce, même les plus horribles et dépourvus de toute raison d’être[3]. Si, en effet, la nature avait destiné l’homme à penser, elle ne lui aurait pas donné d’oreilles, ou aurait du moins pourvu celles-ci de revêtements hermétiques, comme les chauves-souris, que j’envie pour la possession de cet attribut. Mais l’homme est en réalité un pauvre animal semblable aux autres, dont les forces sont calculées en vue du maintien de son existence. Aussi doit-il tenir constamment ouvertes ses oreilles, qui lui annoncent d’elles-mêmes, la nuit comme le jour, l’approche de l’ennemi.


  1. « Parce qu’ils lisent toujours, de n’être jamais lus ».

  2. « Was du ererbt von deinen Vätern hast,
    Erwirb es, um es zu besitzen. »

  3. Schopenhauer avait l’horreur du bruit en général, du claquement des fouets dans les rues en particulier, et les Parerga et Paralipomena renferment à ce sujet quelques pages très intéressantes, qu’on trouvera dans un des volumes suivants. (Le trad.)