La Renaissance du livre (p. 193-197).

XXI


Et ses lettres se firent encore plus rares que par le passé, et quand il écrivait, c’était, uniquement, pour nous donner des renseignements techniques sur son système de culture et d’élevage. Sous sa main si laborieusement virile, le petit domaine allait prendre bientôt une importance inattendue.

— Voulez-vous croire, disait mon oncle, un an plus tard, que ce garçon est capable de reconstituer d’ici peu la fortune de ma sœur et de ma nièce ! Déjà, le rendement des céréales, des fourrages, des produits maraîchers de la ferme des Tilleuls a doublé depuis le départ des derniers tenanciers, et il attend, presque à coup sûr, d’excellents effets de la vente du bétail !

Tant et de si graves intérêts dépendaient pour nous du succès de Jacques qu’il n’est pas extraordinaire que je m’occupasse, moi-même, activement de son exploitation. Je suivais à distance les moindres détails de ses tentatives et de ses progrès avec une vraie passion : je m’étais procurée des manuels de culture et je tâchais à m’initier à tout ce que mon ami entreprenait pour notre prospérité. Il avait insisté pour qu’on vînt visiter les Tilleuls seulement lorsqu’il jugerait la métairie digne de recevoir notre visite.


Ce jour arrivé enfin, ma tante montra si peu d’entrain devant la perspective du voyage que nous dûmes décider, mon oncle et moi, de nous rendre sans elle à Vichte-Sainte-Marie.

C’était un dimanche d’avril, par une de ces matinées de premier printemps où l’atmosphère a une limpidité de cristal. Une avenue de tilleuls donnait son nom à la propriété ; elle s’ouvrait devant la grille d’entrée. Quand nous arrivâmes à la ferme, ce qui me frappa surtout, ce fut le verger au fin gazon d’un vert d’émeraude, planté de pommiers, de poiriers, de néfliers, de cerisiers blancs de fleurs, tandis que, sur la très vieille muraille de briques, les pêchers et les abricotiers étendaient des branches noires où les corolles d’un rose vif, frémissantes sous la brise, semblaient des papillons captifs.

Sous les arbres, dans un rayon de soleil, des vaches et leurs veaux paissaient non loin de la Lys, sur les berges de laquelle les crocus et les jacinthes mettaient des tons d’or et d’améthyste. Du reste, les fleurs étaient partout : au jardin d’agrément où des pivoines écarlates et nacrées s’épanouissaient, somptueuses, à côté des tulipes et des narcisses ; au potager, où les plants de fraisiers, bordant les carrés de choux, étaient tout étoilés de blanc, et jusque dans la maison où des bouquets ornaient tous les meubles, où des pots de primevères garnissaient tous les châssis de fenêtres. Sur la rivière, un bateau plat, le bateau idéal de mon enfance, était amarré.

Oh ! la charmante, la fraîche et délicieuse résidence que cette ferme des Tilleuls ! Nous y bûmes du lait comme jamais en ma vie je n’en avais bu, qui avait un goût de musc et d’amandes, qui vous laissait aux dents un parfum exquis ; nous y mangeâmes du pain de froment meilleur que la plus délicate brioche, et les œufs qu’on nous servit, nous avions été les chercher nous-mêmes au poulailler : mon oncle les déclara incomparables. Nous avions déjeûné sur une terrasse, devant l’habitation, et ce qui mettait le comble à mon ravissement, c’était, au bout de cette terrasse, au delà de la vaste étendue des plaines, des champs, des prés, l’horizon sans limites, reculé dans l’infini et qui permettait au rêve un essort sans entrave.

Je respirais largement, pleinement…, et j’étais comme une exilée qui retrouve sa patrie, avec une sensation de vie tellement forte, tellement intense que toutes mes facultés en étaient accrues et comme décuplées.

— Lina, vous avez pu vous en convaincre, me dit Jacques, qui m’observait depuis un bon moment, le foyer est bien près d’être reconstruit…

— Mais, il est reconstruit tout à fait, mon ami, répliquais-je.

— Non, pas tout à fait…, pas encore. Mais il s’en faut de bien peu de temps qu’il ne le soit.


C’était au crépuscule, un peu avant notre départ pour la station de Vichte où nous devions, mon oncle et moi, prendre le train pour Anvers ; les cloches, au loin, sonnaient l’Angélus. J’étais seule dans le jardin avec Jacques qui cherchait pour moi les premières violettes sous la mousse. Il les réunit en bouquet et, me les offrant :

— Voulez-vous me promettre que vous reviendrez aux Tilleuls avec votre pauvre mère, aussitôt que le professeur Oppelt aura jugé ce voyage sans danger pour sa pensionnaire et que, moi-même, j’aurai jugé le logis digne de vous abriter toutes les deux ? fit-il.

Quelle voix secrète et impérieuse dicta ma réponse, à cette minute ? Celle-ci fut si prompte, si nette, si décisive que je n’ai jamais voulu admettre qu’elle pût venir de moi seule ni qu’aucune force occulte n’eût surgi, soudain, pour me la souffler :

— Oui, prononçai-je, avec une énergie que je ne me connaissais pas, oui, Jacques, je vous le promets.

Et je lui tendis ma main qu’il serra dans les siennes, longuement, sans rien dire.

Nous comprenions fort bien, tous les deux, qu’un engagement beaucoup plus sérieux que celui-là était dans nos paroles et qu’elles avaient un sens d’une grande solennité.


Le même soir, rentrée à Anvers, dans mon coquet appartement de laqué blanc à filets vert d’eau, décoré de tous les objets compliqués, fragiles et superflus de mes habitudes, ce milieu me parut décidément factice, absurde, ridicule. Jamais je n’avais mieux compris qu’il ne me convenait pas plus que je ne lui convenais.

Et, ma pensée retournant vers Vichte, vers la métairie des Tilleuls, vers Jacques, je sentis absolument, je sus, à n’en pouvoir douter, que là, parmi ces choses de la nature saine et vivace, contre ce cœur simple et droit, avec la tâche sacrée de soigner ma mère, que là était ma place. La place désignée par le devoir filial et celle, aussi, que j’eusse choisie de préférence, qui seule séduisait mon âme car…, oui, en vérité, j’aimais Jacques !