La Renaissance du livre (p. 198-200).

XXII


Voilà trois ans que nous sommes mariés, Jacques et moi. Nous habitons les Tilleuls, et je vais clore définitivement ce journal intime car les gens heureux sont comme les peuples heureux : ils ont pas d’histoire et notre ménage se compose d’un homme et d’une femme de cette catégorie privilégiée.

Ma mère demeure avec nous depuis le jour de notre mariage.

Elle eut, d’abord, quelque peine à s’accoutumer au milieu nouveau où on l’installait. Cependant, ma présence continuelle aida beaucoup à l’acclimater. Mais le miracle attendu, l’étincelle qui devait, soudain, illuminer son cerveau et lui rendre la raison, ne se manifesta point tout de suite. Affectueuse avec moi, sensible au charme de la musique, aux grâces de la nature, à la coquetterie des vêtements dont on l’habillait, tout le reste paraissait lui être profondément indifférent et, longtemps, elle sembla ne pas s’apercevoir de l’existence de mon mari.

Il en fut ainsi jusqu’au jour où l’arrivée d’un hôte nouveau, d’une petite fille blonde aux yeux bleus, mit la résidence des Tilleuls en joie.

L’aïeule, conduite devant le berceau, eut alors un mouvement inspiré, adorable, divin : elle tendit les bras vers le bébé qui s’éveillait et comme celui-ci levait les paupières, montrant l’azur de ses prunelles, elle s’écria, le prenant, le serrant contre elle, et le berçant avec des précautions et des délicatesses infinies :

— Lina, ma petite, mon enfant !

Ma mère venait de me reconnaître dans ma fille.


Elle a gardé cette illusion. Avec notre petite Évangéline, elle est une maman intelligente, attentive, passionnément aimante et d’une jeunesse que rien, semble-t-il, n’altèrera jamais. Elle se conduit avec cette enfant comme j’imagine qu’elle dut le faire avec moi quand j’avais le même âge, et elles ont ensemble des dialogues, des jeux dont tout le monde est exclu, qu’elles comprennent seules et qui font sortir de leurs lèvres sereines des éclats de rire délicieusement puérils.

Ces scènes, dans le somptueux décor de la campagne flamande, n’ont, pour nous, rien de pénible ; elles sont, au contraire, pacifiantes et, en quelque sorte, consolantes. Mme Veydt n’est pas guérie ; elle ne guérira jamais, sans doute, mais elle est, comme tous les autres habitants des Tilleuls, heureuse d’aimer et d’être aimée. Qui oserait en demander davantage à la vie terrestre !



FIN